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Yves Lepesqueur : quel avenir pour la Syrie après la chute du régime Assad ?

Yves Lepesqueur : quel avenir pour la Syrie après la chute du régime Assad ?

Yves Lepesqueur a publié récemment une introduction à l’islam (L’Islam et l’ordre du monde, éd. Arcades Ambo, 2024) et un essai sur le Proche-Orient et nous (Pourquoi les Libanaises sont séduisantes, éd. L’Harmattan, 2022). Arabisant, il entretient d’étroites relations personnelles avec la Syrie et les Syriens depuis plus de quarante ans, où il a séjourné à de nombreuses reprises et conserve des contacts solides.

ÉLÉMENTS : L’ancien régime baasiste syrien prétendait être à l’avant-garde du combat « contre l’impérialisme et le sionisme ». Il se disait même à l’occasion « progressiste » et « socialiste ». Qu’en était-il exactement ?

YVES LEPESQUEUR. Le régime syrien ne s’est jamais intéressé, sinon en paroles, à la Palestine, même au temps de Hafez el-Assad et il ne se préoccupait guère du Golan, dont l’occupation partielle ne le gênait pas. Israël le considérait comme un partenaire fiable et inoffensif. Voyez comment son armée s’est empressée de détruire les capacités syriennes dès que le régime est tombé : tant que les Assad étaient au pouvoir, les Israéliens savaient que cet arsenal, d’ailleurs limité, ne serait jamais utilisé. Néanmoins, on peut admettre que Hafez el-Assad a cru en la Syrie (« un nationaliste syrien déguisé en nationaliste arabe », disait-on en Syrie), qu’il a voulu assurer la domination de la Syrie sur le Liban, que sa grande habileté a donné à la Syrie un rôle stratégique, mais quelque peu disproportionné avec les ressources du pays. Quant à son socialisme, il s’est limité à des slogans, à un encadrement stalinien de la jeunesse, et au développement d’une économie étatique, avec des succès très variables. La corruption, déjà considérable au temps de Hafez, est devenue sous Bachar la seule raison d’être du régime. Les politiques de développement se sont éteintes, les trafics, notamment de drogue, sont devenus la priorité.

ÉLÉMENTS : Le gouvernement israélien a pourtant salué la chute du régime…

YVES LEPESQUEUR. À court terme, Israël est gagnant, car le Hezbollah est coupé de ses approvisionnements. Mais à moyen terme, si une Syrie unie se reconstitue, un des points sur lesquels tous les Syriens, de tous les courants idéologiques et de toutes les confessions seront facilement d’accord, c’est la solidarité active avec la Palestine.

ÉLÉMENTS : Doit-on craindre l’instauration d’un régime islamiste hostiles aux minorités chrétiennes, alaouites et druzes ?

YVES LEPESQUEUR. Ahmed al-Shara semble avoir désormais pour objectif de gouverner la Syrie, restaurée dans son unité. Ce n’est pas du tout l’optique de mouvements comme Al-Qaïda ou Daesh qui prônent une révolution islamique sans frontières. Ahmed al-Shara est certainement un musulman assez rigoriste, mais est-il un islamiste dur qui joue avec finesse pour se faire accepter ? A-t-il changé ? Ou a-t-il toujours été avant tout un patriote désireux de relever son pays ? L’avenir nous le dira. Pour le moment, on constate une volonté d’efficacité qui explique que seules les personnalités ayant commis des crimes soient recherchées, les autres agents de l’ancien régime restent en poste ou ne sont pas inquiétées. Le dernier Premier ministre de Bachar el-Assad est certes surveillé mais n’a pas, du moins jusqu’à présent, été emprisonné ni molesté. Il y a une volonté manifeste de ne pas réitérer les erreurs qui ont été commises en Irak lorsque les agents du régime baasiste ont été exclus de la vie politique et administrative.

La question de la nature du nouveau régime est liée à celle de la réunification de la Syrie. Si al-Shara et les siens veulent réunifier le pays, ils devront faire preuve de modération pour être acceptés par un pays qui a une certaine diversité ethnique, une grande diversité religieuse et une grande variété de courants d’opinion. L’intégration de certaines minorités dans un projet national ne devrait pas poser de problèmes ; pour d’autres, il faut s’interroger. Je ne suis pas inquiet pour les druzes. Ils ont leurs propres combattants, toujours redoutables, qui ont libéré leur territoire ; on les laissera tranquilles sur leurs hautes terres où le précédent régime avait déjà le plus grand mal à s’imposer. La petite minorité ismaélienne, aux mœurs très libérales, pour le moment s’en sort bien. Lors de l’avancée des rebelles, ceux-ci étant arrivés aux portes de Salamiyyé, ville historiquement ismaélienne, ont négocié avec les chefs religieux et ont renoncé à y entrer en force.

Je suis convaincu que les chrétiens n’ont pas grand-chose à craindre. Les cadres historiques de l’islamisme syrien appartiennent à une société citadine où les sunnites ont toujours vécu avec les chrétiens. Les relations peuvent être amicales ou simplement polies, elles sont rarement hostiles. Je connais des Syriens fort conservateurs dont certains ont participé au mouvement islamiste, il ne leur viendrait pas à l’idée de s’en prendre à leurs compatriotes chrétiens. Certes, certains de ceux-ci se sont gravement compromis avec le régime, mais les sunnites se persuaderont aisément que ce sont des cas isolés. Si le régime prend une coloration islamiste marquée, il pourra y avoir des contraintes qui s’appliqueront aux chrétiens comme aux autres, mais la liberté de culte ne sera pas menacée, ni les droits civiques des chrétiens, ni leurs personnes et leurs biens. De tels développements me paraissent tout à fait invraisemblables. Il faudra cependant être attentif à l’origine des hommes accédant au pouvoir. J’ai évoqué ces islamistes citadins dont les parents ont pu d’ailleurs être des baasistes ou des nationalistes, mais il existe aussi un islamisme plus fruste, celui de masses naguère rurales, aujourd’hui déracinées. L’islamisme, qui peut se définir comme l’instrumentalisation politique d’une religion, est une idéologie multiforme ; ses variétés dépendent autant de facteurs sociologiques qu’idéologiques.

Mais le principal problème confessionnel, ce sont les alaouites. Les Assad ont aussi détruit leur propre communauté. Le clan Assad a persécuté ou évincé les autres clans alaouites ; les religieux ont été marginalisés. Il va être difficile de trouver des porte-paroles pour l’après-Assad. Quelques signes de réveil sont pourtant à signaler : dans une déclaration diffusée dès le 10 décembre, des chefs religieux, d’ordinaire extrêmement discrets, ont condamné les mafias de l’ancien régime et se disent prêts à collaborer avec les nouvelles autorités.  On a assisté à des scènes de liesse en pleine région alaouite, où les rebelles sont entrés sans rencontrer de résistance. L’omniprésence des groupes armés mafieux a pesé sur cette communauté, qui, à certains égards, est soulagée. Néanmoins, d’après quelques témoignages directs qui me sont parvenus, les sentiments sont mêlés. L’inquiétude subsiste, attisée par un sentiment de culpabilité. Les villageois armés étaient prêts à s’opposer aux rebelles, mais en auraient été dissuadés par leur comportement très correct jusqu’à présent. Le soulagement n’empêche pas l’amertume des alaouites, qui ont été compromis par un régime qui les a abandonnés. Ils ont cru qu’ils sortiraient enfin d’une séculaire pauvreté et de la marginalisation. Mais ils sont moins que jamais intégrés et malgré l’enrichissement de quelques-uns ils sont toujours aussi pauvres.

Il faut aussi tenir compte du rôle des milieux intellectuels, très vivants en Syrie ou dans l’émigration syrienne. Ce milieu est parfaitement multiconfessionnel, les alaouites opposants à Assad et les chrétiens y sont très présents et peuvent compter sur la solidarité de leurs « collègues » sunnites. Or, la Syrie est un pays de vieille civilisation, où les hommes de culture sont respectés de tous, où ils ne constituent pas une caste hors sol, mais conservent une proximité avec la population. L’influence des intellectuels syriens n’est pas à négliger et elle ne pourra que jouer contre les excès de confessionalisme.

Il reste le problème kurde, qui est le plus épineux. La création d’une région autonome kurde vue de loin paraît une solution, mais aurait-elle l’aval de la Turquie ? Ne choquerait-elle pas l’arabisme de beaucoup de Syriens ?

ÉLÉMENTS : Après dix ans de guerre civile et d’interventions étrangères on peut penser que la renaissance d’une Syrie unie et en paix est une mission impossible. Qu’est-ce qui pourrait venir contredire ce pessimisme ?

YVES LEPESQUEUR. Il est sans doute raisonnable d’être pessimiste. Le nouveau pouvoir va faire face à des difficultés immenses. Il lui faudra être efficace (ce qui implique de ne pas perdre de temps dans des négociations entre partis) mais ne laisser personne de côté (ce qui va impliquer des concertations sous une forme ou une autre). Le temps venu, il faudra des élections. Il faut donner des satisfactions aux islamistes sans opprimer les autres. Il faudra reconstruire l’économie, reloger les réfugiés qui rentrent, refaire une armée. Il faudra reprendre le combat, totalement abandonné par Assad, pour le Golan, et pour la Palestine. Il faudra définir une politique envers le Liban ; il faudra se faire respecter de le Turquie, allié qui deviendra encombrant, et il faudra renouer de quelque façon avec l’Iran… Ce sont les travaux d’Hercule ! Mais ne gâchons pas le plaisir des Syriens en pleine euphorie d’unité, voire de fraternité. Même si l’avenir tourne mal, comme il ne le fait que trop souvent, ils auront eu enfin quelques jours heureux…

Yves Lepesqueur, L’Islam et l’ordre du monde, éd. Arcades Ambo, 740 p., 30 €.

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