« De l’argent, il y en a, dans les caisses du patronat ! » Voilà ce qu’on entend dans les manifs. Ce slogan bien connu vise évidemment les grands patrons et les actionnaires. Les ministres répondent qu’on ne peut pas imposer davantage les marchés financiers qui sont les moteurs de l’économie, qu’on ne peut pas augmenter les taxes des entreprises déjà écrasées par les charges fiscales. Qui a raison ?
Commençons par une lapalissade économique, pourtant trop souvent oubliée : les petites et moyennes entreprises ne sont pas cotées en bourse. Cela signifie que l’écrasante majorité de la production et de l’emploi se passe parfaitement des marchés financiers. Les actionnaires ne sont donc pas indispensables à l’économie. Sont-ils parfois utiles ? Pour répondre, il faut comprendre en gros le fonctionnement de la bourse.
Que se passe-t-il quand on achète une action, par exemple une action Tricatel ? On donne de l’argent à quelqu’un qui en possède une et consent à la vendre. C’est une vente entre lui et moi, la société Tricatel ne voit pas la couleur de cet argent, il n’y a pas d’investissement dans l’économie réelle. C’est ce que l’on appelle le marché secondaire, ou plus simplement la spéculation financière. Le seul cas où la société Tricatel reçoit de l’argent, c’est lorsqu’elle émet de nouvelles actions. Ceux qui y souscrivent donnent alors de l’argent à Tricatel qui l’utilisera pour se développer. C’est ce que l’on appelle le marché primaire, et c’est là qu’il y a investissement dans l’économie réelle.
Une économie de la spéculation
Le marché primaire c’est chaque année en gros 10 milliards d’euros de transactions. Le marché secondaire c’est 3 000 milliards. La finance c’est donc en gros 0.3 % d’investissement et 99.7 % de spéculation. Donc, dire que les actionnaires et la finance investissent dans l’économie, c’est faux à 99.7 %.
Il faut même aller plus loin. Sous la pression des actionnaires, les entreprises versent des dividendes et rachètent leurs propres actions afin de gonfler les cours. Pour mesurer l’investissement réellement apporté par la bourse, il faut donc soustraire à l’argent reçu par les entreprises l’argent qu’elles reversent aux actionnaires. Le solde est franchement négatif : les capitaux levés sur les marchés financiers sont largement inférieurs au cash pompé par les actionnaires. L’année dernière en France, l’ensemble des sociétés cotées a récolté 11 milliards d’investissements par actions pendant que le seul CAC 40 a reversé 100 milliards à ses actionnaires. Le ratio moyen est de 12 euros de dividendes versés pour chaque euro de financement par action reçu. Les entreprises cotées ne sont rien d’autre désormais que des machines à produire de l’argent pour les marchés financiers. La bourse ne finance pas les entreprises, ce sont les entreprises qui financent la bourse.
Les actionnaires ne sont pas indispensables, ils ne financent pas les entreprises. Mais il faut aller encore plus loin, et examiner les rapports entre la bourse et la fiscalité, entre la finance et les impôts.
Entreprises et fiscalité
Contrairement à ce qui est partout répété, les entreprises paient de moins en moins d’impôts depuis la mise en place d’une économie néolibérale dans les années 1980. L’impôt sur les sociétés était d’environ 50 % des bénéfices en 1980, 40 % en 1990, 30 % en 2010, 25 % aujourd’hui. Le taux français est dans la moyenne internationale. La part des entreprises dans les cotisations sociales s’est également effondrée : 45 % en 1970, 30 % en 2020. Ce sont les contribuables qui ont compensé, en particulier avec la CSG.
Cela ne signifie évidemment pas que toutes les entreprises roulent sur l’or. Nul n’ignore que les temps sont durs pour les petites et moyennes entreprises. Mais il en va tout autrement pour les grandes. Depuis des décennies l’État néolibéral les aide financièrement par des subventions ou des exonérations fiscales, par exemple le CICE de François Hollande ou la Flat tax d’Emmanuel Macron. Ces aides étant assez mal connues, le Sénat a diligenté une commission d’enquête pilotée par Fabien Gay et Olivier Rietmann, enquête qui vient d’être rendue publique. Elle établit deux points stupéfiants.
Premier point, le montant stratosphérique de ces aides aux grandes entreprises : 211 milliards par an ! C’est de très loin le premier poste budgétaire, loin devant l’Éducation Nationale (63 milliards par an) – sauf que c’est un poste invisible, puisque ce n’est pas de l’argent versé mais de l’argent non perçu. A titre de comparaison, la cour des comptes a estimé que le déséquilibre des caisses de retraite serait de 30 milliards en 2045.
Second point : ces aides d’État ne sont soumises à pratiquement aucun contrôle, aucun suivi, aucune condition. Alors, ils se sont goinfrés. Depuis 2013 Auchan a reçu 2 milliards d’euros d’aides, ce qui ne l’a pas empêché de licencier 10 000 salariés et d’annoncer que ces licenciements allaient se poursuivre. En 2023 Valéo a touché 76 millions d’euros et a supprimé 1000 postes. Michelin a reçu 135 millions d’aides en 10 ans, a licencié à tour de bras, vient d’annoncer la fermeture de deux sites en 2026, et pendant ces 10 ans a multiplié par 7 les dividendes des actionnaires. LVMH en 2023 a reçu 275 millions d’euros d’aides, versé plus de 7 milliards de dividendes à ses actionnaires, et licencié 1200 employés – ceux-là même qui par leurs impôts avaient contribué aux aides.
Ce que la commission du Sénat révèle, c’est qu’il y a 211 milliards d’euros d’aides d’État par an, payées par les contribuables, qui ne financent pas l’économie, qui ne créent pas d’emploi, qui ne servent qu’à enrichir les actionnaires. C’est le hold-up du siècle, qui permet aux entreprises du CAC 40 de verser à leurs actionnaires 100 milliards de dividendes chaque année : entre 2013 et 2019 Carrefour a reçu 2.3 milliards d’aides et a versé 2.8 milliards de bénéfices à ses actionnaires ; sur la même période Arcelor a touché 300 millions d’aides par an et reversé 200 millions de dividendes chaque année. Ces aides publiques sont toujours plus importantes et les dividendes progressent en moyenne de 14 % par an. De toute évidence, de l’argent il y en a dans les caisses du patronat, ou plutôt dans les caisses du grand patronat. Il y en a même beaucoup, et c’est le nôtre.
Il ne suffit donc pas de constater que la bourse ne finance pas les entreprises. Non seulement ceux qu’on continue à appeler les investisseurs ne soutiennent pas l’économie, mais surtout ils la pillent. En effet, ces aides massives sont essentiellement financées par les impôts des classes moyennes – on a vu que les entreprises en paient de moins en moins. Mais ces impôts ne suffisent pas pour dégager 211 milliards par an. Alors l’État s’endette toujours plus, les services publics s’effondrent, la pauvreté explose, on demande aux contribuables de se serrer la ceinture, de payer plus d’impôts, de travailler plus et plus longtemps. Bref, l’État prend aux pauvres pour donner aux riches. L’État mobilise donc toute la société au bénéfice des seuls actionnaires, il ruine l’économie réelle, la vide de son sang pour nourrir les marchés financiers, lesquels ne servent à rien sinon à empiler sans fin des milliards et à remplir les poches de quelques-uns. Ces riches actionnaires et ces grands patrons tant vantés et si satisfaits sont en réalité à la charge de la société. Ils sont, selon l’heureuse formule de Rimbert et Rzepski, les assistés d’en haut.