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culture et histoire - Page 1331

  • Eustace Mullins - Les Secrets de la Réserve Fédérale 2/4 (le cartel bancaire de la FED)

  • Pouvoir et politique d’après Hannah Arendt

    Hannah Arendt appartient au petit nombre de penseurs politiques les plus importants du XXe siècle. Après avoir fait des études philosophiques approfondies en Allemagne auprès de Karl Jaspers et de Martin Heidegger, elle émigre en France en 1933, puis se fixe définitivement aux États-Unis à partir de 1941 où elle enseigne la sociologie dans différentes universités.

    L’originalité d’Hannah Arendt est de mêler dans ses analyses une série de remarques nées de l’observation endurante des phénomènes sociaux, culturels, politiques à une réflexion approfondie des écrits des auteurs qui, au fil des siècles, ont pensé la politique. Ce qui lui permet de fixer précisément les limites chronologiques d’une telle réflexion : « Notre tradition de pensée politique a un commencement bien déterminé dans les doctrines de Platon et d’Aristote. Je crois qu’elle a connu une fin non moins déterminée dans les théories de Karl Marx » (La Crise de la culture, p. 28). La faculté politique autorise l’activité humaine la plus noble, la plus généreuse, la plus proche de son humanité et de son essence d’homme. Apte à la parole et à la vie en commun, l’homme se distingue de l’animal, trouvant sa destination et sa valeur dans la vie publique quand il est en rapport avec d’autres hommes à qui il s’adresse librement et sur un pied d’égalité : « La double définition aristotélicienne de l’homme comme zôon politikon (vivant apte à vivre en cité) et comme zôon logikon (être doué de langage), un être accomplissant sa vocation la plus éminente dans la faculté de la parole et dans la vie de la polis, était destinée à distinguer le Grec du barbare et l’homme libre de l’esclave » (La Crise de la culture, p. 35). La véritable liberté politique ne consiste pas à faire retraite dans la sphère de la vie privée mais à participer à l’action publique, menée avec des égaux et reposant sur des choix individuels.

    ***

    La question du pouvoir se définit à partir d’une série d’oppositions.

    Dans le chapitre « Sur la violence » de Du mensonge à la violence : Essais de politique contemporaine (p. 152-156), Hannah Arendt applique la réduction phénoménologique à l’examen du pouvoir, ce qui l’amène à un travail autant méthodologique que linguistique. Il importe de distinguer le pouvoir, qui permet à l’homme d’exercer une activité efficace dans le monde, de la puissance qui ne concerne qu’une personne unique, de la force qui intéresse une énergie individuelle ou collective, de l’autorité qui investit naturellement celui qui la possède de la capacité reconnue et acceptée d’imposer telle ou telle obligation, de la violence enfin qui ne s’applique qu’à une pratique destinée à soumettre physiquement ses opposants.

    ◊ La puissance

    La puissance est le phénomène le plus évident du pouvoir. Elle dégénère souvent dans une violence qui apparaît dans les moments paroxystiques de la vie politique. Une ère politique nouvelle suppose un mouvement de table rase qui s’accompagne nécessairement de violence car « la violence est le commencement, aucun commencement ne pourrait se passer de violence ni de violation » (Essai sur la révolution, p. 23). Ainsi se comprend la terreur révolutionnaire qui, pour fonder une nouvelle façon de penser et de vivre, une nouvelle organisation de la hiérarchie sociale, n’hésite pas à user de méthodes radicales pour exterminer les réfractaires.

    Or, les révolutions, comme les guerres, correspondent à un moment de trouble et d’indécision où la vie en commun, la vie politique disparaît en tant que telle au profit de la libération de forces bestiales, animales, où les hommes sont gouvernés plus par leurs instincts que par leur raison. La violence, en effet, apparaît quand le pouvoir s’affaiblit et « dans la mesure où la violence joue un rôle dominant dans la guerre et la révolution, l’une comme l’autre agissent,stricto sensu, en dehors du domaine politique » (Essai sur la révolution, p. 12). Celui qui use de la violence dans le but d’imposer son autorité refuse sa condition d’homme comme être de langage : « La violence […] est incapable de parole» (Essai sur la révolution, p. 21).

    Ainsi apparaît la différence essentielle entre pouvoir et violence. Alors que le premier use de persuasion et de sages précautions, « le pouvoir, mais non la violence, est l’élément essentiel de toute forme de gouvernement. La violence est, par nature, instrumentale ; comme tous les instruments, elle doit toujours être dirigée et justifiée par les fins qu’elle entend servir » (Du mensonge à la violence, p. 161).

    ◊ Le pouvoir

    De fait, la marque la plus certaine d’un pouvoir authentique et sûr de lui est la non-violence : « la polis, l’État-cité, se définit de manière explicite comme le mode de vie fondé sur la persuasion exclusivement et non sur la violence » (Essai sur la révolution, p. 11). Le pouvoir est le fonds qui donne leurs assises aux pensées et aux actions humaines. Alors que la violence exhibe son caractère instrumental, le pouvoir transcende les affaires de tous les jours en leur donnant un sens et une mesure : « loin d’être un moyen en vue d’une fin, le pouvoir est en fait la condition même qui peut permettre à un groupe de personnes de penser et d’agir en termes de fins et de moyens » (Du mensonge à la violence, p. 161).

    La polis grecque est le lieu où les égaux confrontent librement leurs opinions et usent d’arguments solidement étayés et présentés à l’aide d’un art rhétorique soigneusement travaillé afin de mieux persuader l’autre. Le pouvoir suppose donc un monde commun où chacun peut recevoir par la parole de l’autre le dévoilement d’une vérité jusqu’alors cachée et peut à son tour agir pour le bien de tous : « La grammaire de l’action — l’action est la seule faculté humaine qui demande une pluralité d’homme — et la syntaxe du pouvoir — le pouvoir est le seul attribut humain qui ne s’applique qu’à l’espace matériel intermédiaire par lequel les hommes sont en rapport les uns avec les autres — se combinent dans l’acte de fondation grâce à la faculté de faire des promesses et de les tenir qui, dans le domaine de la politique, pourrait bien être la plus haute faculté humaine » (Essai sur la révolution, p. 258).

    ◊ Le pouvoir totalitaire

    Selon Hannah Arendt, le système totalitaire combine les caractères suivants :

    • Une idéologie officielle qui coiffe tous les aspects de la vie individuelle et collective, et qui explique l’humanité d’après une trajectoire qui d’un présent rejeté radicalement se dirige vers un état parfait.
    • Un parti unique de masse, dirigé par le seul dictateur.
    • Une terreur, organisée par la police politique, dirigée non seulement contre les opposants, mais contre des portions entières de la population et de la société, et aboutissant à ce que David Rousset a appelé l’univers concentrationnaire.
    • L’atomisation systématique de la société, l’isolement de l’individu. D’une part, on détruit les anciennes structures (famille, églises, corps intermédiaires). D’autre part, on mobilise la population dès l’enfance (jeunesses hitlériennes, komsomols staliniens) au sein du parti et de ses organisations satellites qui quadrillent l’ensemble de la vie sociale et professionnelle.
    • La mainmise sur tous les moyens d’information et de propagande.


    Comme le montre Hannah Arendt dans Eichmamm à Jérusalem (1966), l’homme du totalitarisme n’est pas un monstre. Il est même désespérément banal dans le mesure où il n’est qu’un fonctionnaire méticuleux et consciencieux, un subalterne discipliné. « La terreur, écrit l’auteur par ailleurs, produisit un phénomène étonnant, elle fit que le peuple allemand participa aux crimes des chefs. Ceux qui étaient asservis devinrent des complices… des hommes dont on ne l’eût jamais cru possible, des pères de famille, des citoyens qui exerçaient consciencieusement leur métier, quel qu’il fût, se mirent avec la même conscience à assassiner et à commettre, si l’ordre leur en était donné, d’autres forfaits dans les camps de concentration » (article sur La Culpabilité allemande, 1945). L’homme du totalitarisme, à l’instar d’Eichmann, considère qu’il fait son devoir, et rien de plus. Hannah Arendt maintient qu’Eichmann n’a fait qu’obéir aux ordres donnés par le pouvoir nazi, ce qui marque de suspicion le bien-fondé du procès intenté contre lui par les autorités israéliennes plus de quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

    ◊ L’autorité

    Chronologiquement, la violence précède le pouvoir. Le commencement de tout pouvoir politique s’opère, pratiquement toujours, dans le sang. C’est même par la révolution que le commencement a lieu et « les révolutions sont les seuls événements politiques qui nous placent directement, inéluctablement, devant le problème du commencement » (Essai sur la révolution, p. 25).

    Mais, de même qu’à l’origine du pouvoir on trouve la violence, avant l’instauration de l’autorité il y a la liberté : « La liberté en tant que phénomène politique date de l’essor des États-cités grecs. Depuis Hérodote, elle a été conçue en tant qu’organisation politique dans laquelle les citoyens vivaient ensemble en dehors de l’autorité, sans division entre gouvernés et gouvernant » (Essai sur la révolution, p. 39). Or, cette liberté n’a rien à voir avec l’égalité qui n’a pas, avant la Révolution française, accédé à la dignité de valeur suprême : « l’idée même l’égalité telle que nous la comprenons, au sens que toute personne est née égale à toutes les autres du fait même de sa naissance et que l’égalité est un droit de naissance, était totalement inconnue antérieurement à l’époque moderne » (Essai sur la révolution, p. 54).

    L’important, cependant, est que l’autorité transcende tout pouvoir : « la crise de l’autorité dans un gouvernement autoritaire est toujours une force extérieure et supérieure au pouvoir qui est le sien » (La Crise de la culture).Étymologiquement, auctoritas vient de augere, “augmenter”, « et ce que l’autorité ou ceux qui commandent augmentent constamment, c’est la fondation » (La crise de la culture, p. 129). L’autorité n’a donc besoin ni de violence ni de persuasion pour s’imposer: elle tire d’elle-même, c’est-à-dire du passé, sa propre justification. Quand on cesse de respecter l’autorité, c’est qu’on a perdu le lien religieux avec le passé. Un père de famille ou un professeur qui accepte de parler d’égal à égal avec son fils ou son élève renie son autorité de fait en refusant de maintenir intact le lien de supériorité entre le passé et le présent (1).

    ◊ Le primat du politique et de la vie en commun

    Le Mit-sein

    C’est dans les paragraphes 25 à 27 de Être et Temps que Heidegger développe l’analyse du Mit-sein, de l’être-ensemble. Il remarque (§ 25) qu’autrui est un a priori de la condition humaine, une donnée première au même titre que l’espace et le temps par exemple : « le Dasein n’est jamais donné sans les autres » et « les autres sont toujours « là-avec ». Ce qui lui permet d’avancer au § 26 que « l’être-avec est un existential », c’est-à-dire une structure première de l’homme compris comme Dasein, au même titre que le langage ou le souci. Ainsi, « le monde du Dasein est monde-commun (Mitwelt).L’être-au est être-avec (Mitsein) en commun avec d’autres. L’être-en-soi à l’intérieur du monde est coexistence (Mitdasein). Se trouvant d’emblée, dès qu’il est jeté dans le monde, en compagnie d’autres hommes, « le Dasein est essentiellement en lui-même être-avec ».

    Dans l’être-avec, il est offert à l’homme d’avoir un rapport authentique et libre à lui-même. Il éprouve sa propre liberté quand, avec d’autres, il travaille à une tâche qui libère chacun du poids de l’égoïsme et de l’inauthenticité : « l’être-en-compagnie de ceux qui sont employés à la même tâche ne se nourrit souvent que de méfiance. Au contraire l’engagement dans la même tâche se détermine à partir du Dasein qui se prend chaque fois proprement en main. Cette façon d’être authentiquement liés ensemble permet seule un rapport direct à la tâche entreprise, elle met l’autre face à sa liberté pour lui-même » (§ 26). C’est dire que dans l’être-avec authentique, le Dasein est libre. Il fonde son être sur la reconnaissance de la présence d’autres Dasein ; c’est-à-dire des êtres intimement concernés par le problème de l’être. Évoluant dans un monde commun, les hommes s’offrent chacun l’un à l’autre leur liberté.

    C’est sur cette liberté que se fonde l’établissement du pouvoir. Mais depuis les temps chrétiens, tels que le Moyen Âge les a vécus, la vie humaine est devenue la valeur suprême et la vie privée l’emporte sur la vie publique. Or, faire œuvre politique, c’est s’engager dans un espace et dans un temps qui transcendent l’espace et le temps humains : « pour les Grecs et pour les Romains aussi bien, malgré toutes leurs différences, la fondation d’un corps politique était engendrée par le besoin qu’avait l’homme de dépasser la mortalité de la vie humaine et la fugacité des actes humains » (La Crise de la culture, p. 94).

    Le monde est chaque fois renouvelé quand un homme agit librement dans un monde commun: « le courage libère les hommes de leur souci concernant la vie, au bénéfice de la liberté du monde. Le courage est indispensable parce qu’en politique, ce n’est pas la vie mais le monde qui est en jeu » (La Crise de la culture, p. 203). C’est pourquoi vivre en domaine politique revient à dire la vérité : parce que Lessing était un homme intégralement politique, il a soutenu que la vérité ne peut exister que là où elle est humanisée par le parler, là où chacun dit, non pas ce qui lui vient à l’esprit, mais ce qui lui « semble vérité » (Vies politiques, p. 41).

    Ainsi se définit la vérité : « Conceptuellement, nous pouvons appeler la vérité ce que l’on ne peut pas changer ; métaphoriquement, elle est le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s’étend au-dessus de nous » (La Crise de la culture, p. 336). Accepter que le pouvoir existe, agir librement pour ou contre lui, c’est donc mettre à jour la vérité.

    ► Gilles Vannier, in : Analyses & Réflexions sur le pouvoir, ouvrage coll., ellipses, 1994.

    Note en sus :

    1) « Affranchi de l’autorité des adultes, l'enfant n'a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. En tout cas, il en résulte que les enfants ont été pour ainsi dire bannis du monde des adultes. Ils sont soit livrés à eux-mêmes, soit livrés à la tyrannie de leur groupe, contre lequel, du fait de sa supériorité numérique, ils ne peuvent se révolter, avec lequel, étant enfants, ils ne peuvent discuter, et duquel ils ne peuvent s'échapper pour aucun autre monde, car le monde des adultes leur est fermé. Les enfants ont tendance à réagir à cette contrainte soit par le conformisme, soit par la délinquance juvénile, et souvent par un mélange des deux », H. Arendt, La Crise de la culture, Gal., 1972.

    http://www.archiveseroe.eu/recent/4

  • Septembre 63 av. J.-C. : naissance d’un Titan

    Auguste, le second fondateur de Rome

    Il peut paraître cavalier, de prime abord, d’affubler le premier des empereurs romains du titre de « deuxième fondateur de Rome ». Pourtant, son règne marque un tournant fondamental dans l’histoire de l’Urbs et, plus largement, dans celle de l’Europe. Caius Octavius, qui prendra bientôt le nom de Caius Julius César Octavianus Augustus, vint au monde en Septembre 63 avant notre ère, à Rome dans une famille de noblesse récente, alors que la République romaine se délitait dans des guerres civiles meurtrières. C’est à l’issu de la dernière de ces guerres civiles, qu’il parvint à s’imposer à la tête de l’Etat romain. Sa tâche fut de le réformer dans l’optique de l’adapter à sa vocation impériale. Il inaugure ainsi un régime d’une rare longévité (presque cinq siècles), marquant profondément l’Europe de l’empreinte de l’aigle impérial : le principat. Son règne ouvre enfin une période de prospérité, au cours de laquelle l’empire territorial est pacifié sous l’égide de la pax romana, et la culture romaine atteint un niveau de brillance paroxystique, en unifiant autour d’elle une koiné (1) méditerranéenne unificatrice.

    Genèse d’un destin extraordinaire

    Octave est issu d’une famille d’ homini novi. Son père Caius Octavius a exercé plusieurs magistratures (édilité, préture, proconsulat). Il était un homo novus, un « homme nouveau », originaire de Vellitrae, une ancienne cité du Latium, et issue d’une famille de rang équestre (groupe social enrichi par les activités commerciales et financières, et l’exercice de magistratures municipales). Sa famille n’est donc pas d’un rang social particulièrement élevé. Octave lui-même n’entrera dans la haute nobilitas que par son mariage avec Livie. Son père avait épousé la fille d’un sénateur, Atia, dont la mère, Julia était la sœur de Jules César. Par conséquent, Octave était le petit-neveu de ce dernier. Cette filiation fera sa fortune financière et politique. D’autant plus qu’une fois veuve, sa mère, Atia, se remaria dans la noblesse, en 56 à un consul (Marcius Philippus). Il reçut une éducation aristocratique, commune à tous les rejetons de l’élite de l’Empire (éloquence, philosophie) et était doué de talents oratoires, indispensables à Rome pour espérer s’imposer politiquement. Lettré, à l’image de son ami Mécène, et de son oncle (sa politique de ralliement des écrivains, des poètes, comme Virgile et Horace l’atteste), il rédigea lui-même des poèmes, des pièces de théâtre (sans surestimer lui- même son talent qu’il reconnut bien modeste) et un testament politique, les res gestae.

    Dans la guerre civile opposant César à Pompée (49-46 av. J.-C.), Octave s’illustre en Espagne face au fils de Pompée, et César projette même de lui faire prendre part à la campagne qu’il projette de mener en Orient face aux Parthes. Un an avant son assassinat (qui eut lieu aux ides de Mars 44 av. J.-C.), en septembre 45, César, alors dictateur (2), fit de Caius Octavius son héritier, et l’adopta par testament. A la mort de son oncle, Octave décide, contre l’avis de sa famille, de revendiquer son héritage, et de faire valider l’adoption qui faisait de lui le fils de César (ce qui lui ferait un jour bénéficier des clientèles politiques de ce dernier). Il se heurta à Marc-Antoine, qui s’était imposé à Rome après l’assassinat de César comme son héritier, en obtenant le consulat et en éloignant les assassins de celui-ci avec l’appui de ses vétérans. Marc- Antoine fit trainer la reconnaissance de l’adoption d’Octave, ce qui n’empêcha pas cette reconnaissance de s’officialiser. En effet, en fin politique, Octave tenta d’influer sur l’esprit de l’opinion. Ainsi préside-t-il les jeux funéraires en l’honneur de son oncle.

    A Rome, le parti sénatorial est repris par Cicéron, alors que le consulat de Marc Antoine entre conflit avec l’un des meurtriers de César, Decimus Brutus. Octave lève à titre privé une armée de vétérans, et s’allie à Brutus. S’en suit une guerre civile dite « guerre de Modène » s’achevant en Avril 43 par une victoire sur Marc Antoine. Depuis le 7 janvier de la même année, le sénat avait validé l’initiative d’Octave, lui accordant l’imperium et le droit de prendre la parole au Sénat. Octave marche sur Rome avec ses troupes et se fait élire consul par les comices (19 août 43). Marc-Antoine et Lépide (proconsul de Cisalpine et Narbonnaise) parviennent à s’entendre avec Octave et se partagent l’Empire, afin de poursuivre la lutte contre les assassins de César et d’établir une nouvelle constitution (27 nov. 43), formant ainsi le triumvirat.

    Les triumvirs écrasèrent Brutus et Cassius au cours des deux batailles de Philippes, en Macédoine (oct. 42). Après un nouveau partage, Marc-Antoine était chargé de pacifier l’Orient, et Octave l’Occident, en luttant contre Sextus Pompée. « La paix de Brindes » (oct. 40), renouvelle ce partage et l’alliance des deux hommes est scellée par un mariage dynastique entre Antoine et Octavie, sœur d’Octave. En 37, les pouvoirs des triumvirs sont reconduits pour cinq ans et Sextus Pompée est vaincu à Nauloque (août 37) grâce au talent d’amiral d’Agrippa, ami d’Octave. Lépide, rapidement évincé, Octave devient le seul maître de l’Occident. Il se pose en restaurateur de la paix et de l’ordre, trouvant ainsi un écho chez les populations de l’Italie, extenuées par les guerres civiles, le problème des vétérans et la crise économique.

    En Orient, Marc-Antoine lutte difficilement contre les Parthes, et s’installe en Égypte, où il épouse Cléopâtre à qui il promet la donation d’un empire oriental, attitude qui choque l’opinion romaine. Durant toute l’année 33, Marc-Antoine et Octave polémiquent violemment. En 32, avec l’appui d’une partie du Sénat et des soldats, Octave chasse les consuls, tous deux favorables à Marc-Antoine qui répudie Octavie. La découverte du testament de Marc-Antoine acheva de plonger l’Empire dans la dernière guerre civile.

    Octave, se fit attribuer le titre de dux pour la guerre contre l’Égypte, revêtit le consulat, et fit prêter serment aux alliés, et à tous les citoyens romains d’Italie afin de fonder sa légitimité sur un consensus général. Il triomphe lors de la bataille navale d’Actium le 2 septembre 31, puis entame la lente conquête de l’Orient (jusqu’en août 30) qui s’acheva par le suicide d’Antoine et de Cléopâtre à Alexandrie. A l’été 29, Octave revint à Rome et célébra, les 13, 14 et 15 août, trois triomphes. Dès ce moment, Octave se trouve être le seul maître de Rome et de son empire, et doté d’une puissance de droit et de fait que jamais personne n’avait connue avant lui.

    Refonder la Res Publica : la fondation du régime impérial

    En un peu plus de 40 ans de règne personnel, Octave parvient à réformer de fond en comble toute la structure de l’Etat en respectant les traditions romaines. Une nouvelle Rome est fondée, mais elle reste parée ou, pour ainsi dire, « équipée » des fondamentaux de sa civilisation. L’œuvre politique d’Auguste doit se comprendre à la lumière de ce qu’est l’esprit romain : la combinaison d’un respect scrupuleux du mos maiorum (littéralement, les mœurs des ancêtres) et d’un pragmatisme dans l’action, dont il résulte une fabuleuse capacité d’adaptation. Cette œuvre d’Auguste, c’est avant tout la fondation du régime impérial, le Principat : le règne du Princeps, primus inter pares, ancien titre du doyen du Sénat. La Res Publica est cependant maintenue : dans ce détail réside tout le génie politique augustéen.

    Premièrement, intéressons-nous à la fondation du régime impérial. De 31 à 27, Octave conserve les pouvoirs extraordinaires qui lui avaient été confiés par le Sénat romain au cours de la dernière guerre civile. Il était convaincu, comme beaucoup d’autres personnages politiques romains avant lui, que le monde romain avait besoin d’un monarque et en désirait un. Toutefois, de l’assassinat de Jules César, il vit que les Romains conservaient leur haine tenace de la monarchie. Il décida par conséquent de forger progressivement un nouveau régime conservant l’aspect de la forme républicaine de gouvernement, tout en l’adaptant à sa tâche impériale. Il bénéficie dans sa mission du soutien de l’armée, mais aussi de citoyens de différents milieux, sénateurs ou chevaliers. Sa stratégie est la suivante : conserver un pouvoir quasi-absolu, tout en fondant celui-ci sur le cumul de plusieurs magistratures civiles héritées de la République.

    Depuis 31 av. J-C, il était titulaire du consulat, depuis 43 av. J-C, il détenait l’imperium, et, depuis 30 av. J-C, la puissance tribunicienne (3). Ainsi, au cours d’une séance au Sénat (en janvier 27 av. J-C), restaure-t-il la res publica, qu’il rend symboliquement au Sénat et au peuple. Dans les faits, il se produit un partage : le Sénat conservait l’administration de quelques provinces sans légions et confiait à Octave, qui recevra peu après le titre d’Auguste, les provinces frontalières, et donc le commandement de l’armée. Le titre d’Augustus soulignait l’aspect sacré et divin de sa personne, et conférait de l’auctoritas à ses décisions. En 23 av. J- C, il abandonne le consulat, mais reçoit la puissance tribunicienne à vie. Cette puissance tribunitienne constitue la base de son pouvoir (sa personne étant sacrosainte, intouchable). De même il se voit confirmé son imperium. Enfin, il est régulièrement élu grand pontife (pontifex maximus), gardien de la religion traditionnelle, et reçoit, en 2 avant J.-C., le titre de Père de la patrie (pater patriae), l’ensemble du peuple romain devenant par là même son protégé, son client. Son pouvoir repose donc ainsi sur l’armée, son imperium, et sur le cumul de plusieurs pouvoirs civils. D’autre part, la puissance des tribuns lui conférait le pouvoir de s’opposer à l’action de tout autre magistrat. Enfin, son pouvoir était renforcé par le fait qu’il détenait entre ses mains la direction de la religion de l’État par le grand pontificat. Il se voyait également confié des « missions » par le Sénat et le peuple (cura morum, cura annonae). L’ensemble de ses pouvoirs, missions, et magistratures le mettait dans une position hors de pair. Il disposait dans le même temps de nombreux pouvoirs d’exceptions. Il reçut par exemple, du peuple ou du Sénat plusieurs autorisations exceptionnelles : il put ainsi intervenir dans l’élection des magistrats (droit de recommandatio), faire entrer au Sénat qui il voulait (adlectio), diriger la diplomatie et la politique extérieure. Il disposait, enfin, d’importants moyens financiers, grâce à sa fortune personnelle, héritée en partie de César, aux revenus de l’Égypte (devenue son domaine privé, du fait de son importance dans le ravitaillement en blé de Rome, afin de ne pas la laisser tomber entre les mains d’un rival), et à certains impôts alimentant les caisses impériales.

    Il devint donc le princeps, le premier de ses pairs, le prince. Son régime garda devant l’histoire le nom de principat. Comme nous l’avions suggéré plus haut, son pouvoir vient enfin des circonstances politiques. Vainqueur de la guerre civile, il ne se contente pas de rester le chef des seuls populares et abolit les différentes factions. Il cherche à rassembler toutes les composantes de la société autour de sa personne. Pour y parvenir, il s’appuie sur l’iconographie et la littérature (les écrits de Virgile, d’Horace) : les lettres et les arts sont mis au service de son projet, de sa représentation politique, alors que le culte impérial commence à se diffuser. Auguste est le fils de divus caesar (le divin César), et fait honorer son Génie (sorte d’ange gardien) ainsi que son Numen (volonté agissante), voire sa propre personne, associée ou non à la déesse Rome.

    Ce régime souffrait néanmoins d’une faiblesse : le princeps, étant en théorie un magistrat investi par le peuple et le Sénat, impossible pour lui de transmettre son pouvoir à un héritier naturel. Par conséquent, Auguste dut déployer nombre d’astuces et de précautions pour désigner officiellement son successeur, choisi dans sa propre famille, en recourant à l’investiture sénatoriale. La perte de tous ses héritiers directs le poussa à associer à son pouvoir Tibère, son beau-fils, qui lui succéda sans difficulté.

    Une politique de refondation et de grandeur

    Intéressons nous à présent à la politique de grandeur concomitante à la fondation du régime impérial. Nous l’avons vu, celle-ci répondait à la plus stricte nécessité. A Rome, l’empire territorial avait précédé l’Empire politique. La forme républicaine de gouvernement ne parvenait pas à remplir sa mission impériale Les conquêtes républicaines et les guerres civiles du Ier siècle av. J.-C., avaient provoqué dans le monde romain un important besoin de réorganisation. Auguste eut à subir les répercussions des guerres civiles : opposition sénatoriale, émeutes populaires, conjurations « républicaines ». Il sut malgré tout agir avec prudence, alternant sévérité et clémence. En outre, il eut la chance de vivre longtemps, malgré une santé fragile. Il put de même s’appuyer sur son entourage : Agrippa pour les questions militaires et matérielles (routes, recensements, cadastre), Mécène pour les affaires intérieures (ralliement des intellectuels). Il sut enfin rassembler autour de lui un personnel fidèle et dévoué d’hommes nouveaux, chevaliers, militaires, notables des villes italiennes, et sénateurs. Il assura au peuple de Rome un ravitaillement ponctuel à travers le système de l’annone, consistant en des distributions gratuites de blé. Il mena en général une politique conservatrice, favorable à l’ordre moral et à la famille (lois contre le célibat et les mauvaises mœurs) et fonda des colonies (en Narbonnaise, en Espagne, en Asie Mineure).

    Il réorganisa les classes supérieures de la société afin de les soumettre au service de l’État. Il chercha à contrôler le dynamique ordre équestre qui devint le vivier de l’administration. L’administration provinciale est elle aussi réorganisée. À Rome, l’administration centrale fut, dans ses hauts postes, recrutée parmi les sénateurs et les chevaliers, et, dans les postes inférieurs, des affranchis du prince, voire de ses esclaves, la familia du princeps se confondant avec l’administration de l’État. Dans l’ensemble, en dépit d’abus difficilement évitables, les provinces du monde romain furent impérialement administrées et non plus exploitées (4). Les provinciaux développèrent en conséquence une reconnaissance sincère pour le régime impérial. Ces réformes, à quoi il faut ajouter l’entretien de l’armée et des 200 000 plébéiens de la capitale coûtaient cher : Si, au début de son règne, l’empereur n’eut pas de difficultés financières majeures, il dut faire face au cours des dernières années à une sévère déflation, car il avait énormément dépensé, construit et distribué.

    La politique extérieure fut elle aussi motivée par la recherche et le maintien de la grandeur de Rome. Sous Auguste, l’Espagne du Nord-Ouest est pacifiée. Il obtint des Parthes la restitution des aigles perdus par Crassus. L’Asie Mineure, la Galatie et la Judée, furent annexées et les autres États tampons protégeant la frontière de l’Euphrate furent maintenus. L’armée atteignit le cours du Danube et l’on créa les provinces de Mésie, de Pannonie, et, dans Les Alpes furent conquises par Tibère et Drusus, ainsi que le Norique, la Rétie et les Alpes maritime. Auguste lutta aussi contre les Germains. Dans ces guerres s’illustrèrent encore Drusus et Tibère, puis Germanicus, cependant, après de multiples campagnes qui conduisirent l’armée jusqu’à l’Elbe, le soulèvement d’Arminius aboutit, à l’une des seules tâches du règne, en 9 après J.-C., au désastre de Teutobourg au cours duquel Varus, perdit trois légions.

    Le « siècle d’Auguste » (R. Etienne)

    Si elle fut servie par une propagande bien maîtrisée, la postérité de l’œuvre politique de paix et de restauration d’Auguste fut importante. A tel point que son long règne fut assimilé par ses contemporains à un « siècle ». Il rendit vie aux rites traditionnels, parfois négligés voir bafoués à la fin de la République, et plaça l’État sous la protection d’Apollon, de Mars et de la Triade capitoline. Il favorisa de même la vie intellectuelle afin d’assurer des échos positifs à ses actes mais aussi pour s’attirer le soutien de l’élite cultivée, ainsi que, on l’oublierait un peu trop vite, par goût, étant lui-même lettré. Il put profiter dans ce domaine des efforts du siècle précédent, du goût des aristocrates pour les plaisirs de l’esprit et de la richesse en talent de la génération d’écrivains latins officiant sous son règne, ces derniers figurant parmi les plus grands auteurs romains. Virgile et Horace (ainsi que Tibulle et Properce) avaient commencé à écrire avant son triomphe, et se mirent au service du prestige de l’empereur dans leurs écrits (Énéide, liant Auguste à la descendance d’Enée, et, partant des fondateurs de Rome, ainsi que des dieux Mars et Vénus, Art poétique). Tite-Live fut quant à lui l’historien de la grandeur romaine et justifia dans sa longue histoire (Ab Urbe condita) la conquête du monde par les romains. Ovide, poète expert en science religieuse, paya quant à lui de son exil ses rapports avec des milieux d’opposants et aussi le fait de n’être pas dans la ligne voulue par Auguste vieillissant que choquaient ses poèmes érotiques (Ars amatoria, ou « l’art d’aimer »). L’art augustéen réalise pour la première fois la synthèse de la gravité romaine et des techniques grecques, alors qu’une inspiration officielle assure l’unité de la production, le tout donnant une architecture, riche, soignée et composite.

    Puisqu’il faut bien conclure

    Auguste put grâce à sa longévité mettre en place patiemment de nouvelles structures politiques, rendues nécessaires par la place impériale que s’était arrogée Rome. Son œuvre politique s’accompagne d’une impulsion culturelle sans précédent, suite à laquelle le passé et le présent firent l’objet d’une relecture globale, justifiant le pouvoir du prince, et l’existence de l’Empire, fédérant l’ensemble du bassin méditerranéen. Il fut pourtant un homme souffreteux avec de nombreux soucis de santé. L’idéalisation des portraits physiques, inspirée par l’art grec, ne doit pas en cela nous tromper. Si la statuaire fige Auguste dans une éternelle santé conquérante (la statue de Prima Porta en est l’exemple parfait), il fut plutôt une personne réservée, remarquable par sa maîtrise de soi, de ses émotions, austère, vu par ses contemporains comme un héros stoïcien, affrontant ses faiblesses, luttant contre elles au quotidien et les transcendant par son œuvre politique titanesque. D’un simple chef de faction, il parvint à devenir un Dieu vivant, un souverain à l’autorité incontestée, « forte, mais paternelle et philanthropique » (Claude Nicolet). Le principat est aujourd’hui désigné par le terme d’« Empire ». Ce nouveau régime est malgré tout difficile à définir, puisque personne sous Auguste n’a mis de nom sur lui (La Res Publica demeure donc, au moins sur le papier). Auguste inaugure un mode de gouvernement pragmatique, constitué dans la pratique quotidienne. Comme nous l’évoquions dans l’introduction, l’opération est très « romaine » : rien n’est détruit, l’ancien est conservé, du nouveau est ajouté, les solutions, si elles s’avèrent fonctionner, sont adoptées et conservées. Le principat se maintiendra jusqu’en 284 (5), l’Empire jusqu’en 476, preuve de la solidité des fondations d’Auguste. Le titre d’Augustus, qu’il fut le premier à se faire octroyer, fut porté par tous ses successeurs, ainsi que le nom de César, qui était le sien, et qu’on retrouve encore dans le kaiser allemand ou le czar russe. L’œuvre historique de cet empereur dépasse largement le cadre purement romain. Par l’unité qu’il sut renforcer dans l’Empire, il peut être considéré comme l’un des pères d’une certaine Europe, dont le souvenir a traversé les siècles, au point que les « barbares » ayant mis à bas l’Empire d’Occident au Ve siècle après J-C, n’ont cherché qu’à en imiter le modèle, à tenter de le refonder. Telle fut l’ambition de Charlemagne, roi des Francs, couronné empereur en l’an 800. C’était presque huit siècles après que ce soit éteint, à Nola, le 14 Août 14 ap. J.-C., le premier des empereurs de Rome, désormais vénéré à l’égal des dieux (6).

    Notes

    1. Une Koiné (terme grec) désigne une communauté de culture.

    2. Dans le système politique de la République romaine, la dictature était une magistrature d’exception, confiée en cas de grave crise politique, ou de péril extérieur immédiat, à un individu considéré comme ayant les qualités nécessaires à la gestion de la crise. Elle lui donnait les pleins pouvoirs pour dix ans.

    3. La République romaine était gouvernée par des magistrats d’inégales importances, n’ayant pas tous les mêmes pouvoirs. On distinguait les magistratures inférieures (détentrices de la potestas, c’est-à-dire d’une simple « compétence » ou « puissance » sur un domaine précis, comme l’édilité ou la questure) des magistratures supérieures (détentrices de l’imperium, pouvoir de souveraineté dont l’origine est divine, telle le consulat). La puissance tribunicienne, ou tribunitia potestas, attribuée aux tribuns de la plèbe rendait la personne de ces derniers sacrosaintes, autrement dit, intouchable. A noter que les magistratures étaient collégiales, et limitées dans le temps. Les sénateurs quant à eux, anciens magistrats, siégeaient à vie.

    4. La période républicaine connut à maintes reprises le pillage des provinces de l’empire par les gouverneurs, profitant de leurs missions (provinciae) pour s’enrichir afin de payer leurs campagnes électorales pour les postes qu’ils briguaient à Rome, ou pour gonfler leurs fortunes personnelles (Cf. Le procès Verrès, dont l’accusateur était Cicéron).

    5. Suite à une crise politique majeure, la « Crise du IIIe siècle », marquée par des usurpations, des guerres civiles et une forte instabilité politique, le Principat fut remplacé par le Dominat avec l’avènement de Dioclétien (284- 305), dans lequel l’Empereur n’est plus le princeps, mais le dominus (le maître).

    6. Pour prendre la véritable mesure de l’œuvre accomplie par Octave Auguste, nous renvoyons le lecteur aux références suivantes :
    – ETIENNE Robert, Le siècle d’Auguste.
    – JERPHAGNON Lucien, Histoire de la Rome Antique. Les Armes et les mots.
    – BORDET Marcel, Précis d’histoire romaine.
    – NICOLET Claude, « AUGUSTE CAÏUS JULIUS CAESAR OCTAVIANUS AUGUSTUS ou OCTAVE (~63-14) » dans Encyclopedia Universalis.
    – LE BOHEC Yann, PETIT Paul, « Rome et Empire romain – Le Haut Empire », idem.

    Charles Mallet,

    pour la Dissidence Française

  • Hannah Arendt : l’âge sombre, le paria et le parvenu

     Recension : Agnes HELLER, « Eine Frau in finsteren Zeiten », in :Studienreihe der Alten Synagoge, Band 5 : Hannah Arendt, “Lebensgeschichteeiner deutschen Jüdin”, Klartext Verlag, Essen, 1995-96, 127 p.

    Dans un volume publié par le centre d’études juives Alte Synagoge, Agnes Heller se penche sur la vision du monde et des hommes qu’a développéeHannah Arendt, au cours de sa longue et mouvementée quête de philosophe. Cette vision évoque tout à la fois un âge sombre (finster) et un âge de Lumière, mais les périodes sombres sont plus fréquentes et plus durables que les périodes de Lumière, qui sont, elles, éphémères, marquées par la fulgurance de l’instant et la force de l’intensité. Les périodes sombres, dont la modernité, sont celles où l’homme ne peut plus agir politiquement, ne peut plus façonner la réalité politique : Hannah Arendt se montre là disciple de Hegel, pour qui le zôon politikon grec était justement l’homme qui s’était hissé au-dessus de la banalité existentielle du vécu pré-urbain pour accéder à l’ère lumineuse des cités antiques. Urbaine et non ruraliste (au contraire de Heidegger), Hannah Arendt conçoit l’oikos primordial (laHeimat ou la glèbe / Die Scholle) comme une zone anté-historique d’obscurité tandis que la ville ou la cité est lumière parce qu’elle permet une action politique, permet le plongeon dans l’histoire. Pour cette raison, le totalitarisme est assombrissement total, car il empêche l’accès des citoyens/des hommes à l’agora de la Cité qui est Lumière. L’action politique, tension des hommes vers la Lumière, exige effort, décision, responsabilité, courage, mais la Lumière dans sa plénitude ne survient qu’au moment furtif mais très intense de la libération, moment toujours imprévisible et éphémère. Agnes Heller signale que la philosophie politique de Hannah Arendt réside tout entière dans son ouvrageVita activa ; Hannah Arendt y perçoit l’histoire, à l’instar d’Alfred Schuler, comme un long processus de dépérissement des forces vitales et d’assombrissement ; Walter Benjamin, à la suite de Schuler qu’il avait entendu quelques fois à Munich, parlait d’un “déclin de l'aura”. Hannah Arendt est très clairement tributaire, ici, et via Benjamin, des Cosmiques de Schwabing (le quartier de la bohème littéraire de Munich de 1885 à 1919), dont l’impulseur le plus original fut sans conteste Alfred Schuler. Agnes Heller ne signale pas cette filiation, mais explicite très bien la démarche de Hannah Arendt.

    L'histoire : un long processus d’assombrissement

    L'histoire, depuis les Cités grecques et depuis Rome, est donc un processus continu d’assombrissement. Les cités antiques laissaient à leurs citoyens un vaste espace de liberté pour leur action politique Depuis lors, depuis l’époque d’Eschyle, ce champ n’a cessé de se restreindre. La liberté d’action a fait place au travail (à la production, à la fabrication sérielle d’objets). Notre époque des jobs, des boulots, du salariat infécond est donc une époque d’assombrissement total pour Hannah Arendt. Son pessimisme ne relève pas de l’idéologie des Lumières ni de la tradition messianique. L’histoire n’est pas, chez Hannah Arendt, progrès mais régression unilinéaires et déclin. La plénitude de la Lumière ne reviendra pas, sauf en quelques instants surprises, inattendus. Ces moments lumineux de libération impliquent un “retournement” (Umkehr) et un “retour” bref à cette fusion originelle de l’action et de la pensée, incarnée par le politique, qui ne se déploie qu’en toute clarté et toute luminosité. Mais dans cette succession ininterrompue de périodes sombres, inintéressantes et inauthentiques, triviales, la pensée agit, se prépare aux rares irruptions de lumière, est quasiment le seul travail préparatoire possible qui permettra la réception de la lumière. Seuls ceux qui pensent se rendent compte de cet assombrissement. Ceux qui ne pensent pas participent, renforcent ou accélèrent l’assombrissement et l’acceptent comme fait accompli. Mais toute forme de pensée n’est pas préparation à la réception de la Lumière. Une pensée obnubilée par la vérité toute faite ou recherchant fébrilement à accumuler du savoir participe aussi au processus d'assombrissement. Le totalitarisme repose et sur cette non-pensée et sur cette pensée accumulante et obsessionnellement “véritiste”.

    L’homme ou la femme, pendant un âge sombre, peuvent se profiler sur le plan culturel, comme Rahel Varnhagen, femme de lettres et d’art dans la communauté israélite de Berlin, ou sur le plan historique, comme Benjamin Disraeli, qui a forgé l’empire britannique, écrit Hannah Arendt. Mais, dans un tel contexte de “sombritude”, quel est le sort de l’homme et de la femme dans sa propre communauté juive ? Il ou elle s’assimile. Mais cette assimilation est assimilation à la “sombritude”. Les assimilés en souffrent davantage que les non-assimilés. Dans ce processus d’assimilisation-assombrissement, deux figures idéal-typiques apparaissent dans l’œuvre de Hannah Arendt : le paria(1) et le parvenu, deux pistes proposées à suivre pour le Juif en voie d’assimilation à l’ère sombre. À ce propos, Agnes Heller écrit :

    « Le paria émet d’interminables réflexions et interprète le monde en noir ; il s’isole. Par ailleurs, le parvenu cesse de réfléchir, car il ne pense pas ce qu’il fait ; au lieu de cela, il tente de fusionner avec la masse. La première de ces attitudes est authentique, mais impuissante ; la seconde n’est pas authentique, mais puissante. Mais aucune de ces deux attitudes est féconde ».

    Ni paria ni parvenu

    Dès lors, si on ne veut être ni paria (par ex. dans la bohème littéraire ou artistique) ni parvenu (dans le monde inauthentique des jobs et des boulots), y a-t-il une troisième option ? “Oui”, répond Hannah Arendt. Il faut, dit-elle, construire sa propre personnalité, la façonner dans l’originalité, l’imposer en dépit des conformismes et des routines. Ainsi, Rahel Varnhagen (2) a exprimé sa personnalité en organisant un salon littéraire et artistique très original où se côtoyaient des talents et des individualités exceptionnelles. Pour sa part, Benjamin Disraeli a réalisé une œuvre politique selon les règles d’une mise en scène théâtrale. Enfin, Rosa Luxemburg, dont Hannah Arendt dit ne pas partager les opinions politiques si ce n'est un intérêt pour la démocratie directe, a, elle aussi, représenté une réelle authenticité, car elle est restée fidèle à ses options, a toujours refusé compromissions, corruptions et démissions, ne s’est jamais adaptée aux circonstances, est restée en marge de la “sombritude” routinière, comme sa judéité d’Europe orientale était déjà d’emblée marginale dans les réalités allemandes, y compris dans la diaspora germanisée. L’esthétique de Rahel Varnhagen, le travail politique de Disraeli, la radicalité sans compromission de Rosa Luxemburg, qu’ils aient été succès ou échec, constituent autant de refus de la non-pensée, de la capitulation devant l’assombrissement général du monde, autant de volontés de laisser une trace de soi dans le monde. Hannah Arendt méprisait la recherche du succès à tout prix, tout autant que la capitulation trop rapide devant les combats qu’exige la vie. Ni le geste du paria ni la suffisance du parvenu…

    S’élire soi-même

    Agnes Heller écrit :

    « Paria ou parvenu : tels sont les choix pertinents possibles dans la société pour les Juifs émancipés au temps de l’assimilation. Hannah Arendt indique que ces Juifs avaient une troisième option, l’option que Rahel Varnhagen et Disraeli ont prise : s’élire soi-même. Le temps de l’émancipation juive était le temps où a démarré la modernité. Nous vivons aujourd'hui dans une ère moderne (postmoderne), dans une société de masse, dans un monde que Hannah Arendt décrivait comme un monde de détenteurs de jobs ou un monde du labeur. Mais l’assimilation n’est-elle pas devenue une tendance sociale générale ? Après la dissolution des classes, après la tendance inexorable vers l’universalisation de l’ordre social moderne, qui a pris de l’ampleur au cours de ces dernières décennies, n’est-il pas vrai que tous, que chaque personne ou chaque groupe de personnes, doit s’assimiler ? N’y a-t-il pas d’autres choix sociaux pertinents pour les individus que d'être soit paria soit parvenu ? S’insérer dans un monde sans se demander pourquoi ? Pour connaître le succès, pour obtenir des revenus, pour atteindre le bien-être, pour être reconnu comme “modernes” entre les nations et les peuples, la recette n'est-elle pas de prendre l’attitude du parvenu, ce que réclame la modernité aujourd'hui ? Quant à l'attitude qui consiste à refuser l’assimilation, tout en se soûlant de rêves et d’activismes fondamentalistes ou en grognant dans son coin contre la marche de ce monde (moderne) qui ne respecte par nos talents et où nous n’aboutissons à rien, n’est-ce pas l’attitude du paria ? ».

    Nous devons tous nous assimiler…

    Si les Juifs en voie d'assimilation au XIXe siècle ont été confrontés à ce dilemme — vais-je opter pour la voie du paria ou pour la voie du parvenu ? — aujourd'hui tous les hommes, indépendamment de leur ethnie ou de leur religion sont face à la même problématique : se noyer dans le flux de la modernité ou se marginaliser. Hannah Arendt, en proposant les portraits de Rahel Varnhagen, Benjamin Disraeli ou Rosa Luxemburg, opte pour le “Deviens ce que tu es !” de nietzschéenne mémoire [maxime reprise à Pindare]. Les figures, que Hannah Arendt met en exergue, refusent de choisir l’un ou l’autre des modèles que propose (et impose subrepticement) la modernité. Ils choisissent d’être eux-mêmes, ce qui exige d’eux une forte détermination (Entschlossenheit). Ces hommes et ces femmes restent fidèles à leur option première, une option qu’ils ont librement choisie et déterminée. Mais ils ne tournent pas le dos au monde (le paria !) et n’acceptent pas les carrières dites “normales” (le parvenu !). Ils refusent d’appartenir à une école, à un “isme” (comme Hannah Arendt, par ex., ne se fera jamais “féministe”). En indiquant cette voie, Hannah Arendt reconnaît sa dette envers son maître Heidegger, et l’exprime dans sa laudatio, prononcée pour le 80ème anniversaire du philosophe de la Forêt Noire. Heidegger, dit-elle, n’a jamais eu d’école (à sa dévotion) et n'a jamais été le gourou d’un “isme”. Ce dégagement des meilleurs hors de la cangue des ismes permet de maintenir, en jachère ou sous le boisseau, la “Lumière de la liberté”.

    ► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°42, 1999.

    1 : La Tradition cachée : Le juif comme paria, HA, trad. S. Courtine-Denamy, C. Bourgois, 1987 ; rééd. 10/18, 1997.

    2 : Rahel Varnhagen : La vie d'une Juive allemande à l'époque du romantisme, HA, trad. H. Plard, Paris, Tierce, 1986 ; rééd. Presses-Pocket, 1994 (Rahel Varnhagen : The Life of a Jewess, 1958).

    Courte bibliographie :

    • Les Origines du Totalitarisme (1951) suivi de Eichmann à Jérusalem (1963), Gallimard / Quarto, 2002
    • La Crise de la culture (1961), trad. P. Lévy (dir.), Gallimard / Folio, 1989 [recension]
    • Essai sur la révolution (1963), trad. M. Chrestien, Gallimard / Tel, 1985 [recension]
    • Condition de l’homme moderne (1958), trad. G. Fradier, Presses-Pocket, 1988
    • Qu’est-ce que la politique ?, trad. S. Courtine-Denamy, Seuil, 1995
    • La vie de l’esprit, trad. L. Lotringer, PUF, 2005
    • Juger, trad. M. Revault d'Allonnes, Seuil, 2003

    http://www.archiveseroe.eu/arendt-a117920760

  • Le krach de l’art officiel mondial

    C’est un véritable événement dans le monde de l’art : le graveur et essayiste Aude de Kerros a pu exprimer dans les médias dominants ses critiques de fond sur l’art contemporain, « l’AC ». Tour à tour Les Echos, Le Monde et la télévision lui ont donné l’occasion de démonter les faux-semblants du « Financial Art ».


    Dans l’émission « Paris-Berlin » sur ARTE, Aude de Kerros a défendu l’art véritable contre l’art officiel mondial imposé par le ministère de la culture et le pseudo-art contemporain ne reposant que sur des notions mercantiles. Aude de Kerros a fait mouche face à la journaliste du Point Judith Benhamou subjuguée, elle, par la seule valeur marchande des oeuvres. Polémia a déjà fait découvrir à ses lecteurs le dernier livre d’Aude de Kerros L’Art caché/Les Dissidents de l’art contemporain :
    http://www.polemia.com/article.php?id=1628

    Il nous a paru utile de revenir sur le sujet en publiant la remarquable communication prononcée par Aude de Kerros, le 25 mars dernier, à l’Académie des Beaux-Arts sur « L’Art et la “Très Grande Crise” ». Nos lecteurs y verront que le krach financier se double d’un krach de l’art contemporain dont la valeur s’est établie de la même manière que celle des actifs toxiques.

    Ci-dessous la conclusion de cette communication et, en pdf, l’intégralité de l’intervention à l’adresse suivante :
    http://www.polemia.com/pdf/ConfKerrosK.pdf

    Polémia
    23/04/2009

    Ainsi commence la Très Grande Crise…
    Nous arrivons au dénouement…

    Le XIXe s’achève en 1914 par la Première Guerre mondiale. Le XXe siècle s’achève en septembre 2008 par une crise qui touche toute la planète.

    En 1960 avait commencé un système inconnu jusque-là dans le domaine des arts : une avant-garde parmi d’autres avait été choisie pour servir une stratégie politique aux enjeux majeurs. Pour la première fois ce fut possible, sans que cela soit perçu comme une violence.
    Grâce à la vertu des mass médias de créer par le spectacle une « réalité » et, par le seul fait de la montrer, d’effacer tous les autres aspects du réel, et grâce, surtout, à la création financière de la valeur appuyée sur des réseaux, l’Art contemporain, l’AC, s’imposa comme art officiel mondial.
    Les théoriciens de « l’englobant » affirment que l’AC est le seul art de notre temps parce qu’unique reflet de la réalité sociale et économique. Toute autre expression artistique est ravalée au rang méprisable de « pastiche » ; le refuser fait de vous un « réactionnaire ». Ce faisant, les théoriciens occultent la ruse du vainqueur et avalisent la loi du plus fort. Posons-nous la question, l’art légitime est-il celui du vainqueur ?
    Ici, en l’occurrence : l’Art imposé par un marché financier ?

    En 2008 nous assistons à l’effondrement des produits dérivés entraînant l’effondrement du marché de l’AC qui apparaît clairement comme un « financial art ». La lumière dans tous les esprits se fait, car l’usage de l’argent est universel. Lorsque l’on comprend que le mécanisme financier caché derrière les oeuvres les plus nulles ressemble en tous points à ceux des produits dérivés, on a enfin percé le mystère de la fabrication de la valeur de l’AC. On comprend aussi la différence de nature entre « art » et « art contemporain ».
    Ce qui était si impossible à voir en raison de la manipulation sémantique du mot « art » s’aperçoit enfin grâce à la crise. Les valeurs qui se fabriquent en réseau s’effondrent avec les réseaux. Et « l’aura » qui entourait les objets les plus chers du monde s’éteint avec la disparition de la cote.
    Tout un chacun, quelle que soit sa nationalité ou sa fortune, fait aujourd’hui l’expérience existentielle de ce que la finance ne dit pas la valeur. L’arbitraire et l’absurde sont mortels ; chacun pour survivre doit garder l’autonomie de son jugement et trouver d’autres critères d’évaluation.

    Le deuxième pilier, entendons par là la technologie des mass médias, qui avait permis en 1960 de créer un art contemporain international d’un coup de baguette magique s’effondre aussi. Ils ont engendré un méchant petit canard incontrôlable : Internet.

    Nous n’avions rien su pendant les années 1950 des folies du maccarthysme ni en 1990 des guerres culturelles en Amérique ; nous n’avions rien su du marasme culturel américain dans ces mêmes années ; aujourd’hui de telles occultations de la réalité sont impossibles. Je donnerai un exemple qui concerne la semaine dernière :

    M. Pinault organise chez Christie’s, dont il est propriétaire, une vente des artistes « les plus chers du monde », présents dans ses collections. Après la vente Saint-Laurent, il convoque le monde entier et choisit Paris. Une vente de ce genre serait vue à Londres ou à New York comme une provocation, même par les médias.
    Il adopte la formule « vente de charité » pour que tout le monde comprenne que ce ne sont pas les collectionneurs qui se débarrassent de leurs collections mais les artistes, en grands humanitaires, qui en font le don pour la recherche sur le cancer.
    Il convie tous les collectionneurs à donner le spectacle d’un art contemporain bien portant. La vente a eu lieu le 17 mars dernier. Les mauvais résultats, publiés par Christie’s, ne font l’objet d’aucune information ou analyse dans les grands médias. Internet, par les blogs, se charge du commentaire : les masses médias sont encore maîtresses du spectacle mais plus autant de son interprétation.

    Nous savons maintenant que le marché de l’Art contemporain est très mal en point, alors que le marché de l’art ancien et moderne, quand les oeuvres sont bonnes, se porte de mieux en mieux, si l’on en croit la vente Berger.

    Que se passe-t-il en France en 2009 ?

    Au premier abord tout semble plus tranquille qu’ailleurs. Le marché de l’art contemporain ne s’effondre pas en France, les artistes français n’ayant pas été cooptés par les réseaux financiers. Même M. Pinault n’achetait pas d’artistes « vivant et travaillant à Paris ». La crise pour les artistes français sévit depuis très longtemps, sauf pour ceux que le ministère a abrités et souvent fonctionnarisés grâce à des emplois de professeur ou d’agent culturel.
    En revanche, il y a une incidence indirecte de la crise sur nos fonctionnaires qui dirigent la création : en effet, leurs choix calés sur les tendances de New York sont remis en cause ; ils sont désorientés par l’effondrement de ce qui fut leur unique référence.
    Par ailleurs, l’omniprésence de l’art officiel est devenue trop visible et pesante ces derniers mois et mal supportée par le public.
    Alors que les Etats-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne, la Chine, le Japon défendent ouvertement leurs artistes, à Paris tous les hauts lieux de la consécration – le Louvre, Versailles, le Grand Palais – portent en apothéose « les oeuvres les plus chères du monde » : les hochets en or des « global collectors », selon l’appellation de Judith Benhamou.
    Pour donner le change aux protestations des artistes français ainsi méprisés, nos fonctionnaires de l’art améliorent convulsivement leur splendide utopie. Citons :

    – les 15 mesures pour l’art contemporain déclarées par le ministre lors de la FIAC en octobre 2008 ;
    – le projet d’ouverture du Palais de Tokyo n° 2 pour « gérer » les artistes en milieu de carrière ;
    – leur obstination sans faille à ne retenir que la tendance conceptuelle et à nier toute peinture, sculpture, gravure. Ainsi en sera-t-il à la « Force de l’Art » qui va s’ouvrir au Grand Palais, exposition conçue comme une vitrine de l’art en France. Mais…

    Le développement de l’art officiel crée de la dissidence.

    Le sociologue de l’art Raimundo Strassoldo, ayant fait des études comparatives de la critique cultivée de l’art contemporain dans le monde, note qu’en raison d’un art officiel dur la France a produit un corpus exceptionnel et unique d’analyses et critiques, réunissant sociologues, historiens de l’art, artistes, économistes, philosophes, écrivains de tous horizons idéologiques.
    Si les grands médias relaient le moins possible le débat sur l’art depuis trente ans, ils subissent aujourd’hui la pression très forte d’Internet et des blogs. Combien de temps pourront-ils ignorer la dissidence sans être pris en flagrant délit d’occultation ?

    Le débat sur l’art est en France à la fois intense et souterrain… si l’on met à part sa courte apparition dans les grands médias entre novembre 1996 et mai 1997. Depuis trente ans, seuls trois noms ont été admis sur la scène médiatique : Clair, Fumaroli et Domecq, ce qui fit peser très lourd sur eux la tâche et donna l’impression qu’ils étaient isolés.

    Il n’en est rien, la dissidence en France est un courant majeur :

    – Pierre Souchaud, directeur d’Artension, a rendu compte, dans des conditions très difficiles, de toutes les facettes de ce débat dans le magazine pendant trente ans ;
    – De façon savante, la revue Ecritique, animée par François Dérivery, Francis Parent, Michel Dupré, a fait à la fois un travail d’analyse et d’histoire sur l’époque, et ce avec une totale et héroïque indépendance ;
    – La revue Le Débat, de Gallimard, dirigée par Marcel Gauchet, ose depuis de nombreuses années exposer tous les points de vue du débat ;
    – Ce fut aussi le cas de Krisis, dirigé par un anticonformiste majeur, Alain de Benoist.

    Vers 2002, les artistes relevant des arts visuels découvrent Photoshop, la révolution de l’image sur Internet. Ils adoptent ce mode de communication et accèdent ainsi à l’information et au débat sur l’art :

    – Le premier blog ayant de très nombreuses visites et des échanges de haut niveau date de 2002. Il a été créé par le peintre Marie Sallantin et quelques autres peintres. C’est « Face à l’Art » ; le problème de l’exclusion totalitaire de la peinture y est clairement posé et exposé ;
    – Un autre blog les rejoint, « La Peau de l’ours », animé par une association d’artistes liés à des amateurs ; Philippe Rillon commente et décrypte, avec beaucoup de réactivité, les événements qui intéressent l’art ;
    – Rémy Aron, président de la Maison des artistes, crée un blog en 2007 qui informe et relie 40.000 artistes ;
    – Le blog « Débat Art contemporain », créé par Michel de Caso, se consacre à un travail d’information de haut niveau sur les péripéties du débat. Il effectue aussi un travail d’archives dans « Dissidents Art contemporain » où il expose l’exceptionnelle bibliographie de Laurent Danchin, rassemblant tous les écrits de la critique cultivée de l’AC et de l’art depuis trente ans. Cette bibliographie est régulièrement mise à jour et utilisée par des universitaires du monde entier. La réalité non médiatique apparaît avec toutes ses références ;
    – Le « blog du dessin du 21e siècle », mené par Serghey Litvin Manoliou, poursuit à la fois l’analyse du fonctionnement des marchés de l’AC et la recherche de solutions alternatives ; il y expose aussi le monde caché du dessin. Animé par le désir de reconstruire sur les ruines du marché, il fonde la Foire internationale du dessin dont on verra la première manifestation à la fin de la semaine, rue de Turenne ;
    – Dans « Chroniques culturelles », Carla van der Rhoe, docteur en histoire de l’art, défend du haut de ses talons aiguille, de ses trente ans et de sa blondeur candide, la nécessité de réintroduire les méthodes de l’histoire de l’art dans l’évaluation de la création d’aujourd’hui. Elle défend une nouvelle critique d’art et se risque aussi à une critique, pleine d’esprit, du système. Tous les ténors de l’art officiel la craignent désormais… Leurs déclarations péremptoires sur ce qui est ou n’est pas de l’art sont passés au crible de son humour infaillible ;
    – Le blog de Christine Sourgins, auteur de Mirages de l’art contemporain, fournit un corpus de textes d’analyse critique et savante de l’Art contemporain qui initie le regardeur à sa logique et à ses jeux. Elle s’attache à des cas concrets, des cas d’école, pourrait-on dire.
    – Citons encore « Sophie Taam », de Sophie Taam, MDA 2008 de Lydia Van den Bussch.
    La liste s’allonge tout les jours, les contacts avec l’étranger sont de plus en plus nombreux, le phénomène français fait tache d’huile.

    Ainsi l’épisode sectaire est en voie de prendre fin. Le milieu de l’art se recentre sur les artistes et amateurs, se reconstitue et se rencontre à nouveau. Le débat reprend au point où il a été interrompu : Qu’est-ce que l’art ? Comment avons nous été aliénés ? Existe-t-il des critères d’évaluation des œuvres ? Comment sortir de l’impasse ?

    Un nouveau paysage de l’art apparaît.

    Une image inappropriée a fait obstacle pour décrire la « modernité » en art : celui de la succession des avant-gardes. En réalité, les avant-gardes ne se sont jamais succédé, elles ont toujours été simultanées. L’image qui rendrait mieux compte de la réalité serait celle d’un fleuve se ramifiant en un delta : en effet, à partir du XIXe siècle, le grand fleuve de l’art se divise. A partir de ce moment l’art connaît de multiples courants qui sont là, tous à la fois, tout le long de la fin du XIXe à aujourd’hui. L’épisode « Art contemporain », d’essence conceptuelle, imposé financièrement et médiatiquement, cache mais ne supprime pas cette modernité protéiforme. L’effondrement du marché de l’AC vampirisant à la fois la visibilité médiatique et les moyens financiers fait réapparaître ses multiples courants. Son inventaire et son évaluation sont désormais à l’ordre du jour, ce qui demandera du temps mais aussi le savoir et l’oeil exercé aux longues perspectives des historiens et critiques d’art, écartés par les théoriciens de l’AC. La reconstitution d’un marché de l’art, avec des amateurs n’ayant pas pour finalité principale la transaction financière, suivra.

    Il n’y a plus de capitale de l’art, la place est à prendre.
    Paris pourrait y prétendre… mais tant qu’en France l’Etat et son réseau restent le seul circuit de légitimation et de consécration cela ne sera pas possible. Les raisons sont diverses, la première étant que la réalité artistique montrée par le ministère, attaché exclusivement au conceptualisme, ne correspond pas à la réalité de la création d’aujourd’hui.
    Du temps où le système soviétique existait encore, à la question « Qu’est-ce qu’un ‘dissident’ ? » les Russes répondaient par la formule : « Celui qui dit la vérité », c’est-à-dire celui qui voit le réel et n’adhère pas à l’utopie d’Etat. D’ailleurs, la dissidence française évoquée tout à l’heure ressemble à cela… elle n’énonce pas une nouvelle utopie, ne prône pas un discours politique, philosophique ou esthétique, mais évoque les réalités concrètes et existentielles de la création.
    L’Etat est si omniprésent qu’aucune concurrence privée ne peut lui faire face. Il lui arrive même fréquemment de faire échouer les initiatives qu’il ne contrôle pas : toute entreprise privée qui ne va pas dans le sens de ses choix esthétiques est en mauvaise posture.
    Quel rayonnement ? Quelle aventure artistique ? Quelles découvertes sont-elles possibles dans ces conditions ?
    Le changement est à l’ordre du jour mais ses modalités semblent difficiles à concevoir pour les gouvernants… Que peut faire le Haut Comité piloté par l’Elysée et confié à M. Karmitz ? Il est trop tôt pour le dire mais il a un avantage majeur : Il vaut mieux avoir deux arts officiels plutôt qu’un…

    Alors :
    – Laissons finir de s’effondrer le mur du concept qui nous a privés du sensible et du réel ;
    – Sortons du marécage sémantique ; redevenons maîtres du vocabulaire et, par là même, de notre faculté de penser et de juger ;
    – Distinguons art et culture, art et art contemporain, créativité et création, multiculturalisme et universalité ;
    – Trouvons des critères différents pour juger des démarches différentes : afin de rendre à chaque chose sa légitimité et sa fonction ; en art, évaluons l’accomplissement de la forme qui offre le sens en cadeau. Pour l’AC, estimons l’authenticité de la critique et du questionnement qu’il s’est donné comme finalité car ce que l’on nomme aujourd’hui « Art contemporain » a toujours existé mais sans la prétention totalitaire d’être la seule expression possible. L’art a toujours eu des contrepouvoirs remettant en cause son immense prestige, démarche salutaire nous rappelant que nul ne possède la recette, ni la propriété du bien, du vrai et du beau. Ainsi le comportement transgresseur des philosophes cyniques, le temps récurrent du carnaval dévolu au monde à l’envers, les adeptes des « arts incohérents », de Dada et de Marcel Duchamp ont toujours été contemporains de l’art ;
    – Refusons aussi la fatalité de « l’englobant sociologique » et poursuivons la part intemporelle de l’art ;
    – Retrouvons dans notre travail le sens du transcendant et échappons à ce sacré terrifiant et totémique qui l’a remplacé.

    Jean Clair dit de la modernité : « C’est l’adaptation au temps… ». Une démarche naturelle, en somme, qui n’a pas besoin de théorie mais de pratique.
    C’est peut-être en retrouvant les chemins de la modernité naturelle que nous rendrons à Paris son rayonnement et sa place.

    Intégralité de l’intervention d’Aude de Kerros
    http://www.polemia.com/pdf/ConfKerrosK.pdf

    http://www.polemia.com/le-krach-de-lart-officiel-mondial/