Fatigués de la course au “toujours plus”, ils ont choisi de vivre mieux avec moins. Une nouvelle éthique de vie qu’ils mettent en actes au quotidien. Témoignages.
Qu’on les baptise « décroissants », « créatifs culturels », « consomm’acteurs », que l’on range le mouvement dans un tiroir intitulé « simplicité volontaire » ou « downshifting », peu importe… Car la dynamique est bien là : de plus en plus de personnes, en Amérique du Nord comme en Europe, veulent cesser de se laisser déborder par une vie qui ne leur convient plus.
Pour l’instant, impossible de chiffrer avec exactitude l’ampleur de la vague, mais des instituts d’études en marketing évoquent déjà une « tendance significative et en expansion (1) ». Aux États-Unis, environ 20 % de la population serait concernée, et plus de dix millions d’Européens auraient déjà modifié profondément leur manière de vivre. « On peut parler d’un étouffement des individus dans cette société dévorée par les objets et la technologie », souligne le psychanalyste Jean-Pierre Bigeault.
Prise de conscience et passage à l’acte
Surconsommation, course à la réussite sociale, ravages de la pollution et diminution des ressources… les décroissants font le même constat que beaucoup d’entre nous : leur vie ne tourne pas rond. Mais eux passent à l’acte. Une montée de conscience qu’explique la psychanalyste Luce Janin-Devillars : « Pour endiguer les ravages de la pollution, certains comprennent qu’il y a une noblesse à réparer ce qui peut l’être, à inverser la tendance du jetable pour préserver l’avenir des générations futures. »
Une fois le processus du « désengagement » enclenché, la diminution des besoins matériels est remplacée, peu à peu, par une grande richesse intérieure. Un peu comme si l’espace « dégagé » laissait entrer une autre dimension, spirituelle, presque mystique. Il ne s’agit pas de renouer avec de vieilles traditions contemplatives religieuses, retiré du monde, à la recherche d’un dieu. Cette spiritualité-là, au contraire, va à la rencontre des humains, chacun se sentant partie intégrante d’un tout, et non plus maître arrogant de la planète.
Luce Janin-Devillars en est persuadée : « L’éducation, la socialisation, le vivre avec les autres, le religieux au sens premier de religare, “relier”, sont là pour nous humaniser, nous conduire vers une créativité aussi propre que possible. » En tout cas, c’est ainsi que les décroissants que nous avons rencontrés cherchent un nouvel équilibre. Des fous ou des avant-gardistes ?
Qui sont-ils ?
Les « décroissants »
Ils contestent la société de consommation, réduisent leur pollution, mangent bio. S’y retrouvent écologistes, altermondialistes, déçus de l’action politique… et bien d’autres, d’aucun bord en particulier.
Les consom’acteurs
Des « décroissants » particulièrement impliqués dans la consommation de produits équitables.
Les downshifters (ou « désengagés »).
L’expression existe aux États-Unis depuis 1986. Ils veulent ralentir dans tous les domaines, mais surtout dans le travail.
Les slow food et les slow life
Ils participent, de près ou de loin, au mouvement international, créé en Italie, qui promeut les « vrais » produits, la « vraie » nourriture, la convivialité, en opposition à la fast food et à la fast life.
Et aussi…
Le Mouvement de la simplicité volontaire lancé par Duane Elgin, essayiste canadien ; les No Logo, qui refusent le diktat des marques et de la publicité ; les Soho-Solos, qui travaillent seuls ou en toutes petites unités.
Témoignages: “nos amis se fichaient de nous. Maintenant, ils nous envient“
Francis, 41 ans, marié, deux enfants. Lui et sa femme ont quitté Paris il y a quinze ans pour vivre en lisière de la forêt de Fontainebleau, dans une maison construite de ses mains.
« On a longtemps vécu à Paris. On y a fait nos études aux Arts déco. En 1991, je me suis installé ici quatre jours par semaine, dans une cabane construite par mon grand-père, au milieu du jardin. Mes parents venaient de mourir d’un cancer, à peine âgés de 50 ans, à quatre ans d’intervalle. Les voir mourir comme ça… On ne pouvait plus envisager notre vie de la même façon. Passer son temps à travailler, comme eux, ne pas profiter de la nature, de la vie… Charlotte est venue me rejoindre. Tous nos amis se fichaient de nous !
J’ai commencé à travailler le bois. Puis, après la naissance de nos filles, l’idée d’une maison en rondins s’est imposée : des matériaux naturels ne nécessitant aucune énergie, 100 % recyclables, une isolation naturelle parfaite. Je l’ai construite en deux ans. Ce choix correspond absolument à nos désirs de simplicité, d’harmonie, de protection de l’environnement. Nous élevons nos enfants dans cet esprit : respect de la nature, vie avec les saisons, pas de gaspillage…
Je construis une cuve et un bassin de récupération de l’eau de pluie. On pratique beaucoup le voisinage : je te donne des tomates, tu me prêtes la main. Financièrement, ce n’est pas toujours facile. Charlotte est free-lance pour des magazines, je cultive des légumes… Mais on est tellement plus heureux ! Le plus marrant, c’est que nos amis qui nous prenaient pour des dingues nous envient et nous demandent des conseils pour en faire autant ! »
Sans mes enfants, je serais prête à lâcher encore plus
Laurence, 43 ans, mariée, trois enfants. Ex-architecte, elle a créé une boutique de design écologique et équitable en région parisienne.
« Je suis de nature révoltée. Enfant, je voulais être avocate, chirurgien, sauver des vies. Je suis devenue architecte, pour créer de beaux endroits pour les gens. Mais la quarantaine arrivant, rien ne me convenait plus : ni notre mode de vie, ni mon boulot. Surtout, l’environnement me posait une grande question : qu’est-ce que nous allions laisser à nos enfants ? Tout ce gaspillage, ce déséquilibre…
La mort de mes parents, à très peu de temps d’intervalle, m’a mise debout. J’ai compris qu’ils s’étaient épuisés à travailler. Il n’y avait plus de temps à perdre. Il nous a fallu deux ans pour concrétiser notre projet : vivre ailleurs, autrement, changer d’activité professionnelle.
Le premier pas a été l’achat de notre espace au sein de ce que l’on appelle “l’usine”, à Ivry-sur-Seine, en région parisienne. Aujourd’hui, elle est devenue un lieu de vie en commun, où nous habitons à une quinzaine de familles, partageant le jardin, des objets, des repas…
Ensuite, j’ai arrêté l’architecture et ouvert ma boutique de design écologique. On a revu nos dépenses à la baisse, on recycle, on bricole. Sans mes enfants, je serais prête à lâcher encore plus, y compris ma maison. A vivre de très peu. A renoncer vraiment à “l’avoir” pour laisser la place à “l’être”. On me dit souvent que mon magasin, c’est un truc de bobos, de privilégiés… je m’en fiche. Les comportements, les sociétés ont toujours changé grâce aux classes les plus favorisées. Tout le monde doit s’y mettre, on n’a plus le choix… »
Nos ressources ont baissé de 25 %, et alors ?
Robert, 40 ans, marié, trois enfants. Anglais, il a quitté son entreprise d’agroalimentaire pour s’installer dans le Gers et devenir consultant indépendant en marketing.
« En 2001, nous avons décidé de quitter Bristol, en Angleterre, où je travaillais pour une entreprise d’agroalimentaire. Je voulais sortir de la vie d’entreprise dans laquelle j’évoluais depuis quinze ans, reprendre mon activité en main. Je ne supportais plus de vivre dans cet environnement de performance financière, de penser sans cesse au profit des actionnaires… Ma femme est française, nos enfants, bilingues, cela a facilité la décision.
Ma femme a pu intégrer l’Éducation nationale comme professeur d’anglais. Et nous nous sommes installés à dix kilomètres d’Auch, le Sud-Ouest. Nos ressources ont baissé d’environ 25 %, et alors ? Nous avons tellement gagné en contrepartie : du temps pour les enfants, les amis, du plaisir… Je suis plus créatif. Je travaille pour moi, et surtout je maîtrise tout ce que je fais, de A à Z… Ce qui ne veut pas dire que je vois le monde de l’entreprise comme le grand méchant loup : je n’exclus pas d’y entrer de nouveau. Mais je pense qu’il faut envisager d’autres types de relation au travail.
Les Soho-Solos (2) que je côtoie ici ont tous ce même désir de modifier les rapports avec l’entreprise. C’est un vrai mouvement qui s’amorce. »
Je voulais travailler pour vivre et non l’inverse
Marc, 40 ans, marié, deux enfants. Ancien cadre supérieur chez Elf-Aquitaine, il est aujourd’hui enseignant en éthique des affaires à Barcelone.
« A ma sortie de Sup de Co, j’ai été engagé chez Elf- Aquitaine comme cadre supérieur dit “à haut potentiel”, très bien payé. Pourtant, il me manquait quelque chose…
Je voulais m’enrichir intellectuellement, travailler pour vivre et non l’inverse. J’ai démissionné. En même temps, Sybille, ma femme, quittait son travail de directrice commerciale pour commencer un DEA en économie de l’environnement.
J’ai alors repris des études à l’Institut européen des affaires. Nos ressources ont été divisées par deux mais, de nouveau, j’étais libre. A la fin de mon doctorat, j’ai choisi délibérément un poste moins prestigieux que d’autres, à l’université de Barcelone où j’enseigne l’éthique des affaires. Nous vivons très simplement, sans télévision ni radio, avec ce même désir d’être le plus possible en accord avec nous-mêmes, avec notre famille. Depuis quelque temps, j’ai entamé un nouveau processus : me détacher de “l’avoir”, de la reconnaissance sociale flatteuse, pour aller vers “l’être”.
Aujourd’hui, j’essaie même de me détacher du “faire” pour aller encore plus vers “l’être”. Je quitte peu à peu le domaine de la compréhension intellectuelle pour me diriger vers une
plus grande contemplation, une capacité à m’émerveiller de ce que je ne comprends pas, comme les émotions, ou simplement la beauté d’un paysage. Abandonner les “objectifs”, déverrouiller la porte, laisser entrer les “autres”. Auparavant, j’étais à la recherche du bonheur, maintenant, je suis davantage à la recherche de ma vie. »
Notes
1- Trends Research Institute (institut américain de recherche sur les tendances).
2 – Le Soho-Solo est un programme européen destiné à faciliter l’installation des travailleurs indépendants dans les régions de l’Ouest de l’Europe. Site : www.soho-solo.com