Ce soir-là, tu t'étais donné quartier libre à toi-même. Valérie était loin. Tu avais décidé de t'offrir une expérience inédite. Après un trajet discret, tu demandas à ton chauffeur de t'arrêter à proximité de la plage de Saint-Pantaleon-les-Embruns (Charente-Atlantique). Tes deux gardes du corps spécialement choisis pour cette soirée, tu leur fis signe de te suivre à distance, sans rouler des mécaniques ni prendre des airs de héros stressés.
La veillée avait déjà commencé. Retrouvant tout à coup ta souplesse d'antan, tu t'assis en tailleur sans te faire remarquer. En jouant de tes bras et de tes genoux, tu t'appliquas à dissimuler à peu près ton visage, non sans redouter de te faire repérer par ton front. Tu te mis à écouter, à écouter vraiment, à écouter comme tu en avais depuis longtemps perdu l'habitude. N'avais tu pas opté pour une soirée exceptionnelle?
Tu observais aussi, sans en avoir l'air. Les jeunes hommes ne te parurent pas très impressionnants. Ils ne ressemblaient guère aux activistes d'innommables groupuscules que, dans tes jeunes années, tu détestais en les craignant un peu. Et puis, en vérité, la position assise ne se rencontre pas très souvent chez les fachos. Quant aux jeunes filles, tu essayas un instant de te les imaginer avec des tresses blondes et des bouquets dans les mains, faisant les yeux doux à l'oncle Adolf dans sa Mercedes de parade. Mais tu ne parvins pas à te convaincre toi-même. Tu sentis en toi un sursaut de tes neurones, et tu n'en fus pas mécontent.
Et puis, il y avait les textes. Une page que spontanément tu n'aurais pas attribuée à Proudhon. Du Bernanos qui ne te donna pas l'urticaire que tu prévoyais. Et surtout, surtout, une de ces proses contemplatives et somptueuses que certains de tes amis ne pardonnent pas à Jaurès d'avoir commises et jamais reniées.
Alors se produisit l'improbable. Saisi par les couleurs du couchant, intrigué par tous ces visages, emporté par les rythmes jauressiens qui s'alliaient à la rumeur des vagues, bercé par les voix des jeunes filles qui près de toi chantaient plutôt juste, tu te dis soudain que l'idée de transcendance valait bien, après tout, la danse en transes ou les trans en danse.
À la fin de la veillée, tu te dirigeas vers Gaultier, lui serras la main, ne lui laissas pas le temps de dire un mot et lui susurras : "La reprise, elle est là. Je veux dire : la reprise du dialogue. Une fois rentré à Paris, téléphonez à l'Elysée. Il faut qu'on parle, vous et moi."
Tu t'éclipsas. Personne ne put surmonter sa stupeur pour faire un geste ou dire un mot. Toi, tu venais de t'étonner toi-même. Tu ressentais une impression curieuse, pas désagréable mais curieuse. Tu n'avais agi ni par intérêt ni par peur ni pour que Valérie te fichât la paix. Tu te dis à toi-même : " Moi, Président", et ces deux mots n'avaient pas besoin d'être répétés pour te procurer une satisfaction d'un type tout nouveau.
Ah, ah, ah ! Non, mon François, ne panique pas, Cornegidouille ! C'est juste un cauchemar que j'ai fait pendant mes vacances. Le cauchemar d'une nuit d'été, si tu vois ce que je veux dire, Cornefinance! Ça m'amusait de te le raconter.
Allez, on se rassure, on revient à la réalité. Courage, Tyrannichou, ça peut prendre du temps, tout de même, de déconstruire un vieux pays comme la France, bougre de merdre! Mais tu tiens le bon bout. Bonne rentrée, Dictatounet! Et ne me déçois pas, Cornephysique !
Le Père Ubu http://www.printempsfrancais.fr/3624/une-etonnante-nuit-dete-11/