Postmoderne : le mot est dans toutes les bouches. Mais personne ne sait exactement de quoi il s'agit. La chose, cependant, existe. On peut même en faire la preuve empirique : quand, autour de nous (voire à l'intérieur de nous-mêmes), d’innombrables indices amènent nos contemporains, sans s'être donné le mot, à qualifier unanimement de “postmodernes” certains phénomènes ou messages, il faut bien qu'il y ait anguille sous roche. Que cette étiquette soit flatteuse pour les uns, péjorative pour les autres, ne change rien à l'affaire. À l'évidence, quelque chose se trame autour de nous. Cela croît, s'amplifie, s'enfle en permanence. Mais, faute de recul, nous n'en percevons que vaguement les contours.
Évoquant, sur le mode badin, les onze années de sa présidence de l'université de Munich, Nikolaus Lobkowicz (Communio, éd. all., n°4/1986, pp. 352 ss.) a bien cerné les difficultés auxquelles se heurte toute première approche de l'irradiation postmoderne :
« Sans cesse me revenait à l'esprit la remarque pénétrante de A. Santos qui affirmait que les contemporains ne sont jamais capables de juger leur époque puisque tout dépend de ce qu'elle produit. On agit en fonction de telle ou telle expérience passée, de tel ou tel principe qui, en général, n'a rien d'évident, d'après certaines idées sur les périls qui nous guettent et nos possibilités. Si ces périls ne mènent pas à la catastrophe, l'historien de l'avenir sera tenté de dire que nous avons exagéré. Si au contraire les possibilités ne s'actualisent pas, on nous accusera d'aveuglement. Nous vivons dans un demi-jour, et si d'aventure nous trouvons notre chemin, c'est par instinct plus que par raison. Voilà un argument de taille contre l'idée selon laquelle nous vivons à une époque éclairée ».
Je n'ai, bien entendu, cité ces quelques brins de sagesse que pour mieux me jeter à l'eau. D'autant que l'on s'apercevra (le lecteur me pardonnera cette troisième métaphore) que dans un premier temps, au moins sur une partie du parcours, nous évoluons en terrain sûr. Je m'explique : il me semble que sur cette “postmodernité” aux contours si incertains, on peut s'accorder sur 3 points, que j'indiquerai. Nous tenterons ensuite de dégager, sur un sujet si déroutant, 3 grands axes d'interprétation dont on commence déjà à percevoir les linéaments. Une dernière foulée nous ramènera sur la terré ferme et nous présenterons un jeune éditeur et un jeune auteur qui nous paraissent incarner la “postmodernité”.
C'est appliqué à l'architecture que le terme “postmoderne” s'est sans doute révélé à la plupart d'entre nous. Et ce n'est pas un hasard si c'est dans ce domaine-là que l'expression s'est rapidement imposée : on ergote moins volontiers sur une construction ou un problème d'urbanisme que sur la poésie ou la théologie : en architecture, l'objet du débat est une réalité optique évidente, et la postmodernité n'y est pas difficile à repérer : c'est une révolte contre l'architecture “fonctionnaliste” genre Bauhaus. Certes, les architectes postmodernes ont, eux aussi, pour principe que le style doit découler de la fonction de l'édifice à bâtir (“form follows function”, dit-on). Mais ils donnent au mot “fonction” un sens plus vaste. Un couloir, par ex., n'a pas simplement pour “fonction” de permettre à 2 personnes de se croiser sans se gêner (ce serait plutôt la fonction d'un mètre !) : un couloir ne doit pas donner une sensation d'oppression.
L'homme est plus que ses besoins physiques : ses besoins psychiques sont l'autre face de la “fonction” que doit remplir une construction, et c'est pourquoi l'architecte postmoderne se permet d'équilibrer la gravité d'un ensemble par des éléments articulants, nullement indispensable sur le plan technique. Et comme l'homme n'est pas seulement un homo faber mais également un homo ludens, des architectes comme Bofil, Krier, Charles Moore ou Watanabe ne négligent pas d'embellir leurs œuvres d'ornements “superflus” mais qui en rehaussent l'aspect : Ils se permettent, très naturellement, des emprunts : ici une colonnade grecque ou une corniche à la Palladio, là un axe médian d'allure princière qui rehausse la vie, l'élevant vers la joie ou le tragique. En architecture, la postmodernité est une geste libératrice qui rompt avec la sclérose du dogmatisme et de l'unilatéral. L'est-elle dans les autres domaines ?
À l'évidence, la “postmodernité” a une parenté française. C'est le second point. Et une certitude : quel que soit le volet de la postmodernité à l'étude, on rencontre à chaque pas soit des racines françaises, soit dés impulsions venues d'ailleurs mais retransmises par la France. Celle-ci, qui paraissait définitivement vouée au nombrilisme. assume, depuis quelques dizaines d'années, le rôle qui fut si longtemps celui de l'Allemagne : celui du penseur qui va jusqu'au bout des idées, celui du grand initiateur, du grand séducteur dans les choses de l'esprit et de la culture, celui du grand explorateur de nouveaux rivages.
Si les grands débats inaugurés par Nietzsche et Heidegger ne se sont pas enlisés, c'est grâce aux philosophes français. Au point qu'aujourd'hui, lorsque nos philosophes allemands crispés se prêtent à un débat avec leurs homologues français, ils ont le ridicule (et pour cause) de désavouer (parce que “fascistoïde”) un héritage intellectuel allemand redécouvert et réactivé... à Paris. Le complexe d'infériorité suscité par ce hiatus intellectuel dans les rangs du mandarinat ouest-allemand se répercute bien entendu sur l'attitude adoptée face au phénomène postmoderne. Les combats d'arrière-garde de nos mandarins ont fatalement tendance à n'être que la continuation, sous de nouveaux oripeaux, de la vieille imprécation fielleuse contre le “Franzos' mit der roten hos'” (“Le Français à culotte pourpre” : allusion au pantalon de l'uniforme français de la guerre de 1870 et du début de la Première Guerre mondiale. NDT). Même les polémiques d'une certaines tenue intellectuelle n'en sont pas tout à fait exemptes (voir par ex. l'essai de Klaus Laermann, germaniste de l'université libre de Berlin et appartenant à cette génération d'après-guerre non astreinte au service militaire : « Lacancan et Derridada : La francolâtrie dans les disciplines de l'esprit », in Kursbuch n°84, mars 1986, pp. 34 ss.).
Le troisième fait, incontestable lui aussi, est que l'ennemi visé par l'explosion volcanique de la postmodernité est facilement identifiable. Sur ce point, le consensus des esprits malicieux est renforcé par la fureur de leurs victimes. L'ennemi, c'est la “deuxième Aufklärung”, c'est-à-dire ce curieux mouvement réactionnaire qui croyait, et croit toujours, que l'on peut colmater les brèches que Georges Sorel, Nietzsche et consorts ont ouvertes dans la muraille des utopies. La “modernité”, dont se détourne le courant postmoderne, est un amalgame idéologique à l'échelle planétaire même s'il varie selon des pays ou les régions. On y rencontre au premier plan des attitudes mentales et des comportements apparemment incompatibles : un matérialisme historique édulcoré par la psychanalyse, qui remplace la lutte des classes par la lutte contre certains types de mentalité ; un discours sur la liberté et l'émancipation sans limites ; le culte de l'individu-roi et de l'ego qui ne s'embarrasse pas de devoirs vis à vis d'impératifs supérieurs.
Les idéologies n'ont jamais été affaire de logique. Il leur faut d'autres liants. Exemple : l'intérêt collectif des milieux qui se sont ralliés à cet Eintopf idéologique et forment une sorte d'internationale soudée. Ou encore le confort intellectuel du repli stratégique sur une éthique de l'intention pure qui n'engage bien entendu à rien et dispense de l'épreuve des faits. Et dans la mesure où l'on peut parler d'une assise “philosophique” de tout cela, ce n'est qu'un égalitarisme qui mesure toute réalité à l'aune de l'unidimensionnel et se réclame d'un universalisme inspiré tantôt de Spinoza tantôt de saint Thomas. Le résultat de ce réductionnisme est une pensée monolinéaire qui prétend expliquer logiquement le monde et résoudre ainsi tous les problèmes. Et lorsque le coup de baguette magique se révèle inopérant, le missionnaire vient à la rescousse, fort de la conviction d'être moralement infiniment supérieur aux “non éclairés”. Le lecteur me pardonnera cette définition en raccourci de la modernité : il en connaît déjà les divers ingrédients et peut donc les retrouver lui-même dans le tableau que j'ai brossé.
L'adversaire a senti le danger. Il existe des revues (et pas seulement le Kursbuch cité plus haut) dont le seul souci, depuis plusieurs années, est de démontrer que l'abandon de la modernité ne doit pas, ne peut pas et ne va pas avoir lieu. Instituts universitaires et organismes privés s'occupent à mettre sur fichier et (noblesse oblige) sur ordinateur les argumentaires, les personnes, les revues et publications d'un “tournant” imaginaire. Quant à l'héritier, aussi teigneux que stérile, des pères défunts de la “deuxième Aufklärung” (celle de Francfort et d'ailleurs), je veux parler de Jürgen Habermas, il consacre toute son éloquence à mettre en garde un public de plus en plus clairsemé contre le flot paresseux de la postmodernité, en laquelle il aperçoit la fin de la liberté, de la démocratie... et surtout de l'Occident (la Deutsche Forschungsgemeinschaft vient de décerner à Habermas l'un des prix du “Programme Gottfried Wilhelm Leibniz”. Commentaire de la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 16 juillet 1986 : « Les lauréats peuvent, sans débours bureaucratiques, disposer en toute liberté de crédits de recherche pouvant atteindre les 9 millions de Francs »).
Pour rendre compte de but en blanc du phénomène postmoderne, l'image de l'éruption volcanique est plus heureuse que celle de la nuée radio-active : le courant postmoderne apparaît effectivement comme le surgissement irrésistible de ce qui tendait à la surface, de ce qui ne pouvait plus être contenu. L'édifice intellectuel qu'il met en miettes n'avait plus rien à voir avec le réel, menaçait même de devenir invivable. Or, le flot de lave compacte qui déferle du cratère béant charrie nonchalamment les éléments les plus hétéroclites : des suiveurs, qui se satisfont, comme toujours, de quelques bouchées happées ici et là ; des charlatans, toujours présents là où l'on découvre que l'homme est plus compliqué que l'on croyait ; des opportunistes, habiles à convertir en un tour de main les idées nouvelles en jargon négociable sur le marché de l'esprit. Mais les pires sont peut-être ces enthousiastes sincères qui ne s'aperçoivent pas qu'un cœur débordant a, plus qu'un autre, besoin de rigueur dans l'expression. Ce n'est pas parce qu'on lutte contre la phraséologie moderniste, superficielle et coincée, qu'on va ouvrir toutes grandes les portes au bavardage, fût-il fleuri ! Que Cioran, Clément Rosset et autres maîtres de la mise-en-forme précise de l'informel nous soient témoins !
Cependant (à la guerre comme à la guerre), ceux qui cherchent à empêcher la déconfiture de la modernité se ruent avec délice sur l'équipage il est vrai bigarré de la postmodernité. Voilà même qu'ils agitent un scalp : celui de Dietmar Kamper, sociologue de l'université libre de Berlin, dont la faconde est effectivement une aubaine pour le caricaturiste : son discours abstrus et alambiqué n'a rien à envier au charabia professionnel des pires épigones de Theodor Adorno, et si l'on feuillette les revues qui s'intitulent “postmodernes” (par ex. Konkursbuch, revue de critique de la raison, ou Tumult, revue des sciences de la communication), on est sans cesse tiraillé entre des fantaisies nombrilistes et un discours pertinent sur des observations justes. Mais ce sont là les phénomènes habituels qui accompagnent tous les changements importants. Si, en l'occurrence, ils sont plus voyants, c'est peut-être parce que le tournant en question n'obéit pas à une discipline mais insuffle un peu d'air frais dans une atmosphère irrespirable et défriche de nouveaux espaces de liberté.
Bien sûr, la définition du phénomène “postmoderne” tentée ici est elle-même affaire de perspective. L'auteur de ces lignes a été marqué par la Révolution conservatrice, premier courant intellectuel à avoir eu le courage de dire que ce qu'on appelle la “modernité” n'a en fait rien de moderne et qu'elle est au contraire un réchauffé d'Aufklärung (dans ses 2 variantes : la rationaliste et la sensualiste). Car ce qui fait la nouveauté de notre époque, à savoir la technique et l'industrialisation, n'a jamais été saisi dans son essence, encore moins maîtrisé, par la deuxième Aufklärung. La Révolution conservatrice s'est efforcée de dépasser les abstractions niveleuses de la modernité pour dégager une vision réaliste de l'homme et du monde dans sa complexité, en essayant de faire prendre conscience des conséquences concrètes qui en découlaient.
Certes, un tel positionnement pourrait facilement porter à la condescendance à l'égard de la postmodernité : on a parfois l'impression d'être un guide de haute montagne qui, après avoir péniblement taillé à grands coups de piolet des marches dans la paroi, verrait les touristes à souliers plats gravir lestement la pente en se jouant de la pesanteur. Je ne cède pas à cette tentation. Je tiens néanmoins à préciser que je ne souhaite pas être confondu avec 2 types de “compagnons de route” : tout d'abord, les “fondamentalistes” qui se contentent de remplacer un unilatéralisme par un autre ; ils ne réalisent pas qu'une vérité devient fausse dès lors que les vérités adjacentes ne sont plus perçues comme telles. Témoins ces “Verts” qui vident de leur substance les idées écologistes en les réduisant à des abstractions, ne perçoivent pas l'imbrication historique de l'homme et de la nature et songent encore moins à assumer les contraintes qu'entraîneraient les actions qu'ils réclament.
Le cas des autres compagnons de route est un peu plus complexe : ce sont, en bref, des gens qui, certes, désavouent les éléments de contrainte de la modernité mais qui en aucun cas ne voudraient renoncer à ses aménités. Il s'agit, pour la plupart, d'intellectuels de la gauche libérale. Suffisamment intelligents pour réaliser la débâcle de leurs idéaux, ils ne voudraient au grand jamais passer pour des “hommes de droite” ou tout autre forme du Mal. Exemple classique : Botho Strauss. Très en vogue actuellement, c'est l'auteur de la bouche duquel le bourgeois timoré s'entend dire des choses qu'il récuserait si elles venaient d'ailleurs. Bien sûr, Botho Strauss sait tenir des propos roboratifs :
« La génération soixante-huitarde l'a encore échappé belle. Elle continue, depuis des décennies, à exercer ses modestes talents intellectuels du haut de chaires confortables... C'est avec de telles formules incantatoires (“maîtriser le réel”) que la raison, acculée, essaie de transformer le foisonnement du vivant en un monde conceptuel vide. Voilà le véritable irrationalisme ! Sa fade prière, dominée par le tintamarre des intellos en rupture de langage, s'affirme pour ainsi dire d'office et ses blocages augmentent en proportion de son zèle. Et, n'ayant rien appris, les éducateurs délaissés par leurs ouailles ânonnent inlassablement le vocabulaire sec et défraîchi d'une analyse critique qui, à chaque répétition, apparaît un peu plus abstraite » (Paare, Passanten).
À la bonne heure. La formule fait mouche. Malheureusement, elle n'aura aucune suite parce que Strauss ne s'en prend qu'aux symptômes. La déroute qu'il nous décrit ne serait-elle, pour lui, qu'un fâcheux accident de parcours ? Croit-il qu'il aurait pu en être autrement ? Botho Strauss a un truc efficace pour éluder ces questions : il truffe son texte de citations, franches ou déguisées, extraites de la littérature universelle (et de la mythologie) : une citation coupée de son contexte a l'avantage qu'on peut à peu près toujours lui faire dire n'importe quoi.
Mais trêve de critiques. Ouvrons tout grands les bras ! Ce n'est pas par fausse modestie de l'auteur de ces lignes rejette toute condescendance à l'égard de la postmodernité : celle-ci a vraiment quelque chose à nous apporter, quelque chose qui nous manque, nous complète et nous féconde. C'est qu'elle a quelque rapport avec le travail de pionnier entrepris par la Révolution conservatrice. Celle-ci fut la première à déclarer la guerre au dogmatisme stérile de ce qu'on appelle “la modernité”. Un tel combat vous marque un homme. Il force à la réserve, à la concentration sur des tâches déterminées. Rien n'y est laissé au hasard, il faut faire l'impasse sur bien des choses, les remettre à “plus tard”. On s'acharne sur l'adversaire et même si, au nom de la plénitude et de la complexité du réel, on se bat contre la grisaille de l'abstraction, un peu de cette grisaille vous colle tout de même à la peau. On panse ses plaies et on fait l'apprentissage de la prudence. Mais le néophyte qui pénètre pour la première fois dans l'arène ignore encore combien de coups il recevra.
Nous avons déjà mentionné dans Criticón (n°85 de janvier-février 1985) un baptême du feu postmoderne : la critique par Gerd Bergfleth de cette pensée terroriste qu'est le cosmopolitisme. Mais il y a plus beau encore que les baptêmes du feu : les surprises que nous réserve l'âge postmoderne. Dans sa virginité et son innocence, la postmodernité nous ouvre de nombreuses échappées et éjecte en pleine lumière ce que l'on n'avait que pressenti, ce que l'on avait oublié, ou voulu oublier.
En Allemagne, l'édition postmoderne atteste une joyeuse diversité. Voici le portrait, rapidement brossé, d'Axel Matthes, directeur des éditions Matthes & Seitz Verlag de Munich. Si nous avons choisi celui-là, c'est parce qu'il passe actuellement pour être l'entreprise la plus intéressante en la matière : snob mais pas trop, sophistiqué mais avec modération, sans peur des compromissions ni des voisinages gênants, du flair et plus d'une surprise dans son sac. Ses livres, enfin, sont de petits délices à un prix abordable. Un coup d'œil sur sa production suscite l'étonnement : Axel Matthes fait tout tout seul, de la conception à l'expédition. L'hebdomadaire Die Zeit (16 août 1985) lui a rendu visite (avant nous) : « ... Sans lecteur ni collaborateur, avec une seule comptable qui vérifie les bilans deux fois par semaine et une productrice free lance, il “sort” quinze livres par an ».
Pourtant, à en croire l'auteur de cet article, Matthes n'a rien d'un homme à bout de souffle :
« Axel Matthes aime parler, et d'abondance, tantôt tourné vers moi, tantôt désignant le plafond, parfois le sol, prenants à témoin la fenêtre ou lui-même. Il y a en lui un peu de l'homme de lettres des cafés du XVIIIe siècle, ou d'un ETA Hoffmann que fascineraient les zones d'ombre des sciences physiques, un peu d'un existentialiste en complet noir, mélancoliquement propulsé dans l'existence, un peu d'un Jésus adepte d'une conception hédoniste de la vie. Il discute avec lui-même, ou plutôt ça discute en lui interminablement. Décidément, cette maison d'édition est un seul et unique monologue, fantastique et romantique... »
Et encore ceci : « Matthes n'édite pas les cuistres. Il n'édite que les auteurs qui prennent le risque de se tromper, pour qui la pensée risquée est un principe de travail, les auteurs chez qui l'écriture et la vie, c'est à dire l'erreur, ne font qu'un ». Ces lignes viennent à point nous rappeler quelle est la cible de la rébellion postmoderne : la pensée linéaire et figée, responsable de la pétrification du monde. Benedikt Erenz, qui a rédigé ce brillant reportage, cite à ce propos quelques phrases de Matthes :
« La contradiction, y compris avec soi-même, l'erreur, sont ce qui importe dans la vie. Et qui l'enrichit. Celui qui ne se contredit jamais est mort. L'erreur n'est pas seulement humaine, elle est l'humain. Seul l'animal ne se trompe jamais... »
Il arrive qu'Axel Matthes prenne la plume. Dans un livre produit par ses soins, il glisse ces quelques réflexions :
« Ce que nous voulons, c'est créer un pôle d'observation possible : non mettre sur pied une théorie complète, capable de contenir tout et n'importe quoi. Ce qui nous plaît, au contraire, c'est ce qui est inclassable, et le fait que cela soit inclassable. Nous valorisons des élans impopulaires, soupapes de sûreté des hommes, des valeurs et des individus. (...) La révolte est le signe d'une rupture avec tout ordre. Elle a plusieurs visages. La révolte est une chose, la façon dont elle s'exprime en est une autre. II y a la révolte de l'homme sans consistance ou du démagogue, qui aggrave encore l'étiolement de l'homme, exaspère son désir de soumission, sa mentalité d'esclave, sa recherche de la chaleur doucereuse du troupeau. Et il y a la révolte de l'individu rebelle. L'hypocrite et l'intrépide ont de la révolte une conception diamétralement opposée. L'Église a expédié aux enfers tous les “grands hommes” : cette “révolte” déplut à Nietzsche. Je proclame la révolte contre tous les discours établis de la révolte ! »
On ne saurait trouver mots plus beaux pour décrire la mentalité postmoderne. De Gerd Bergfleth, qu'il nous faut ici présenter, nous ne savons rien, pas même son âge. Nous savons seulement qu'il est particulièrement bien vu chez Axel Matthes.
Mais l'atmosphère n'est pas tout. Il est faux de croire que les auteurs postmodernes ne sont pas des bûcheurs. L'œuvre principale (à ce jour) de Gerd Bergfleth s'intitule “Théorie du gaspillage” (Theorie der Verschwendung). Il s'agit d'une analyse serrée de la pensée complexe de Georges Bataille (1897-1962), l'un des pères spirituels de la postmodernité… et de Bergfleth. Les livres de Jean Baudrillard, germaniste et sociologue né en 1929, ne sont pas, eux non plus, d'abord facile. Dans le registre des textes édités chez Matthes & Seitz, ils complètent avantageusement ceux de Bergfleth. Baudrillard est le vétéran de 1968 qui a fait passer dans la postmodernité son expérience du front. Le monumental Dictionnaires des philosophes (en 2 tomes volumineux publiés en 1984 par Denis Huisman aux PUF) indique que tous les chefs de file, ou presque, du mouvement de 1968 sont naguère passés entre ses mains. Matthes vient d'éditer la traduction allemande de sa Gauche divine qui retrace méthodiquement la façon dont la gauche française s'est suicidée entre 1977 et 1984 (donc en partie sous François Mitterrand). Cette pénible expérience a laissé chez Baudrillard un traumatisme qu'il partage avec tous les auteurs postmodernes ; il professe pour l'épouvantail appelé “société” un mépris que même un homme de droite normalement constitué n'oserait articuler :
« Le social, l'idée de social, le politique, l'idée de politique, n'ont sans doute jamais été portés que par une fraction minoritaire. Au lieu de concevoir le social comme une sorte de condition originelle, d'état de fait qui englobe tout le reste, de donnée transcendantale a priori, comme on a fait du temps et de l'espace (mais justement, le temps et l'espace ont depuis été relativisés comme code, alors que le social ne l'a jamais été — il s'est au contraire renforcé comme évidence naturelle : tout est devenu social, nous y baignons comme dans un placenta maternel, le socialisme est même venu couronner cela en l'inscrivant comme idéalité future - et tout le monde fait de la sociologie à mort, on explore les moindres péripéties, les moindres nuances du social sans remettre en cause l'axiome même du social) - au lieu de cela il faut demander : qui a produit le social, qui règle ce discours, qui a déployé ce code, fomenté cette simulation universelle ? N'est-ce pas une certaine intelligentsia culturelle, techniciste, rationalisante, humaniste, qui a trouvé là le moyen de penser tout le reste et de l'encadrer dans un concept universel (le seul peut-être), lequel s'est trouvé peu à peu un référentiel grandiose : les masses silencieuses, d'où semble émerger l'essence, rayonner l'énergie inépuisable du social. Mais a-t-on réfléchi que la plupart du temps ni ces fameuses masses, ni les individus ne se vivent comme sociaux, c'est-à-dire dans cet espace perspectif, rationnel, panoptique, qui est celui où se réfléchissent le social et son discours ? »
« Il y a des sociétés sans social, comme il y a des sociétés sans écriture. » L'ex-gauchiste Baudrillard est reconnaissable à ses “phrases à tiroirs” (nous avons souligné nous-mêmes les passages importants). Mais il nous a amenés au point qui nous intéresse : des « sociétés sans social » : cela même qui passionne Bergfleth. Pour comprendre cette nouvelle constellation, il faut s'abstraire du paysage idéologique auquel est habitué l'homme de droit moyen.
Bergfleth a été marqué par son maître Georges Bataille dont l'anthropologie repose sur la distinction entre “production” et “gaspillage”. Selon Bataille, l'activité humaine ne se réduit pas entièrement à des processus de production et de reproduction, et la consommation doit être scindée en 2 domaines distincts. Le premier, réductible, englobe la consommation minimale nécessaire aux individus qui composent une société pour maintenir la vie et assurer la continuation de l'activité productrice... Le second englobe les fonctions dites “improductives” : le luxe, la liturgie funéraire, les guerres, les cultes, la construction d'édifices de prestige, les jeux, le théâtre, les arts, la sexualité perverse (indépendante des fonctions purement reproductrices). Autant d'activités qui, au moins à l'origine, sont à elles mêmes leur propre fin.
Dès lors, l'humanité poursuit 2 objectifs : l'un, négatif, consiste à maintenir la vie (ou à éviter la mort) ; l'autre, positif, consiste à accroître son intensité. Ces 2 objectifs ne sont pas contradictoires. Mais l'intensité ne peut être accrue sans risque, si bien que l'intensité à laquelle aspire la majorité (ou le corps social) est subordonnée au désir de se cramponner à la vie et à ses œuvres...
Cette antithèse intensité/durée, chère à Georges Bataille, nous apparaît le moteur le plus puissant de la pensée postmoderne (l'opposition cioranienne entre l'Être et le Néant apparaît, elle, plus légère). Bergfleth fait sienne cette impulsion et la met en forme à sa manière. Sa “théorie du gaspillage”, telle qu'il l'expose dans Ich gestatte mir die Revolte (“Je m'offre le luxe d'une révolte”, anthologie éditée par Matthes), contient 2 réflexions capitales :
Première réflexion :
« ... Le gaspillage de l'homme par luimême reste possible. Il se distingue essentiellement du gaspillage industriel, chosifié. Dans sa forme la plus générale, l'autogaspillage est identique à la césure car celle-ci n'est rien d'autre que le mouvement de dépassement et de sortie de soi-même. Elle n'est pas un acte philosophique ; elle suppose à chaque fois l'engagement de l'homme total. S'il existait une chose qui s'appelât “l'essence de l'homme”, on pourrait voir dans ce sacrifice une perte d'essence mais l'auto-gaspillage signifie précisément que cette essence est perdue à jamais. C'est parce que l'homme est dénué de fondement qu'il peut transgresser lui-même. En dépit du mythe tout-puissant de la production, les possibilités de ce gaspillage de l'homme par lui-même sont, aujourd'hui encore, immensément riches. Ce sont, pour n'en citer que les formes essentielles : la catégorie des dépenses agonales : compétitions, jeux de toutes sortes ; les formes de l'investissement effectif : rire, pleurer, etc. ; les formes symboliques : la littérature, l'art et la musique ; les formes “excessives” proprement dites : les diverses formes de l'ivresse, de la danse, de l'érotisme, de l'orgie. Enfin et surtout, ce que j'appellerais les formes actuelles du sacré : la révolte, le sacrifice révolutionnaire, la fête de la mort comme vie en train de vivre, s'offrant comme expérience directe. Dans toutes ces formes, je gaspille ce que je suis, non ce que j'ai... »
Seconde réflexion :
« Le gaspillage n'a jamais été charitable, et aucune raison n'est là pour le justifier. L'absence de salut est une autre composante de l'homme, et pas seulement cette absence mais la passion de cette absence. Toute la civilisation humaine montre qu'il existe un besoin inextinguible d'excès et d'émotion, aspiration qui résulte, en définitive, de la conscience de la mort. Sachant qu'il doit mourir, l'homme doit sans cesse se prouver qu'il sait mourir, il doit introduire la mort dans l'existence et tenter l'impossible : réaliser cette absence de fondement qui est dans sa nature. Tout gaspillage est fondé sur cette absence, sur le non-espoir constitutif de l'homme, qui toujours le pousse aux extrêmes. Cependant, la menace extrême est aussi sa possibilité la plus haute et s'il ne recule pas, cette possibilité se mue en une folle béatitude. Aujourd'hui, c'est plutôt le contraire qui semble s'être produit : la mort a cessé d'être une possibilité suprême ; elle est devenue une réalité de masse, et toute une société anxieuse a les yeux fixés sur sa propre survie et celle de l'humanité. Mais la réalité n'est pas la possibilité et la survie n'est pas la vie. La mort, toute puissante sous le règne ensorceleur de la production, est toujours la mort des autres : la mort-production procède d'un refoulement de la mort sans doute sans équivalent dans l'histoire. La seule chose qui n'arrive jamais dans cette subversion presque parfaite, c'est la mort de soi, et si un renouveau de la vie est encore possible, c'est là, au point creux de cette logique, qu'il devra s'amorcer. Si la mort évacuée n'apporte que la mort, il nous faut d'abord apprendre à mourir pour pouvoir vivre. La volonté de survie à tout prix est une catégorie du darwinisme social : elle est suspecte de meurtre. La sécurité n'est pas là où l'on cherche fébrilement la sûreté, elle se trouve là où l'on est assez sûr pour se permettre de la gaspiller. » (Passages soulignés par l'auteur).
Le lecteur n'est pas tenu de souscrire aveuglément à tous les propos de Bergfleth. Il devrait pourtant prêter l'oreille à ce sermon insolite. On se demande souvent : “Que faire de la postmodernité ?” La réponse est simple : après 1945, les conservateurs ont trop misé sur la durée, négligeant l'autre pôle de la vie que Bergfleth nous rappelle avec insistance. “On ne vit pas seulement de pain”. Cette vieille sagesse a été oubliée. C'est la cause de toutes les défaites conservatrices dans notre société de bien-être.
Armin Mohler, éléments n°60, 1986. (tr. fr. : Jean-Louis Pesteil)
http://www.voxnr.com/cc/dt_autres/EFAuZuyEFEbMQYqcAb.shtml
Source : http://vouloir.hautetfort.com/archive/2010/10/index.html