Marie-Anne Frison-Roche est professeur d’université, actuellement professeur titulaire à Sciences Po (Paris). Ses travaux portent principalement sur la régulation mais aussi sur la justice et sur la théorie générale du droit. Elle publiait le 29 décembre sur son blog l'article dont voici des extraits ci-dessous, où elle démontre que les sophistes se sont emparés du droit pour le tordre et lui faire admettre la gestation pour autrui (GPA), en employant le discours de la séduction. Le texte est un peu long, mais il est difficile d'en couper des parties sans nuire à l'articulation de l'argumentation. Pour le lire vraiment in extenso, il vaut mieux aller sur le blog de l'auteur.
[...] "1. La première étape de sophistique juridique a consisté à transformer les auteurs de la violation de la Loi civile et pénale en victimes. Ce ne sont donc pas les agences qui vont saisir les juges mais des personnes désespérées de n'avoir pas d’enfant alors même qu'elles auraient voulu en avoir, après avoir tout essayé, la voie médicale, puis la voie juridique de l'adoption. Ces demandeurs d'enfants, qui se seront comme "résignées" à faire une maternité de substitution vont saisir le juge "en désespoir de cause". Ces requérants vont apparaître aux yeux des juges, mais aussi aux yeux des médias et de l’opinion publique, non pas comme ceux qui violent la Loi (ce qu’ils font pourtant), non pas même comme des esclavagistes, mais comme des victimes, puisque le cas particulier choisi sera celui d’un couple malheureux ne n’avoir pas d’enfant, frappé d’une infertilité due à une maladie sans espoir de guérison. C’est donc avec le visage de victimes que la demande contrariant la position de la Loi va être faite.
Qui voudrait les blesser une nouvelle fois en leur reprochant la violation qu’ils font du Droit, alors qu’ils souffrent déjà tant ? Ceux qui voudraient contrarier une telle demande apparaîtront comme des "sans-coeur" à l'égard d'une pauvre épouse, déjà si éprouvée d'être frappée d'une maladie incurable.
Le thème de la "dureté de coeur" est ainsi introduit pour que le jugement moral s'inverse [...] Grâce à ce premier sophisme juridique, c'est celui qui veut faire obstacle à la convention de GPA qui "manque de cœur" et non plus celui qui y recourt.
C’est ainsi que les époux Mennesson obtiennent gain de cause contre la France par l’arrêt CEDH du 26 juin 2014.
2. La deuxième étape de sophistique juridique a consisté à transformer en allié la principale victime de l’opération. En effet, l’enfant « cédé » est en cela traité comme de la matière première, ce qui est contraire à son droit le plus fondamental, lequel consiste à être toujours traité en « personne ». Retourné comme un gant, l’enfant devient argument et c’est au nom de l’enfant que l’on affirme qu’il a un « droit à » avoir un parent. Faisant toujours parler l’enfant cédé, l’on évoque son innocence et son cas particulier pour obtenir que, malgré le fait qu’il n’a été conçu et mené jusqu’à la naissance que pour cédé à ceux qui l’ont commandé, le lien biologique à l’égard de l’homme qui l’accueille, son père donc, suffit à justifier l’obligation du Droit à reconnaitre la filiation. Qui pourrait reprocher de la malice à un nouveau-né ? En outre, que dire contre la réalité factuelle et première du lien biologique ? C’est la ratio decidendi des 2 arrêts d’Assemblée plénière du 3 juillet 2015.
3. La troisième étape de sophistique juridique a consisté à faire disparaître la mère de l’enfant. Cette troisième étape est à la fois requise et très délicate pour les promoteurs du marché des femmes et des enfants. En effet, par le contrat les agences ont dès le départ obtenu que les mères consentent à renoncer à leur statut de mère vis-à-vis de l’enfant qu’elles remettront à la naissance à ceux qui en ont demandé la fabrication. Mais dans la stratégie globale, du fait même que la victoire précédente a été obtenue grâce à l’argument du « lien biologique » entre l’homme qui a demandé à la fabrication de l’enfant et celui-ci, comment ne pas subir un effet boomerang et échapper à reconnaître que ce qui vaut pour l’un (le père biologique) vaut pour l’autre (la mère biologique qui a porté l’enfant) ?
Le contrat qui a pendant quelques années suffi pour prétendre que la mère n’est rien puisqu’elle a consenti à n’être rien, ne peut plus suffire, en raison même de la victoire dans l’étape précédente de cette avancée méthodique. Il faut donc passer à la quatrième étape. Elle est en train d’être franchie.
4. La quatrième étape de sophistique juridique consiste à faire apparaître le « parent » comme seul acteur, jetant ainsi un voile opaque sur le père et la mère, qui disparaissent. La mère doit disparaître pour de bon, et pas seulement par son consentement. Il faut aller plus vite au but.
La mère est en effet à la fois celle dont on ne peut se passer pour obtenir l’enfant biologique tant désiré et celle dont on voudrait tant qu’elle n’ait jamais existé, à l’instant où l’enfant parait, en sortant de son corps. Pour cela, il faut convaincre les juges et l’opinion publique que les enfants ne viennent pas au monde d’un père et d’une mère mais de deux « parents » qui ont un « projet commun d’enfant ». De cette « coparentalité » nait l’enfant. La façon « matérielle » dont celui-ci vient relèverait finalement d’une affaire de cuisine, intendance dont les agences vont se charger. C’est si bien présenté : l’enfant venant au monde par la seule force de l’amour des personnes qui désirent sa venue, le lien biologique devient alors secondaire, voire indifférent. La Cour européenne des droits de l’homme récuse certes ce discours magique, mais il vient d’être admis par une ordonnance du juge des référés de Nantes du 3 décembre 2015, qui demande à l’Etat français de transcrire une filiation à l’égard de l’épouse du père biologique, du seul fait qu’elle a eu l’intention d’avoir l’enfant. La mère qui a porté l’enfant n’existe plus, n’a jamais existé. Pour mieux la destituer, puisque le contrat n’y suffit pas, on lui trouve une nouvelle appellation : face aux « parents », elle serait devenue la « porteuse », la « donneuse ». Comme l’expression de « donneuse d’enfant » révèlerait que l’enfant est cédé comme une chose, pour blanchir la cession d’humain, l’invention sophistique de vocabulaire la fait appeler : « donneuse de gestation », le corps de la femme se scindant par la magie des mots. Mais le ministère public a fait appel de l’Ordonnance. Comment faire taire le Ministère public ? Il faut passer à la cinquième étape.
5. La cinquième étape de sophistique juridique consiste à faire taire le Droit en le constituant comme « homophobe ». Le sophiste ne cherche pas la contradiction, il cherche à réduire au silence celui qui contrarie son but. Alors que les cas choisis pour être portés en justice et attirer la piété sur les demandeurs d’enfants concernent des couples hétérosexuels frappés par une stérilité médicalement constatée, lorsque des personnes affirment être hostiles à des telles conventions de maternité de substitution, leurs arguments sont discrédités par le discours suivant : les « porteurs de projet d’enfant » sont souvent des couples homosexuels masculins. Du fait de leur type de relations sexuelles, ils sont aussi « comme stériles », puisqu’ils ne peuvent avoir d’enfant. Une fois cela admis, il suffit d’ôter le « comme » : une « stérilité sociale » exercerait la même contrainte que la stérilité physique. C’est alors au titre du principe constitutionnel de « l’égalité », celle entre les couples, que la GPA devrait être envisagée. Toute autre perspective devrait être exclure, car toute autre analyse est … homophobe. En effet, si le Droit contrarie les couples homosexuels masculins dans leur désir d’avoir des enfants, c’est la preuve que le Droit lui-même implicitement mais nécessairement est hostile aux couples homosexuels. Les personnes favorables à l’état actuel du Droit sont elles-mêmes homophobes. L’argument est très puissant car qui voudrait être désigné comme homophobe, agissant pour le maintien d’un principe homophobe ?
Ainsi, de la première à la cinquième étape, l’efficacité sophistique a réussi à faire oublier qu’il s’agit de la dignité des femmes et des enfants, qu’il s’agit de les défendre eux ; le terrain de la discussion a glissé là où les défenseurs des femmes et des enfants ne peuvent que s’enferrer : l’homophobie et l’égalité entre les hommes et les femmes. Si l’on demande : « êtes-vous pour la GPA, c’est-à-dire contre la dignité de la femme et de l’enfant ?», la réponse ne pourra être que « Non ». Mais désormais la question est : « êtes-vous pour la GPA, c’est-à-dire contre l’homophobie ? », la réponse ne pourra être que « Oui ».Tout est dans l’art de poser la question.
6. La sixième étape de la sophistique juridique est dans l’argument de la « dérive ». Il s’agit de soutenir que les « usines à bébés », les ventes d’ovocytes et de gamètes pour n’avoir que des enfants correspondant à des vœux eugéniques, la multiplication des agences, sont des « dérives ». Il convient dès lors d’admettre le principe de licéité de la pratique des conventions et de les encadrer, par une législation confiant cette « régulation » à des régulateurs publics, dans un service public ou à des juges, en exigeant des critères éthiques. Ainsi, les personnes qui demeurent réticentes à abandonner la prohibition des contrats par lesquels les mères cèdent leur enfant lâchent prise : s’il s’agit d’un « don magnifique » qui offre le bonheur à l’enfant et au couple qui le désire tant, sans que l’argent ne vienne salir cette harmonie, pourquoi pas ? Cette sixième étape permet de rendre admissible l’idée même de fabriquer l’enfant à fin d’être cédé. Elle prépare l’industrialisation de l’humain. L’argent viendra après. Le Législateur britannique envisage d’ailleurs de passer à la GPA « commerciale » car l’idée d’un « droit à l’enfant » a été si bien répandue qu’il convient maintenant de susciter l’offre et de transformer la « compensation financière » en prix pur et simple. Mais cela, cela sera la septième étape.
Voilà comment par une stratégie juridique qui pour l’instant fonctionne, les entreprises, en ne s’appuyant que sur des cas, que sur des juges et sur l’opinion publique, sont en train d’installer le marché mondial des esclaves.
Que doit-faire le Droit ?
Le Droit doit faire face au Sophiste. Le Droit doit en premier lieu « dévoiler », c’est-à-dire montrer le plan servi par cette stratégie, lequel révèle le visage du sophiste, ici les entreprises qui construisent le marché du matériel humain. Puis le Droit qui a pour fonction et légitimité de protéger la dignité humaine, doit parler et dire : Non."
http://lesalonbeige.blogs.com/my_weblog/web.html