Un récent article de Mediapart, « Artistes de la diversité, exemplarité et engagement », profite de la bagarre entre rappeurs, à l’aéroport d’Orly, pour faire la promotion de toutes les personnes issues de la « diversité » qui « ont accompli, par [leurs] gestes positifs, un Jihad, pour le bien-vivre ensemble ». Au-delà de cet énième article dénonçant « l’esprit esclavagiste et colonialiste, et notamment la culture dite de l’assimilation », arrêtons-nous sur ce terme de « vivre ensemble ».
De nos jours, les grandes déclarations sur les « projets de société » sonnent systématiquement creux. Ces derniers ne désignent que des façons de produire (le « développement durable ») ou des façons de coexister (le « vivre ensemble »). Ils proposent des modèles de société, mais jamais la finalité de cette société. Ils confondent le moyen (le modèle de société) et la fin (ce que la société doit accomplir).
Car le « vivre ensemble » n’est jamais que la condition minimale d’existence pour une société ; une société du vivre ensemble est une tautologie. Or, cette condition minimale d’existence est devenue – officiellement – la finalité du politique. Même si le « vivre ensemble » n’est, souvent, que le cache-sexe d’une authentique politique révolutionnaire : le Grand Remplacement.
Or, cette version du projet de société des progressistes – le vivre ensemble — est parfaitement compatible avec les exigences des conservateurs. Pour eux, l’État ne saurait donner aucune orientation à la société. La société civile doit être libre de s’organiser, d’entreprendre et de créer, sans qu’aucune institution étatique ne mobilise les énergies dans une direction particulière. Les conservateurs ne condamnent pas le « vivre ensemble » comme idéal – Renan parlait, lui aussi, de « vivre ensemble » – mais critiquent le projet multiculturaliste qui rend le vivre ensemble impossible.
Les conservateurs ne cessent de parler de « projet commun », sans jamais lui donner de contenu autre que des valeurs et une culture commune. Or, ni la culture ni les valeurs ne forment de projet véritable. Elles déterminent seulement le cadre moral et spirituel au sein duquel un projet – directionnel – peut émerger. Le conservatisme est intrinsèquement adirectionnel.
Roger Scruton (conservateur britannique) écrit que « la société existe bel et bien, mais elle se compose d’individus. Et les individus doivent être libres, c’est-à-dire libres de l’insolente prétention de ceux qui souhaitent les reconfigurer. » Comme nombre de conservateurs, Scruton est en fait un libéral, adepte de la théorie du contrat : les individus préexistent à la société, et s’ils font société c’est qu’il en va de leur intérêt (« La société est composée de personnes, qui s’associent librement et forment des communautés d’intérêt… »).
Il n’y a, là, rien d’étonnant : les conservateurs sont toujours les élèves des progressistes du passé. Pour Enzo Traverso, « dès le départ, les anti-Lumières doivent adapter leurs valeurs antimodernes aux transformations de la modernité ». Même Edmund Burke (pourfendeur de la Révolution française, mais nullement réactionnaire) « recherchait […] une conciliation entre les valeurs conservatrices et la société de marché ».
Le « projet de société » des conservateurs – bâtir et conserver la société – se mord la queue. Un véritable projet est nécessairement extérieur à la société. Il pourrait, par exemple, viser des conquêtes scientifiques et techniques (comme la course à l’espace), militaires (même si l’époque ne le permet plus), artistique, voire anthropologique (dépasser l’homme). Tout sauf ces faux projets qui ne se projettent, précisément, nulle part.
Car, comme l’écrit Julien Freund, « une civilisation décadente n’a plus d’autre projet que celui de se conserver ».