Cela aurait pu être un samedi comme un autre, à la veille de l'Avent et en ce temps d'attente de Noël durant lequel les Français se pressent dans les grands magasins ou admirent leurs vitrines richement et joliment décorées, pensant déjà aux cadeaux à faire ou à demander. Et puis cela n'a pas été...
Depuis le midi, en même temps que je corrigeais (encore !) des devoirs d'histoire dans la salle des professeurs du lycée, j'entendais depuis l'ordinateur branché sur une grande chaîne d'information les éclats de ce qui, déjà, se passait à Paris, tout autour de la Place de l’Étoile. Bien sûr, j'aurai pu renoncer à me rendre sur les Champs Élysées, puisqu'il y avait confrontation plus que manifestation, mais je dois avouer que j'en ai eu assez d'entendre tout et parfois n'importe quoi sur ce mouvement inédit de protestation populaire, dans les grands médias comme sur les réseaux sociaux. Déjà, depuis plus de trois semaines, j'écoute attentivement ce qui se dit et se clame parfois dans les cafés de la région, de Dreux à Paris, en passant par Versailles et Noisy-le-Roi, ces cafés qui sont autant, comme l'écrivait Honoré de Balzac « d'assemblées du peuple » ; je découpe consciencieusement tous les articles traitant du sujet des « gilets jaunes » et je suis nombre de débats, parfois virulents au point d'en devenir inaudibles, à la radio ou à la télévision, sur ce même thème. J'essaye de m'informer et de comprendre, de réfléchir et de saisir l'essence du moment et du phénomène ; je discute, par forums interposés et directement par moult conversations et rencontres, avec ces fameux « gilets jaunes » et, plus largement, avec ce peuple des invisibles et des mécontents qui sort aujourd'hui de l'obscurité ou de la relégation médiatiques... J'aurai pu me contenter, à l'abri des gaz lacrymogènes et derrière mon écran, de pontifier sur les événements et sur les causes, et les formes, réelles de cette contestation nouvelle : c'est si facile de savoir pour les autres quand on est dans ma position idéale de fonctionnaire intellectuel qui aura toujours son poste quoiqu'il arrive !
Alors, je suis allé à Paris. Sur la route, la radio crachait ses poumons à travers les témoignages enfiévrés des journalistes et des manifestants, mais le terme « chaos » n'était pas encore affirmé. « Incidents », « violences », « dégradations », etc. : ces mots formaient une sorte de ritournelle endiablée, et les propos graves d'un Premier ministre indigné retentissaient drôlement, provoquant le haussement d'épaules plus que l'émotion. L'Arc de Triomphe était occupé par les émeutiers, puis il ne l'était plus et le secteur était sécurisé malgré des affrontements sporadiques aux alentours de l’Étoile : voilà les dernières informations entendues avant de m'engouffrer dans la bouche de métro de Boulogne-Billancourt. J'avais aussi entendu que le port d'un gilet jaune entraînait l'impossibilité d'accéder aux Champs Élysées et je n'avais pas l'intention de le porter, en fait. Habillé chaudement et le cou enserré dans ma grosse écharpe grise, j'avais juste dans mes poches ma vieille carte d'identité, mon stylo quatre couleurs préféré, un peu de monnaie, mon téléphone portatif et mon petit appareil photo, et rien de plus ! Sur ma veste bleue, la fleur de lys ressortait comme une revendication permanente, visible mais discrète.
Sur les quais du métro, les hauts-parleurs annonçaient une courte liste de stations fermées « par ordre de la préfecture de police », celles qui se trouvaient au cœur des manifestations et des émeutes désormais en cours. Quelques gilets jaunes, comme désœuvrés, semblaient errer sur le quai de la station Alma-Marceau, et suscitaient la panique d'un agent de la RATP qui s'accrochait à son talkie-walkie en annonçant à d'invisibles interlocuteurs la présence de ces dangereux émeutiers en puissance, trois hommes d'âge mûr et visiblement fatigués.
En sortant de la bouche de métro, la première impression était étrange : au loin, des détonations se faisaient entendre, et l'hélicoptère habituel des jours troublés tournoyait au dessus de la Seine. Déjà, les rues, pourtant éloignées des affrontements, étaient jonchées de débris, d'éléments de chantier et de poubelles renversées, tandis que des gilets jaunes, de tous âges et des deux sexes, conversaient le long des trottoirs, assis le plus souvent, une canette à la main et la cigarette au bec. Visiblement, ils étaient issus de ce que l'on nommait jadis les « classes populaires » et venaient de province ou des alentours de la Région parisienne : cela s'entendait à leur langage et se voyait à leurs attitudes maladroites, presque gênées et à la fois fières d'être là, à Paris, au cœur de la nation.
Après un bon quart d'heure de marche dans les rues, j'arrivais enfin à un barrage filtrant mis en place pour empêcher les casseurs de renouveler les dégradations de la semaine précédente : j'ouvrais ma veste et présentais ma carte d'identité tandis qu'un gendarme lourdement harnaché et très poli procédait aux palpations dites de sécurité. Je passais sans encombre avec des familles de gilets jaunes qui plaisantaient avec les forces de l'ordre, sans aucune ambiguïté ni moquerie de part et d'autre : une ambiance bon enfant, en somme, que je retrouvais en accédant ainsi aux fameux Champs Élysées, au moins dans le premiers mètres. Le long de l'avenue aux magasins fermés et sécurisés par de grands panneaux de contreplaqué (sauf les grandes marques de la restauration rapide, souvent remplies de manifestants « affamés »), des centaines de gilets jaunes déambulaient, lançant épisodiquement quelques slogans de façon plutôt décontractée et sans véritable acrimonie, même si le nom de Macron était souvent accolé au mot de démission : en fait, plus qu'une manifestation, cela ressemblait à une promenade festive.
C'est en remontant vers l’Étoile que la rumeur des tempêtes émeutières se faisait plus proche, plus bruyante, plus présente : au niveau du Drugstore, des dizaines de camions de police et de gendarmerie étaient garés en file indienne, et une sorte de bulldozer bleu manœuvrait vers l'une des rues sortant de « la plus belle avenue du monde », selon l'expression touristique consacrée ; dans le ciel, le bourdonnement incessant de l'hélicoptère rappelait la proximité de la confrontation tandis que des groupes de gilets jaunes discutaient, goguenards, avec des gendarmes concentrés mais sans agressivité. Intérieurement, je pensais alors que la préfecture de police aurait pu laisser se dérouler librement une telle manifestation pacifique et contrôlée sur les Champs sans vraiment risquer d'incidents... Il y avait là des familles et toutes les tailles de gilets jaunes, beaucoup de retraités et des groupes politiques parfois improbables et, pour certains, nostalgiques des révolutions, comme ceux qui se promenaient avec Le Bolchevik sous le bras, ou cet homme (devenu un ami il y a peu de temps) aux cheveux gris-blancs avec son blouson de cuir roux qui, en Mai 68, avait soulevé le lycée Hoche contre le Pouvoir en place ! Avec ce dernier, nous nous rendîmes dans une rue adjacente que nous pensions fermée, et là, le décor changeait du tout au tout : il m'avait prévenu que, justement là, il y avait eu du grabuge, et c'est un véritable champ de bataille que je découvrais, à quelques dizaines de mètres seulement des Champs. Des centaines de pavés jonchaient le sol, les cars de police étaient recouverts de peintures diverses et formaient des toiles surréalistes, et les casques bleus luisants se coloraient d'autres éclats... Là, ça criait, ça s'invectivait, ça se bousculait, et les visières étaient baissées, les boucliers déployés, la tension palpable ! Le vif du sujet, en somme...
(à suivre)