Par Eugénie Bastié
Dans une actualité dominée depuis plus d'un mois et demi par la réforme des retraites, la loi de bioéthique, actuellement en débat au Sénat, passe au second plan. Pourtant, elle soulève des enjeux autrement plus vertigineux que l'âge de départ des cheminots ou la capacité réformatrice du président de la République, comme celui de la filiation ou de la définition de l'humain. La légèreté - voire le ricanement satisfait quand il s'agit de moquer les foules des opposants - qui accompagne cette mutation majeure des fondamentaux de la bioéthique française a de quoi inquiéter sur la qualité du débat public.
Le décalage avec la loi sur le « mariage pour tous » de 2013 est notable. À l'époque, la mesure phare du quinquennat de François Hollande avait puissamment réactivé le clivage gauche-droite, avec des parlementaires de l'opposition très mobilisés, des débats incessants, et un peuple de droite battant le pavé sous les projecteurs médiatiques. Aujourd'hui, alors que les enjeux sont encore plus importants, une partie de la droite estime qu'un positionnement « dur » sur le « sociétal » ne fait pas recette et qu'il faut « s'adapter au monde qui nous entoure », comme le dit Damien Abad, président du groupe LR de l'Assemblée nationale. L'une des rares figures résolument opposées au projet de loi, le sénateur Bruno Retailleau l'admet : « C'est un texte qui brouille les clivages et les lignes de partage. »
Si la recomposition se poursuit sur le plan politique, elle existe aussi dans le champ intellectuel, et elle va même plus vite. C'est là une différence notable avec 2013 : si quasiment aucun homme politique de gauche n'ose affirmer publiquement son opposition à des « avancées » présentées comme inéluctables, de nombreuses voix se sont élevées dans la gauche intellectuelle et associative pour s'inquiéter de mesures jugées trop libérales. Il y a bien sûr la philosophe Sylviane Agacinski, qui, loin de se cantonner à son engagement de longue date contre la gestation pour autrui, a émis, ces derniers temps, de nouvelles inquiétudes quant aux potentialités de marchandisation du vivant contenues dans la loi (Le Figaro Magazine du 17 janvier). La semaine dernière, dans une tribune parue dans Le Monde, l'ancien syndicaliste José Bové (qui s'était déjà opposé à la PMA), le philosophe écologiste Dominique Bourg et d'autres signataires se sont à leur tour élevés contre la possibilité d'« une humanité génétiquement modifiée ». « Ce texte approfondit en catimini le droit à la modification génétique d'embryons humains à des fins proclamées de recherche », s'inquiétaient ces écologistes. Ils s'alarmaient notamment de l'article 17 qui « supprime l'un des fondements de la bioéthique dans l'actuel code de la santé publique : « La création d'embryons transgéniques ou chimériques est interdite» ». « La ruine de l'âme frappe aux portes du Parlement », écrivent-ils. Dans Libération, Philippe Meirieu, figure de la gauche éducative, s'il se dit pro-PMA, s'alarme d'autres dispositions comme « l'implantation d'embryons humains dans un animal à des fins de gestation », « et la création d'embryons humains génétiquement modifiés avec la technique dite des «ciseaux ADN» ». « Ce qui est en train de se décider sous nos yeux change radicalement le rapport anthropologique de l'humain à la procréation », écrit le chercheur.
« Âme » « anthropologie » : voilà des mots qu'on n'avait plus l'habitude d'entendre à gauche. Alors que les catholiques semblaient hier bien isolés dans leur combat contre les manipulations de l'humain, il semble qu'une partie, certes très minoritaire encore, de la gauche renoue avec son héritage technocritique et se souvienne de la leçon de George Orwell, mort il y a 70 ans : « Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s'il nous rend plus humains ou moins humains. »
Comme le notait l'universitaire Yann Raison du Cleuziou dans une tribune parue dans Le Figaro (lire nos éditions du 17 janvier), nous vivons une époque générale d'« effondrement de l'idée de progrès », et « ces glissements souterrains des mentalités peuvent contribuer à faire du catholicisme une ressource pour les raisons qui le rendait ringard hier ». La convergence des luttes n'est pas pour tout de suite, mais Emmanuel Macron, en axant sa campagne de 2017 sur le clivage entre conservateurs et progressistes, a puissamment contribué à accélérer cette dynamique. On désigne comme « conservateurs » ceux qui ne se résignent pas à l'impératif de changement résumé par la philosophe Barbara Stiegler par la formule « il faut s'adapter ».
L'adaptation au monde tel qu'il va selon un progressisme jugé irrésistible n'est plus une évidence. Ceux qui descendent du train en marche ne sont pas toujours ceux que l'on croit ; ils sont de plus en plus nombreux.
Source : Le Figaro 22/01/2020