Source : https://fr.aleteia.org/
Chirurgien pédiatre et néonatalogiste, le professeur Emmanuel Sapin décrypte le mécanisme de transgression continue des lois de bioéthique. Il montre comment les principales mesures du texte adopté par les députés en seconde lecture s’inscrivent dans une logique de relativisme idéologique qui, au nom de considérations humanistes, transforme le mal d’hier en bien aujourd’hui.
PMA sans père, embryons-chimères, avortements tardifs… à chaque révision de loi de bioéthique, le législateur affronte des situations préoccupantes qu’il a créées sans en mesurer les conséquences. La loi définissant comme bien ce qui est permis, ce qui était défendu lors de la loi précédente devient permis. Les frontières sont sans cesse repoussées. Co-auteur de la première chirurgie fœtale réalisée en Europe, le pédiatre Emmanuel Sapin dénonce, en particulier dans le projet de loi voté par les députés, la fausse solution du recours à l’avortement pour libérer une mère en état de détresse psychosociale.
Aleteia : Quelle est la mesure qui vous paraît la plus discutable dans le texte voté ?
Emmanuel Sapin : En premier lieu, à cause des conséquences sur la place du père pour l’enfant, la mesure la plus discutable est l’ouverture de la PMA « pour toutes », qui conduit à une dissociation programmée de la notion et de la réalité de la paternité — biologique et éducative — si ce n’est sa disparition, et d’autre part les problèmes liés à la filiation. Il est d’ailleurs paradoxal que simultanément sont ouvertes les possibilités de demande de levée de l’anonymat. Et la prochaine fois, sous l’argument de la discrimination, s’ouvrira la voie de la GPA.
Ensuite, la permission de l’allongement de la période de développement embryonnaire pour la recherche sur l’embryon humain et la création de chimère homme-animal sont des sujets très préoccupants. Or l’embryon humain, même s’il ne ressemble pas vraiment à l’enfant et l’adulte qu’il doit être plus tard, n’en est pas moins un individu de l’espèce humaine qu’il faut respecter. Le principe de précaution devrait se poser de manière systématique et le protéger. Pour défendre ces changements demandés lors des révisions des lois de bioéthique, des arguments de connaissance scientifique rejoignent en ces domaines de gros enjeux financiers, voire l’argument de ne pas laisser la France à la traîne de ce qui se fait ailleurs. Comme le disait Gustave Thibon, « être dans le vent est une ambition de feuille morte ». La sagesse devrait prévaloir en gardant la perspective du bien commun et la défense du plus faible.
La légalisation de l’Interruption volontaire de grossesse (IVG) en 1975 a ouvert la porte à l’acceptation d’arrêter une vie humaine en évolution. Face au problème dramatique de femmes qui perdaient la vie en ayant recours à des avortements clandestins, la réponse apportée par la légalisation de l’IVG a été non de remonter à la source du problème pour tenter de l’éradiquer, mais un solutionisme. Il aurait été sage et logique (politique, au sens noble du terme) de remonter à la cause de ces situations en développant un plan social pour porter secours aux personnes qui en venaient à recourir à l’avortement (pouvant entraîner un risque de 200% de mortalité : le fœtus et la mère), afin d’éviter que de telles situations dramatiques persistent. On aurait pu instaurer une éducation sexuelle durant la scolarité en proposant une meilleure connaissance des particularités féminines et masculines ainsi que l’éducation au respect de l’autre, et développer le combat contre la pornographie (y compris le refus de la femme-objet, par exemple dans les publicités). Or ce qui a été voté avec la loi sur l’IVG consistait à éviter le risque de mortalité de la femme en supprimant la vie de l’embryon qu’elle portait en elle.
« Ce n’est ni le désir parental ni le ressenti affectif qui fait de lui, d’elle, un être humain appartenant à notre espèce. Le nier est un mensonge. »
Afin de ne pas culpabiliser les femmes qui recouraient à l’IVG — soit près de 200.000 par an en France — il n’a plus été possible de dire la vérité, que je rappelle à nouveau : un embryon humain est un être humain en développement, possédant déjà une certaine autonomie par rapport à la femme enceinte. Il n’est pas une simple partie du corps de la femme mais il est, dès le stade de développement des premières cellules, un individu qui possède une vie propre.
Si l’on ne peut plus dire qu’avant la naissance, existe déjà un être humain vivant, même si l’on ne le voit pas, et si, à ses premiers stades, il ne ressemble pas beaucoup au bébé qui doit naître, nous sommes dans la contrevérité : ce n’est ni le désir parental ni le ressenti affectif qui fait de lui, d’elle, un être humain appartenant à notre espèce. Le nier est un mensonge. Pourtant, le progrès des techniques d’imagerie et de la connaissance des influences des événements vécus par la femme durant la grossesse sur le développement du fœtus ne laisse plus de doute sur la réalité de cette humanité. Il est scientifiquement prouvé qu’existe tôt avant la naissance une relation du fœtus en développement avec ce qui l’entoure. Ainsi, il aura déjà à la naissance, outre ce qui découle de son code génétique propre et unique (sauf en cas de jumeaux monozygotes), des acquis qui l’inscrivent dans l’histoire familiale.
D’où un traumatisme inévitable ?
Oui, d’un mensonge ne peut naître une délivrance. Il est faux de soutenir qu’arrêter une vie soit une solution à une détresse psychosociale. L’évolution de la société depuis 1975 n’a pas été une éclosion de joie sociale. Au contraire, les études sociologiques rapportent une évolution dépressive de la société française, avec un sentiment général de dévalorisation, une augmentation de la consommation de traitements antidépresseurs, un accroissement de la violence et du non-respect des femmes. Sans doute y a-t-il bien des causes pour expliquer cela, mais je ne peux m’empêcher de voir un lien causal entre la légalisation de l’avortement — qu’une mère soit amenée à accepter, voire à demander, qu’on supprime la vie naissante présente en son corps — et l’état dépressif de nos sociétés. Allonger le délai de légalisation de l’IVG est une forme de glissade irréversible où la société se laisse couler, entraînant la femme et l’homme dans le malheur.
Vous observez une évolution continue des transgressions dans la révision des lois de bioéthique. Comment l’expliquez-vous ?
Chaque révision de la loi, prévue par le législateur, finit par avaliser ce qu’elle condamnait la fois précédente. Ce qui fait dire à certains activistes, minoritaires idéologiques, qu’une avancée partielle ou un refus d’avaliser telle proposition considérée comme une dérive à un moment, n’est qu’une étape vers son acceptation lors de la prochaine révision. Et la suite leur donne raison. La vérité n’est plus une donnée fondatrice et stable qui fait sens. Cette logique de révisions fréquentes illustre le relativisme idéologique, surfant sur deux critères : les avancées scientifiques et l’évolution de la société. Celle-ci est influencée par des minorités actives plus ou moins visibles et relayées par les médias, qui font évoluer les mentalités. Les décisions prises et votées, tournant le dos à une démarche éducative, découlent d’un consensus où la recherche du bien commun est supplantée par l’individuel, par l’émotionnel. S’ensuit une sorte de glissement imperceptible consenti par la majorité. La loi, disant ce qu’il faut faire et ce qu’il est interdit de faire, définit comme bien ce qui est permis. En l’occurrence, ce qui était défendu lors de la loi précédente devient permis : un mal devient un bien !
On a créé des situations dont on n’a pas mesuré les conséquences. C’est toujours le solutionisme à courte vue.
Quelles sont les conséquences de cette spirale transgressive ?
Comme toute dérive acceptée aura pour effet de nouvelles situations préoccupantes, lors de la révision suivante de la loi de bioéthique émergeront de nouvelles questions éthiques. Il suffit, par exemple, de se rappeler les discussions qui eurent lieu lors de la proposition de la Fivete en réponse aux problèmes d’infécondité : outre la dissociation entre l’acte sexuel et la fécondation, déjà présente avec la contraception chimique, et l’intervention d’une personne (technicien médical) dans l’intimité du couple, a été soulevée, mais évacuée d’un revers de main, la question de l’avenir des embryons surnuméraires. Les solutions proposées étaient, outre le délai, de savoir s’il fallait les détruire ou les utiliser pour la recherche. On voit clairement que l’alternative ne respecte pas la vie humaine. Pourquoi ? Parce qu’on a créé des situations dont on n’a pas mesuré les conséquences. C’est toujours le solutionisme à courte vue. A-t-on alors réellement réfléchi et voulu apporter des solutions au constat de l’accroissement progressif des situations d’infertilité — féminine et masculine — en dehors des pathologies inhérentes à la personne ? Quelles études rigoureusement scientifiques — non influencées par l’idéologie ou les pouvoirs financiers pharmaceutiques — ont été faites sociologiquement sur les effets de la libéralisation sexuelle, médicalement sur la généralisation de l’utilisation de la pilule, et écologiquement sur les effets des perturbateurs endocriniens en anténatal et ultérieurement ? Pourquoi le « bio » ne s’applique pas en ces domaines ?
Sans omettre que dès qu’une loi bioéthique est promulguée, des transgressions apparaissent qui seront à la base des données discutées lors de la révision qui suivra : on ne peut interdire ce qui se fait déjà ! On assiste ainsi à l’acceptation des transgressions, sorte de voie de fait enregistrée et faisant loi.
Quelle réponse peut-on apporter à ces dérives « au nom du bien » qui paraissent irrésistiblement vouées à ne pas s’arrêter ?
Comme toujours, en effet, ces propositions d’élargissement du cadre des lois précédentes font appel à des considérations humanistes pour apporter des solutions thérapeutiques à des personnes souffrant de graves handicaps. Mais la dérive transhumaniste est sous-jacente, quand elle n’est pas ouvertement exprimée avec des arguments pour un futur radieux. Or combien de promesses pour un meilleur futur se sont soldées dans le passé par des désastres ?
Alors, doit-on être défaitistes et grognons ? Non : ne campons pas sur une réaction de repli ou d’autisme sociétal ! Gardons une écoute attentive et bienveillante aux personnes qui souffrent. Restons vigilants et présents dans le débat pour défendre la vérité sur l’homme et sa destinée, pour apporter une voie de sagesse et d’espérance qui manquera si nous restons muets.