par Kirill Vyshinsky.
L’Ukraine célèbre cette année les 30 ans de son indépendance. En 1991, après l’effondrement de l’URSS, les députés de la Rada ont adopté la déclaration d’indépendance et ont apporté solennellement dans la salle un grand drapeau bleu et jaune. Donc, cette année, la date est ronde et la célébration est à l’avenant. Outre un grand concert dans le centre de Kiev – on se souviendra du passé dans le show-business de l’équipe de Zelensky et du président lui-même – un défilé militaire aura également lieu sur le Khreshchatyk, l’artère principale de Kiev. L’année dernière, lors de sa première célébration du jour de l’indépendance en tant que président, Zelensky n’avait pas organisé de défilé pour ne pas ressembler à Porochenko, pour qui l’armée et la guerre faisaient partie de la politique de l’État. Aujourd’hui, Zelensky ressemble tellement à Porochenko dans sa rhétorique militariste, qu’une parade n’est plus effrayante et devient même nécessaire.
Alors de quoi l’Ukraine peut-elle se vanter à l’occasion de cet anniversaire ? Depuis quatre ans, elle enregistre des récoltes record de céréales et de tournesol – depuis 2018 plus de 70-80 millions de tonnes, et cette année, selon les prévisions, ce sera 100 millions ! Le pays gagne moins que l’Amérique grâce à l’exportation de céréales, mais plus que l’Argentine et la Russie – 40% des devises du budget proviennent de l’agriculture. L’Ukraine est en train de retrouver sa gloire d’antan en tant que grenier du monde – comme avant la révolution de 1917.
À l’époque, l’Ukraine ne disposait pas d’industrie lourde comme Dneprogues et Dniepropetrovsk Yuzhmash – qui, dans les années 70, produisaient les missiles de guerre Satan les plus meurtriers du monde. Elle n’avait pas non plus le chantier naval de Nikolaev, qui construisait les porte-avions soviétiques et un très grand nombre de navires marchands. Aujourd’hui, nombre de ces industries ont été déclarées en faillite et Yuzhmash travaille un ou deux jours par semaine en essayant de fabriquer des trolleybus au lieu de fusées. La centrale hydroélectrique du Dniepr est toujours en place, mais le barrage se fissure régulièrement et doit être sérieusement réparé.
Au début du XXe siècle, l’Ukraine était un pays agraire, pendant l’époque soviétique, elle a fait une percée majeure et s’est transformée en la plus riche république de l’Union avec son économie industrielle. Et voilà qu’au XXIe siècle, l’Ukraine redevient un pays agraire. L’histoire, comme le disent les classiques, évolue en spirale : à un nouveau tournant, tout se répète, mais à un niveau de développement supérieur. En Ukraine, la spirale semble s’être inversée.
En fait, la perte de l’industrie n’est pas le principal problème du pays : l’Ukraine perd rapidement des habitants. Dans les années 90, pendant les premières années d’indépendance, il y avait 52 millions de personnes. À la fin des années 2000, 46 millions. Cette année, à l’occasion du 30ème anniversaire de l’indépendance de l’Ukraine, le chiffre officiel est de 42 millions. En trente ans, le pays a perdu 10 millions de personnes, soit 20% de la population. C’est plus que le nombre d’Ukrainiens qui sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale (7 à 8 millions de personnes).
Ceux qui sont restés dans leur pays, dans leur écrasante majorité, ne sont pas riches, même pas aisés, à dire vrai ils sont pauvres. Selon le FMI, avant la pandémie, en 2019, le PIB par habitant du pays était inférieur à 3 500 euros. Ce chiffre est inférieur à celui de l’Albanie, de la Moldavie et encore plus à celui du Kosovo. L’Ukraine est aujourd’hui le pays le plus pauvre d’Europe.
Bien sûr, tous ces problèmes peuvent être mis sur le compte de la guerre avec la Russie dans le Donbass, dont Kiev parle depuis sept ans. Et les politiciens ukrainiens utilisent ce narratif à fond. Mais il y a un problème – la guerre est-elle vraiment avec la Russie et non avec ses citoyens dans le Donbass, qui ne veulent tout simplement pas vivre comme le gouvernement actuel de Kiev ? Il y a un mois, le président russe Poutine a écrit un article intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » dans lequel il déclarait : « Les Russes et les Ukrainiens sont deux parties d’une même nation ». Et il l’a confirmé par des preuves convaincantes tirées de l’histoire médiévale et moderne.
Après la publication de l’article, des sociologues ukrainiens ont posé à la population une question suivante : « Êtes-vous d’accord avec Poutine et avec le fait que les Ukrainiens et les Russes constituent un seul peuple ? ». 40% des répondants ont répondu par l’affirmative. Pas 5, pas 7 ou même 10% – 40%. Cela signifie que dans l’Ukraine en guerre, près de la moitié de la population partage le point de vue du dirigeant du « pays agresseur ». Une situation étrange pour une guerre, vous ne trouvez pas ?
On peut trouver beaucoup de bizarreries et de paradoxes similaires dans l’Ukraine d’aujourd’hui. Il est tout simplement évident qu’au cours de sa 30ème année d’indépendance, le pays s’est divisé presque en deux – une moitié est pour la « guerre » avec la Russie, tandis que l’autre moitié considère que les Russes sont le même peuple qu’eux. L’économie change sous nos yeux : de république post-soviétique industrialisée, l’Ukraine devient un pays agricole, où les fluctuations saisonnières des rendements auront un effet quasi fatal sur le budget. Des territoires – la Crimée et une partie du Donbass – sont perdus, les habitants quittent le pays.
La population souhaite la paix – 70% des Ukrainiens disent que c’est leur principal rêve – mais ce qu’elle obtient, c’est un défilé militaire ravivé dans la rue principale de la capitale et plus de 5% du PIB pour les dépenses militaires dans le budget du pays. Et cela ne concerne que les 30 premières années d’indépendance. Et l’histoire ukrainienne est sur le point d’entrer dans une nouvelle spirale : pour la première fois depuis l’époque soviétique, le gaz russe ne passera pas par un tuyau ukrainien, il contournera l’Ukraine via Nord Stream au fond de la mer Baltique. Pour l’économie ukrainienne, c’est un coup dur. Cependant, comme de moins en moins d’usines et de résidents ont besoin de gaz pour chauffer leurs maisons, il sera plus facile de survivre à la perte du transit du gaz russe. La spirale de l’histoire ukrainienne ne cesse de prendre de nouveaux virages, apportant de nouvelles solutions paradoxales aux problèmes du pays…
Kirill Vyshinsky est journaliste, avec 26 ans d’expérience dans les médias. Né en Ukraine, il a été rédacteur en chef des chaînes de télévision centrale en Ukraine. En 2018, sous la présidence de Porochenko, il a été arrêté pour ses activités journalistiques, accusé de trahison. Il a fait presque un an et demi de prison. En 2019, sous le président Zelensky, il est libéré et se rend en Russie. L’affaire pénale n’est pas close ; depuis son départ, le tribunal n’a pas tenu une seule audience dans l’affaire Vyshynsky.
traduit par Vladimir Tchernine