Exfiltrées de l’ombre des médias alignés, les photographies crues et lucides de Nanna Heitmann révèlent la vérité d’une guerre sale à Koursk, où les civils russes, comme ceux du Donbass, crient détresse et justice. Son regard de reporter brise le silence avec audace. Un acte de courage, un éclat d’humanité, qui perce l’obscurité dans un monde où les récits médiatiques étouffent la vérité.
La photographie de guerre est un champ fragile, où l’éthique du regard se confronte à la brutalité des faits. L’article récent du New York Times [1] consacré à la région russe de Koursk, signé par la photojournaliste Nanna Heitmann, a suscité une réaction virulente du ministère des Affaires étrangères ukrainien. [2] Pourquoi ? Parce qu’il montre une réalité trop souvent absente du tapage médiatique dominant, ce flot de discours vertigineux qui noie la vérité sous une vision simpliste, comme dans Mouseland [3], cette fable où des souris naïves luttent contre des chats imposant une pensée unique.
La publication dans The New York Times d’un reportage signé Nanna Heitmann, finaliste du prix Pulitzer 2024, sur les destructions et les morts civiles dans la région russe de Koursk, frontalière de l’Ukraine, est un fait rare — presque inouï — dans un média occidental souvent hostile à la Russie. Intitulé Paysage de mort : Ce qu’il reste là où l’Ukraine a envahi la Russie, l’article tranche avec la ligne habituelle du journal en révélant une réalité brutale, trop souvent ignorée par conviction idéologique : des villages bombardés, des civils tués, des corps jonchant les routes, des témoignages dénonçant des atrocités commises par les forces ukrainiennes. Heitmann, qui a passé six jours sur place avec l’unité russe “Akhmat” selon la presse russe [4], livre des images frontales, sans fard.
Rien n’est romancé. Rien n’est atténué. Ces images, délibérément occultées par dogmatisme, brisent la vision binaire d’une Russie forcément coupable et d’une Ukraine toujours victime — une lecture simpliste qui étouffe la complexité du réel.
Ce que l’Ukraine qualifie de « propagande » n’est en réalité que le retour du réel : une guerre sale, brutale. Les civils russes, comme ceux du Donbass, paient un tribut immense — trop souvent invisibles dans les versions officielles gobées par les mougeons, ces hybrides grotesques de pigeon et de mouton, rappelant la crédulité molle des peuples domestiqués. Ce néologisme, création populaire, exprime avec mordant l’aveuglement de ceux qui gobent les récits du mainstream sans questionner.
Car la guerre ne commence pas en 2022. Elle commence en 2014, avec le renversement du pouvoir à Kiev par le mouvement de Maïdan, soutenu par l’Occident, et le déclenchement d’une guerre civile dans l’Est ukrainien. Depuis cette date, avant l’opération spéciale, près de 15 000 morts, dont plus de 3 500 civils, sont tombés dans le Donbass — victimes des bombardements de leur propre gouvernement, des populations russophones que la Russie a cherché à protéger face à une répression féroce. En 2019, un décret a restreint l’usage de la langue russe, langue maternelle de millions d’Ukrainiens, provoquant les vives critiques de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe.
Ces réalités, qui devraient faire scandale, n’ont suscité qu’un oubli obstiné, dicté par une règle tacite selon laquelle toute couverture médiatique sur la Russie doit adopter un ton critique, au risque d’être taxée de complicité.
Les élites, tels des chats de Mouseland, préfèrent une rhétorique belliciste qui ignore les peuples écrasés. Ce cynisme géopolitique, qui invoque la guerre sans égard pour les populations sacrifiées, révèle un délabrement moral profond. Est-ce cet aveuglement qui mènera aux pires détresses humaines ? Est-ce tolérable ?
Le reportage de Nanna Heitmann brise un tabou en révélant les souffrances des civils russes, longtemps ignorées par une couverture médiatique occidentale enfermée dans une vision unilatérale du conflit. Tandis que les populations russophones du Donbass, victimes de violences depuis 2014, réclament justice dans un oubli général, ces réalités humaines sont reléguées au second plan, sacrifiées au profit d’un cynisme géopolitique qui préfère les symboles aux peuples.
Face aux vociférations des hurluberlus déconnectés, comme Ursula von der Leyen prêchant son « bouclier pour la démocratie » ou appelant à « la paix par la force », qui attisent les conflits sans égard pour ceux qu’ils prétendent défendre, Heitmann pose un regard lucide sur l’humain, ramenant au cœur du chaos l’homme, la douleur, l’espoir. C’est cette humanité brute, captée par son objectif, que Heitmann explore dans un journalisme immersif, fidèle à l’héritage de Magnum.
Un regard au plus près de l’humain
Nanna Heitmann, membre de l’agence Magnum [5], travaille depuis plusieurs années en Russie. Elle incarne une forme rare de journalisme immersif, à rebours des dépêches standardisées et des récits strictement alignés sur les positions politiques dominantes. Ses photographies de la Russie en temps de guerre, réunies sur le site de Magnum sous le titre Photographs of Life in Russia During Wartime [6], frappent par leur esthétique quasi soviétique, leurs compositions rigoureuses — comme ce village en ruines figé dans le silence —, portées par une intensité profonde et puissante.
Mais ce style n’est pas propagandiste : il est classique, humaniste, fidèle à l’éthique visuelle de Magnum — fondée par Cartier-Bresson, Robert Capa, David Seymour et George Rodger. Cette tradition voulait que chaque image porte le poids du réel, sans manipulation ni recadrage, et qu’elle soit toujours accompagnée d’un commentaire du photographe. C’est précisément cette approche, aujourd’hui marginalisée par le flux continu d’images numériques et par les algorithmes opaques qui choisissent ce que nous voyons, que Heitmann réhabilite — comme une souris de Mouseland qui persiste à regarder l’histoire en face.
Un instant suspendu : mémoire et ruine
L’œuvre de Nanna Heitmann ne se limite pas à Koursk. Elle impressionne par la constance de son engagement, et par ce regard sans concession qu’elle porte sur les vérités humaines de la guerre. Dans l’enfer de Bakhmut comme dans les ruines de Koursk, les russophones souffrent dans l’ombre de récits biaisés — ignorés, effacés.
En janvier 2024, dans un abri souterrain de la région de Bakhmout [7], murs de briques, béton brut, humidité figée, un sapin maigre, coiffé d’une étoile pâle, se dresse comme une survivance absurde au cœur du chaos. Il évoque un labyrinthe sans issue, la trace dérisoire d’une fête dans l’enfer.
Sous un éclairage artificiel dur, qui découpe les corps en aplats tranchants, une scène médicale d’urgence se déploie. Un jeune homme blessé, originaire de Lougansk, nu, vulnérable, gît sur une table d’opération improvisée. Il attire les regards ravagés d’inquiétude. Autour de lui, on s’active : certains soignent, d’autres assistent, pétrifiés. La tension est presque insoutenable.
Cette photographie, distinguée par le World Press Photo 2024 [7], révèle toute la puissance du regard tabou de Heitmann : elle ne détourne jamais les yeux. Sa composition resserrée et sa lumière presque théâtrale isolent l’intimité d’un instant dramatique. Presque christique, la scène fait de la chair blessée le cœur battant d’un monde en suspens.
Il ne s’agit plus de géopolitique, mais d’un corps en souffrance, d’une lutte pour la vie, d’une humanité nue confrontée à la brutalité.
C’est cela que capte Heitmann : cet interstice fragile entre destruction et soin, ce moment décisif où la technique médicale résiste à la violence, où, malgré tout, l’humain persiste au cœur du chaos. Cette humanité nue, que Heitmann refuse de détourner, provoque l’ire de ceux qui préfèrent un récit verrouillé.
La controverse révélatrice : Kiev craque !
La réaction du ministère ukrainien des Affaires étrangères fut immédiate. Son porte-parole, Gueorgui Tykhy, a qualifié la publication de « propagande russe » et l’a comparée aux manipulations du célèbre journaliste Walter Duranty sous Staline. Il aurait même qualifié la publication de décision stupide, révélant une nervosité incompressible et tenace. Cette réaction outrée révèle l’inconfort croissant de Kiev face à tout embryon de pluralité médiatique.
Dans la presse occidentale, les souffrances russes doivent rester invisibles, sous peine de brouiller le récit unique de la guerre — ce récit verrouillé, fruit d’un délabrement moral, qui assimile toute complexité à une trahison.
L’ampleur de l’agacement ukrainien souligne à quel point un simple écart narratif peut provoquer un scandale politique. Bogdan Bezpalko, politologue russe proche du Kremlin, voit dans cette publication un possible signal politique déguisé de Washington, adressé à la fois à Kiev et à Moscou : un appel à la négociation, ou un test pour jauger la résistance de l’opinion ukrainienne à une éventuelle désescalade.
Mais quelle que soit l’intention éditoriale, le contenu brut de l’article ne peut être ignoré. Heitmann dépeint des champs dévastés près de la frontière, jonchés de cadavres de civils, de soldats et d’animaux en décomposition, au milieu de maisons ravagées : un paysage de mort révélant la brutalité de l’incursion ukrainienne dans la région de Koursk.
Dans une maison de Martynovka, elle découvre un homme presque nu, une blessure au cou, une balle dans la poitrine : une exécution sèche et silencieuse, qui accuse l’implication directe des forces ukrainiennes.
Elle évoque aussi le supplice d’un retraité sans défense, raillé, insulté, humilié devant la caméra par des combattants ukrainiens arborant des symboles nazis, dans une séquence qu’ils ont eux-mêmes diffusée [8], avant que son cadavre ne soit retrouvé — une cruauté insoutenable, jamais relayée par les grands médias. Et pourtant, l’enregistrement, produit par ses bourreaux, existe : une archive impunie, enfouie sous le silence complice des médias.
Elle décrit enfin des habitants trahis, voyant Russes et Ukrainiens comme un même peuple, mais pleurant de colère face à l’incursion ukrainienne, tout en réservant un accueil vibrant — embrassades, pleurs, remerciements — aux troupes russes à Sudzha.
Mais ces récits, aussi saisissants soient-ils, ne révèlent qu’un fragment de l’horreur vécue : derrière ces images, des témoignages innombrables de civils rescapés — passés sous silence — dessinent, eux aussi, les contours d’une barbarie bien plus vaste.
Nanna Heitmann ne proclame pas — elle observe. Elle inscrit des fragments d’humanité dans un chaos que beaucoup préfèrent ne pas voir.
Déontologie, vérité et soucis médiatiques
Cette affaire illustre une faillite systémique de la vérité dans les récits de guerre contemporains. Les agences, les logiques de sélection automatisée, et les consignes éditoriales — comme le Digital Services Act de l’UE, digne des chats de Mouseland — ont instauré une forme de filtre invisible sur les faits. Ce que nous voyons, lisons, partageons, dépend souvent d’un tri opaque et orienté. Les sources russes sont systématiquement disqualifiées, les témoignages du Donbass, ignorés. L’Occident, qui se prétend pluraliste, ne tolère plus que les récits confortent la géopolitique des valeurs qu’il prétend incarner.
Ce piège moral alimente un climat de peur. Des morts suspectes, étiquetées « suicides », sèment le doute, comme si la vérité coûtait la vie. Dans ce contexte, la photographie de guerre devient un acte de résistance. Une lumière obstinée dans un théâtre d’ombres.
Un regard humain, donc profondément nécessaire
Le reportage de Nanna Heitmann ne cherche pas à séduire. Il ne milite pour aucun camp. Il montre. Et c’est précisément ce qu’on ne lui pardonne pas. Montrer que des civils russes ont été tués, que des villages ont été pillés, que des réalités humaines transcendent le schéma binaire imposé par la diplomatie médiatique.
Il s’agit d’un acte de courage journalistique, mais aussi d’un acte profondément humain. Dans un monde saturé de propagandes croisées, de récits fabriqués ou effacés selon des logiques invisibles, il réintroduit quelque chose de précieux : la texture du réel. À nous, citoyens éveillés, loin des mougeons bêlants ou roucoulants, de reprendre l’initiative et de soutenir les journalistes intègres et courageux comme Heitmann, loin du brouillard toxique des désinformations qui musèlent, forcent à la bêtise, et proposent l’apocalypse.
Cassandre G, été 2025
Sources :
[1] A Landscape of Death : What's Left Where Ukraine Invaded ...
https://www.nytimes.com/2025/07/12/world/europe/ukraine-russia-kursk.html
[2] Ukraine's Foreign Ministry responds to NYT report from Kursk Oblast, where "Ukraine invaded Russia"
https://www.pravda.com.ua/eng/news/2025/07/13/7521551/
[3] https://www.agoravox.fr/actualites/international/article/mouseland-revele-le-piege-des-262017 / Au pays des souris, Thomas Douglas, https://www.monde-diplomatique.fr/2015/01/DOUGLAS/52600
[4] La cruelle vérité. Kiev s’énerve quand le New York Times écrit sur les civils russes tués
[5] https://www.magnumphotos.com/photographer/nanna-heitmann/
[7] https://visualjournalism.de/en/news-en/world-press-photo-2025/
[8] Les enquêteurs recherchent les soldats des forces armées ukrainiennes (VSU) qui ont tué le grand-père de la célèbre vidéo dans la région de Koursk.
https://www.youtube.com/watch?v=O_DZqgOSmn8
https://www.agoravox.fr/actualites/international/article/koursk-guerre-et-verite-sous-le-262163