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culture et histoire - Page 1228

  • Robert Steuckers : « La décision dans l’oeuvre de Carl Schmitt »

    Carl Schmitt est considéré comme le théoricien par excellence de la décision.

    L’objet de cet exposé est:

    – de définir ce concept de décision, tel qu’il a été formulé par Carl Schmitt ;

    – de reconstituer la démarche qui a conduit Carl Schmitt à élaborer ce concept ;

    – de replacer cette démarche dans le contexte général de son époque.

    Sa théorie de la décision apparaît dans son ouvrage de 1922, Politische Theologie. Ce livre part du prin­cipe que toute idée poli­tique, toute théorie politique, dérive de concepts théologiques qui se sont laïcisés au cours de la période de sécularisation qui a suivi la Renaissance, la Réforme, la Contre-Réforme, les guerres de reli­gion.

    «Auctoritas non veritas facit legem»

    A partir de Hobbes, auteur du Leviathan au 17ième siècle, on neu­tralise les concepts théologiques et/ou religieux parce qu’ils condui­sent à des guerres civiles, qui plongent les royaumes dans un “état de nature” (une loi de la jungle) caractérisée par la guerre de tous contre tous, où l’homme est un loup pour l’homme. Hobbes ap­pelle “Léviathan” l’Etat où l’autorité souveraine édicte des lois pour pro­téger le peuple contre le chaos de la guerre civile. Par consé­quent, la source des lois est une autorité, incarnée dans une per­sonne physique, exactement selon l’adage «auctoritas non veritas facit le­gem» (c’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi). Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas un principe, une norme, qui précède la déci­sion émanant de l’autorité. Telle est la démarche de Hobbes et de la philosophie politique du 17ième siècle. Carl Schmitt, jeune, s’est enthousiasmé pour cette vision des choses.Dans une telle perspective, en cas de normalité, l’autorité peut ne pas jouer, mais en cas d’exception, elle doit décider d’agir, de sévir ou de légiférer. L’exception appelle la décision, au nom du principe «auctoritas non veritas facit legem». Schmitt écrit à ce sujet: «Dans l’exception, la puissance de la vie réelle perce la croûte d’une mé­canique figée dans la répétition». Schmitt vise dans cette phrase si­gnificative, enthou­siaste autant que pertinente, les normes, les mé­caniques, les rigidités, les procédures routinières, que le républica­nisme bourgeois (celui de la IIIième République que dénonçait Sorel et celui de la République de Weimar que dénonçaient les te­nants de la “Révolution Conservatrice”) ou le ronron wilhelminien de 1890 à 1914, avaient généralisées.

    Restaurer la dimension personnelle du pouvoir

    L’idéologie républicaine ou bourgeoise a voulu dépersonnaliser les mécanismes de la politique. La norme a avancé, au détriment de l’incarnation du pouvoir. Schmitt veut donc restaurer la dimension personnelle du pouvoir, car seule cette dimension personnelle est susceptible de faire face rapidement à l’exception (Ausnahme, Ausnahmenzustand, Ernstfall, Grenzfall). Pourquoi? Parce que la décision est toujours plus rapide que la lente mécanique des procé­dures. Schmitt s’affirme ainsi un «monarchiste catholique», dont le discours est marqué par le vitalisme, le personnalisme et la théolo­gie. Il n’est pas un fasciste car, pour lui, l’Etat ne reste qu’un moyen et n’est pas une fin (il finira d’ailleurs par ne plus croire à l’Etat et par dire que celui-ci n’est plus en tous les cas le véhicule du poli­tique). Il n’est pas un nationaliste non plus car le concept de nation, à ses yeux et à cette époque, est trop proche de la notion de volonté générale chez Rousseau.

    Si Schmitt critique les démocraties de son temps, c’est parce qu’elles :

    – 1) placent la norme avant la vie ;

    – 2) imposent des procédures lentes ;

    – 3) retardent la résolution des problèmes par la discussion (reproche essentiellement adressé au parlementarisme) ;

    – 4) tentent d’évacuer toute dimension personnelle du pouvoir, donc tout recours au concret, à la vie, etc. qui puisse tempérer et adapter la norme.

    Mais la démocratie recourt parfois aux fortes personnalités: qu’on se souvienne de Clémenceau, applaudi par l’Action Française et la Chambre bleu-horizon en France, de Churchill en Angleterre, du pouvoir direc­torial dans le New Deal et du césarisme reproché à Roosevelt. Si Schmitt, plus tard, a envisagé le recours à la dictature, de forme ponctuelle (selon le modèle romain de Cincinnatus) ou de forme commissariale, c’est pour imaginer un dictateur qui suspend le droit (mais ne le supprime pas), parce qu’il veut incarner tempo­rairement le droit, tant que le droit est ébranlé par une catastrophe ou une guerre civile, pour assu­rer un retour aussi rapide que pos­sible de ce droit. Le dictateur ou le collège des commissaires se pla­cent momentanément —le temps que dure la situation d’exception— au-dessus du droit car l’existence du droit implique l’existence de l’Etat, qui garantit le fonctionnement du droit. La dictature selon Schmitt, comme la dictature selon les fas­cistes, est un scandale pour les libéraux parce que le décideur (en l’occurrence le dictateur) est indépendant vis-à-vis de la norme, de l’idéologie dominante, dont on ne pour­rait jamais s’écarter, disent-ils. Schmitt rétorque que le libéralisme-normativisme est néanmoins coercitif, voire plus coer­citif que la coercition exercée par une personne mortelle, car il ne tolère justement aucune forme d’indépendance personnalisée à l’égard de la norme, du discours conventionnel, de l’idéologie éta­blie, etc., qui seraient des principes immortels, impas­sables, appelés à régner en dépit des vicissitudes du réel.

    La décision du juge

    Pour justifier son personnalisme, Schmitt raisonne au départ d’un exemple très concret dans la pratique juridique quotidienne: la dé­cision du juge. Le juge, avant de prononcer son verdict est face à une dualité, avec, d’une part, le droit (en tant que texte ou tradi­tion) et, d’autre part, la réalité vitale, existentielle, soit le contexte. Le juge est le pont entre la norme (idéelle) et le cas concret. Dans un petit livre, Gesetz und Urteil (= La loi et le jugement), Carl Schmitt dit que l’activité du juge, c’est, essentiellement, de rendre le droit, la norme, réel(le), de l’incarner dans les faits. La pratique quotidienne des palais de justice, pratique inévitable, incontour­nable, contredit l’idéal libéral-normativiste qui rêve que le droit, la norme, s’incarneront tous seuls, sans intermédiaire de chair et de sang. En imaginant, dans l’absolu, que l’on puisse faire l’économie de la personne du juge, on introduit une fiction dans le fonctionnement de la justice, fiction qui croit que sans la subjectivité inévitable du juge, on obtiendra un meilleur droit, plus juste, plus objectif, plus sûr. Mais c’est là une impossibilité pratique. Ce raisonnement, Carl Schmitt le transpose dans la sphère du politique, opérant par là, il faut l’avouer, un raccourci assez audacieux.

    La réalisation, la concrétisation, l’incarnation du droit n’est pas au­tomatique; elle passe par un Vermittler (un intermédiaire, un in­tercesseur) de chair et de sang, consciemment ou inconsciemment animé par des valeurs ou des sentiments. La légalité passe donc par un charisme inhérent à la fonction de juge. Le juge pose sa décision seul mais il faut qu’elle soit acceptable par ses collègues, ses pairs. Parce qu’il y a iné­vitablement une césure entre la norme et le cas concret, il faut l’intercession d’une personne qui soit une autorité. La loi/la norme ne peut pas s’incarner toute seule.

    Quis judicabit ?

    Cette impossibilité constitue une difficulté dans le contexte de l’Etat libéral, de l’Etat de droit : ce type d’Etat veut garantir un droit sûr et objectif, abolir la domination de l’homme par l’homme (dans le sens où le juge domine le “jugé”). Le droit se révèle dans la loi qui, elle, se révèle, dans la personne du juge, dit Carl Schmitt pour contredire l’idéalisme pur et désincarné des libéraux. La question qu’adresse Carl Schmitt aux libéraux est alors la suivante, et elle est très simple: Quis judicabit ? Qui juge ? Qui décide ? Réponse : une personne, une autorité. Cette question et cette réponse, très simples, consti­tuent le démenti le plus flagrant à cette indécrottable espoir libé­ralo-progressisto-normativiste de voir advenir un droit, une norme, une loi, une constitution, dans le réel, par la seule force de sa qua­lité juridique, philosophique, idéelle, etc. Carl Schmitt reconstitue la dimension personnelle du droit (puis de la politique) sur base de sa réflexion sur la décision du juge.

    Dès lors, la raison qui advient et s’accomplit d’elle même et par la seule vertu de son excellence dans le monde imparfait de la chair et des faits n’est plus, dans la pensée juridique et politique de Carl Schmitt, le moteur de l’histoire. Ce moteur n’est plus une abstraction mais une personnalité de chair, de sang et de volonté.

    La légalité: une «cage d’acier»

    Contemporain de Carl Schmitt, Max Weber, qui est un libéral scep­tique, ne croit plus en la bonne fin du mythe rationaliste. Le sys­tème rationaliste est devenu un système fermé, qu’il appelait une «cage d’acier». En 1922, Rudolf Kayser écrit un livre intitulé Zeit ohne Mythos(Une époque sans mythe). Il n’y a plus de mythe, écrit-il, et l’arcanum de la modernité, c’est désormais la légalité. La légalité, sèche et froide, indifférente aux valeurs, remplace le mythe. Carl Schmitt, qui a lu et Weber et Kayser, opère un rappro­chement entre la «cage d’acier» et la «légalité» d’où, en vertu de ce rapprochement, la décision est morale aux yeux de Schmitt, puisqu’elle permet d’échapper à la «cage d’acier» de la «légalité».

    Dans les contextes successifs de la longue vie de Carl Schmitt (1888-1985), le décideur a pris trois vi­sages:

    1) L’accélarateur (der Beschleuniger) ;

    2) Le mainteneur (der Aufhalter, der Katechon) ;

    3) Le normalisateur (der Normalisierer).

    Le normalisateur, figure négative chez Carl Schmitt, est celui qui défend la normalité (que l’on peut mettre en parallèle avec la lé­galité des années 20), normalité qui prend la place de Dieu dans l’imaginaire de nos contemporains. En 1970, Carl Schmitt déclare dans un interview qui restera longtemps impublié: «Le monde en­tier semble devenir un artifice, que l’homme s’est fabriqué pour lui-même. Nous ne vivons plus à l’Age du fer, ni bien sûr à l’Age d’or ou d’argent, mais à l’Age du plastique, de la matière artifi­cielle».

    1. La phase de l’accélérateur (Beschleuniger) :

    La tâche politique de l’accélérateur est d’accroître les potentialités techniques de l’Etat ou de la nation dans les domaines des arme­ments, des communications, de l’information, des mass-media, parce tout accroissement en ces domaines accroît la puissance de l’Etat ou du «grand espace» (Großraum), dominé par une puissance hégémonique. C’est précisément en réfléchissant à l’extension spa­tiale qu’exige l’accélération continue des dynamiques à l’œuvre dans la société allemande des premières décennies de ce siècle que Carl Schmitt a progressivement abandonné la pensée étatique, la pensée en termes d’Etat, pour accéder à une pensée en termes de grands espaces. L’Etat national, de type européen, dont la po­pula­tion oscille entre 3 et 80 millions d’habitants, lui est vite apparu in­suffisant pour faire face à des co­losses démographiques et spatiaux comme les Etats-Unis ou l’URSS. La dimension étatique, réduite, spatialement circonscrite, était condamnée à la domination des plus grands, des plus vastes, donc à perdre toute forme de souveraineté et à sortir de ce fait de la sphère du politique.

    Les motivations de l’accélérateur sont d’ordres économique et tech­nologique. Elles sont futuristes dans leur projectualité. L’ingénieur joue un rôle primordial dans cette vision, et nous retrouvons là les accents d’une certaine composante de la “révolution conservatrice” de l’époque de la République de Weimar, bien mise en exergue par l’historien des idées Jeffrey Herf (nous avons consulté l’édition italienne de son livre, Il mo­dernismo reazionario. Tecnologia, cultura e politica nella Germania di Weimar e del Terzo Reich, Il Mulino, Bologne, 1988). Herf, observateur critique de cette “révolution conservatrice” weimarienne, évoque un “modernisme réactionnaire”, fourre-tout conceptuel complexe, dans lequel on retrouve pêle-mêle, la vi­sion spenglerienne de l’histoire, le réalisme magique d’Ernst Jünger, la sociologie de Werner Sombart et l’“idéologie des ingénieurs” qui nous intéresse tout particulièrement ici.

    Ex cursus : l’idéalisme techniciste allemand

    Cette idéologie moderniste, techniciste, que l’on comparera sans doute utilement aux futurismes italien, russe et portugais, prend son élan, nous explique Herf, au départ des visions technocratiques de Walter Rathenau, de certains éléments de l’école du Bauhaus, dans les idées plus anciennes d’Ulrich Wendt, au­teur en 1906 de Die Technik als Kulturmacht (La technique comme puissance cultu­relle). Pour Wendt, la technique n’est pas une manifestation de matérialisme comme le croient les marxistes, mais, au con­traire, une manifestation de spiritualité audacieuse qui diffusait l’Esprit (celui de la tradition idéaliste alle­mande) au sein du peuple. Max Eyth, en 1904, avait déclaré dans Lebendige Kräfte (Forces vi­vantes) que la technique était avant toute chose une force culturelle qui asservissait la matière plutôt qu’elle ne la servait.

    Eduard Mayer, en 1906, dans Technik und Kultur, voit dans la technique une expression de la personnalité de l’ingénieur ou de l’inventeur et non le résultat d’intérêts commerciaux. La technique est dès lors un «instinct de transformation», propre à l’essence de l’homme, une «impulsion créatrice» visant la maîtrise du chaos naturel. En 1912, Julius Schenk, professeur à la Technische Hochschule de Munich, opère une distinction entre l’«économie commerciale», orientée vers le profit, et l’«économie productive», orientée vers l’ingénierie et le travail créateur, indépendamment de toute logique du profit. Il re­valorise la «valeur culturelle de la construction». Ces écrits d’avant 1914 seront exploités, amplifiés et complétés par Manfred Schröter dans les années 30, qui sanctionne ainsi, par ses livres et ses essais, un futurisme allemand, plus discret que son homologue italien, mais plus étayé sur le plan philosophique. Ses col­lègues et disciples Friedrich Dessauer, Carl Weihe, Eberhard Zschimmer, Viktor Engelhardt, Heinrich Hardenstett, Marvin Holzer, poursuivront ses travaux ou l’inspireront. Ce futurisme des ingénieurs, poly­techni­ciens et philosophes de la technique est à rapprocher de la sociolo­gie moderniste et “révolutionnaire-conservatrice” de Hans Freyer, correspondant occasionnel de Carl Schmitt.

    Cet ex-cursus bref et fort incomplet dans le “futurisme” allemand nous permet de comprendre l’option schmittienne en faveur de l’«accélérateur» dans le contexte de l’époque. L’«accélérateur» est donc ce technicien qui crée pour le plaisir de créer et non pour amasser de l’argent, qui accumule de la puissance pour le seul profit du politique et non d’intérêts privés. De Rathenau à Albert Speer, en passant par les in­génieurs de l’industrie aéronautique al­lemande et le centre de recherches de Peenemünde où œuvrait Werner von Braun, les «accélérateurs» allemands, qu’ils soient dé­mocrates, libéraux, socialistes ou na­tionaux-socialistes, ont visé une extension de leur puissance, considérée par leurs philosophes comme «idéaliste», à l’ensemble du continent européen. A leur yeux, comme la technique était une puissance gratuite, produit d’un génie naturel et spontané, appelé à se manifester sans entraves, les maîtres poli­tiques de la technique devaient dominer le monde contre les maîtres de l’argent ou les figures des anciens régimes pré-techniques. La technique était une émanation du peuple, au même titre que la poésie. Ce rêve techno-futuriste s’effondre bien entendu en 1945, quand le grand espace européen virtuel, rêvé en France par Drieu, croule en même temps que l’Allemagne hitlé­rienne. Comme tous ses compatriotes, Carl Schmitt tombe de haut. Le fait cruel de la défaite militaire le contraint à modifier son op­tique.

    2. La phase du Katechon

    Carl Schmitt après 1945 n’est plus fasciné par la dynamique indus­trielle-technique. Il se rend compte qu’elle conduit à une horreur qui est la «dé-localisation totale», le «déracinement planétaire». Le juriste Carl Schmitt se souvient alors des leçons de Savigny et de Bachofen, pour qui il n’y avait pas de droit sans ancrage dans un sol. L’horreur moderne, dans cette perspective généalogique du droit, c’est l’abolition de tous les loci, les lieux, les enracinements, les imbrications (die Ortungen). Ces dé-localisa­tions, ces Ent-Ortungen, sont dues aux accélarations favorisées par les régimes du 20ième siècle, quelle que soit par ailleurs l’idéologie dont ils se ré­clamaient. Au lendemain de la dernière guerre, Carl Schmitt estime donc qu’il est nécessaire d’opérer un retour aux «ordres élémen­taires de nos existences ter­restres». Après le pathos de l’accélération, partagé avec les futuristes italiens, Carl Schmitt déve­loppe, par réaction, un pathos du tellurique.

    Dans un tel contexte, de retour au tellurique, la figure du décideur n’est plus l’accélérateur mais le kate­chon, le “mainteneur” qui «va contenir les accélérateurs volontaires ou involontaires qui sont en marche vers une fonctionalisation sans répit». Le katechon est le dernier pilier d’une société en perdition ; il arrête le chaos, en maintient les vecteurs la tête sous l’eau. Mais cette figure du katechon n’est pourtant pas entièrement nouvelle chez Schmitt : on en perçoit les prémices dans sa valorisation du rôle du Reichspräsident dans la Constitution de Weimar, Reichspräsident qui est le «gardien de la Constitution» (Hüter der Verfassung), ou même celle du Führer Hitler qui, après avoir ordonné la «nuit des longs cou­teaux» pour éliminer l’aile révolutionnaire et effervescente de son mouvement, apparaît, aux yeux de Schmitt et de bon nombre de conservateurs allemands, comme le «protecteur du droit» contre les forces du chaos révolutionnaire (der Führer schützt das Recht). En effet, selon la logique de Hobbes, que Schmitt a très souvent faite sienne, Röhm et les SA veulent concrétiser par une «seconde révolution» un ab­solu idéologique, quasi religieux, qui conduira à la guerre civile, horreur absolue. Hitler, dans cette lo­gique, agit en “mainteneur”, en “protecteur du droit”, dans le sens où le droit cesse d’exister dans ce nou­vel état de nature qu’est la guerre civile.

    Terre, droit et lieu – Tellus, ius et locus

    Mais par son retour au tellurique, au lendemain de la défaite du Reich hitlérien, Schmitt retourne au conser­vatisme implicite qu’il avait tiré de la philosophie de Hobbes ; il abandonne l’idée de «mobilisation totale» qu’il avait un moment partagée avec Ernst Jünger. En 1947, il écrit dans son Glossarium, recueil de ses ré­flexions philosophiques et de ses fragments épars: «La totalité de la mobilisation consiste en ceci : le moteur immobile de la philosophie aristotélicienne est lui aussi entré en mouvement et s’est mobilisé. A ce moment-là, l’ancienne distinction entre la contemplation (immobile) et l’activité (mobile) cesse d’être perti­nente ; l’observateur aussi se met à bouger […]. Alors nous devenons tous des observateurs activistes et des activistes observants. […] C’est alors que devient pertinente la maxime: celui qui n’est pas en route, n’apprend, n’expérimente rien».

    Cette frénésie, cette mobilité incessante, que les peintres futuristes avaient si bien su croquer sur leurs toiles exaltant la dynamique et la cinétique, nuit à la Terre et au Droit, dit le Carl Schmitt d’après-guerre, car le Droit est lié à la Terre (Das Recht ist erdhaft und auf die Erde bezogen). Le Droit n’existe que parce qu’il y a la Terre. Il n’y a pas de droit sans espace habitable. La Mer, elle, ne connaît pas cette unité de l’espace et du droit, d’ordre et de lieu (Ordnung und Ortung). Elle échappe à toute tentative de codifica­tion. Elle est a-so­ciale ou, plus exactement, “an-œkuménique”, pour reprendre le lan­gage des géopolito­logues, notamment celui de Friedrich Ratzel.

    Mer, flux et logbooks

    La logique de la Mer, constate Carl Schmitt, qui est une logique an­glo-saxonne, transforme tout en flux délocalisés : les flux d’argent, de marchandises ou de désirs (véhiculés par l’audio-visuel). Ces flux, dé­plore toujours Carl Schmitt, recouvrent les «machines impé­riales». Il n’y a plus de “Terre”: nous naviguons et nos livres, ceux que nous écrivons, ne sont plus que des “livres de bord” (Logbooks, Logbücher). Le jeune philosophe allemand Friedrich Balke a eu l’heureuse idée de comparer les réflexions de Carl Schmitt à celles de Gilles Deleuze et Félix Guattari, consignées notamment dans leurs deux volumes fondateurs : L’Anti-Oedipe et Mille Plateaux. Balke constate d’évidents parallèles entre les réflexions de l’un et des autres : Deleuze et Guattari, en évoquant ces flux modernes, surtout ceux d’après 1945 et de l’américanisation des mœurs, parlent d’une «effusion d’anti-production dans la production», c’est-à-dire de stabilité coagulante dans les flux multiples voire désordonnés qui agitent le monde. Pour notre Carl Schmitt d’après 1945, l’«anti-pro­duction», c’est-à-dire le principe de stabilité et d’ordre, c’est le «concept du politique».

    Mais, dans l’effervescence des flux de l’industrialisme ou de la «production» deleuzo-guattarienne, l’Etat a cédé le pas à la société; nous vivons sous une imbrication délétère de l’Etat et de l’économie et nous n’inscrivons plus de “télos” à l’horizon. Il est donc difficile, dans un tel contexte, de manier le «concept du politique», de l’incarner de façon durable dans le réel. Difficulté qui rend impos­sible un retour à l’Etat pur, au politique pur, du moins tel qu’on le concevait à l’ère étatique, ère qui s’est étendue de Hobbes à l’effondrement du III°Reich, voire à l’échec du gaullisme.

    Dé-territorialisations et re-territorialisations

    Deleuze et Guattari constatent, eux aussi, que tout retour durable du politique, toute restauration impa­vide de l’Etat, à la manière du Léviathan de Hobbes ou de l’Etat autarcique fermé de Fichte, est désormais impossible, quand tout est «mer», «flux» ou «production». Et si Schmitt dit que nous naviguons, que nous consi­gnons nos impressions dans des Logbooks, il pourrait s’abandonner au pessimisme du réaction­naire vaincu. Deleuze et Guattari accep­tent le principe de la navigation, mais l’interprètent sans pessi­misme ni optimisme, comme un éventail de jeux complexes de dé-territorialisations (Ent-Ortungen) et de re-territorialisations (Rück-Ortungen). Ce que le praticien de la politique traduira sans doute par le mot d’ordre suivant: «Il faut re-territorialiser partout où il est possible de re-territorialiser». Mot d’ordre que je serais person­nellement tenté de suivre… Mais, en dépit de la tristesse ressentie par Schmitt, l’Etat n’est plus la seule forme de re-territorialisation possible. Il y a mille et une possibilités de micro-re-territorialisa­tions, mille et une possibilités d’injecter de l’anti-production dans le flux ininterrompu et ininterrompable de la «production». Gianfranco Miglio, disciple et ami de Schmitt, éminence grise de la Lega Nord d’Umberto Bossi en Lombardie, parle d’espaces potentiels de territorialisation plus réduits, comme la région (ou la commu­nauté autonome des constitutionalistes espagnols), où une concen­tration localisée et circonscrite de politisation, peut tenir partiellement en échec des flux trop audacieux, ou guerroyer, à la mode du par­tisan, contre cette domination tyrannique de la «production». Pour étendre leur espace politique, les ré­gions (ou communautés autonomes) peuvent s’unir en confédérations plus ou moins lâches de régions (ou de communautés autonomes), comme dans les initia­tives Alpe-Adria, regroupant plusieurs subdivi­sions étatiques dans les régions alpines et adriatiques, au-delà des Etats résiduaires qui ne sont plus que des relais pour les «flux» et n’incarnent de ce fait plus le politique, au sens où l’entendait Schmitt.

    L’illusion du «prêt-à-territorialiser»

    Mais les Ersätze de l’Etat, quels qu’ils soient, recèlent un danger, qu’ont clairement perçu Deleuze et Guattari: les sociétés modernes économi­sées, nous avertissent-ils, offrent à la consommation de leurs ci­toyens tous les types de territorialités résiduelles ou artificielles, imaginaires ou symboliques, ou elles les restaurent, afin de coder et d’oblitérer à nouveau les personnes détournées provisoirement des “quantités abs­traites”. Le système de la production aurait donc trouvé la parade en re-territorialisant sur mesure, et provisoire­ment, ceux dont la production, toujours provisoirement, n’aurait plus besoin. Il y a donc en per­manence le danger d’un «prêt-à-territorialiser» illusoire, dérivatif. Si cette éventualité apparaît nettement chez Deleuze-Guattari, si elle est explicitée avec un vocabulaire inhabituel et parfois surprenant, qui éveille toutefois tou­jours notre attention, elle était déjà consciente et présente chez Schmitt: celui-ci, en effet, avait perçu cette déviance potentielle, évidente dans un phénomène comme le New Age par exemple. Dans son livre Politische Romantik (1919), il écrivait: «Aucune époque ne peut vivre sans forme, même si elle semble complètement marquée par l’économie. Et si elle ne parvient pas à trouver sa propre forme, elle recourt à mille expédients issus des formes véritables nées en d’autres temps ou chez d’autres peuples, mais pour rejeter immé­diatement ces expédients comme inauthentiques». Bref, des re-territorialisations à la carte, à jeter après, comme des kleenex… Par facilité, Schmitt veux, personnelle­ment, la restauration de la “forme catholique”, en bon héritier et disciple du contre-révolutionnaire espa­gnol Donoso Cortés.

    3. La phase du normalisateur

    La fluidité de la société industrielle actuelle, dont se plaignait Schmitt, est devenue une normalité, qui en­tend conserver ce jeu de dé-normalisation et de re-normalisation en dehors du principe po­litique et de toute dynamique de territorialisation. Le normalisa­teur, troisième figure du décideur chez Schmitt, est celui qui doit empêcher la crise qui conduirait à un retour du politique, à une re-territorialisation de trop longue durée ou définitive. Le normalisa­teur est donc celui qui prévoit et prévient la crise. Vision qui cor­respond peu ou prou à celle du sociologue Niklas Luhmann qui ex­plique qu’est souverain, aujourd’hui, celui qui est en mesure, non plus de décréter l’état d’exception, mais, au contraire, d’empêcher que ne survienne l’état d’exception! Le normalisateur gèle les pro­cessus politiques (d’«anti-production») pour laisser libre cours aux processus économiques (de «production»); il censure les discours qui pourraient conduire à une revalorisation du politique, à la res­tauration des «machines impériales». Une telle œuvre de rigidifica­tion et de censure est le propre de la political correctness, qui structure le «Nouvel Ordre Mondial» (NOM). Nous vivons au sein d’un tel ordre, où s’instaure une quantité d’inversions sémantiques : le NOM est statique, comme l’Etat de Hobbes avait voulu être sta­tique contre le déchaînement des pas­sions dans la guerre civile; mais le retour du politique, espéré par Schmitt, bouleverse des flux divers et multiples, dont la quantité est telle qu’elle ne permet aucune intervention globale ou, pire, absorbe toute intervention et la neutralise. Paradoxalement le partisan de l’Etat, ou de toute autre instance de re-territorialisation, donc d’une forme ou d’une autre de stabilisation, est au­jourd’hui un “ébranleur” de flux, un déstabilisa­teur malgré lui, un déstabilisateur inconscient, surveillé et neutralisé par le normalisateur. Un cercle vicieux à briser ? Sommes-nous là pour ça ?

    Robert Steuckers

    Source : Centro Studi La Runa

    http://la-dissidence.org/2016/01/05/robert-steuckers-la-decision-dans-loeuvre-de-carl-schmitt/

  • La fin de l’Empire romain d’Occident (Georges-André Morin)

    fin-de-lempire-romain-doccident-188x300.jpgDepuis la première édition de ce livre en 2007, les réflexions sur la fin de l’Empire romain se sont poursuivies montrant un intérêt continu pour cette étape importante de l’histoire de l’Europe occidentale. Cette nouvelle édition comporte de nombreux compléments rédactionnels, en particulier sur la question religieuse.

    Que s’est-il passé de 375 à 476 ? La fin de l’Empire romain d’Occident, passage de l’Antiquité vers le Moyen-Âge, est une étape essentielle de notre histoire. Les nations européennes modernes vont émerger lentement sur ses décombres. Le christianisme va devenir une force spirituelle et politique. Le Code théodosien, promulgué en 438, est à l’origine des principes de notre droit contemporain.

    Ce livre est la chronique d’une période charnière. La dynastie théodosienne sert de fil conducteur pour ce récit clair et chronologique. En des temps qui, à plus d’un titre, permettent de comparer notre Europe contemporaine déclinante à cet Empire romain d’Occident disparu, cette étude vient à point. Le lecteur portera attention à la partie consacrée aux relations de l’Empire avec les barbares, à la pression de populations nomades sur ses frontières, aux grandes invasions qui ébranlent l’Occident vers la fin de l’an 405 et dont les Romains n’avaient pas mesuré les risques et l’ampleur. Le 31 décembre 406, un amalgame d’environ 300.000 Vandales, Suèves et Alains traversaient le Rhin. Les troupes locales, essentiellement constituées de Francs, avaient bien tenté une contre-attaque mais il était déjà trop tard et ils furent submergés. Une fois le passage du Rhin acquis, la Gaule s’ouvre devant les hordes barbares qui commettent destructions et pillages. S’en suit le sac de Rome prise par les barbares en 410. Près de 40 ans plus tard, c’est au tour des Huns et de leur roi Attila d’entrer en Gaule et d’arriver jusqu’en Italie.

    L’ouvrage de Georges-André Morin dépeint la longue décadence qui a frappé l’Empire romain d’Occident.

    L’auteur examine également les principaux accidents climatiques signalés entre 375 et 476. Décidément, les parallèles ne manquent pas !

    La fin de l’Empire romain d’Occident, Georges-André Morin, éditions du Rocher, 447 pages, 23 euros

    A commander en ligne sur le site de l’éditeur

    http://www.medias-presse.info/la-fin-de-lempire-romain-doccident-georges-andre-morin/46871

  • Avez-vous commandé le numéro 5 Hors Série de Synthèse nationale consacré à la 1ère rencontre Charles Martel qui s'est déroulée à Poitiers le 7 juin dernier ?

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  • Regards antagonistes sur Louis-Philippe

    Dédaigné par l’historiographie, le règne de Louis-Philippe continue de susciter rejet et critiques.

    On dénonce volontiers l'usurpateur fils de régicide, ou un roi bourgeois confisquant au profit des riches la révolution de 1830... Il est temps de nuancer ces jugements.

    C'est à cela qu'invite l'un des ouvrages les plus élogieux parus sur la question, Louis-Philippe, le Prince et le Roi, d'un universitaire britannique, Munro Price. Le professeur Price, quoiqu'il ait longtemps vécu et enseigné en France, n'entre pas dans nos querelles internes. Il ne voit le duc d'Orléans ni comme un usurpateur fils de régicide, ni comme un roi bourgeois confisquant au profit des riches la révolution de 1830. Libre de nos partis pris politiques et de nos différends jamais réglés, même s'il les connaît très bien, il a tout loisir de poser sur l'homme et sur l'oeuvre un regard dépourvu d'a priori, de les estimer à ce qu'il pense être leur juste valeur, de les critiquer à l'occasion, de les approuver souvent. En soustrayant le débat aux Français, il le dépassionne.

    Un règne réparateur

    D'un autre côté, et c'est là que le bât blesse un peu, la sympathie manifeste de Munro Price envers Louis-Philippe n'est pas dépourvue de subjectivité : s'il l'apprécie tant, c'est d'abord parce qu'il fut, et ne le cacha jamais, un anglophile, sinon un anglomane, convaincu, ouvertement admirateur du système politique anglais et qu'il essaya de l'acclimater chez nous. L'argument n'est pas le mieux choisi pour ramener l'opinion nationale du côté du Prince... Cela dit, et même si l'on n'adhère pas à cette vision, le livre de Price est intéressant par de nombreux points.

    D'abord parce qu'il écrit d'une manière que la plupart des universitaires français abhorrent comme indigne d'eux, c'est-à-dire en mêlant la biographie à l'histoire politique, pour l'excellente raison que la vie du roi et son règne sont, en effet, indissociables. Ce choix, ordinaire dans le monde anglo-saxon, rend l'ouvrage agréable à lire et permet d'entrer dans les subtilités de la Charte, sa mise en oeuvre, ses échecs, ses succès sans éprouver le terrible ennui qu'inspirent la plupart des travaux français consacrés à l'histoire politique de la Restauration, qui leur interdit de sortir d'un cercle étroit de spécialistes.

    Ensuite parce que Price choisit de mettre en valeur, peut-être parfois de façon exagérée, le rôle tenu auprès de Louis-Philippe par sa soeur, Madame Adélaïde. Caricaturée, vilipendée, la princesse n'avait pas fait jusqu'ici l'objet d'un travail de recherche sérieux. Voilà ce vide comblé et ce que l'on découvre réserve quelques surprises. On la savait intelligente, cultivée, indépendante, conseillère avisée, et la partisane la plus décidée de son frère, Price la montre moins voltairienne et plus féminine qu'on le pensait. Faut-il cependant conclure que sa mort, en décembre 1847, fut le coup fatal porté au régime ? Il y en eut d'autres et la disparition tragique, en 1842, du jeune duc d'Orléans fut certainement plus décisive.

    Si tout cela peut se discuter, il est en revanche impossible de retirer au livre de Price sa principale qualité : rappeler, preuves à l'appui, combien les dix-huit années de règne du roi des Français furent bonnes et réparatrices pour la France et le monde. Sans doute continuera-t-on longtemps à reprocher au duc d'Orléans d'avoir, selon ses mots, « ramassé la couronne », mais Price pose la seule question valable : que serait-il arrivé s'il ne l'avait pas fait ? La réponse fait beaucoup pardonner à la monarchie de juillet.

    Marie-Amélie, nièce de Marie-Antoinette

    Trois femmes comptèrent dans la vie de Louis-Philippe : Mme de Genlis, qui l'avait élevé ; Adélaïde, sa cadette, et Marie-Amélie, son épouse. Si cette princesse s'impliqua de façon moins visible dans la politique de son mari et parut jouer essentiellement un rôle de mère modèle, qu'elle fut au demeurant, il ne faut pas sous-estimer son importance. Beaucoup de choses eussent été plus difficiles pour le duc d'Orléans s'il n'avait réussi, en 1809, à épouser une Bourbon-Siciles, et la propre nièce de Marie-Antoinette.

    Cette union, qui donnait à la princesse, terrifiée par la perspective de rester fille, le statut conjugal tant attendu, et au prince la respectabilité perdue par le vote régicide de son père, ne fut pas un mariage de convenance et d'intérêts. Philippe et Amélie, qui s'étaient appréciés de prime abord, formèrent un couple très uni et sincèrement épris. Elle contribua à lui rendre sa place dans la famille royale et il lui en fut reconnaissant. Née et élevée pour être reine, elle assuma, quoique à regret, le rôle qui lui était échu, imposa un ton que la cour de son mari n'eût pas eu sans elle, et, surtout, aida puissamment à rétablir avec les autres dynasties des relations sur lesquelles reposaient l'essentiel de la diplomatie.

    Florence Vidal, qui lui consacre une biographie, sait tout cela, et s'en montre agacée. Les "perfections" de Marie-Amélie, sa piété, sa dévotion, son dévouement conjugal, sa tendresse maternelle exacerbée, y compris envers le petit duc de Penthièvre, attardé mental mort à cinq ans, ses bonnes manières, sa charité composent un tableau édifiant qu'elle aimerait fracasser tant il jure avec nos moeurs modernes. Ambition impossible : la reine fut irréprochable. Alors, il convient de monter en épingle son milieu familial, et il est vrai que la cour de Naples, le couple étrange formé par ses parents, se prêtent aux critiques.

    De déplorer que la jeune fille n'ait pas su se libérer de l'influence de leur éducation, comme si la chose était envisageable. De lui reprocher d'être restée un parfait produit du monde d'avant, de n'avoir pas compris la marche du progrès, d'avoir été conformiste, de « n'avoir pas réfléchi à la nature

    de la pauvreté », quand « il eût été nécessaire et légitime de mobiliser son énergie pour comprendre les besoins de son temps »...

    C'est, au terme d'un livre trop souvent ricanant, conclure en procureur d'un mauvais procès plutôt qu'en historien. Mieux vaut relire la biographie (Perrin, 1998) que Madame, comtesse de Paris, consacra à son aïeule. Peut-être, en effet, faut-il être reine pour parler d'une reine avec justice...

    Vérité scabreuse

    Jeté sans un sou sur les routes de l'exil à dix-neuf ans en compagnie de sa soeur, Louis-Philippe fit l'expérience, sinon de la pauvreté, du moins de la gêne. Il travailla pour gagner son pain et celui d'Adélaïde. Expérience qui ancra en lui une peur compulsive de manquer. Même rentré en France,même après avoir récupéré l'essentiel de sa fortune immense, même roi, il craignit de voir un jour ses enfants réduits à de telles extrémités et accumula afin de les préserver.

    Rien d'étonnant s'il désira, pour établir l'un des cadets, l'héritage de la maison de Condé sur le point de s'éteindre. Le dernier prince avait soixante-dix ans, était le parrain du duc d'Aumale et testa, en effet, en faveur de son filleul. Peu après, le 28 août 1830, on le retrouvait pendu à l'espagnolette de sa chambre. Le suicide parut improbable. On cria au meurtre. On désigna la coupable, Mme de Feuchères, aventurière anglaise qui avait fait de la vie de son vieil amant un enfer. Elle héritait d'une fortune colossale, le reste allait à Aumale. La presse se déchaîna, accusant le roi d'avoir commandité un crime. En fait, la vérité, scabreuse, ne pouvait être révélée à la prude opinion de l'époque... Cette vérité, qu'il évacue en dix lignes méprisantes, Dominique Paladilhe, biographe du dernier prince de Condé, la connaît, mais elle ne permet pas d'instruire à charge contre les Orléans ; il n'en tient donc pas compte. Dommage car ce bon spécialiste du catharisme est d'ordinaire mieux inspiré.

    Affaire policière

    À l'aube du 18 août 1847, la duchesse de Choiseul-Praslin est retrouvée massacrée à coups de couteau dans sa chambre. Les soupçons se portent immédiatement sur le duc, qui se suicide sans avoir avoué. Dénouement sanglant d'un mariage qui avait réconcilié les noblesses d'Ancien Régime et d'Empire, la victime étant la fille unique du maréchal Sébastiani. Au-delà de ce fait divers prévisible, car tout Paris connaissait la mésentente du couple, les infidélités du beau Théobald, la jalousie maladive de Fanny que dix maternités avaient rendue obèse, c'est le procès du régime que l'opposition va instruire. Pourquoi n'a-t-on pas arrêté Choiseul dès la découverte du crime ? Lui a-t-on fourni le poison qui lui a permis d'échapper à la justice ? Est-ce son rang de pair de France, sa place dans l'entourage de la duchesse d'Orléans qui lui ont valu d'échapper aux procédures communes ? Le discrédit jeté sur le noble Faubourg pèsera lourd dans les événements de février 1848.

    Pourtant, il a été très peu écrit sur le sujet, les descendants ayant toujours tenu à laisser dans l'oubli cette sordide affaire. Anne Martin-Fugier, spécialiste de l'histoire sociale du XIXe siècle, a choisi le biais de la version romancée pour présenter les faits. « Une nymphomane vertueuse », comme Maxime du Camp surnomma la pauvre duchesse, coupable d'aimer un mari qui ne l'aimait plus, en croisant les points de vue des témoins et des proches, brosse moins les détails d'une enquête policière trop évidente que ceux des préjugés d'un monde et d'une époque.

    Anne Bernet L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 4 au 17 février 2010

     Munro Price : Louis-Philippe, le Prince et le Roi ; Fallois, 480 p., 26 euros.

     Florence Vidal : Marie-Amélie de Bourbon-Siciles ; Pygmalion, 380 p, 22,90 euros.

     Dominique Paladilhe : Le Prince de Condé ; Pygmalion, 200 p., 22,50 euros.

     Anne Martin-Fugier : Une nymphomane vertueuse ; Fayard, 180 p, 19 euros.

  • Quand l’obscurantisme des « Lumières » nous aveugle !

    A partir de l'article du sieur Frédéric Lewino sur le Moyen Age, publié dans Le Point pourrait être écrit un « discours de la méthode » de manipulation des médias aujourd'hui. Il s'agit d'un véritable cas d'école.

    L'article en question est de la même veine que l'anecdote contée par Régine Pernoud au début de son livre Pour en finir avec le Moyen Age.

    Aussi, seule cette source, Régine Pernoud, autrement moins docte, moins érudite et moins célèbre que le journaliste du Point pourrait servir à mettre en lumière l'obscurantisme du frère Fréderic.

    Son anecdote la voici :

    « Comme cela se passait il y a déjà plusieurs années et que le neveu en question a aujourd'hui atteint l'âge de la majorité selon le Code civil, je croyais que les choses avaient changé depuis. Mais voilà qu'il y a quelques mois (juillet 1975), me promenant avec la petite-fille d'une de mes amies (Amélie, 7 ans), celle-ci me lance joyeusement :

    — Tu sais, à l'école, j'apprends le Moyen Age.

    — Ah, très bien ! Et comment était-ce, le Moyen Age ? Raconte.

    — Alors, il y avait des seigneurs (elle cherche un peu avant de retrouver le mot difficile...) des seigneurs féodaux. Alors ils se faisaient tout le temps la guerre et avec leurs chevaux ils allaient dans les champs des paysans et ils abîmaient tout.

    Un cornet de glace a ensuite capté son attention et mis fin à sa description enthousiaste. Cela m'a fait comprendre qu'en 1975 on enseigne l'histoire exactement comme on me l'avait enseignée à moi-même il y a un demi-siècle ou davantage. Ainsi va le progrès.

    Et du même coup, cela m'a fait regretter l'éclat de rire — assez peu charitable, reconnaissons-le — que j'avais eu quelques jours auparavant en recevant un coup de téléphone d'une documentaliste de la TV — spécialisée qui plus est dans les émissions historiques !

    — Il paraît, disait-elle, que vous avez des diapositives. Est-ce que vous en avez qui représentent le Moyen Age ?

    — ? ? ?

    — Oui, qui donnent une idée du Moyen Age en général : des tueries, des massacres, des scènes de violence, de famines, d'épidémies...

    Je n'avais pu m'empêcher d'éclater de rire, et c'était injuste : visiblement cette documentaliste n'avait pas dépassé le niveau d'Amélie sur le point particulier de l'histoire du Moyen Age. Mais comment l'aurait-elle dépassé ? Où en aurait-elle appris davantage ? »

     (En bleu les extraits de l'article)

    Les mensonges du Point :

    «C'était le règne de Robert le Pieux, le deuxième Capétien, avec ses épidémies, ses famines, ses guerres incessantes. Le paradis...

    Oui-da, que la vie était belle en 1016 avec ses famines, ses épidémies, ses guerres. À chaque époque ses peines et ses malheurs. Et quand un noble vieillard prétend que c'était mieux à son époque, c'est qu'il commence à perdre la mémoire. »

    La vérité restaurée:

    Dans son livre, Pour en finir avec le Moyen Age , page 17, Régine Pernoud (RP) souligne :

    « Aussi bien, des érudits en notre siècle ont-ils faits un remploi du terme renaissance. Constatant qu'autour de Charlemagne ont cultivait assidument les auteurs latins et grecs, ils ont parlé de « Renaissance carolingienne », et le terme est communément admis. D'autres plus hardis ont parlé de renaissance du XIIème siècle, voire d'humanisme médiéval.»

    […] « On va ainsi de renaissance en renaissance, ce qui ne manque pas d'être suspect. »

    Entre l'an 800 et le XIIème siècle, l'an 1016 est plus ou moins au milieu. Alors elle n'est pas belle la vie en 1016 ? Qui est le noble vieillard ? Qui est l'ignoble ignare ?

    Quant aux guerres du Moyen Age, on est loin des millions de morts de 14-18 et des dizaines de millions de 39-45. Mais cette idée n'effleure même pas notre historien du jour.

    Les mensonges du Point :

    Pas de terrorisme ! Pas de crainte de réchauffement climatique ! Pas de chômage ! Pas de Le Pen !

    La vérité restaurée:

    - La terreur islamique n'a pas encore fermé l'accès aux lieux saints, il est vrai. Les Turcs ne vont exterminer les chrétiens de Jérusalem qu'en 1078. Mais ces pratiques barbares, de conversion par la force et d'extermination de tous ceux qui ne veulent pas se soumettre, ont commencé dès l'hégire, soit 632 ! La terreur islamique est telle qu'elle seule réussit à assurer l'unité des habitants du pays sous le commandement de Charles Martel en 732 à Poitier.