culture et histoire - Page 1229
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DRDA : La Guerre de Cent Ans
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1710 : Naissance de Louis XV
Dans la même semaine, Louis XIV perdit son petit-fils, sa petite-belle-fille et leur fils, « tous de très grande espérance et tendrement aimés ». Ce drame rendit d'autant plus précieuse la naissance survenue il y a bientôt trois cents ans...
Cette année-là, la soixante-septième de son règne, Louis XIV, soixante-douze ans, se réjouissait de la naissance, le samedi 15 février à huit heures du matin, d'un deuxième arrière-petit-fils, mis au monde par la duchesse de Bourgogne. L'enfant ondoyé par le cardinal de Janson et titré duc d'Anjou, venait se placer au quatrième rang dans l'ordre de succession au trône, derrière son grand-père le Grand Dauphin, né en 1661, son père le duc de Bourgogne, né en 1682, et son frère aîné le duc de Bretagne, âgé de trois ans. Autant dire qu'il avait fort peu de chances de régner bientôt sur la France...
L'hécatombe
Au vieux roi, devant faire face à de graves revers sur le front du nord, très sensible aux sacrifices de ses peuples encore aggravés par le terrible hiver de l'année précédente (voir L'AF 2000 du 16 octobre 2008), cette descendance apparemment bien assurée apportait un précieux réconfort... Mais... !
Le 14 avril 1711, le Grand Dauphin mourut de la variole, laissant au duc de Bourgogne les honneurs de nouveau dauphin. Puis, dès le 12 février 1712, la duchesse de Bourgogne fut emportée par une "mauvaise rougeole", suivie dans la tombe le 18 février par le dauphin lui-même. Ne restaient plus, comme héritiers de Louis XIV, que les deux petits princes, ducs de Bretagne (nouveau dauphin) et d'Anjou, lesquels, seulement ondoyés, n'avaient pas encore de nom de baptême, et souffraient d'une fièvre inquiétante. On décida de les faire baptiser le 6 mars, par Mgr de Coislin, premier aumônier du roi, et on les prénomma tous les deux Louis. Hélas l'aîné, que les médecins de la Cour et cinq de leurs confrères de Paris tentaient de sauver à coups de saignées, s'éteignit le 8 mars peu avant minuit. Il avait cinq ans et quelques mois. Il fallait maintenant à tout prix sauver le duc d'Anjou, âgé de deux ans. Celui-ci allait devoir la vie à la duchesse de Ventadour, gouvernante des Enfants de France, née Charlotte-Eléonore Magdeleine de la Mothe-Houdancourt, assez mal mariée à Louis-Charles de Lévis, duc de Ventadour, mais portant dignement le nom de cet époux fleurant bon la terre du Vivarais...
Elle montra assez de bon sens et d'autorité pour arracher le petit prince aux médecins. Elle lui donna un petit morceau de biscuit trempé dans du vin, et le tint bien au chaud : au bout de quelques jours le futur Louis XV fut guéri ! La princesse Palatine, belle-soeur de Louis XIV, écrivit : « L'enfant a été sauvé à la honte des docteurs, ce qui prouve bien que les médecins ont tué le petit dauphin (Bretagne), lui aussi, comme ils ont tué son père et sa mère. » Molière, disparu trente ans plus tôt, n'aurait pas été étonné...
La succession
Quant à Louis XIV, éperdu de chagrin, il disait au maréchal de Villars : « Il y a peu d'exemples que l'on perde dans la même semaine son petit-fils, sa petite-belle-fille et leur fils, tous de très grande espérance et tendrement aimés. Dieu me punit, je l'ai bien mérité. » Il fallait pourtant continuer de mener cette malheureuse guerre de Succession d'Espagne, qui risquait de finir par un démembrement de la France. Mais les Français se redressèrent magnifiquement. Le 30 juillet 1712, Villars remportait la victoire de Denain. Les ennemis réduisirent alors leurs exigences, et les traités d'Utrecht, signés en 1713, allaient protéger notre frontière du nord jusqu'à la Révolution.
Souci oppressant
Le souci du roi n'en était pas moins oppressant : il allait devoir laisser la couronne à un jeune enfant, et les disputes pour la régence ne manqueraient pas de se déchaîner. À Utrecht avait été confirmée la renonciation au trône de France de celui des petits-fils de Louis XIV, Philippe duc d'Anjou, qui était devenu Philippe V, roi d'Espagne en 1700. D'ailleurs le fait que le futur Louis XV portât le titre de duc d'Anjou à son tour, prouvait bien que ce titre-là était pour toujours un titre français qu'aucun Bourbon d'Espagne ne porterait légitimement... Comble de malheur : un troisième petit-fils de Louis XIV, Charles, duc de Berry, trépassa le 4 mai 1714 de l'éclatement d'une veine dans son estomac en voulant relever son cheval. Il ne restait au roi plus qu'un seul neveu, Philippe duc d'Orléans, qu'il n'aimait guère, à tel point qu'il crut devoir légitimer deux de ses bâtards afin de neutraliser l'influence de cet Orléans dans l'éducation du futur roi...
Dès le milieu de 1715, la santé du roi déclina, la gangrène progressait... Le 1er septembre, à huit heures du matin, il mourait pieusement à soixante-dix-sept ans, ayant accompli le règne le plus long de l'histoire de France. À la grande fenêtre du château de Versailles, un officier en plumet noir cria « Le roi est mort », puis, se retirant pour arborer un plumet blanc, revint et cria « Vive le roi Louis XV » et toute la Cour courba le genou devant l'enfant.
Michel Fromentoux L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 4 au 17 février 2010
✓ Lire Aimé Richardt : Louis XV le mal-aimé. Préface du prince Jean de France duc de Vendôme ; postface de Michel Fromentoux. À nos bureaux, 29 euros.
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« La postmodernité, c’est l’excès inverse de la modernité » (entretien avec Pierre Le Vigan)
Pierre Le Vigan est un historien des idées proche de la Nouvelle Droite. Ses réflexions portent sur une critique radicale du capitalisme et ses multiples implications sur l’homme et son environnement. Il est l’auteur d’Inventaire de la modernité avant liquidation (2007), Le malaise est dans l’homme et La banlieue contre la ville (2011).
Philitt : Vous avez édité cette année, un ouvrage intitulé Soudain la postmodernité (La Barque d’or). D’où vient ce terme, « postmodernité » ?
Pierre Le Vigan : Je ne connais pas l’origine exacte du terme. Ce qui est certain, c’est que Jean-François Lyotard a beaucoup contribué à diffuser le thème de la postmodernité. La notion de postmodernité désigne ce qui vient après la modernité, donc ce qui vient après le culte du progrès, le culte de l’homogénéité, de l’égalité, du jacobinisme. La postmodernité est ce qui vient après les grands récits historiques, tels le communisme, la social-démocratie, le fascisme, qui n’ont été qu’une brève parenthèse, et d’une manière générale, redisons-le, après la religion du progrès. Il y a bien sûr des éléments de postmodernité dans les temps actuels, mais il y a aussi des éléments qui relèvent en fait de l’intensification de la modernité. Prenons l’exemple de la théorie du genre : en un sens, on peut croire qu’elle valorise les différences entre les sexes en mettant en lumière leur dimension culturelle, en un autre sens, elle les minimise puisque avant d’appartenir à un sexe, nous serions en quelque sorte sans détermination et choisirions « librement » notre genre. Le genre prétendument choisi serait plus important que la sexuation héritée. Sur le fond, en fait, la théorie du genre pousse à l’extrême et jusqu’à l’absurde le constructivisme. Or, le constructivisme est un élément de la modernité. Il est pourtant bien évident que la France déjà moderne des années 1960 était à des années-lumière de la théorie du genre. Tout dépend donc du niveau où l’on situe l’analyse. S’agit-il de l’histoire des idées ? De leur généalogie ? Ou sommes-nous au contraire dans le domaine de la sociologie historique ? Il faut à chaque fois préciser quel est le niveau d’analyse choisi. Ce qui est certain, c’est que, sous couvert d’apologie des différences, nous vivons, comme le voyait déjà Pasolini il y a plus de quarante ans, dans « un monde inexpressif, sans particularismes ni diversités de cultures, un monde parfaitement normalisé et acculturé » (Écrits corsaires).
Philitt : Comment définir, ou du moins comment situer, la « postmodernité » par rapport à la « prémodernité » et à la « modernité » ?
Pierre Le Vigan : Votre question me permet de préciser un point. J’ai expliqué que la postmodernité était avant tout la fin des grands récits, et surtout du récit du progrès sous ses différentes formes (qui incluaient par exemple le nazisme, qui était un darwinisme social et racial « progressiste » puisqu’il voulait « améliorer la race »). Sous une autre forme, qui amène à en souligner les aspects néfastes, la postmodernité c’est aussi l’excès inverse de la modernité. C’est le présentisme, c’est la jouissance (je n’ai rien contre, mais elle doit avoir sa place, rien que sa place) contre la raison, c’est le laisser-aller (l’esprit « cool ») contre l’effort, c’est l’informe contre la tenue. Voilà la question que pose la postmodernité : si on ne croit plus au progrès, qu’est ce qui nous fait tenir debout ? Nous : je veux dire nous en tant qu’individus, et il faudrait dire en tant que personne humaine, mais aussi nous en tant que peuple. C’est là qu’intervient la référence à la pré-modernité. Si on prend comme exemple de moment de pré-modernité la période du Moyen Âge, avant le culte du progrès, mais aussi avant le culte de l’homme, et en fait avant le culte de la puissance et surpuissance de l’homme, la pré-modernité faisait se tenir debout les hommes par la religion, et en l’occurrence par le christianisme (je parle bien sûr de l’Europe). Cela amène bien sûr à relever qu’il y eut plusieurs pré-modernités, précédant elles-mêmes plusieurs modernités. Les modernités des pays catholiques et des pays protestants n’ont ainsi pas tout à fait été les mêmes.
Il est certain que la postmodernité ne peut qu’avoir des points communs avec certains aspects de la pré-modernité. On pourrait espérer, au lieu du culte du présent, une attention au présent, au lieu d’un enlisement dans le présent, la recherche d’une transcendance dans l’immanence. Le dépassement de la modernité a bien des aspects positifs. Qui peut regretter le nationalisme agressif entre peuples européens qui a mené aux guerres du XXe siècle ? Mais qui peut sérieusement penser que ce dépassement d’un certain nationalisme doive amener à nier tous les enracinements, toutes les mémoires historiques ? Il faut redécouvrir toutes les communautés, dont certaines ont été broyées par un nationalisme (plus exactement un stato-nationalisme) niveleur mais il ne faut pas pour autant se défaire des constructions nationales qui figurent parmi les réalisations les plus belles du politique en Europe. Autant, par exemple, je suis pour l’autonomie de la Catalogne, autant je suis hostile à sa sécession d’avec l’Espagne.
Philitt : Vous écrivez que « la seule libre-circulation dont ne veut pas le libéralisme, c’est la libre-circulation des idées » (p. 32). Comment expliquer que l’actuel triomphe du libéralisme s’accompagne d’un recours étatique à la censure ?
Pierre Le Vigan : L’intolérance actuelle du pouvoir, et plus largement du système face à tout ce qui relève de l’indépendance d’esprit et face à tous les propos non consensuels est d’un niveau assez stupéfiant. L’intolérance des hommes du système est, à beaucoup d’égards, proportionnelle à leur inculture. Il y a aussi un formidable formatage des esprits, qui va du plus haut niveau à tous les cadres intermédiaires de la société. Dans les faits, le libéralisme économique se développe sur fond de libéralisme politique. Ce libéralisme politique est une démocratie purement procédurale qui est de moins en moins démocratique. Le peuple ne peut se prononcer sur les sujets importants et, plus encore, quand il se prononce, on ne tient pas compte de son avis. Ce « règne de l’On » est en fait le règne de l’hyperclasse. Cette dernière mène une guerre de classe contre le peuple. En matière de relations internationales, nous sommes face à un système à tuer les peuples, qui s’appuie sur les États-Unis et ses relais, dont malheureusement la France, parfois même à l’avant-garde de l’atlantisme belliciste et déstabilisateur. Au plan intérieur, institutionnel et politique, nous avons un système à tuer le peuple, basé sur le mépris de celui-ci. Ce sont les deux faces d’un même système.
Philitt : « L’écologie poussée jusqu’au bout amène inévitablement à deux rejets. Rejet du libre-échangisme économique, rejet de l’immigration de masse » (p. 31). N’est-il pas pourtant en vogue, dans le monde de l’entreprise et au sein de la politique française, de parler d’« écologie », de « développement durable » ?
Pierre Le Vigan : Le développement, c’est une façon de dire « toujours plus ». C’est souvent le cache-sexe de la pure et simple course aux profits. Si on souhaite un développement vraiment durable, il y a des choses à ne pas développer, par exemple le développement de l’automobile. C’est la contradiction du terme « développement durable ». Il faut donc demander aux partisans du développement durable ce qu’ils veulent vraiment développer. S’agit-il des systèmes d’échanges locaux ? Nous serons alors d’accord. S’agit-il des biens collectifs qui échappent à la marchandisation ? Très bien. S’agit-il de développer toujours plus de routes qui éventrent les paysages ? Ou de stupides créations d’aéroports inutiles ? Alors non. Faut-il toujours plus de smartphones ? Toujours plus d’informatisation de tous les processus de décision ? Encore non.
Prenons l’urbanisme comme exemple. Une ville durable, ce n’est pas forcément une ville qui se « développe », ce peut être une ville qui se stabilise, qui améliore ses équilibres. La notion de développement durable est donc ambiguë. Il faut pousser ses partisans dans leurs retranchements et les amener à reconnaître, s’ils sont de bonne foi, qu’il y a des choses à ne pas développer.
Quant à l’écologie, tout le monde est pour. C’est comme la santé et la bonne humeur : comment ne pas être pour ? Mais, concrètement, les gens qui se réclament de l’écologie sont pour l’immigration de masse. Alors, que se passe-t-il ? L’écologie s’appliquerait aux petits oiseaux, mais pas aux hommes ? (La critique de l’immigration qui est la nôtre ne saurait occulter ce que nous pensons être les responsabilités énormes de l’Occident dans le chaos au Proche-Orient et donc dans les flux migratoires vers l’Europe, et cela a commencé dès la première guerre du Golfe déclenchée après le rattachement de la « 19e province », le Koweït à l’Irak, un piège, sous beaucoup d’aspects, tendu à l’Irak).
Revenons à l’immigration, qui n’est qu’un des aspects des équilibres humains, de l’écologie humaine et de l’éthologie humaine. Le respect des équilibres s’appliquerait à la nature mais pas aux hommes, qui pourtant ne cessent d’agir sur la nature ? L’écologisme des « Verts » n’a ainsi guère de rapport avec l’écologie. La thèse du réchauffement climatique anthropique (dû à l’homme) n’est elle-même pas prouvée. L’écologie officielle sert en fait de nouveau totalitarisme et d’instrument de contrôle social renforcé. Il est pourtant parfaitement exact que l’homme détruit ou abîme son propre environnement mais ce ne sont pas les écologistes, le GIEC ou les gouvernements qui « font de l’écologie » une sauce additionnelle à leur prêchi-prêcha culpabilisateur et moralisateur qui aideront à trouver des solutions. Il leur faudrait d’abord rompre avec le culte du progrès et de la croissance, et avec une vision de l’homme qui est fausse car les écologistes ne croient pas qu’il existe des différences entre les peuples : les écologistes, tout comme nos libéraux et socio-libéraux, pensent que les hommes et les peuples sont parfaitement interchangeables.
Or, avant de vouloir sauver l’homme et la planète, il faudrait commencer par les comprendre. Les écologistes, tout comme nos gouvernements mondialistes, pensent que les hommes sont tous pareils. Leur vision du monde est une vision de touriste. Pourquoi ne peut-on pas s’installer dans n’importe quel pays, de même que quand on part en voyage on regarde le catalogue ou le site adéquat ou autre et on coche la case « soleil », « bain de mer », etc. Croire que les migrations relèvent de la « liberté » est la dernière des imbécillités. Les migrations ont toujours été essentiellement des actes de guerres. Croit-on que les Allemands des Sudètes ont quitté leur pays en 1945 parce que les paysages bavarois sont plus gais, ou que les dancings de Munich sont d’un standing supérieur à ceux de Pilsen ? C’était parce qu’ils avaient le choix entre l’expulsion ou le massacre. Croit-on que les Juifs ont quittés l’Allemagne en 1933 par simple fascination pour l’Amérique ? Ou bien plutôt parce qu’on (les nazis) voulait les réduire à la misère, à l’humiliation, au suicide ou à la déportation ?
Philitt : Vous écrivez que vous avez souvent été considéré « comme un homme de gauche par les gens de droite et comme un homme de droite par les gens de gauche » (p. 85). Est-ce là pur esprit de contradiction ou bien assiste-t-on à un effacement du clivage gauche-droite ?
Pierre Le Vigan : Esprit gratuit de contradiction : non. Goût de la complexité, oui. « La complexité est une valeur », écrit Massimo Cacciari. J’aime avant tout les nuances. Quant aux contradictions, il peut être fécond de les creuser si elles permettent d’arriver à une synthèse de plus haut niveau. Je crois au juste milieu non comme médiocre moyenne mais comme médiété. C’est ce qu’Aristote appelait : éviter l’excès et le défaut. Telle est la vertu selon Aristote. Ainsi, le courage n’est ni la témérité (l’excès) ni la lâcheté (le défaut). Mais le Stagirite expliquait que l’opposé du courage reste néanmoins la lâcheté – et non la témérité.
Les notions de droite et de gauche n’ont cessé d’évoluer. C’est un clivage qui a toujours été mouvant. Aujourd’hui, ce qui est très clair, c’est que c’est un rideau de fumée. Droite et gauche sont d’accord sur l’essentiel : l’Europe du libre-échange et du dumping social, le partenariat privilégié avec les États-Unis, l’antirussisme primaire, la société de marché, l’idéologie des droits de l’homme contre le droit des peuples et l’immigrationnisme forcené. C’est en fait une fausse droite qui fait face à une fausse gauche. Les deux en sont au degré zéro de la pensée. Fausse droite et fausse gauche partagent la même croyance que l’Occident peut continuer à fabriquer de l’universel seul dans son coin et à l’imposer au reste du monde.
Tous les intellectuels qui pensent vraiment finissent par se fâcher avec le système politico-médiatique. Alors, celui-ci les exclut au motif de pensées « putrides », d’arrières-pensées encore plus « nauséabondes », d’appartenance à la « France moisie », de « relents de pétainisme », de statut d’« ennemis de l’avenir » (Laurent Joffrin) et autres anathèmes. Michel Onfray, Jean Claude Michéa, Alain Finkielkraut, Alain de Benoist et d’autres sont mis dans le même sac, ce qui dispense de les lire. Or, ces intellectuels sont très différents. Ils ont comme seul point commun d’essayer de penser vraiment les problèmes même s’ils arrivent à des conclusions qui ne sont pas conformes à l’irénisme dominant : les richesses des cultures qui « se fécondent mutuellement » en se mélangeant, les « bienfaits de la diversité », les vertus d’un « vivre-ensemble » toujours plus épanouissant, le bonheur de la société « inclusive », etc. Michel Onfray est ainsi accusé d’avoir « viré à droite ». Cela ne devrait pas être une accusation mais une hypothèse non infamante en soi, relevons-le. Mais, au demeurant, c’est faux. Michel Onfray a toujours été un libertaire et il n’a pas changé. C’est toujours au nom des mêmes idées qu’il se heurte désormais aux esprits étroits du système, notamment depuis qu’il a relevé les responsabilités de Bernard-Henri Lévy dans le désastre libyen dont l’une des conséquences est le déferlement migratoire. Les propos de Michel Onfray sont dans le droit fil de sa conception du rôle de l’intellectuel, conception qu’il a notamment développée dans son livre sur Albert Camus, mais aussi dans nombre de chapitres de sa Contre-histoire de la philosophie.
Plutôt qu’une fausse droite et une fausse gauche, j’aimerais voir une vraie droite et une vraie gauche. Mais je crois aussi que les vraies droites sont toujours quelque peu de gauche à leur façon (voir Bernanos), tandis que les vraies gauches sont en un sens aussi de droite (voir Auguste Blanqui ou Georges Sorel).
Surtout, la vraie question me parait être de sortir de l’abjection anthropologique qu’est la modernité, et sa version récente l’hypermodernité. Le « chacun dans sa bulle », avec son oreillette et son smartphone me parait être un recul formidable de l’humain, la joignabilité tout azimut me parait une horreur. Je dis : abjection des temps modernes. De quoi s’agit-il ? Ce sont les gens qui sont appareillés d’oreillettes dans les transports en commun, qui restent les yeux figés sur leur téléphone cellulaire ou sur leur tablette numérique, ce sont les gens qui filment un drame ou une brutalité sans jamais intervenir, ce sont les gens qui ne proposent jamais à un clochard en perdition de l’aider à se relever, ce sont les gens qui veulent bien être témoin mais à condition de ne rien risquer (« Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger », disait Pascal. On voit que nous en sommes loin). Ce sont les hommes de la société de l’insignifiance. En sweat-shirt du nom d’une compagnie aérienne d’un émirat pétrolier, ou en capuche de survêtement, parlant fort dans les transports en commun pour faire profiter tout le monde de leurs préoccupations égotistes, ils représentent le summum du mauvais goût. C’est le tsunami de l’abjection. Faut-il préciser qu’un Africain en habit traditionnel lisant le Coran ne me fait pas du tout la même impression ? Serait-ce là le dernier refuge de l’humanité ? Ce n’est pas le seul. Reste une évidence : le coefficient de modernité est exactement équivalent au coefficient d’abjection.
Cette question de la modernité, postmodernité par rapport aux années soixante et soixante-dix, ou simple hypermodernité, est très liée aux nouvelles formes du capitalisme, analysées par exemple fort bien par Pierre Dardot et Christian Laval. Sortir de l’hypermodernité, ce sera nécessairement aussi sortir du turbocapitalisme. Or, le dépassement du capitalisme ne se fera par les droites telles qu’on les connaît, mais se fera encore moins par la gauche actuelle. Celle-ci est devenue l’avant-garde du turbocapitalisme, elle déblaie le terrain, elle détruit les enracinements, les industries et la classe ouvrière. Elle a détruit les ethos(manière d’être au sens de demeure anthropologique) ouvriers. Elle est pour cela plus efficace qu’aucune extrême droite n’aurait pu l’être. L’hypermodernité a permis de comprendre ce qu’était la modernité. Marx écrit : « L’anatomie de l’homme est une clef pour l’anatomie du singe. Les virtualités qui annoncent dans les espèces animales inférieures une forme supérieure ne peuvent au contraire être comprises que lorsque la forme supérieure est elle-même connue. Ainsi l’économie bourgeoise fournit la clef de l’économie antique » (Introduction à la critique de l’économie politique, 1857). Dans le même temps, l’hypergauche actuelle a permis de comprendre ce qu’était la logique de la gauche : faire la table rase de tout être. Nier toutes différences, faire des nouveaux codes (théorie du genre, nouvel antiracisme négateur des races et des cultures) le contraire de l’histoire, en allant plus loin que Rabaut Saint-Étienne avec sa fameuse formule (« L’histoire n’est pas notre code »). Il s’agit en fait de liquider pour l’Europe la possibilité de faire une quelconque histoire.
La vraie question est donc de comprendre qu’on ne peut dépasser le capitalisme par la gauche (surtout celle de Pierre Bergé). La vraie question est aussi de prendre conscience à la fois que les thèses du GIEC sont biaisées par l’idéologie officielle du réchauffement dû à l’homme, mais que l’homme abîme vraiment la terre, que la pollution est une réalité, la croissance une impasse pour notre environnement, qu’elle détruit et enlaidit. La question est de prendre conscience que, comme dit le pape François, « l’heure est venue d’accepter une décroissance dans quelques parties du monde et d’en finir avec le mythe moderne du progrès matériel sans limite » (encyclique Laudato si’). L’heure est venue de la postcroissance pour une vraie postmodernité qui soit autre chose que l’intensification de la modernité.
Philitt : La polémique autour des propos de Michel Onfray sur Alain de Benoist a révélé qu’il existe encore une « gauche du non » (Jacques Sapir, Christophe Guilluy, Jean-Claude Michéa…). Qu’en pensez-vous ?
Pierre Le Vigan : Le phénomène va au-delà d’une « gauche du non » (au référendum sur le traité de 2005). Jean-Claude Michéa est un historien des idées, novateur et important. Jacques Sapir est un géopolitologue, un économiste et d’une manière générale un intellectuel atypique comme il y en a peu. Christophe Guilluy est un sociologue qui apporte un éclairage neuf mais n’est pas un intellectuel généraliste. Michel Onfray est un littéraire et un philosophe touche à tout doué et attachant – quoique, cela n’aura échappé à personne, un peu dispersé. Ce qui est important s’agissant de cette « gauche du non » qui est, plus largement, une gauche rebelle aux séductions de l’hypermodernité capitaliste, c’est de comprendre qu’un certain nombre de dissidents du système (certains l’étaient depuis longtemps et d’autres le sont devenus) commencent à se parler. Leurs réponses ne sont sans doute pas les mêmes mais du moins certains comprennent-ils qu’il n’y a pas de questions tabous.
Il y a un autre élément de reclassement entre les intellectuels : la question de la pauvreté spirituelle de notre temps émerge tout comme la question de la nécessaire préservation des cultures qui consiste à ne pas les noyer dans un grand mélange informe.
Philitt : Face à la postmodernité, pensez-vous qu’il faille adopter un positionnement conservateur ? Réactionnaire ?
Pierre Le Vigan : Réactionnaire n’est pas un gros mot. On a le droit, voire le devoir de réagir face à certains processus. Mais réagir ne suffit jamais. Conservateur ? Tout dépend de ce qu’il convient de conserver. Certainement pas le système capitaliste et productiviste. Certainement pas le nouvel ordre mondial dominé par les États-Unis. Certainement pas les orientations internationales de la France depuis trente ans et le retour dans l’Otan. Certainement pas l’Union européenne telle qu’elle est. Il faut conserver le meilleur de la France. Mais existe-t-il encore ? Bien plutôt, il faut le retrouver, le réinventer. En retrouver l’esprit plus que les formes, par nature périssables. Pour conserver le meilleur, il faut révolutionner l’existant. C’est la formule du conservatisme révolutionnaire. Elle me convient bien.
• D’abord mis en ligne sur Philitt, le 8 décembre 2015.
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Les Waffen SS - Documentaire 2nde guerre mondiale
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Il y a 240 ans, Turgot présentait son programme de réformes
Le 5 janvier 1776, Turgot présentait son programme de réformes
« Il n’y avait que deux personnes pouvant empêcher la Révolution : Turgot, mais il était déjà mort, et moi, mais je n’étais pas encore né ». Cette boutade d’Edgar Faure, qui signa La disgrâce de Turgot(1961), excellent ouvrage écrit par François Furet, soulève une question historique fondamentale : si Turgot avait pu mener ses projets jusqu’à leur terme, aurait-on évité la Révolution de 1789 ?
« Premier théoricien du capitalisme libéral », selon son biographe Jean-Pierre Poirier, Anne-Robert-Jacques Turgot est au pouvoir depuis le 24 août 1774, nommé ce jour là contrôleur général des finances, après à peine plus d’un mois passé au ministère de la Marine. Son intelligence et son didactisme ont fasciné Louis XVI qui, depuis lors, lui laisse une large liberté de manœuvre, faisant de lui, sinon un Premier ministre de fait car la politique générale relève de Maurepas, du moins le plus important des ministres, ayant en charge à peu près toute l’administration intérieure du royaume.
Son projet de politique économique, il l’a mûri depuis longtemps, notamment lorsque, pendant treize ans, intendant à Limoges, il a pu concrètement observer l’inadéquation des règlements et des interventions administratives. On le sait proche des physiocrates mais il se distingue d’eux sur plusieurs questions importantes, notamment sur la définition de la valeur, préfigurant les travaux d’Adam Smith, de David Ricardo, de Karl Marx, de Léon Walras, etc.
Sa doctrine économique et financière se traduit en trois points : rétablir et conserver l’équilibre budgétaire, réduire le rôle de l’État dans la vie économique, instituer une économie de marché. Il poursuit de surcroît un objectif général que les historiens ont trop souvent gommé : le progrès social, notamment pour les travailleurs les plus modestes, n’hésitant pas à rappeler régulièrement au roi qu’il ne doit pas enrichir ceux qui l’aiment – ou le flattent – aux dépens de la subsistance du peuple. Car si Turgot est un homme timide, c’est aussi, et surtout, un homme courageux.
Sur le premier aspect de son projet, tous ses prédécesseurs se sont cassé le nez depuis le règne de Louis XIV, caractérisé par une incroyable irresponsabilité financière. La raison en revient largement à une politique consistant à jouer presque exclusivement sur le volet fiscal, sans pour autant établir une juste assiette de l’impôt. Mais, pour la première fois dans l’histoire de la monarchie française, un ministre renonce à pallier le déficit chronique par de simples expédients ou artifices. Après avoir, dès son arrivée au contrôle général, réduit les dépenses en s’attaquant aux croupes (parts d’associations aux bénéfices des fermes sans contrepartie de service) et aux pensions (expressions de la générosité royale avec l’argent du peuple), Turgot voit nécessairement plus loin et entend réformer la fiscalité de façon durable, selon trois axes : la suppression des impôts en nature, dont la corvée, injuste et peu rentable, la diminution des impôts indirects, qui freinent la consommation, et l’imposition des profits des grands propriétaires oisifs afin d’alléger la charge des entrepreneurs. Cette conception d’une fiscalité dynamique va demeurer d’actualité jusqu’ à nos jours.
Réduire le rôle de l’État dans la vie économique s’impose tout simplement parce que, dans ce domaine, l’intervention du pouvoir n’a rien de légitime. À la différence des physiocrates, Turgot rejette aussi bien l’idée d’ordre naturel voulu par Dieu que le despotisme légal. Son libéralisme est rationaliste et se situe hors du champ religieux : que Dieu irait-il faire à s’occuper du commerce des marchandises ? À ses yeux, le moteur de la société réside dans l’intérêt individuel qui, éduqué et contrôlé, accomplit l’intérêt général. « Les hommes, écrit-il, n’ont point besoin de tuteur ». Il relève que lorsque l’autorité publique se mêle d’économie, elle agit presque toujours à contre temps ou à contresens, soit en vue de préserver les intérêts d’une certaine clientèle qui, justement, parce qu’elle sollicite l’État, démontre sa faillite, soit pour répondre à la pression populaire en faveur d’une consommation immédiate qui s’exerce au détriment de l’investissement à long terme et donc du progrès économique et social.
Enfin, l’économie de marché, seule apte à assurer l’enrichissement de la nation, doit être généralisée, par quatre catégories de mesures :
- l’encouragement à la création d’entreprises, par l’abolition des monopoles et des privilèges exclusifs, comme par une fiscalité orientée à cet effet ;
- le soutien à l’investissement productif par une série de dispositifs financiers tels que l’exonération d’impôts sur les capitaux investis dans les entreprises, l’abaissement des taux d’intérêt, l’accroissement raisonné de la masse monétaire et le développement du crédit d’État, ce dernier axe n’étant peut-être pas sans contradiction avec le principe énoncé plus haut ;
- la libération du travail par la suppression des corporations, des jurandes et des maîtrises : ainsi les salaires s’établiront-ils à un meilleur niveau dans le cadre d’une libre discussion entre employeurs et employés ; mais aussi par l’élimination d’autres contraintes comme la corvée, la gabelle, les droits sur les vins…
- la libération du commerce intérieur comme extérieur, en établissant la liberté de circulation des denrées, en laissant s’exercer librement la concurrence entre producteurs et marchands, enfin en privatisant les entreprises publiques comme la Compagnie des Indes.
Toute la question consiste alors à savoir si Turgot disposera des moyens et, surtout, du temps, nécessaires à mettre sa politique en œuvre comme à en mesurer les bienfaits.
Lancées dès septembre 1774, ses trois principales tentatives de réforme débouchent sur des échecs, cependant relatifs car susceptibles de relances.
L’édit instaurant la liberté de commerce des grains, c’est-à-dire du blé dans un pays où 80% de la population se nourrit principalement de pain et redoute par dessus tout les flambées des prix de celui-ci, mal présenté, mal compris, débouche sur l’inverse de ce qu’il visait : la spéculation, la disette et la révolte, connue sous le nom de « guerre des farines ».
La réforme de la ferme générale, que Turgot espère, à terme, supprimer et remplacer par des régies d’État, moins coûteuses et plus efficaces, tourne court.
Enfin, l’uniformisation des poids et mesures : particularismes, méfiances et conservatismes en ont finalement raison.
Pourtant le ministre ne se décourage pas : il a réussi à enfoncer des coins dans le vieux système, réduire les dépenses de la maison du roi, mis en place quelques réformes secondaires qui lui semblent former le levain des grandes réformes futures. Aussi bien, après une phase de ralentissement, prépare-t-il les édits propres à engager la deuxième, et décisive, étape de sa politique.
Le 5 janvier 1776, il présente donc, en Conseil du roi, six textes d’importance inégale mais poursuivant tous le même but : faire entrer dans les pratiques du royaume une logique économique que son auteur juge absolue. Trois d’entre eux visent à couronner la politique engagée depuis 1774 : la suppression de la police des grains et, consécutivement, l’abolition des offices de perception des taxes correspondantes ; la suppression des corvées et la privatisation de la construction des routes ; enfin la suppression des jurandes et des maitrises afin de garantir une authentique liberté du travail.
En dépit des freins multiples, Turgot parvient à faire avancer ses plans. Bientôt la monarchie française sera totalement réorganisée sur le plan économique et financier. C’est alors que le roi en son conseil décide, contre l’avis de Turgot qui s’y oppose pour des raisons principalement financières, de s’engager dans la guerre d’indépendance américaine. Le 12 mai 1776, le contrôleur général des finances est renvoyé et remplacé par Necker : les réformes sont abandonnées, la Révolution se prépare…
Daniel de Montplaisir
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Conférence "Que faire face à l'Etat islamique ?"
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Vilfredo Pareto: le Karl Marx du fascisme
La contribution italienne à la pensée politique et sociale est particulièrement impressionnante et, en fait, peu de nations sont dotées d'une tradition aussi longue et aussi riche. Il suffit de mentionner des noms comme Dante, Machiavel et Vico pour apprécier l'importance de l'Italie à cet égard. Au vingtième siècle aussi, les contributions apportées par les Italiens sont d'une grande importance. Parmi celles-ci se trouvent la théorie de la domination oligarchique de Gaetano Mosca, l'étude des partis politiques de Roberto Michel, les curieuses théories sociobiologiques de Corrado Gini, et les investigations de Scipio Sighele sur l'esprit criminel et sur la psychologie des foules [1]. L'un des plus largement respectés de ces théoriciens et sociologues politiques italiens est Vilfredo Pareto. En effet, ses écrits ont eu tant d'influence qu'«il n'est pas possible d'écrire l'histoire de la sociologie sans se référer à Pareto» [2]. A travers toutes les vicissitudes et les convulsions de la vie politique du vingtième siècle, Pareto demeure à ce jour «un spécialiste de réputation universelle» [3].
Pareto est aussi important pour nous aujourd'hui parce qu'il est une figure dominante dans l'un des courants intellectuels les plus remarquables, et pourtant largement étouffés, de l'Europe. Cette vaste école de pensée inclut des figures aussi diverses que Burke, Taine, Dostoïevski, Burckhardt, Donoso Cortés, Nietzsche et Spengler, et se trouve en franche opposition avec le rationalisme, le libéralisme, l'égalitarisme, le marxisme et toutes les autres créations des doctrinaires des Lumières.
Vie et personnalité
Vilfredo Federico Damaso Pareto était né à Paris en 1848 [4]. Il était d'ascendance mixte franco-italienne, fils unique du marquis Raffaele Pareto, un Italien exilé de sa Gênes natale à cause de ses idées politiques, et de Marie Mattenier. Comme son père avait une vie assez confortable en tant qu'ingénieur en hydrologie, Pareto fut élevé dans un environnement de classe moyenne, jouissant de nombreux avantages qui revenaient aux gens de sa classe sociale à cette époque. Il reçut une éducation de qualité à la fois en France et en Italie, obtenant finalement un diplôme d'ingénieur à l'Institut Polytechnique de Turin où il termina premier de sa classe. Après avoir obtenu son diplôme, il travailla pendant plusieurs années comme ingénieur civil, d'abord pour la compagnie étatisée des chemins de fer italiens et ensuite pour l'industrie privée.
Pareto se maria en 1889. Son épouse Dina Bakunin, une Russe, aimait apparemment une vie sociale active, ce qui était plutôt en conflit avec l'amour de Pareto pour l'intimité et la solitude. Après douze années de mariage, Dina abandonna son époux. Sa seconde femme, Jane Régis, le rejoignit peu après la rupture de son mariage et tous deux restèrent dévoués l'un à l'autre durant tout le reste de la vie de Pareto.
Durant ces années, Pareto acquit un profond intérêt pour la vie politique de son pays et exprima ses idées sur une variété de thèmes dans des conférences, des articles pour divers journaux, et dans l'activité politique directe. Constant dans son appui à la théorie économique de la libre entreprise et au libre-échange, il ne cessa jamais d'arguer que ces concepts étaient des nécessités vitales pour le développement de l'Italie. Vociférant et polémique dans la défense de ces idées, et incisif dans la dénonciation de ses adversaires (qui se trouvaient être au pouvoir en Italie à cette époque), ses conférences publiques étaient suffisamment controversées pour être parfois visitées et fermées par la police, et attirer occasionnellement des menaces de la part d'hommes de main. Faisant peu de progrès avec ses concepts économiques à l'époque, Pareto se retira de la vie politique active et fut nommé professeur d'économie politique à l'Université de Lausanne (Suisse) en 1893. Il y établit sa réputation d'économiste et de sociologue. Sa réputation devint si grande qu'il fut surnommé «le Karl Marx de la bourgeoisie» par ses opposants marxistes. En théorie économique, son Manuel d'économie politique [5] et sa critique du socialisme marxien, Les Systèmes socialistes [6], restent parmi ses travaux les plus importants.
Pareto se tourna vers la sociologie assez tard dans sa vie, mais il est cependant acclamé dans ce domaine. Son monumental Traité de sociologie générale, et deux volumes plus petits, Montée et chute des élites et La transformation de la démocratie, sont ses chef-d'œuvres en sociologie [7]. Nous examinerons plus loin la nature de quelques-unes des théories contenues dans ces livres.
Le titre de marquis avait été accordé à l'arrière - arrière - arrière - grand-père de Pareto en 1729 et, après la mort de son père en 1882, cette dignité passa à Pareto lui-même. Il n'utilisa jamais ce titre, cependant, disant que puisque celui-ci n'était pas mérité, il avait peu de sens pour lui. Inversement, après sa nomination à l'Université de Lausanne, il utilisa le titre de «Professeur», car il sentait que c'était quelque chose qu'il méritait à cause de sa vie d'étude. Ces faits soulignent l'une des caractéristiques les plus marquantes chez cet homme: son extrême indépendance.
La grande intelligence de Pareto lui causa des difficultés pour travailler sous toute sorte de supervision. Durant toute sa vie il se dirigea, pas à pas, vers l'indépendance personnelle. Comme il était parfaitement conscient de sa propre intelligence, sa confiance en ses capacités et en sa supériorité intellectuelle irritait et offensait souvent les gens autour de lui. Pareto, en discutant de presque toutes les questions dont il se sentait certain, pouvait être obstiné dans ses idées et dédaigneux envers ceux qui avaient des opinions divergentes. De plus, il pouvait être dur et sarcastique dans ses remarques. En conséquence, certains finirent par considérer Pareto comme querelleur, caustique et méprisant pour les sentiments des gens.
Inversement, Pareto pouvait être généreux envers ceux qu'il percevait comme des «opprimés». Il était toujours prêt à prendre sa plume pour défendre les pauvres ou pour dénoncer la corruption dans le gouvernement et l'exploitation de ceux qui étaient incapables de se défendre. Comme l'écrit l'écrivain et sociologue Charles Powers:
Pendant de nombreuses années, Pareto offrit de l'argent, un abri et des conseils aux exilés politiques (particulièrement en 1898 après les tumultueux événements de cette année en Italie). Comme son père, Pareto était conservateur dans ses goûts et inclinations personnels, mais il était aussi capable de sympathiser avec d'autres et d'apprécier les protestations pour l'égalité des chances et la liberté d'expression [8]. Pareto était un libre penseur. A certains égards, il rappelle un libertaire précoce. Il était possédé par cette dualité d'humeur que nous continuons à trouver parmi les gens qui sont extrêmement conservateurs et néanmoins ardents dans leur croyance en la liberté personnelle [9].
Comme il était un expert dans le maniement de l'épée et aussi un tireur d'élite, il n'était pas enclin à céder devant des menaces contre sa personne, un comportement qu'il aurait considéré comme une lâcheté et contraire à son sens de l'honneur personnel. Plus d'une fois il mit en fuite des brutes et des voyous [10].
Pareto souffrit d'une maladie de cœur vers la fin de sa vie et pendant ses dernières années lutta contre la maladie. Il mourut le 19 août 1923.
Les systèmes socialistes
Toute sa vie adversaire du marxisme et de l'égalitarisme libéral, Pareto publia une bordée foudroyante contre la vision-du-monde marxiste-libérale en 1902. Considérant le respect presque universel accordé aux aspects les plus marquants du marxisme et du libéralisme, il est regrettable que Les systèmes socialistes de Pareto n'ait pas été traduit en anglais dans son entièreté. Seuls quelques extraits ont été publiés. Dans un passage souvent cité qui peut être pris pour un avertissement prophétique destiné à notre époque, Pareto écrit:
Un signe qui annonce presque invariablement la décadence d'une aristocratie est l'intrusion de sentiments humanitaires et de sentimentalisme affecté qui rend l'aristocratie incapable de défendre sa position. La violence, nous devons le noter, ne doit pas être confondue avec la force. Assez souvent on observe des cas où des individus et des classes qui ont perdu la force de se maintenir au pouvoir se font de plus en plus haïr à cause de leurs accès de violence au hasard. L'homme fort frappe seulement quand c'est absolument nécessaire, et alors rien ne l'arrête. Trajan était fort, pas violent. Caligula était violent, pas fort.
Lorsqu'une créature vivante perd les sentiments qui, dans des circonstances données, lui sont nécessaires pour maintenir la lutte pour la vie, c'est un signe certain de dégénérescence, car l'absence de ces sentiments entraînera tôt ou tard l'extinction de l'espèce. La créature vivante qui répugne à rendre coup pour coup et à verser le sang de son adversaire se place ainsi à la merci de son adversaire. Le mouton a toujours trouvé un loup pour le dévorer; s'il échappe aujourd'hui à ce péril, c'est seulement parce que l'homme se le réserve pour lui-même.
Tout peuple qui a horreur du sang au point de ne pas savoir comment se défendre deviendra tôt ou tard la proie d'un peuple belliqueux ou d'un autre. Il n'y a peut-être pas un seul pouce de terre sur ce globe qui n'ait pas été conquis par l'épée à un moment ou à un autre, et où ses occupants ne se sont pas maintenus par la force. Si les Nègres étaient plus forts que les Européens, l'Europe serait partitionnée par les Nègres et non l'Afrique par les Européens. Le «droit» proclamé par des peuples qui s'accordent le titre de «civilisés» à conquérir d'autres peuples, qu'il leur plaît d'appeler «non-civilisés», est complètement ridicule, ou plutôt ce droit n'est rien d'autre que la force. Car tant que les Européens seront plus forts que les Chinois, ils leur imposeront leur volonté; mais si les Chinois devaient devenir plus forts que les Européens, alors les rôles seraient inversés, et il est hautement probable que les sentiments humanitaires n'ont jamais pu être opposés avec une efficacité quelconque à une armée. [11]
Dans une autre partie du même ouvrage qui rappelle à l'esprit les paroles du philosophe allemand Oswald Spengler, Pareto met aussi en garde contre ce qu'il considérait comme le danger suicidaire de l'«humanitarisme»:
Une élite qui n'est pas prête à rejoindre la bataille pour défendre sa position est en pleine décadence, et tout ce qui lui reste est de faire place à une autre élite ayant les qualités viriles dont elle manque. C'est une pure rêverie d'imaginer que les principes humanitaires qu'elle a pu proclamer lui seront appliqués: ses vainqueurs l'accableront avec le cri implacable Vae Victis [malheur aux vaincus]. Le couteau de la guillotine était aiguisé dans l'ombre quand, à la fin du dix-huitième siècle, les classes dirigeantes en France étaient occupées à développer leur «sensibilité». Cette société désoeuvrée et frivole, vivant comme un parasite sur le pays, discourait lors de ses élégants dîners de délivrer le monde de la superstition et d'écraser l'infâme, sans aucunement suspecter que c'était elle-même qui allait être écrasée. [12]
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Nationaux et nationalistes sous la IIIe République, Soixante-dix ans de l’histoire des droites en France 1870 à 1940.
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Plus de 380 documents iconographiques sont ici sélectionnés – avec priorité aux pièces inédites ou inattendues – avec d’utiles biographies. Un outil de travail, mais surtout de découvertes, extraordinaire.
La droite de conviction va du légitimisme contre-révolutionnaire au nationalisme contemporain ; elle est sociale et nationale ; elle exclut la droite libérale, qui n’est qu’un centre et qui ne veut voir en elle qu’une extrême droite. Querelles d’étiquettes, lutte de principes : l’incompatibilité mutuelle est totale ; seules sont pensables des alliances temporaires contre un tiers ennemi, le socialo-communisme.
« F.B et Ph. V. sont d’ailleurs sensibles aux liens paradoxaux (“et fugitifs”) de cette droite extrême avec l’extrême gauche, qui expliquent l’intégration aisée dans ses rangs de “transfuges célèbres venus de la gauche syndicale ou socialiste” : mais aussi le passage inverse » (Émile Poulat)Acheter le livre ici -
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Robert Steuckers : « La décision dans l’oeuvre de Carl Schmitt »
Carl Schmitt est considéré comme le théoricien par excellence de la décision.
L’objet de cet exposé est:
– de définir ce concept de décision, tel qu’il a été formulé par Carl Schmitt ;
– de reconstituer la démarche qui a conduit Carl Schmitt à élaborer ce concept ;
– de replacer cette démarche dans le contexte général de son époque.
Sa théorie de la décision apparaît dans son ouvrage de 1922, Politische Theologie. Ce livre part du principe que toute idée politique, toute théorie politique, dérive de concepts théologiques qui se sont laïcisés au cours de la période de sécularisation qui a suivi la Renaissance, la Réforme, la Contre-Réforme, les guerres de religion.
«Auctoritas non veritas facit legem»
A partir de Hobbes, auteur du Leviathan au 17ième siècle, on neutralise les concepts théologiques et/ou religieux parce qu’ils conduisent à des guerres civiles, qui plongent les royaumes dans un “état de nature” (une loi de la jungle) caractérisée par la guerre de tous contre tous, où l’homme est un loup pour l’homme. Hobbes appelle “Léviathan” l’Etat où l’autorité souveraine édicte des lois pour protéger le peuple contre le chaos de la guerre civile. Par conséquent, la source des lois est une autorité, incarnée dans une personne physique, exactement selon l’adage «auctoritas non veritas facit legem» (c’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi). Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas un principe, une norme, qui précède la décision émanant de l’autorité. Telle est la démarche de Hobbes et de la philosophie politique du 17ième siècle. Carl Schmitt, jeune, s’est enthousiasmé pour cette vision des choses.Dans une telle perspective, en cas de normalité, l’autorité peut ne pas jouer, mais en cas d’exception, elle doit décider d’agir, de sévir ou de légiférer. L’exception appelle la décision, au nom du principe «auctoritas non veritas facit legem». Schmitt écrit à ce sujet: «Dans l’exception, la puissance de la vie réelle perce la croûte d’une mécanique figée dans la répétition». Schmitt vise dans cette phrase significative, enthousiaste autant que pertinente, les normes, les mécaniques, les rigidités, les procédures routinières, que le républicanisme bourgeois (celui de la IIIième République que dénonçait Sorel et celui de la République de Weimar que dénonçaient les tenants de la “Révolution Conservatrice”) ou le ronron wilhelminien de 1890 à 1914, avaient généralisées.
Restaurer la dimension personnelle du pouvoir
L’idéologie républicaine ou bourgeoise a voulu dépersonnaliser les mécanismes de la politique. La norme a avancé, au détriment de l’incarnation du pouvoir. Schmitt veut donc restaurer la dimension personnelle du pouvoir, car seule cette dimension personnelle est susceptible de faire face rapidement à l’exception (Ausnahme, Ausnahmenzustand, Ernstfall, Grenzfall). Pourquoi? Parce que la décision est toujours plus rapide que la lente mécanique des procédures. Schmitt s’affirme ainsi un «monarchiste catholique», dont le discours est marqué par le vitalisme, le personnalisme et la théologie. Il n’est pas un fasciste car, pour lui, l’Etat ne reste qu’un moyen et n’est pas une fin (il finira d’ailleurs par ne plus croire à l’Etat et par dire que celui-ci n’est plus en tous les cas le véhicule du politique). Il n’est pas un nationaliste non plus car le concept de nation, à ses yeux et à cette époque, est trop proche de la notion de volonté générale chez Rousseau.
Si Schmitt critique les démocraties de son temps, c’est parce qu’elles :
– 1) placent la norme avant la vie ;
– 2) imposent des procédures lentes ;
– 3) retardent la résolution des problèmes par la discussion (reproche essentiellement adressé au parlementarisme) ;
– 4) tentent d’évacuer toute dimension personnelle du pouvoir, donc tout recours au concret, à la vie, etc. qui puisse tempérer et adapter la norme.
Mais la démocratie recourt parfois aux fortes personnalités: qu’on se souvienne de Clémenceau, applaudi par l’Action Française et la Chambre bleu-horizon en France, de Churchill en Angleterre, du pouvoir directorial dans le New Deal et du césarisme reproché à Roosevelt. Si Schmitt, plus tard, a envisagé le recours à la dictature, de forme ponctuelle (selon le modèle romain de Cincinnatus) ou de forme commissariale, c’est pour imaginer un dictateur qui suspend le droit (mais ne le supprime pas), parce qu’il veut incarner temporairement le droit, tant que le droit est ébranlé par une catastrophe ou une guerre civile, pour assurer un retour aussi rapide que possible de ce droit. Le dictateur ou le collège des commissaires se placent momentanément —le temps que dure la situation d’exception— au-dessus du droit car l’existence du droit implique l’existence de l’Etat, qui garantit le fonctionnement du droit. La dictature selon Schmitt, comme la dictature selon les fascistes, est un scandale pour les libéraux parce que le décideur (en l’occurrence le dictateur) est indépendant vis-à-vis de la norme, de l’idéologie dominante, dont on ne pourrait jamais s’écarter, disent-ils. Schmitt rétorque que le libéralisme-normativisme est néanmoins coercitif, voire plus coercitif que la coercition exercée par une personne mortelle, car il ne tolère justement aucune forme d’indépendance personnalisée à l’égard de la norme, du discours conventionnel, de l’idéologie établie, etc., qui seraient des principes immortels, impassables, appelés à régner en dépit des vicissitudes du réel.
La décision du juge
Pour justifier son personnalisme, Schmitt raisonne au départ d’un exemple très concret dans la pratique juridique quotidienne: la décision du juge. Le juge, avant de prononcer son verdict est face à une dualité, avec, d’une part, le droit (en tant que texte ou tradition) et, d’autre part, la réalité vitale, existentielle, soit le contexte. Le juge est le pont entre la norme (idéelle) et le cas concret. Dans un petit livre, Gesetz und Urteil (= La loi et le jugement), Carl Schmitt dit que l’activité du juge, c’est, essentiellement, de rendre le droit, la norme, réel(le), de l’incarner dans les faits. La pratique quotidienne des palais de justice, pratique inévitable, incontournable, contredit l’idéal libéral-normativiste qui rêve que le droit, la norme, s’incarneront tous seuls, sans intermédiaire de chair et de sang. En imaginant, dans l’absolu, que l’on puisse faire l’économie de la personne du juge, on introduit une fiction dans le fonctionnement de la justice, fiction qui croit que sans la subjectivité inévitable du juge, on obtiendra un meilleur droit, plus juste, plus objectif, plus sûr. Mais c’est là une impossibilité pratique. Ce raisonnement, Carl Schmitt le transpose dans la sphère du politique, opérant par là, il faut l’avouer, un raccourci assez audacieux.
La réalisation, la concrétisation, l’incarnation du droit n’est pas automatique; elle passe par un Vermittler (un intermédiaire, un intercesseur) de chair et de sang, consciemment ou inconsciemment animé par des valeurs ou des sentiments. La légalité passe donc par un charisme inhérent à la fonction de juge. Le juge pose sa décision seul mais il faut qu’elle soit acceptable par ses collègues, ses pairs. Parce qu’il y a inévitablement une césure entre la norme et le cas concret, il faut l’intercession d’une personne qui soit une autorité. La loi/la norme ne peut pas s’incarner toute seule.
Quis judicabit ?
Cette impossibilité constitue une difficulté dans le contexte de l’Etat libéral, de l’Etat de droit : ce type d’Etat veut garantir un droit sûr et objectif, abolir la domination de l’homme par l’homme (dans le sens où le juge domine le “jugé”). Le droit se révèle dans la loi qui, elle, se révèle, dans la personne du juge, dit Carl Schmitt pour contredire l’idéalisme pur et désincarné des libéraux. La question qu’adresse Carl Schmitt aux libéraux est alors la suivante, et elle est très simple: Quis judicabit ? Qui juge ? Qui décide ? Réponse : une personne, une autorité. Cette question et cette réponse, très simples, constituent le démenti le plus flagrant à cette indécrottable espoir libéralo-progressisto-normativiste de voir advenir un droit, une norme, une loi, une constitution, dans le réel, par la seule force de sa qualité juridique, philosophique, idéelle, etc. Carl Schmitt reconstitue la dimension personnelle du droit (puis de la politique) sur base de sa réflexion sur la décision du juge.
Dès lors, la raison qui advient et s’accomplit d’elle même et par la seule vertu de son excellence dans le monde imparfait de la chair et des faits n’est plus, dans la pensée juridique et politique de Carl Schmitt, le moteur de l’histoire. Ce moteur n’est plus une abstraction mais une personnalité de chair, de sang et de volonté.
La légalité: une «cage d’acier»
Contemporain de Carl Schmitt, Max Weber, qui est un libéral sceptique, ne croit plus en la bonne fin du mythe rationaliste. Le système rationaliste est devenu un système fermé, qu’il appelait une «cage d’acier». En 1922, Rudolf Kayser écrit un livre intitulé Zeit ohne Mythos(Une époque sans mythe). Il n’y a plus de mythe, écrit-il, et l’arcanum de la modernité, c’est désormais la légalité. La légalité, sèche et froide, indifférente aux valeurs, remplace le mythe. Carl Schmitt, qui a lu et Weber et Kayser, opère un rapprochement entre la «cage d’acier» et la «légalité» d’où, en vertu de ce rapprochement, la décision est morale aux yeux de Schmitt, puisqu’elle permet d’échapper à la «cage d’acier» de la «légalité».
Dans les contextes successifs de la longue vie de Carl Schmitt (1888-1985), le décideur a pris trois visages:
1) L’accélarateur (der Beschleuniger) ;
2) Le mainteneur (der Aufhalter, der Katechon) ;
3) Le normalisateur (der Normalisierer).
Le normalisateur, figure négative chez Carl Schmitt, est celui qui défend la normalité (que l’on peut mettre en parallèle avec la légalité des années 20), normalité qui prend la place de Dieu dans l’imaginaire de nos contemporains. En 1970, Carl Schmitt déclare dans un interview qui restera longtemps impublié: «Le monde entier semble devenir un artifice, que l’homme s’est fabriqué pour lui-même. Nous ne vivons plus à l’Age du fer, ni bien sûr à l’Age d’or ou d’argent, mais à l’Age du plastique, de la matière artificielle».
1. La phase de l’accélérateur (Beschleuniger) :
La tâche politique de l’accélérateur est d’accroître les potentialités techniques de l’Etat ou de la nation dans les domaines des armements, des communications, de l’information, des mass-media, parce tout accroissement en ces domaines accroît la puissance de l’Etat ou du «grand espace» (Großraum), dominé par une puissance hégémonique. C’est précisément en réfléchissant à l’extension spatiale qu’exige l’accélération continue des dynamiques à l’œuvre dans la société allemande des premières décennies de ce siècle que Carl Schmitt a progressivement abandonné la pensée étatique, la pensée en termes d’Etat, pour accéder à une pensée en termes de grands espaces. L’Etat national, de type européen, dont la population oscille entre 3 et 80 millions d’habitants, lui est vite apparu insuffisant pour faire face à des colosses démographiques et spatiaux comme les Etats-Unis ou l’URSS. La dimension étatique, réduite, spatialement circonscrite, était condamnée à la domination des plus grands, des plus vastes, donc à perdre toute forme de souveraineté et à sortir de ce fait de la sphère du politique.
Les motivations de l’accélérateur sont d’ordres économique et technologique. Elles sont futuristes dans leur projectualité. L’ingénieur joue un rôle primordial dans cette vision, et nous retrouvons là les accents d’une certaine composante de la “révolution conservatrice” de l’époque de la République de Weimar, bien mise en exergue par l’historien des idées Jeffrey Herf (nous avons consulté l’édition italienne de son livre, Il modernismo reazionario. Tecnologia, cultura e politica nella Germania di Weimar e del Terzo Reich, Il Mulino, Bologne, 1988). Herf, observateur critique de cette “révolution conservatrice” weimarienne, évoque un “modernisme réactionnaire”, fourre-tout conceptuel complexe, dans lequel on retrouve pêle-mêle, la vision spenglerienne de l’histoire, le réalisme magique d’Ernst Jünger, la sociologie de Werner Sombart et l’“idéologie des ingénieurs” qui nous intéresse tout particulièrement ici.
Ex cursus : l’idéalisme techniciste allemand
Cette idéologie moderniste, techniciste, que l’on comparera sans doute utilement aux futurismes italien, russe et portugais, prend son élan, nous explique Herf, au départ des visions technocratiques de Walter Rathenau, de certains éléments de l’école du Bauhaus, dans les idées plus anciennes d’Ulrich Wendt, auteur en 1906 de Die Technik als Kulturmacht (La technique comme puissance culturelle). Pour Wendt, la technique n’est pas une manifestation de matérialisme comme le croient les marxistes, mais, au contraire, une manifestation de spiritualité audacieuse qui diffusait l’Esprit (celui de la tradition idéaliste allemande) au sein du peuple. Max Eyth, en 1904, avait déclaré dans Lebendige Kräfte (Forces vivantes) que la technique était avant toute chose une force culturelle qui asservissait la matière plutôt qu’elle ne la servait.
Eduard Mayer, en 1906, dans Technik und Kultur, voit dans la technique une expression de la personnalité de l’ingénieur ou de l’inventeur et non le résultat d’intérêts commerciaux. La technique est dès lors un «instinct de transformation», propre à l’essence de l’homme, une «impulsion créatrice» visant la maîtrise du chaos naturel. En 1912, Julius Schenk, professeur à la Technische Hochschule de Munich, opère une distinction entre l’«économie commerciale», orientée vers le profit, et l’«économie productive», orientée vers l’ingénierie et le travail créateur, indépendamment de toute logique du profit. Il revalorise la «valeur culturelle de la construction». Ces écrits d’avant 1914 seront exploités, amplifiés et complétés par Manfred Schröter dans les années 30, qui sanctionne ainsi, par ses livres et ses essais, un futurisme allemand, plus discret que son homologue italien, mais plus étayé sur le plan philosophique. Ses collègues et disciples Friedrich Dessauer, Carl Weihe, Eberhard Zschimmer, Viktor Engelhardt, Heinrich Hardenstett, Marvin Holzer, poursuivront ses travaux ou l’inspireront. Ce futurisme des ingénieurs, polytechniciens et philosophes de la technique est à rapprocher de la sociologie moderniste et “révolutionnaire-conservatrice” de Hans Freyer, correspondant occasionnel de Carl Schmitt.
Cet ex-cursus bref et fort incomplet dans le “futurisme” allemand nous permet de comprendre l’option schmittienne en faveur de l’«accélérateur» dans le contexte de l’époque. L’«accélérateur» est donc ce technicien qui crée pour le plaisir de créer et non pour amasser de l’argent, qui accumule de la puissance pour le seul profit du politique et non d’intérêts privés. De Rathenau à Albert Speer, en passant par les ingénieurs de l’industrie aéronautique allemande et le centre de recherches de Peenemünde où œuvrait Werner von Braun, les «accélérateurs» allemands, qu’ils soient démocrates, libéraux, socialistes ou nationaux-socialistes, ont visé une extension de leur puissance, considérée par leurs philosophes comme «idéaliste», à l’ensemble du continent européen. A leur yeux, comme la technique était une puissance gratuite, produit d’un génie naturel et spontané, appelé à se manifester sans entraves, les maîtres politiques de la technique devaient dominer le monde contre les maîtres de l’argent ou les figures des anciens régimes pré-techniques. La technique était une émanation du peuple, au même titre que la poésie. Ce rêve techno-futuriste s’effondre bien entendu en 1945, quand le grand espace européen virtuel, rêvé en France par Drieu, croule en même temps que l’Allemagne hitlérienne. Comme tous ses compatriotes, Carl Schmitt tombe de haut. Le fait cruel de la défaite militaire le contraint à modifier son optique.
2. La phase du Katechon
Carl Schmitt après 1945 n’est plus fasciné par la dynamique industrielle-technique. Il se rend compte qu’elle conduit à une horreur qui est la «dé-localisation totale», le «déracinement planétaire». Le juriste Carl Schmitt se souvient alors des leçons de Savigny et de Bachofen, pour qui il n’y avait pas de droit sans ancrage dans un sol. L’horreur moderne, dans cette perspective généalogique du droit, c’est l’abolition de tous les loci, les lieux, les enracinements, les imbrications (die Ortungen). Ces dé-localisations, ces Ent-Ortungen, sont dues aux accélarations favorisées par les régimes du 20ième siècle, quelle que soit par ailleurs l’idéologie dont ils se réclamaient. Au lendemain de la dernière guerre, Carl Schmitt estime donc qu’il est nécessaire d’opérer un retour aux «ordres élémentaires de nos existences terrestres». Après le pathos de l’accélération, partagé avec les futuristes italiens, Carl Schmitt développe, par réaction, un pathos du tellurique.
Dans un tel contexte, de retour au tellurique, la figure du décideur n’est plus l’accélérateur mais le katechon, le “mainteneur” qui «va contenir les accélérateurs volontaires ou involontaires qui sont en marche vers une fonctionalisation sans répit». Le katechon est le dernier pilier d’une société en perdition ; il arrête le chaos, en maintient les vecteurs la tête sous l’eau. Mais cette figure du katechon n’est pourtant pas entièrement nouvelle chez Schmitt : on en perçoit les prémices dans sa valorisation du rôle du Reichspräsident dans la Constitution de Weimar, Reichspräsident qui est le «gardien de la Constitution» (Hüter der Verfassung), ou même celle du Führer Hitler qui, après avoir ordonné la «nuit des longs couteaux» pour éliminer l’aile révolutionnaire et effervescente de son mouvement, apparaît, aux yeux de Schmitt et de bon nombre de conservateurs allemands, comme le «protecteur du droit» contre les forces du chaos révolutionnaire (der Führer schützt das Recht). En effet, selon la logique de Hobbes, que Schmitt a très souvent faite sienne, Röhm et les SA veulent concrétiser par une «seconde révolution» un absolu idéologique, quasi religieux, qui conduira à la guerre civile, horreur absolue. Hitler, dans cette logique, agit en “mainteneur”, en “protecteur du droit”, dans le sens où le droit cesse d’exister dans ce nouvel état de nature qu’est la guerre civile.
Terre, droit et lieu – Tellus, ius et locus
Mais par son retour au tellurique, au lendemain de la défaite du Reich hitlérien, Schmitt retourne au conservatisme implicite qu’il avait tiré de la philosophie de Hobbes ; il abandonne l’idée de «mobilisation totale» qu’il avait un moment partagée avec Ernst Jünger. En 1947, il écrit dans son Glossarium, recueil de ses réflexions philosophiques et de ses fragments épars: «La totalité de la mobilisation consiste en ceci : le moteur immobile de la philosophie aristotélicienne est lui aussi entré en mouvement et s’est mobilisé. A ce moment-là, l’ancienne distinction entre la contemplation (immobile) et l’activité (mobile) cesse d’être pertinente ; l’observateur aussi se met à bouger […]. Alors nous devenons tous des observateurs activistes et des activistes observants. […] C’est alors que devient pertinente la maxime: celui qui n’est pas en route, n’apprend, n’expérimente rien».
Cette frénésie, cette mobilité incessante, que les peintres futuristes avaient si bien su croquer sur leurs toiles exaltant la dynamique et la cinétique, nuit à la Terre et au Droit, dit le Carl Schmitt d’après-guerre, car le Droit est lié à la Terre (Das Recht ist erdhaft und auf die Erde bezogen). Le Droit n’existe que parce qu’il y a la Terre. Il n’y a pas de droit sans espace habitable. La Mer, elle, ne connaît pas cette unité de l’espace et du droit, d’ordre et de lieu (Ordnung und Ortung). Elle échappe à toute tentative de codification. Elle est a-sociale ou, plus exactement, “an-œkuménique”, pour reprendre le langage des géopolitologues, notamment celui de Friedrich Ratzel.
Mer, flux et logbooks
La logique de la Mer, constate Carl Schmitt, qui est une logique anglo-saxonne, transforme tout en flux délocalisés : les flux d’argent, de marchandises ou de désirs (véhiculés par l’audio-visuel). Ces flux, déplore toujours Carl Schmitt, recouvrent les «machines impériales». Il n’y a plus de “Terre”: nous naviguons et nos livres, ceux que nous écrivons, ne sont plus que des “livres de bord” (Logbooks, Logbücher). Le jeune philosophe allemand Friedrich Balke a eu l’heureuse idée de comparer les réflexions de Carl Schmitt à celles de Gilles Deleuze et Félix Guattari, consignées notamment dans leurs deux volumes fondateurs : L’Anti-Oedipe et Mille Plateaux. Balke constate d’évidents parallèles entre les réflexions de l’un et des autres : Deleuze et Guattari, en évoquant ces flux modernes, surtout ceux d’après 1945 et de l’américanisation des mœurs, parlent d’une «effusion d’anti-production dans la production», c’est-à-dire de stabilité coagulante dans les flux multiples voire désordonnés qui agitent le monde. Pour notre Carl Schmitt d’après 1945, l’«anti-production», c’est-à-dire le principe de stabilité et d’ordre, c’est le «concept du politique».
Mais, dans l’effervescence des flux de l’industrialisme ou de la «production» deleuzo-guattarienne, l’Etat a cédé le pas à la société; nous vivons sous une imbrication délétère de l’Etat et de l’économie et nous n’inscrivons plus de “télos” à l’horizon. Il est donc difficile, dans un tel contexte, de manier le «concept du politique», de l’incarner de façon durable dans le réel. Difficulté qui rend impossible un retour à l’Etat pur, au politique pur, du moins tel qu’on le concevait à l’ère étatique, ère qui s’est étendue de Hobbes à l’effondrement du III°Reich, voire à l’échec du gaullisme.
Dé-territorialisations et re-territorialisations
Deleuze et Guattari constatent, eux aussi, que tout retour durable du politique, toute restauration impavide de l’Etat, à la manière du Léviathan de Hobbes ou de l’Etat autarcique fermé de Fichte, est désormais impossible, quand tout est «mer», «flux» ou «production». Et si Schmitt dit que nous naviguons, que nous consignons nos impressions dans des Logbooks, il pourrait s’abandonner au pessimisme du réactionnaire vaincu. Deleuze et Guattari acceptent le principe de la navigation, mais l’interprètent sans pessimisme ni optimisme, comme un éventail de jeux complexes de dé-territorialisations (Ent-Ortungen) et de re-territorialisations (Rück-Ortungen). Ce que le praticien de la politique traduira sans doute par le mot d’ordre suivant: «Il faut re-territorialiser partout où il est possible de re-territorialiser». Mot d’ordre que je serais personnellement tenté de suivre… Mais, en dépit de la tristesse ressentie par Schmitt, l’Etat n’est plus la seule forme de re-territorialisation possible. Il y a mille et une possibilités de micro-re-territorialisations, mille et une possibilités d’injecter de l’anti-production dans le flux ininterrompu et ininterrompable de la «production». Gianfranco Miglio, disciple et ami de Schmitt, éminence grise de la Lega Nord d’Umberto Bossi en Lombardie, parle d’espaces potentiels de territorialisation plus réduits, comme la région (ou la communauté autonome des constitutionalistes espagnols), où une concentration localisée et circonscrite de politisation, peut tenir partiellement en échec des flux trop audacieux, ou guerroyer, à la mode du partisan, contre cette domination tyrannique de la «production». Pour étendre leur espace politique, les régions (ou communautés autonomes) peuvent s’unir en confédérations plus ou moins lâches de régions (ou de communautés autonomes), comme dans les initiatives Alpe-Adria, regroupant plusieurs subdivisions étatiques dans les régions alpines et adriatiques, au-delà des Etats résiduaires qui ne sont plus que des relais pour les «flux» et n’incarnent de ce fait plus le politique, au sens où l’entendait Schmitt.
L’illusion du «prêt-à-territorialiser»
Mais les Ersätze de l’Etat, quels qu’ils soient, recèlent un danger, qu’ont clairement perçu Deleuze et Guattari: les sociétés modernes économisées, nous avertissent-ils, offrent à la consommation de leurs citoyens tous les types de territorialités résiduelles ou artificielles, imaginaires ou symboliques, ou elles les restaurent, afin de coder et d’oblitérer à nouveau les personnes détournées provisoirement des “quantités abstraites”. Le système de la production aurait donc trouvé la parade en re-territorialisant sur mesure, et provisoirement, ceux dont la production, toujours provisoirement, n’aurait plus besoin. Il y a donc en permanence le danger d’un «prêt-à-territorialiser» illusoire, dérivatif. Si cette éventualité apparaît nettement chez Deleuze-Guattari, si elle est explicitée avec un vocabulaire inhabituel et parfois surprenant, qui éveille toutefois toujours notre attention, elle était déjà consciente et présente chez Schmitt: celui-ci, en effet, avait perçu cette déviance potentielle, évidente dans un phénomène comme le New Age par exemple. Dans son livre Politische Romantik (1919), il écrivait: «Aucune époque ne peut vivre sans forme, même si elle semble complètement marquée par l’économie. Et si elle ne parvient pas à trouver sa propre forme, elle recourt à mille expédients issus des formes véritables nées en d’autres temps ou chez d’autres peuples, mais pour rejeter immédiatement ces expédients comme inauthentiques». Bref, des re-territorialisations à la carte, à jeter après, comme des kleenex… Par facilité, Schmitt veux, personnellement, la restauration de la “forme catholique”, en bon héritier et disciple du contre-révolutionnaire espagnol Donoso Cortés.
3. La phase du normalisateur
La fluidité de la société industrielle actuelle, dont se plaignait Schmitt, est devenue une normalité, qui entend conserver ce jeu de dé-normalisation et de re-normalisation en dehors du principe politique et de toute dynamique de territorialisation. Le normalisateur, troisième figure du décideur chez Schmitt, est celui qui doit empêcher la crise qui conduirait à un retour du politique, à une re-territorialisation de trop longue durée ou définitive. Le normalisateur est donc celui qui prévoit et prévient la crise. Vision qui correspond peu ou prou à celle du sociologue Niklas Luhmann qui explique qu’est souverain, aujourd’hui, celui qui est en mesure, non plus de décréter l’état d’exception, mais, au contraire, d’empêcher que ne survienne l’état d’exception! Le normalisateur gèle les processus politiques (d’«anti-production») pour laisser libre cours aux processus économiques (de «production»); il censure les discours qui pourraient conduire à une revalorisation du politique, à la restauration des «machines impériales». Une telle œuvre de rigidification et de censure est le propre de la political correctness, qui structure le «Nouvel Ordre Mondial» (NOM). Nous vivons au sein d’un tel ordre, où s’instaure une quantité d’inversions sémantiques : le NOM est statique, comme l’Etat de Hobbes avait voulu être statique contre le déchaînement des passions dans la guerre civile; mais le retour du politique, espéré par Schmitt, bouleverse des flux divers et multiples, dont la quantité est telle qu’elle ne permet aucune intervention globale ou, pire, absorbe toute intervention et la neutralise. Paradoxalement le partisan de l’Etat, ou de toute autre instance de re-territorialisation, donc d’une forme ou d’une autre de stabilisation, est aujourd’hui un “ébranleur” de flux, un déstabilisateur malgré lui, un déstabilisateur inconscient, surveillé et neutralisé par le normalisateur. Un cercle vicieux à briser ? Sommes-nous là pour ça ?
Robert Steuckers
Source : Centro Studi La Runa
http://la-dissidence.org/2016/01/05/robert-steuckers-la-decision-dans-loeuvre-de-carl-schmitt/