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culture et histoire - Page 1254

  • L'Europe jusqu'à Vladivostok

    Histoire et géopolitique(1992)
    L’histoire connaît les cités-états : Thèbes, Sparte, Athènes, plus tard Venise, Florence, Milan, Gênes.
    Aujourd’hui elle connaît les Etats territoriaux : la France, l’Espagne, l’Angleterre, la Russie.
    Finalement elle découvre les Etats continentaux, tels que les Etats-Unis d’Amérique, la Chine actuelle et l’URSS d’hier. [1]
    L’Europe d’aujourd’hui subit une période de transformations.
    Elle doit passer du stade plus ou moins stable des Etats territoriaux au stade de l’Etat continental.
    Pour la majorité des gens, cette transition est entravée par l’inertie mentale, sans parler de la paresse de l’esprit.
    Bien que n’étant pas plus grande qu’un morceau de tissu, Sparte avait une forte vitalité, d’un point de vue historique, vivant avant tout dans son aspect militaire. Ses dimensions et ses ressources étaient suffisantes pour contenir une armée capable de gagner le respect de tous ses voisins.
    Nous approchons ici le problème basique de la vitalité des Etats. La cité-état historique fut supplantée par l’Etat territorial. L’Empire romain supplanta Athènes, Sparte, Thèbes. Et sans grand effort [2].
    Aujourd’hui la vitalité historique de l’Etat dépend de sa vitalité militaire, qui à son tour dépend de sa vitalité économique ; ce qui nous conduit à l’alternative suivante :
    Première hypothèse : les Etats territoriaux sont obligés de devenir des satellites des Etats continentaux. La France, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre ne représentent qu’une fiction d’Etats indépendants. Car depuis longtemps, depuis 1945, tous ces pays sont devenus des satellites des Etats-Unis d’Amérique.
    Seconde hypothèse : ces Etats territoriaux se transforment en un seul Etat continental : l’Europe.
    L’échec historique d’un Etat continental : l’URSS
    La regrettable désintégration de l’URSS s’explique, en particulier, par l’insuffisante compréhension théorique de l’Etat par Marx, Engels, Lénine et à certains égards Staline. Déjà en 1984 mon disciple et collaborateur, José Cuadrado Costa, se basant sur les travaux de Ortega y Gasset et de moi-même, publia un essai brillant et prophétique sous le titre : « Insuffisance et obsolescence de la théorie marxiste-léniniste de la nationalité » [3].
    Concernant la compréhension de l’essence de l’Etat, les Jacobins étaient manifestement bien plus avancés que les marxistes. Dans ce domaine, Marx resta toujours limité à la période romantique de la Révolution de 1848. Déjà à la fin du XVIIIè siècle, Siéyès parla de la manière d’obtenir un Etat-nation « homogène ». L’Etat-nation est le fruit d’une volonté politique.
    Un autre exemple de l’idiotie marxiste, remontant au romantisme du XIXè siècle, est l’idée de la disparition de l’Etat. Il est difficile de penser à une plus grande stupidité. C’est un vieux rêve anarchiste. [4]
    Ainsi Lénine préserva l’existence formelle des républiques. J’écris intentionnellement le mot au pluriel.
    Du fait de l’application du principe du centralisme à l’intérieur du parti communiste et à la personnalité particulière de Staline, cette fiction ou cette comédie dura jusqu’en 1990. L’affaiblissement du Parti entraîna l’éclatement de l’URSS sur des problèmes remontant à l’époque 1917-1922.
    La fiction devint réalité.
    En 1917 les Jacobins russes créèrent la République des Conseils (j’attire votre attention sur le singulier). Lénine accepta cette fiction de l’Union des Républiques Soviétiques (j’attire votre attention sur le pluriel) et la toléra. De 1946 à 1949, à l’apogée de son pouvoir, Staline aussi préserva cette apparence d’Etats « indépendants », s’étendant de la Pologne à la Bulgarie.
    Une imprudence théorique de plus.
    L’Etat politique par opposition à l’Etat ethnique
    Dans le dictionnaire « Le Petit Larousse », il est écrit que les conditions de l’uniformité d’une ethnie sont sa langue et sa culture.
    Pour les besoins de cette analyse, je donnerai ma propre interprétation élargie de ce concept, ayant dit que l’unité de l’Etat ethnique a ses racines dans l’unité de race, de religion, de langue, d’imagerie commune, de mémoire commune, de frustrations ou de craintes communes.

    Le concept d’Etat politique (en tant que système ouvert, en expansion) est complètement opposé au concept d’Etat ethnique (en tant que système fermé, fixé). L’Etat politique est l’expression de la volonté d’hommes libres d’avoir un avenir commun.
    L’Etat politique, ou plus précisément l’Etat-nation politique – dont je suis considéré comme le théoricien moderne, après Ortega y Gasset [5] – permet aux individus de préserver leur individualité personnelle (veuillez excuser ce pléonasme barbare et grossier) à l’intérieur du cadre de la société. Il y a moins de deux mois [6], j’ai donné mon opinion sur l’importance des concepts d’Imperium et de Dominium. Depuis 1964 je n’ai jamais cessé de développer ces concepts d’origine romaine.
    A un ami politique qui m’appelait « wallon » (ce n’était pas suffisant pour moi !), j’écrivis, comme d’habitude, que je ne suis ni wallon, ni flamand, ni allemand, ni belge, et pas même européen. Je suis moi. La personne de Jean Thiriart, c’est Jean Thiriart, lui écrivis-je. Je n’aime pas du tout être classé dans une catégorie avec d’autres gens, où il est dit qu’« ils me ressemblent ». Je veux constamment conserver mon ironie socratique. Partisan du totalitarisme quand on parle de l’Imperium, je deviens un anarchiste pour la question du Dominium.

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  • Le déclin des intellectuels français

    Source : Politico et http://www.les-crises.fr

    Paris a cessé d’être un centre majeur d’innovation dans les sciences humaines et sociales.

    Une des inventions les plus caractéristiques de la culture française moderne est «l’intellectuel».

    En France, les intellectuels ne sont pas seulement des experts dans leurs domaines particuliers, comme la littérature, l’art, la philosophie et l’histoire. Ils parlent aussi en termes universels et l’on attend d’eux qu’ils donnent des conseils moraux sur des questions générales, sociales et politiques. En effet, les plus éminents intellectuels français sont des figures presque sacrées, qui devinrent des symboles mondiaux des causes qu’ils ont soutenues – ainsi la puissante dénonciation de l’intolérance religieuse par Voltaire, la vibrante défense de la liberté républicaine par Rousseau, l’éloquente diatribe de Victor Hugo contre le despotisme napoléonien, le plaidoyer passionné d’Émile Zola pour la justice pendant l’Affaire Dreyfus et la courageuse défense de l’émancipation des femmes par Simone de Beauvoir.

    Par-dessus tout, les intellectuels ont fourni aux Français un sentiment réconfortant de fierté nationale. Comme le dit le penseur progressiste Edgar Quinet, non sans une certaine dose de fatuité bien gauloise : « La vocation de la France est de s’employer à la gloire du monde, pour d’autres autant que pour elle, pour un idéal qui reste encore à atteindre d’humanité et de civilisation mondiale. »

    * * *

    Cet intellectualisme français s’est aussi manifesté à travers un éblouissant éventail de théories sur la connaissance, la liberté et la condition humaine. Les générations successives d’intellectuels modernes – la plupart d’entre eux formés à l’École Normale Supérieure de Paris – ont très vivement débattu du sens de la vie dans des livres, des articles, des pétitions, des revues et des journaux, créant au passage des systèmes philosophiques abscons comme le rationalisme,l’éclectisme, le spiritualisme, le républicanisme, le socialisme, le positivisme et l’existentialisme.

    Cette fiévreuse activité théorique atteint son apogée dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale avec l’apparition du structuralisme, une philosophie globale qui soulignait l’importance des mythes et de l’inconscient dans la compréhension humaine. Ses principaux représentants étaient le philosophe Michel Foucault, homme de culture et d’influence, et l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, tous deux professeurs au Collège de France. Parce qu’il partageait son nom avec celui d’une célèbre marque de vêtements américains, Lévi-Strauss reçut toute sa vie des lettres lui commandant des blue-jeans.

    Le symbole suprême de l’intellectuel « Rive Gauche» fut le philosophe Jean-Paul Sartre, qui mena le rôle de l’intellectuel public à son paroxysme. L’intellectuel engagé avait le devoir de se consacrer à l’activité révolutionnaire, de remettre en cause les orthodoxies et de défendre les intérêts de tous les opprimés. Le rayonnement de Sartre tient beaucoup à sa manière d’incarner l’intellectualisme français et sa promesse utopique d’un avenir radieux : son ton radical et polémique et sa célébration de l’effet purificateur du conflit, son style de vie insouciant et bohème qui rejetait délibérément les conventions de la vie bourgeoise, et son mépris affiché pour les institutions établies de son époque, qu’il s’agisse de l’État républicain, du Parti communiste, du régime colonial français en Algérie ou du système universitaire.

    Selon ses termes, il était toujours « un traître » – et cet esprit d’anticonformisme était au centre de l’aura des intellectuels français modernes. Et bien qu’il détestât le nationalisme, Sartre contribua inconsciemment à ce sentiment français de grandeur par son incarnation de la prééminence culturelle et intellectuelle, et par sa supériorité facile. En effet, Sartre était sans aucun doute une des figures françaises les plus célèbres du 20e siècle et ses écrits et polémiques furent ardemment suivis par les élites culturelles à travers le monde, de Buenos Aires à Beyrouth.

    * * *

    La Rive gauche d’aujourd’hui n’est plus qu’un pâle reflet de cet éminent passé. À Saint-Germain-des-Prés, les boutiques de mode ont remplacé les entreprises de la pensée. En fait, à de rares exceptions près, comme le livre de Thomas Piketty sur le capitalisme, Paris a cessé d’être un centre majeur d’innovation en sciences humaines et sociales.

    Les traits dominants de la production intellectuelle française contemporaine sont ses penchants superficiels et convenus (qu’incarne un personnage comme Bernard-Henri Lévy) et son pessimisme austère. Aujourd’hui, en France, les pamphlets en tête des ventes de littérature non-romanesque ne sont pas des œuvres offrant la promesse d’une nouvelle aube, mais de nostalgiques appels à des traditions perdues d’héroïsme, comme « Indignez Vous! » (2010) de Stéphane Hessel, et des monologues islamophobes et pleurnichards répercutant le message du Front national de Marine Le Pen sur la destruction de l’identité française.

    Deux exemples récents sont « L’Identité Malheureuse » (2013) d’Alain Finkielkraut et « Le Suicide Français » d’Eric Zemmour (2014), tous deux imprégnés d’images de dégénérescence et de mort. L’œuvre la plus récente dans cette veine morbide est « Soumission » de Michel Houellebecq (2015), un roman dystopique qui met en scène l’élection d’un islamiste à la présidence française, sur fond d’une désintégration générale des valeurs des Lumières dans la société française.

    * * *

    Comment expliquer cette perte de repères française ? Les changements du paysage culturel environnant ont eu un impact majeur sur la confiance en soi française. La désintégration du marxisme à la fin du 20e siècle a laissé un vide qui n’a été rempli que par le post-modernisme.

    Mais les écrits de gens comme Foucault, Derrida et Baudrillard aggravèrent le problème, par leur opacité délibérée, leur fétichisme du jeu de mots insignifiant et leur refus de la possibilité d’un sens objectif (la vacuité du post-modernisme est brillamment parodiée dans le dernier roman de Laurent Binet, « La septième fonction du langage », une enquête criminelle autour de la mort du philosopheRoland Barthes en 1980).

    Mais la réalité française est elle-même loin d’être réconfortante. L’enseignement supérieur français, surpeuplé et sous-financé, part en lambeaux, comme l’indique le rang relativement bas des universités françaises dans le classement académique des universités mondiales de Shanghai. Le système est devenu à la fois moins méritocratique et plus technocratique, produisant une élite manifestement moins sophistiquée et intellectuellement créative que celle de ses prédécesseurs du 19e siècle et du 20e siècle : le contraste à cet égard entre Sarkozy et Hollande, qui peuvent à peine s’exprimer en français, et leurs prédécesseurs à la présidence, éloquents et cérébraux, est saisissant.

    Sans doute la raison la plus importante de cette perte de dynamisme intellectuel française est le sentiment croissant qu’il y a eu un recul important de la puissance française sur la scène mondiale, dans ses dimensions basiquement matérielles, mais aussi culturelles. Dans un monde dominé politiquement par les États-Unis, culturellement par les sournois « Anglo-Saxons » et en Europe par le pouvoir économique de l’Allemagne, les Français luttent pour se réinventer.

    Peu d’auteurs français contemporains – avec l’exception notable de Houellebecq – sont très connus hors de leurs frontières, pas même de récents prix Nobel comme Le Clézio et Patrick Modiano. L’idéal de la francophonie n’est qu’une coquille vide, et derrière ses beaux discours, l’organisation a peu de résonance réelle parmi les communautés francophones du monde.

    Ceci explique pourquoi les intellectuels français semblent si sombres quant à leur avenir national et sont devenus d’autant plus égocentriques, et de plus en plus tournés vers leur passé national : comme l’historien français Pierre Nora l’a déclaré plus franchement, la France souffre « de provincialisme national ». Il est intéressant de noter, dans ce contexte, que ni l’effondrement du communisme dans l’ancien bloc soviétique, ni le printemps arabe, n’ont été inspirés par la pensée française – en opposition totale avec la philosophie de libération nationale qui a soutenu la lutte contre le colonialisme européen, qui fut façonnée de manière décisive par les écrits de Sartre et Fanon.

    En effet, alors que l’Europe cafouille honteusement dans sa réponse collective à l’actuelle crise des réfugiés, force est d’admettre que la réaction qui a été le plus en accord avec l’héritage rousseauiste d’humanité et de fraternité cosmopolite des Lumières n’est pas venue de la France socialiste, mais de l’Allemagne chrétienne-démocrate.

    Sudhir Hazareesingh est enseignant en sciences politiques au Balliol College, à Oxford. Son nouveau livre, « How the French think: an affectionate portrait of an intellectual people » [« Comment pensent les Français : un portrait affectueux d'un peuple intellectuel »], est publié par Allen Lane à Londres et Basic Books à New York. La version française est publiée par Flammarion sous le titre « Ce pays qui aime les idées ».

    Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

    http://euro-synergies.hautetfort.com/

  • Numéro de novembre de Politique magazine : « L'EMPIRE CONTRE-ATTAQUE

    Découvrez le numéro de novembre ! 

    L’empire contre-attaque

    Dossier spécial Russie

    Rares étaient ceux qui pensaient que les Russes oseraient intervenir en Syrie. C’est désormais chose faite. Au Proche-Orient, les cartes sont rebattues et c’est Vladimir Poutine qui dicte désormais le tempo du jeu diplomatique. Il aura suffit de quinze années au chef du Kremlin pour refaire de son pays l’une des principales puissances mondiales. En regard, où est passée la France ?

    > Grand entretien avec Pierre Manent, philosophe : « il faut créer une amitié civique avec les musulmans » 

    Sommaire 

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    http://lafautearousseau.hautetfort.com/

  • Europe-puissance : de la révolution néolithique à la fusion nucléaire (édito 02/12/03)

    Mercredi 26 novembre 2003, les ministres européens ont décidé, à l'unanimité, de choisir comme candidat unique de l'Europe le site français de Cadarache pour accueillir l'ITER : le réacteur de recherche sur la fusion thermonucléaire contrôlée.
    Pour obtenir que ce projet mondial (10 milliards d'euros sur trente ans) s'installe effectivement en Provence aujourd'hui, en concurrence avec un site japonais et canadien, l'Europe devra encore obtenir le soutien d'une majorité de ses partenaires : dans une logique géopolitique d'équilibre, à la fois régional et mondial, la Chine et la Russie devraient facilement se laisser convaincre, d'autant plus que le site de Cadarache est le plus pertinent (forte communauté scientifique nucléaire déjà sur place, moindre risque sismique qu'à Rokkash-Mura, qualité de vie attractive pour les chercheurs
    Il n'en reste pas moins vrai que la décision unanime de l'Europe mobilisée par le noyau franco-allemand est un point fort : l'Espagne avait longtemps été tentée de faire cavalier seul en escomptant obtenir le soutien des Etats-Unis pour prix de son soutien à la guerre d'Irak ; elle y a finalement, et fort heureusement, renoncé.
    Ainsi l'Europe unie a de bonnes chances d'accueillir un projet scientifique dont la réussite bouleverserait la donne énergétique en créant, à l'image du soleil, une source d'énergie maîtrisée, propre et quasi inépuisable.
    Par un caprice du calendrier, c'est le jeudi 27 novembre que la revue « Nature » a relancé le débat sur l'origine des langues indo-européennes, sources de la civilisation européenne.
    En appliquant les techniques utilisées par les généticiens et en utilisant de nouveaux algorithmes dans la comparaison de 87 lexiques de langues indo-européennes, deux chercheurs néo-zélandais ont reconstruit l'arbre philo-génétique indo-européen : selon Russel Gray et Quentin Atkinson, la langue proto-indo-européenne se serait diffusée, à partir d'Anatolie, il y a 8 000 ou 8 500 ans et aurait suivi un processus de diffusion parallèle à celui de l'agriculture.
    Si ces découvertes scientifiques sont confirmées, c'est la vision des origines de l'histoire qui serait ainsi bouleversée :
    Les origines les plus profondes de l'histoire européenne reculeraient de plusieurs millénaires.
    Quant à la théorie de « l'ex-oriente lux », opposant des peuples indo-européens nomades et frustres s'étendant vers le nord par des chevauchées guerrières pendant que les grands empires orientaux d'Egypte ou d'Assyrie inventaient l'agriculture et donc la civilisation, elle s'effondrerait définitivement.
    A contrario, une nouvelle vision s'imposerait : celle d'une révolution néolithique et d'une diffusion de l'agriculture liée à l'expansion et à la dispersion d'un peuple proto-européen de l'Islande au Bingale.
    L'Europe a une mémoire plus longue encore que nous le pensions.
    Et ses chercheurs seront encore à la pointe des découvertes majeures du siècle à venir.
    Est-ce vraiment un hasard ?
    Jean-Yves Le Gallou, 02/12/03

    http://archives.polemia.com/article.php?id=2053

  • LE MYTHE COMME ENJEU : LA REVUE “ANTAIOS” DE JÜNGER ET ELIADE

    L5fV-RF5IPo7DZkgoW2_bfasiy0.jpgLa publication Antaios [1959-1971] scelle la fructueuse rencontre de deux hommes : l’un, Ernst Jünger, auteur allemand à la réputation que l’on voudrait outre-Rhin sulfureuse, l’autre, Mircea Eliade, roumain de l’exil, comparatiste et brillant historien des religions. En commun, les deux hommes se sont interrogés sur la nature du Sacré. sur la place que l’homme occupe dans l’histoire. Il ne nous revient pas ici, dans le cadre exigeant mais forcément restrictif d’un article. de retracer ce que furent les siècles qui précédèrent un tel questionnement. Cependant, nous ne saurions oublier que l’histoire, telle que nous la percevons aujourd'hui, est mouvementée, viciée, source d’éternelles inquiétudes, et qu’elle ne cesse de nous rappeler nos limites, la présomption de nos œuvres. L’homme, au sortir des embrasements européens, pris dans les rets de l’histoire au sein d’un monde nihiliste, respire la mort, celle des autres tout en étant obsédé par la sienne propre, car ce que nous appelons l’histoire est somme toute l’histoire de la mort. Or, Antaios, moyen d’expression dirigé vers un public, marque la volonté de se libérer des contraintes visibles de l’histoire et de retrouver la puissance d’un monde riche de sève originelle.

    L’enjeu était grand. Comme par un acte de défi métaphysique, Jünger et Eliade portèrent l’exigence d’un combat spirituel contre l’angoisse du monde moderne, amnésique et déraciné. Dans un souci pédagogique, les responsables d’Antaios procédèrent à des rappels de l’histoire spirituelle de notre planète et puisèrent leur énergie dans un passé lumineux, dans le patrimoine mythologique que partagent toutes les religions. Le recours au mythe apparaît, dans la bataille idéologique que mène Jünger, comme la clef de voûte de tout un système de pensée, le seul capable d’expliquer le rapport que l’homme entretient au Temps, à l’éternité et à la liberté. Par la connaissance des mythes donc, mais aussi par celle des beaux-arts, par la maîtrise de l’esprit sur le monde, les hommes d’Antaiosdevaient penser qu’il était possible de rééquilibrer la conscience humaine, de créer un nouvel humanisme, une anthropologie où microcosme et macrocosme correspondraient à nouveau. Ils témoignèrent aussi de cette certitude qu’un redressement spirituel était encore envisageable dans les années 60, et qu’il pouvait mettre fin à la décadence ou aux affres d’un temps d’Interrègne.

    La revue, éditée par la maison Klett, fut imprimée pendant dix ans, de 1960 (mai 1959/mars 1960) à mars 1971. Si, au début de la création, le tirage des cahiers, chacun contenant environ une centaine de pages, s’élevait à 2.000 et jusqu’à 3.000 exemplaires bimestriellement, celui-ci tomba à 1.200 exemplaires en fin de parcours. La revue n’était donc plus rentable. Selon Klett (1), le périodique était lu principalement par des scientifiques, des lecteurs appartenant à une couche dirigeante intellectuelle constituée par tous les groupes socio-professionnels de la population.

    Ernst Jünger livra 17 articles dont le contenu diffère fort de ceux qu’il avait publiés à la fin des années 20, lorsqu’il se voulait le chantre de l’héroïsme et l’annonciateur de l’ère des Titans ! Dans cette revue, Jünger fit paraître en primeur des passages de livres non encore édités (2). Eliade publia 14 articles, traductions en allemand de chapitres d’ouvrages déjà parus. Dans la grande liste des noms ayant collaboré à Antaios, nous retiendrons d’une part les signatures involontaires, témoins des orientations de Jünger ou d’Eliade : ainsi Quincey, Hamann, Eckartshausen, Schlegel, Keyserling ; d’autre part, nous avons les contemporains aux noms souvent bien connus : Michaux (1960), Corbin (1961/62/64), Kerényi (1966), Evola (1960/62/68/70), Borgès (1962), Caillois (1959/62/63/68), Jouhandeau (1960/65), Schuon (1965/66), de Vries (1960/62), Cioran, frère d’exil d’Eliade (1962/63/65/66) et l'inévitable cadet Friedrich Georg Jünger (1960/62/65). Dans cette liste de noms assurément exhaustive mais nullement innocente, nous observons le silence insolite d’un métaphysicien marquant : René Guénon. Certes, ce dernier mourut au Caire en 1951, mais l’apport guénonien n’avait-il pas sa place dans Antaios sous forme de traduction d’un chapitre, ou d’articles le présentant au public germanophone ? De plus, Schuon et Evola, dont les travaux parurent dans la revue, se reconnaissent comme disciples ou proches, intéressés par les thèses guénoniennes.

    L’absence dit parfois plus que les discours mais il est délicat de tirer des conclusions quand seules des suppositions peuvent élucider les raisons d’un tel silence. Il est évident que Jünger, fort bien instruit de la culture française et des courants ésotérisants, connaissait à cette époque les travaux de Guénon ; d’ailleurs ne cite-t-il pas furtivement l’ouvrage de Guénon, paru en 1930, Orient et Occident, dans Approches, Drogues et Ivresses (3) ? Guénon, qui avait très tôt constaté la rupture de l’Occident avec sa tradition, dénonça l’invasion dévorante et néfaste du système subversif d’anti-valeurs occidental à l’échelle de la planète. En 1930, Guénon déplorait que le savoir traditionnel des peuples conquis était condamné non pas, certes, à disparaître mais bien à se cacher, forcé ainsi dans d’ultimes retranchements par une colonisation aussi idéologique, forte d’une avancée économique et d’un pseudo-progrès matériel. Sur la question de l’actuel désordre, nous pouvons trouver chez Jünger plus d’une position et d’un argument concordant avec le discours guénonien. La méfiance de Jünger à traiter directement de la politique contemporaine depuis l’arrivée au pouvoir des forces du nazisme, le rapprochent de Guénon :

    « Nous n’avons pas l’habitude, dans nos travaux, de nous référer à l’actualité immédiate, car ce que nous avons constamment en vue, ce sont des principes, qui sont, pourrait-on dire, d’une actualité permanente, parce qu’ils sont en dehors du temps… Ce qui nous a frappé surtout dans les discussions dont il s’agit, c’est que, ni d’un côté ni de l’autre, on n’a paru se préoccuper tout d’abord de situer les questions sur leur véritable terrain, de distinguer d’une façon précise entre l’essentiel et l’accidentel, entre les principes nécessaires et les circonstances contingentes ; et, à vrai dire, cela n’a pas été pour nous surprendre, car nous n’y avons vu qu’un nouvel exemple, après bien d’autres, de la confusion qui règne aujourd’hui dans tous les domaines, et que nous regardons comme éminemment caractéristique du monde moderne » (4).

    Jünger fut-il gêné par la conversion à l’Islam de Guénon, dont l’initiation au soufisme intervint dès 1912 ? L’ère du Travailleur que Jünger avait annoncée en 1932, l’esprit des Temps d’Interrègne si méticuleusement mis à nu dans les romans "utopiques" n’auraient-ils que faire du message d’une religion révélée, devenu inadéquat et obsolète ? Dans l’attente de nouveaux dieux, Jünger y vit-il le tribut à payer d’hommes épris d’absolu à ce que Spengler nomma une "seconde religiosité'' ? Pourtant, Jünger ne pouvait ignorer la force et l’originalité avec laquelle Guénon dénonça la contre-initiation et son fatras idéologique… Où Jünger serait-il ici plus proche des objections d’Eliade ? Ce dernier avait découvert relativement tard les livres de Guénon et, s’il les avait lus avec intérêt, il n’en était pas moins irrité par « l’aspect outrancièrement polémique de Guénon », « son rejet brutal de toute la civilisation occidentale », « ce mépris opaque envers certaines œuvres de l’art et de la littérature moderne », « ce complexe de supériorité qui le poussait à croire… qu’on ne peut comprendre Dante que dans la perspective de la ''tradition'', plus exactement celle de René Guénon » (5).

    Antaios marque une entreprise d’hommes, décidés à agir dans l’histoire, dans un monde où la spiritualité en est de plus en plus exclue et se trouve en réaction contre le culte de la pensée abstraite, telle qu’elle fut honorée au siècle dernier. Les armes dont ils se servirent furent la force du mot et leur connaissance du monde traditionnel, historique, littéraire. Les buts que s’assignèrent Mircea Eliade et Ernst Jünger en éditant la revue Antaios, Zeitschrift für eine neue Welt (Antaios, périodique pour un monde nouveau) sont exposés dans un programme écrit par Jünger, composé de sept petits paragraphes. Les thèmes abordés dans la revue tournent principalement autour d’un thème spécifiquement humain, le rapport de l’homme au sacré en Europe païenne ou chrétienne ou dans d’autres civilisations, sur d’autres continents. L’un des points essentiels de ces directives, c’est qu’Antaios doit nourrir l’ambition de connaître, de comprendre les racines de sa culture et de son passé, d’être à la recherche de significations des diverses expressions religieuses ou artistiques.

    Le titre de la revue ouvre le combat : Antaios (7), le géant issu de l’union de Poséidon et de Gaïa, entretenait une relation exceptionnelle à sa mère, la Terre. C’est de Gaïa qu’il tirait sa vie et sa force sans cesse renouvelée, toujours identique. Le respect antique pour la Terre-Mère évoque Nietzsche pour qui l’homme doit obéir à ce que veut la Terre. Certes, et Jünger insiste sur ce point, l’homme moderne appréhende la terre d’une manière différente que ne le fit l’homme traditionnel, qu’il s’agisse du point de vue économique, technique ou politique ; de plus, le mythe comme il exista à une époque donnée ne saurait être restauré.

    L’affaiblissement du monde mythique est irrévocable depuis que Hérodote, quittant la nuit mythique pour se diriger vers la luminosité du savoir historique de Thucydide, conféra un nouveau caractère à l’esprit (8). Cependant, pour Jünger, l’homme après avoir déblayé les ruines de l’ancien ordre, se dirige vers un monde métahistorique, vers de nouveaux mythes ; l’homme, fils de la Terre, pourra supporter la croissance monstrueuse en pouvoir et espace lorsqu’il lui aura trouvé un pendant, puisé dans les profondeurs archaïques et sacrées. En ceci, la désignation de la revue est donc révélatrice d’un système de pensée.

    Une place forte est nécessaire pour appréhender le temps, idée que nous trouvons formulée par Jünger dès 1938 dansLes Falaises de marbre : des hauteurs d’un ermitage aux buissons blancs où se sont retirés deux « anciens polytechniciens subalternes du pouvoir », les deux frères, devenus savants herboristes, voient leur sens, leur perception des choses s’affiner (9). « La position doit en même temps être élevée : cela signifie qu’elle doit présenter au regard non seulement le passé définitivement révolu, mais aussi les événements du présent avec ses figures et ses problèmes et, au~delà, les possibilités de l’avenir » (10).

    Du mythe, noyau inamovible, phénomène intemporel, l’homme gagne donc un aperçu sur le passé, le présent et l’avenir. Les trois dimensions du temps sont perçues comme semblables à l’instant où les forces et puissances temporelles reculent. C’est à partir de cette identité des différents aspects de ce triptyque que Jünger se concentre sur ce qu’il y a de plus typique : « Le mythe, au-delà de la signification plus étroite du mot, est compris comme puissance qui fonde l’histoire et, revenant sans cesse, brise le flux des événements » (11).

    La volonté de Jünger et d’Eliade, telle qu’elle apparaît dans la perspective commune, est de servir la cause de la liberté dans le monde. « Un monde libre ne peut être qu’un monde spirituel » (12) et, pour expliquer la démarche d’Antaios, Jünger précise que « La liberté croît avec la vue d’ensemble spirituelle, avec l’acquisition de lieux, solides et élevés, où l’on peut se tenir » (13). Et ces postes fortifiés et élevés dont Jünger nous parle et qui ne sont pas sans éveiller le souvenir des lointains et dangereux "postes perdus", nous les trouvons sur de nombreux chemins : ceux de la théologie, de la philosophie, de l'art.

    Idéologies et disciplines, des "béquilles" sont certes là pour aider l’homme ; mais on les abandonne, une fois la guérison achevée, tout comme on relègue les béquilles dans les lieux saints et sanctuaires, une fois le miracle accompli. Ainsi, les deux hommes dans ce programme, se proposèrent-ils ni plus ni moins d’œuvrer à un renouveau psychique, à une "guérison" du lecteur, à lui permettre de supporter les pressions de l’histoire contemporaine, à lui faire oublier ce qu’Eliade a nommé "la terreur de l’histoire" : « La terreur de l’histoire, c'est pour moi l’expérience d’un homme qui n'est plus religieux, qui n’a donc aucun espoir de trouver une signification ultime au drame historique, et qui doit subir les crimes de l’histoire sans en comprendre le sens… Mais les événements historiques sont vidés de toute signification transhistorique et, s’ils ne sont plus ce qu’ils étaient pour le monde traditionnel — des épreuves pour un peuple ou pour un individu —, nous avons affaire à ce que j’ai appelé la "terreur de l’histoire" » (14). C’est dans une perspective assez proche que Jünger formule dans son Traité du Rebelle : « C’est aussi la question qui de nos jours se dissimule derrière toute peur du temps. L’homme se demande comment il pourra échapper à la destruction » (15).

    Jünger rend compte d’une terreur propre au monde moderne : l’homme peut en utilisant notamment les moyens techniques qu’il a lui-même créés, détruire les principes de la vie. La technique, symbole de l’orgueil humain et de l’œuvre des Titans, se mesure à des mystères qui, de loin, devraient la dépasser ; une raison pour laquelle Jünger, sans doute, demeure d’un scepticisme méfiant quand il songe aux recherches génétiques. La mort ne cesse-t-elle d’endeuiller nos plus belles victoires techniques ? Jadis, la fin du monde était conçue comme la conséquence directe d’un châtiment divin, ainsi le déluge ou la destruction de Sodome. Aujourd’hui, et c’est en cela que réside la nouveauté, cette peur est dépourvue de tout aspect transcendant et métaphysique car la fin du monde peut être le fruit de l’hybris humaine.

    Pour Jünger tout comme pour Eliade, la crise que connaît l’homme moderne est en grande partie de nature religieuse car elle marque la prise de conscience d’une totale absence de sens. Jünger comprend l’histoire de l’homme comme le lieu d’affrontement dialectique de la liberté. Cet affrontement, il le projette à l’intérieur de chaque être : en chacun de nous se disputent âprement la liberté et la tyrannie, les mythiques représentations de l’Est et de l’Ouest jüngerien. Cette liberté, l’homme la trouve en lui-même quand s’harmonisent les exigences déterminantes du mythe et du présent historique, bref, entre rêve et conscience, car le monde onirique relève du monde des archétypes. Pour Jünger, l’homme gagne la liberté en acquiesçant à la nécessité de l’ordre cosmique, en acceptant le "Meurs et le deviens !", en ayant conscience d’une unité supratemporelle.

    Les dix années d’Antaios ont ainsi tenté de rétablir un ordre entre profane et sacré comme s’il était certain que « Le mythe est le socle anthropologique sur lequel s’élève la signification historique » (16).

    ► Isabelle Rozet, Antaïos n°2, 1993.

    Notes :

    (1) Se reporter à l’article mordant de Hornung, paru dans Die Horen, Jg. 16, 197, « Ernst Jünger freie Welt - Antaios », pp. 108-109.
    (2) Ainsi :

    • Antaios 1, 1960, p. 113 sq. : "Sgraffiti" / Ibid., p. 209 sq. : "An der Zeitmauer" / Ibid., pp. 525-526 : "Vierblätter"
    • — Id. 2, 1961, pp. 93-122 : "Ein Vormittag in Antibes"
    • — Id. 3, 1962, pp. 1-17 : "Sardische Heimat"
    • — Id. 4, 1963, pp. 209-260 : "Das spanische Mondhorn" / Ibid., pp. 309-312 : "November"
    • — Id. 5, 1964, pp. 1-27 : "Yon der Gestalt" / Ibid., pp.493-518 : "Maxima / Minima"
    • — Id. 7, 1966, pp. 1-11 : "Grenzgange" / Ibid., pp. 310-318 : "Alfred Kubin"
    • — Id. 9, 1968, pp. 21-35, "Tage auf Fonnosa"
    • — Id. 10, 1969, pp. 1-17 : "Drogen und Rausch" / ibid., pp. 313-336 : "Ceylan"
    • — Id. 11, 1970 : "lm Granit"
    • — Id. 12, 1971, pp. 1-29 : "Lettern und Ideogramme" / lbid., pp. 193-215 : "Annaherungen".


    (3) Annäherungen, Drogen und Rausch, Klett, Stuttgart, 1970, 1980, Ullstein Taschenbuch, p.50.
    (4) R. Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, 1929, p. 3.
    (5) M. Eliade, L’Épreuve du Labyrinthe : Entretiens avec Claude-Henri Roquet, 1978, 1985, p. 170.
    (6) Cf. in Sämtliche Werke : Essays VIII : "Ad hoc", p.167-168.
    (7) Friedrich Georg Jünger nous rappelle dans le premier numéro de la revue quelles étaient les vertus et les caractéristiques du géant : in Antaios n°1, 1960, pp. 81-86.
    (8) Voir à ce propos l’essai An der Zeitmauer (Le Mur du Temps), première parution dans Antaios n°1, pp. 209-226, Stuttgart, 1959.
    (9) Auf den Marmorklippen (Sur les Falaises de marbre), Hamburg, 1939, p. 26.
    (10) "Antaios" in Sämtliche Werke, p.167.
    (11) Ibid.
    (12) Ibid.
    (13) Ibid.
    (14) M. Eliade, L’Épreuve du Labyrinthe…, 1978, 1985, p. 146-147.
    (15) Der Waldgang, Werke, Essays I, "Betrachtungen zur Zeit", p. 320 (traduit en Traité du Rebelle).
    (16) G. Durand, Science de l’homme et tradition : Le nouvel esprit anthropologique, L'île verte, Berg international, 1979, p. 86.

    http://www.archiveseroe.eu/recent/31

  • Premier Forum de la dissidence – troisième partie

    Robert Ménard, maire de Béziers, dissident !

    ♦ En exclusivité pour Polémia Infos, Robert Ménard évoque la dissidence, cette attitude, cette liberté de ton qui fait sa marque de fabrique.


    Pourquoi participer au Premier Forum de la dissidence, organisé par Polémia  ?

    R.M. : C’est pour moi une évidence ! Le seul fait de penser en dehors des voies officielles vous vaut d’être cloué au pilori. Il faut rencontrer ceux qui sont dans le même cas et voir ensemble comment résister. Regardez ce qui est arrivé à Nadine Morano : il est devenu impossible de dire de simples évidences ! Et cette pensée molle est partagée aussi bien par la droite que par la gauche. J’ajouterai que Jean-Yves Le Gallou est un très bon ami et que je serai ravi de le revoir à cette occasion.

    Qu’est-ce qu’être dissident aujourd’hui et que risque-t-on ?

    R.M. : Un dissident, c’est quelqu’un qui dit ce qu’il n’est pas convenu de dire à un moment donné. Ce qu’il dit peut devenir acceptable un an, six mois, un jour après qu’il l’a dit, mais sur le moment, c’est interdit par la caste des censeurs.

    En même temps, le mot de « dissident », en renvoyant à la terrible réalité de l’Union soviétique, est bien sûr exagéré. On ne risque rien physiquement, si ce n’est, quand même, l’exclusion sociale ou la relégation professionnelle… Quant aux menaces de destitution dont je fais l’objet, elles me font hausser les épaules !

    Restent les tombereaux d’insultes du milieu politico-médiatique qui ne supporte pas d’être contesté. J’ai fait l’objet de campagnes de presse littéralement incroyables ! On s’en est pris à mon honnêteté, osons le mot, à mon honneur. Heureusement, je trouve du réconfort auprès des Biterrois ; vous savez, ils ne sont pas dupes, ils ne s’en laissent pas conter et ils me soutiennent.

    De plus en plus de voix appellent les représentants de la société civile à prendre la place de cette classe politique à bout de souffle. Vous-même qui en êtes issu, qu’en pensez-vous ?

    R.M. : Je n’ai absolument pas le culte de la société civile, c’est d’ailleurs une expression que je déteste. Dans la société civile, vous avez des responsables d’association qui sont de véritables garde-chiourmes du Système ; vous avez des chefs d’entreprise à qui vous ne confieriez surtout pas vos économies, des syndicalistes qui se moquent de la défense des travailleurs… Et naturellement une foule de gens bien ! Pour faire bouger les choses, il faut réunir, à mon humble avis, des personnes dotées de trois qualités indispensables : le réalisme, la probité et le courage.

    J’insiste sur ce dernier point. Vous savez, en France, on a le culte de l’intelligence ; il faudrait développer celui du courage. Comme le disait Soljenitsyne, « Vous, les Occidentaux, votre intelligence est libre, mais sans courage. Votre univers est spirituellement vide. »

    Des gens prêts à s’impliquer, prêts à prendre des risques, on en trouve dans tous les univers. Ce sont eux qu’il faut mobiliser pour engager une vraie révolution.

    Révolution ?

    R.M. : Entendons-nous : il ne s’agit pas de tout remettre en question, mais de bousculer les évidences telles qu’on nous les sert sur un plateau quotidiennement, de reconstruire les bases qui permettraient d’ancrer à nouveau notre pays dans sa mémoire, dans sa culture, dans son histoire. Elle mettrait en avant la défense des laissés-pour-compte.

    Car, si la droite a oublié la nation, la gauche, elle, a oublié le peuple ; et la classe politique dans son ensemble a oublié qu’elle est au service des autres et non là pour gagner sa croûte !

    Je souhaite aussi que la France reprenne sa place dans le monde, qu’elle redevienne un pays fort, qui ne soit pas le caniche des Américains et qui fasse entendre sa voix, sans souci du qu’en-dira-t-on.

    Au lieu de ça, nous avons un président qui est incapable d’assumer, des ministres qui combattent les évidences, comme pour la Syrie : Bachar el-Assad, qui n’est en rien recommandable, est tout de même bien moins dangereux que Daesh… et Poutine, qui n’est pas le modèle que certains prétendent, devrait tout de même être pour la France un allié important.

    A ma petite échelle, quand je pense que le pays ne peut pas accepter une nouvelle vague migratoire, une véritable immigration de peuplement, je le dis et j’assume cette position, malgré les attaques, les insultes… Car je le fais pour la France que j’aime. Je défends le « proche » face au « lointain » et pourtant j’ai passé ma vie à sillonner le monde, à être au service de gens qui défendaient des causes, à être au service des réfugiés… Des « vrais » réfugiés !

    Vous interviendrez dans une table ronde sur « l’art de la dissidence ». Est-ce un art ou une technique ?

    R.M. : C’est une attitude ! je vais être bien peu modeste en citant Rostand, qui fait dire à Cyrano :

    J’aime raréfier sur mes pas les saluts,
    Et m’écrie avec joie : un ennemi de plus
    !

    Polémia (3)
    27/10/2015

    • Samedi 21 novembre de 13h30 à 19h
    • Cap 15, 1-13 Quai de Grenelle, 75015 Paris
    • Entrée simple : 10 €, Tarif de soutien : 30 €, Tarif bienfaiteur : 100 €
    • Inscription à l’adresse suivante : http://www.polemia.com/dissidence/
  • Premier Forum de la dissidence, le samedi 21 novembre – deuxième partie.

    Répression sociale et judiciaire du politiquement incorrect, restriction des libertés individuelles par l’Etat et de l’indépendance de ceux-ci par l’Union européenne, les USA et la finance : nous vivons dans un totalitarisme feutré !

    Venez rencontrer les opposants à ce régime liberticide et évoquer avec eux les moyens de résister. Soyons tous dissidents !


    La fausse opposition gauche/droite s’épuise, la connivence entre libéraux

    économiques et libertaires sociaux, héritiers de Mai-68, étant trop évidente. La mondialisation « heureuse » sous le modèle unique du capitalisme à la sauce « droits de l’homme » promu par les Etats-Unis ne convainc plus personne. Le règne du politiquement correct imposé par des médias refusant de constater la réalité du monde autour d’eux est lui-même à bout de souffle.

    Et c’est dans ce moment de grand bouleversement que le Système devient le plus dangereux, par instinct de survie : espionnage généralisé, restriction des libertés, immigration de masse pour casser les résistances civilisationnelles au grand marché…

    Face à cette crispation totalitaire du Système, entrons en dissidence ! A l’instar du peuple qui voit le gouffre entre les discours et la réalité, à l’instar aussi de nombreux intellectuels honnêtes qui refusent le politiquement correct, apprenons à résister au Système !

    C’est ce que vous propose Polémia, avec son Premier Forum de la dissidence, placé sous le patronage d’Alexandre Soljenitsyne, double dissident antisoviétique et antioccidental, et d’Edward Snowden, dissident antioccidental. Vous rencontrerez autour de tables rondes animées par Philippe Christèle, de Polémia, et Gabrielle Cluzel, de Boulevard Voltaire, les dissidents d’ici et d’aujourd’hui. Béatrice Bourges, du Printemps français, Gabriel Robin et Charlotte d’Ornellas, de Boulevard Voltaire, et Thibaud Gibelin, de l’Institut Iliade, débattront de la dissidence sur les valeurs.

    Vous retrouverez Robert Ménard, maire de Béziers, autour de l’art et la pratique de la dissidence. L’écrivain Renaud Camus, Julien Rochedy, ancien patron du FNJ, et Damien Rieu, ancien responsable de Génération Identitaire, débattront de la dissidence autour de l’identié. Enfin, Michel Geoffroy, de Polémia, apportera une conclusion radicale à cette journée.

    • Samedi 21 novembre de 13h30 à 19h
    • Cap 15, 1-13 Quai de Grenelle, 75015 Paris
    • Entrée simple : 10 €, Tarif de soutien : 30 €, Tarif bienfaiteur : 100 €
    • Inscription à l’adresse suivante : http://www.polemia.com/dissidence/

    http://www.polemia.com/premier-forum-de-la-dissidence-le-samedi-21-novembre-deuxieme-partie/

  • Mircea Eliade et René Guénon

    Dans les années 40 de ce siècle, eut lieu en Roumanie un extraordinaire changement de tendance culturelle, dû à l’influence exercée d’un côté par un courant traditionnel très fort qui se manifesta après la Première Guerre mondiale (Vasile Pârvan, Nae Ionescu), et de l’autre par un courant européen de renouveau de l’étude comparée des religions (G. Dumézil, R. Pettazzoni), ainsi que par une reprise de cette Philosophia perennis dont le représentant le plus influent fut René Guénon. De la pléiade d’écrivains et de penseurs roumains qui participèrent à ce changement de tendance, nous nous limiterons ici à en analyser deux : Mircea Eliade et Vasile Lovinescu, influencés tous deux initialement par la pensée de René Guénon, mais qui, ensuite, empruntèrent des voies différentes.

    Pendant sa jeunesse, Mircea Eliade fut un admirateur du fameux historien traditionnel roumain du XIXe siècle Bogdan P. Hasdeu (dont il édita aussi les œuvres), mais aussi de l’historien des religions Georges Dumézil ; en outre il subit l’influence d’un courant oriental hindou. C’est ainsi qu’en 1929 il partit avec une bourse d’études en Inde, d’où il rentra non pas initié — comme on aurait pu s’y attendre — mais enrichi d’un matériel documentaire qui donna lieu à la première version de son étude sur le Yoga (1). L’écrivain Ieronim Serbu (2) atteste avoir eu dans sa bibliothèque un exemplaire du livre de Guénon L’Homme et son devenir selon le Vedanta, signé par Eliade et daté « 19 juin 1929, Calcutta ». Il est évident que le jeune Eliade connaissait certaines œuvres de Guénon ; cependant il ne le cite même pas dans les notes de son volume sur le Yoga. Néanmoins, dans la Roumanie des années trente, Eliade connaissait bien Vasile Lovinescu et Marcel Avramescu, qui étaient en relation avec René Guénon depuis 1934. Eliade collabora également, sous un pseudonyme (3), à Memra, la revue publiée par Marcel Avramescu sous l’influence de René Guénon. Son intérêt pour le courant traditionnel se manifesta à l’occasion de la visite en Roumanie de Julius Evola, que Eliade rencontra et avec lequel il eut une brève discussion (4). Cette visite est aussi évoquée brièvement dans les lettres de Guénon à Lovinescu (5). D’autre part, dans un article publié dans la Revista Fundatiilor Regale et publié à nouveau dans le volume Insula lui Euthanasius, Eliade dit : « Grâce aux œuvres de R. Guénon, de A. K. Coomaraswamy, d’Evola et de certains autres auteurs, s’est affirmée l’idée que l’Orient, loin de se solidariser avec le pathétisme et l’anti-traditionalisme modernes, trouve son pendant en Europe seulement chez Aristote, chez Saint Thomas, chez Meister Eckhart ou chez Dante » (6). Malgré cela, Eliade ne cite pas René Guénon dans ses études sur le symbolisme, bien qu’il s’agisse de thèmes analogues et qu’il en donne des interprétations similaires. L’attitude d’Eliade envers Guénon reste donc, dans sa période roumaine, ambiguë et contradictoire. Après son arrivée en Occident, Eliade ignorera presque complètement Guénon.

    Alors qu’il semble qu’Eliade n’ait rien écrit à propos des livres de René Guénon, ce dernier, sensibilisé par ce que lui en disaient Vasile Lovinescu et surtout Michel Vâlsan, qui se trouvait à Paris, publia une recension du livre d’EliadeTechniques du Yoga (Gallimard), reprise ensuite dans le volume et où, tout en reconnaissant les mérites de fauteur, il se demandait : « Quelle nécessité y avait-il de s’arrêter ainsi à mi-chemin, à cause d’une sorte de peur de trop s’éloigner de la terminologie généralement admise ?… Malgré tout, il y a des points qui demanderaient certaines réserves, comme par ex. une conception, manifestement insuffisante du point de vue traditionnel, de l’orthodoxie hindoue et de la manière selon laquelle elle a pu incorporer des doctrines et des pratiques qui au départ lui seraient restées étrangères ; tout cela reste trop extérieur et donnerait davantage l’idée d’un syncrétisme plutôt que d’une synthèse, ce qui est certainement assez éloigné de la vérité ; et il en sera toujours ainsi, inévitablement, tant qu’on n’osera pas affirmer, de manière claire et inéquivoque, tout ce que la Tradition comporte d’essentiellement `non humain’ » (7). Le diagnostic de Guénon nous semble correct, particulièrement en ce qui concerne le refus de la part d’Eliade à reconnaître l’origine non humaine de toute Tradition authentique.

    En Occident, donc, Eliade ne fait aucune mention de Guénon, jusqu’à la sortie du premier volume des Fragments d’un journal, où l’on trouve un bref jugement négatif, que nous citons en partie : « Ce que disent Guénon et les autres ’hermétistes’ de la `tradition’ ne doit pas être compris sur le plan de la réalité historique (comme ils le prétendent). Ces spéculations constituent un univers de significations articulées entre elles ; elles doivent être comparées à un long poème ou à un roman. Il en va de même pour les `explications’ marxistes ou freudiennes : celles-ci sont vraies si on les considère comme des univers imaginaires. Les `preuves’ sont peu nombreuses et incertaines et correspondent aux `réalités’ historiques, sociales, psychologiques d’un roman ou d’un poème. Toutes ces interprétations globales ci systématiques constituent, en réalité, des créations mythologiques assez utiles pour la compréhension du monde ; mais ce ne sont pas, comme pensent d’autres auteurs. des `explications scientifiques’ » (8). Dans ces quelques lignes, Eliade refuse donc toute réalité objective aux données traditionnelles, en les considérant comme des créations fictives au même titre que n’importe quelle œuvre littéraire et en les invitant sur le même plan que les explications marxistes et freudiennes, ce qui nous semble tout à fait aberrant et malveillant.

    Eliade exprime une idée analogue également à propos de certains écrits de Vasile Lovinescu, dans une lettre qu’il lui adresse : « J’avais entendu parler de l’œuvre sur Creanga (manuscrite à cette époque-là, n.d.a.) et ce que vous me dites est passionnant. J’ai lu l’article paru dans România Literara. J’ai du mal à accepter l’interprétation symbolique de Craii de Curtea Veche que vous proposez, mais la lecture de votre texte est fascinante » (9). L’appréciation des interprétations symboliques traditionnelles est toujours la même : « fascinantes » comme des textes littéraires, mais sans « valeur scientifique ».

    Un autre jugement d’Eliade sur Guénon paraît dans le second volume des Fragments d’un journal, où, en parlant d’une lettre d’Evola, il écrit : « Un jour, je reçus de lui une lettre quelque peu amère, dans laquelle il me reprochait de ne jamais citer ni lui ni Guénon. Je lui répondis du mieux que je pus, mais un jour je devrai tout de même donner les motifs et les explications que cette question exige. Mon argumentation est des plus simples : les livres que j’écris sont destinés au public d’aujourd’hui et pas aux initiés. Contrairement à Guénon et à ses émules, je pense que je n’ai rien à écrire qui leur soit destiné personnellement » (10). Il est évident qu’Eliade n’a pas écrit pour des initiés qui n’avaient pas (n’ont pas) besoin de ses textes ; mais les initiés ont écrit assez de choses qui ont été traitées également dans les œuvres de l’historien des religions, sans que ceux-ci l’aient mentionné — et ceci est une chose complètement différente.

    En ce qui concerne les raisons qui ont conduit Eliade à éviter de citer les penseurs traditionnels, exception faite pour Coomaraswamy, on trouve des appréciations très édifiantes dans une lettre de Michel Vâlsan à Vasile Lovinescu, dont nous reportons ce passage :

    « Il (M. Eliade, N.d.a.) se sert pas mal de Guénon, sans jamais le citer. En 1948, je l’ai rencontré et nous avons bavardé chez moi de ses convictions et de ses recherches. Il m’a affirmé qu’il était d’accord avec Guénon en tout point, mais que sa position et ses projets universitaires l’empêchaient de le reconnaître ouvertement. J’ai communiqué cela à Guénon qui, dans les comptes-rendus sur ses premiers livres, tint compte de ce que je lui avais dit. Eliade me disait qu’il pensait se servir de la politique du `cheval de Troie’ : une fois bien installé dans le monde scientifique et après avoir recueilli les preuves `scientifiques’ des doctrines traditionnelles, il aurait finalement exposé à la lumière du jour la vérité traditionnelle. Je crois qu’il se vantait : il est ou craintif ou trop prudent. Il a malheureusement rencontré des catholiques hostiles à Guénon et depuis lors il est beaucoup moins enthousiaste, à supposer qu’il le fût jamais. Il y a deux ans, je l’ai rencontré dans la rue et lui ai dit que ses projets allaient plus lentement, alors il m’annonça qu’il allait publier quelque chose ; en tout cas, il n’a jamais cité le nom de Guénon, ni en bien ni en mal, mais certaines de ces accusations envers les traditionalistes m’ont fait une pénible impression » (11).

    Il semble qu’Eliade fasse de plus amples concessions envers Guénon dans son volume de conversations avec Claude Henri Rocquet, L’Épreuve du Labyrinthe, où il dit ceci :

    « J’ai lu René Guénon assez tard et certains de ses livres m’ont beaucoup intéressé, particulièrementL’Homme et son Devenir selon le Vedanta, que j’ai trouvé très beau, intelligent et profond. Mais il y avait tout un aspect de Guénon qui m’irritait : ce côté polémique à outrance ; et son refus brutal de toute la culture occidentale moderne : comme s’il suffisait d’enseigner à la Sorbonne pour perdre toute possibilité de comprendre quelque chose. Je n’aimais pas non plus ce sombre mépris pour certaines œuvres d’art et de littérature modernes. Tout comme ce complexe de supériorité qui le poussait à croire, par ex., que l’on peut comprendre Dante seulement dans la perspective de la “Tradition”, plus exactement dans celle de René Guénon. (…) En d’autres mots, de nos jours, le terme `Tradition’ désigne assez souvent l’ésotérisme, l’enseignement secret. Par conséquent, qui se déclare adepte de la “Tradition” laisse supposer qu’il est “initié”, qu’il est détenteur d’un `enseignement secret’. Ce qui, dans le meilleur des cas, est une illusion » (12).

    Comment un non initié peut-il savoir que l’initiation réelle de Guénon est une illusion ?

    Finalement, revenant à de meilleurs sentiments dans le volume Occultisme, sorcellerie et modes culturelles, Eliade reconnaît en partie l’importance de l’œuvre de Guénon, mais en particulier à cause de la critique qu’il formule à l’égard du néo-spiritualisme moderne :

    « Le représentant le plus important et significatif cependant de l’ésotérisme contemporain — René Guénon — s’oppose énergiquement aux pratiques ainsi dites occultes… La critique la plus savante et la plus acerbe dont tous ces groupes ainsi dits occultistes ont été l’objet, ne provenait pas d’un observateur rationaliste, “en dehors” d’eux, mais d’un auteur qui appartenait à leur propre cercle, initié comme il se doit à un ordre secret et bien informé de leurs doctrines ; une critique donc qui n’était pas seulement d’orientation sceptique ou positiviste, mais qui rappelait même ce qui pour son auteur était l’ésotérisme traditionnel… De son vivant René Guénon fut un auteur plutôt impopulaire. Il avait des admirateurs fanatiques, mais leur nombre était plutôt restreint. C’est seulement après sa mort, et spécialement ces dix ou douze dernières années, que ses livres ont été réimprimés et traduits et que ses idées ont eu une plus ample diffusion. Le phénomène est plutôt curieux, du fait que, comme je l’ai déjà dit, Guénon a une vision du monde pessimiste : il en annonce en effet la fin imminente et catastrophique » (13).

    Dans ses jugements qui ont probablement été les derniers à être publiés, Eliade reconnaît les grandes qualités et l’importance de Guénon, même s’il ne revient pas sur les réserves qu’il a exprimées précédemment.

    D’après ce que nous savons, ce devraient être les idées les plus importantes exprimées par Eliade, par écrit ou dans des conversations rendues publiques, sur son rapport avec Guénon. En résumé, on peut dire que cette relation est passée par trois phases : une première phase coïncide avec ses années de jeunesse passées en Roumanie, quand, après avoir lu quelques livres de Guénon, Eliade s’y intéressa et manifesta par écrit ou verbalement sa propre admiration, limitée toutefois, envers Guénon et sa pensée. Une seconde phase commence après l’émigration de l’écrivain des religions en Occident, quand il s’impose un silence quasi total, qui durera plus de vingt ans, sur Guénon et sur ses textes. Finalement, nous avons une troisième phase, celle de la reconnaissance de l’importance du métaphysicien français, avec toutefois certaines réserves sur sa doctrine.

    Sans vouloir insister davantage, puisque chaque lecteur peut tirer les conclusions des textes ci-inclus, nous pensons que le rapport inégal et souvent contradictoire entre Eliade et Guénon est dû en premier lieu à l’évolution de la pensée de l’écrivain roumain, qui passe de l’homme de foi et à la recherche d’une réalisation initiatique à l’historien des religions agnostique préoccupé par des recherches scientifiques et de reconnaissance internationale.

    Alors qu’il était au départ proche des idées de Guénon, Eliade s’en est éloigné tout comme il s’est éloigné du métaphysicien traditionnel, jusqu’à s’y opposer sous bien des angles. Ensuite, l’arrivée d’Eliade en Occident dans des milieux universitaires et scientistes qui ne comprenaient pas Guénon et ne l’appréciaient pas, au point de lui être hostiles, fa amené à s’intégrer dans ces milieux et à s’adapter à leur position pleine de réserves. Plus âgé, après avoir reçu la reconnaissance des milieux scientifiques du monde entier, Eliade a en partie modifié ses propres jugements sur Guénon en appréciant sa valeur même si toujours partiellement, et sur un autre plan que scientifique. Une adhésion complète à l’œuvre de Guénon et aux doctrines traditionnelles se manifeste par contre chez deux autres Roumains, Vasile Lovinescu et Mihai Vâlsan, qui, tout en restant éloignés de la pensée positiviste occidentale, se sont intégrés dans une mentalité et dans une pratique de vie spirituelle au caractère ésotérique et initiatique, très éloignées des possibilités de compréhension de l’histoire des religions.

    Même si à des niveaux différents, Guénon et Eliade restent deux figures importantes de la pensée contemporaine en lutte contre l’indifférence de notre époque envers l’esprit. En ce sens, leur œuvre est un témoignage de la crise d’identité de l’époque moderne : celle de Guénon parce qu’elle ouvre un voie de réalisation intérieure, et celle d’Eliade parce qu’elle indique des voies de recherche.

    ► Florin Mihaescu, Antaios n°16, 2001.

    (Texte publié dans Origini XIII, Milan 1997 et traduit de l’italien par Blanche Bauchau)

    Notes :

    • (1) M. Eliade, Yoga : Essai sur les origines de la mystique indienne, Paris 1936.
    • (2) I. Serbu, Vitrina cu amintri, Bucuresti 1973.
    • (3) C. Ungureanu, JX Uranus, Revista de Istorie si Teorie literara, 1-2, Bucuresti 1989.
    • (4) C. Mutti, Mircea Eliade e la Guardia di Ferro, Parma, 1989, pp. 42-43.
    • (5) R. Guénon, Lettera a V. Lovinescu, Le Caire 30 mars 1938 (manuscrite et inédite).
    • (6) M. Eliade, Ananda Coomaraswamy, dans lnsula lui Euthanasius, Bucuresti, 1943.
    • (7) R. Guénon, Études sur l’Hindouisme, 2e éd., Paris, 1976, pp. 210-211.
    • (8) M. Eliade, Fragments d’un journal, Paris, 1973, éd. it., Milan 1976, p. 402.
    • (9) M. Eliade, Lettera a V. Lovinescu, Chicago 9 nov. 1970 (manuscrite).
    • (10) M. Eliade, Fragments d’un journal IL 1970-1978, Paris, 1981, p. 194.
    • (11) M. Vâlsan, Lettera a V. Lovinescu, Paris, 12 mai 1957 (manuscrite et inédite).
    • (12) M. Eliade, L’épreuve du Labyrinthe, Paris, 1970, p. 170.
    • (13) M. Eliade, Occultisme, sorcellerie et modes culturelles, Paris, 1978, éd. it. Florence, 1982, p. 53, 56, 74.

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