culture et histoire - Page 1385
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Vae Victis - L'appel des bois
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Communiqué de Vendée Militaire : Le samedi 18 avril prochain Journée vendéenne à Valanjou
Organisée par la Vendée Militaire, une journée vendéenne, ouverte à tous, aura lieu à Valanjou le 18 avril prochain. A Gonnord et Joué-Etiau, on entretient jalousement le souvenir de Jean Onillon, l’aîné, de Jean Onillon, le jeune et de Jeanne Albert, veuve de François- Michel Gelineau qui achetèrent comme bien national, en 1798, le château, les terres et deux métairies de La Grue, domaine dans la fameuse enclave qui porte le même nom.
Ces biens furent restitués par ces mêmes acheteurs, en 1801, à la famille du Verdier de Genouillac qui possédait cette terre depuis le début du XVIIIes. Pour rappeler cet acte de désintéressement, une plaque commémorative sera apposée sur la mur de La Grue, près du porche d’entrée. Voici le programme de cette journée de la mémoire : 10h00 les parti- cipants se retrouveront sur le parking autour de l’église de Gonnord, puis début de la pro- menade-découverte avec arrêt à La croix des martyrs (route de la Salle de Vihiers) ; La Galonnière, ancienne demeure de la famille de Dommaigné ; l’oratoire des Rebretières. A 12h30, un déjeuner original sera servi au restaurant Les Cerfs de La Fardellière. A 15h00,
inauguration à La Grue de la plaque commémorative, suivie d’une évocation sur l’histoire de La Grue et des familles Gelineau, Albert et Onillon. 15h30 mairie de Valanjou, accueil par le maire M. Briodeau qui présentera sa commune, puis 204eveillée vendéenne, ani- mée par Dominique Lambert sur le thème : Gonnord et Joué-Etiau pendant la Révolution et les guerres de Vendée. Vin d’honneur pour terminer la journée. Un livre sur l’histoire de la Grue et des soldats et victimes de Valanjou sera disponible ce jour-là. Tirage limité, il est bon de retenir son exemplaire.
Renseignements et réservations : Vendée Militaire, 2 avenue de la gare, 49123 Ingrandes. Tel : 02.41.39.25.36
http://www.actionfrancaise.net/craf/?Communique-de-Vendee-Militaire-Le
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Vae Victis "Excalibur"
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Adinolfi aux « Ronchons » : « Il faut plus d’Europe ! » par M.A.S. – SUD-OUEST
La petite salle des « Ronchons » était bien remplie, ce jeudi 5 mars au soir, et aucune table n’était plus libre pour le dîner-débat organisé autour d’Années de plomb et semelles de vent, les mémoires d’exil de Gabriele Adinolfi dont nous avons déjà commenté la parution dans notre article du 17 décembre dernier.
Après une rapide présentation de l’auteur, les convives ont été invités à partager un excellent repas (dont le plat principal, délicieux et inhabituel, traduisait le bon goût et la créativité de la sympathique équipe de ce petit restaurant typiquement parisien), puis à poser leurs questions à l’invité du soir (sur le plan de l’organisation, peut-être eût-il été préférable de commencer les questions pendant le repas, certains camarades habitant loin de Paris ayant été obligés de quitter le restaurant avant la fin des débats).
Nous présentons ci-dessous, de mémoire, en le structurant, ce que nous avons retenu des réponses apportées par Adinolfi à ces questions, qui, pour l’essentiel, ont porté sur trois thèmes :
1 – Du fascisme mussolinien à CasaPound Italia
« Qui y a-t-il de plus difficile lorsque l’on est en cavale ? », fut l’une des premières questions posées à l’auteur de ces mémoires de cavale, essentiellement en France et pendant vingt ans, que sont Années de plomb et semelles de vent. « C’est le retour, répondit immédiatement Adinolfi, parce que l’on est alors contraint de renouer avec une certaine routine ». Et l’esprit routinier n’est pas précisément la caractéristique principale du fondateur et animateur de Terza Posizione, mouvement phare de la droite radicale italienne des années 70, laquelle était apparue dans le cadre d’une évolution historique en trois phases :
— la première avait été celle du fascisme mussolinien, mis sur pied et développé par des militants qui appartenaient au camp des vainqueurs de la Première Guerre mondiale;
— la seconde fut celle du M.S.I., après la Seconde Guerre mondiale, dont les dirigeants appartenaient, cette fois-ci, au camp des vaincus et cherchaient une revanche; Adinolfi estime que, si l’extrême droite italienne d’alors a pu se maintenir à un niveau d’audience relativement important, ce n’est pas grâce à la qualité de ses propositions, mais parce que les réalisations de la période fasciste, dont cette extrême droite se réclamait, avaient laissé un souvenir positif dans la mémoire du peuple italien;
— la troisième fut celle d’une tentative de dépassement révolutionnaire de la précédente, tentative dontTerza Posizione fut l’une des illustrations les plus emblématiques, qui reprenait à son compte l’ensemble de l’héritage fasciste, tout en lui adjoignant des éléments idéologiques issus de l’expérience péroniste, comme, par exemple, la nécessité de soutenir la lutte des peuples contre l’impérialisme.
Malheureusement, Terza Posizione n’eut guère le temps d’approfondir l’originalité de ses choix idéologiques. Les années 70 en Italie furent en effet celles d’une quasi-guerre civile, qui fit des centaines de victimes. Dans ce contexte, il fallait faire face au jour le jour et il n’était pas question de prendre le temps de « s’asseoir pour réfléchir ».
Après les « Années de plomb », les années d’exil et le retour d’Adinolfi en Italie, les esprits étaient un peu plus apaisés, et c’est donc dans une ambiance plus favorable au travail idéologique que fut mis au point le projet de la CasaPound. On connaît la magnifique réussite dudit projet et son énorme impact au sein de toutes les droites radicales européennes. On sait également que C.P.I. (CasaPound Italia), la structure de coordination de cette initiative militante sur l’ensemble du territoire italien, a conclu, fin 2014, un accord avec l’ex-Ligue du Nord, devenue la « Lega », accord dont la première application concrète a été la réussite d’une imposante manifestation, le 18 octobre dernier à Milan (cf. notre commentaire du 24 octobre 2014), contre la politique d’immigrationnisme forcené que subit le peuple italien, dont la patrie est l’une des premières destinations favorites des immigrants clandestins. Où en est-on, à l’heure actuelle, de ce rapprochement entre la Lega et C.P.I., et que peut-on en attendre ?
2 – L’impasse populiste
À ces deux questions, Adinolfi n’apporte pas, hélas, de réponses incitant à l’optimisme, alors qu’il avait considéré avec faveur le rapprochement entre la Lega et la CasaPound et estimé que les premières actions menées en commun allaient dans le bon sens. Si, en effet, la mobilisation de Milan a été une réussite, il n’en a pas été de même, plus récemment, de celle de Rome, où le leader de la Lega, Matteo Salvini, pourtant un homme intelligent, a cru bon de montrer une certaine distance avec le fascisme, alors que rien ne l’obligeait à adopter une telle attitude. Une attitude qui risque évidemment de créer assez vite des tensions avec C.P.I., d’autant plus que la Lega est soumise à d’évidentes influences sionistes.
La persistance de celles-ci est le signe que la Lega a du mal à se défaire de ses racines populistes, comme le prouve son programme qui, mis à part son refus de l’immigrationnisme, se caractérise par des thèmes très négatifs, représentés par des slogans comme « Non à l’euro ! », « Non à l’Union européenne ! », etc., c’est-à-dire des thèmes qui sont non seulement contraires à l’intérêt bien compris de l’Italie et de l’Europe (laquelle doit être défendue et développée, même si ses institutions et sa monnaie doivent, entre autres choses, être profondément réformées), mais aussi peu susceptibles de mobiliser l’opinion italienne, d’autant plus que Matteo Renzi, le Premier ministre italien, qui se présente en défenseur de l’U.E. et de l’euro, obtient des résultats et que l’opinion s’en aperçoit. Le seul thème positif à mettre au crédit de la Lega est donc la lutte contre l’immigrationnisme et la défense du droit du sang. Mais, comme il n’est pas du tout certain que Renzi s’aventure à promouvoir le droit du sol, on ne voit pas très bien ce qui pourrait amener laLega à percer durablement dans l’opinion. En l’état actuel, le populisme de la Lega n’est donc même pas une bonne machine de guerre contre le système en place en Italie.
Il en va différemment en France, où le Front national est devenu, à l’évidence, une excellente machine à détruire le système U.M.P.S., qui domine la vie politique française depuis des décennies. Mais pour faire quoi, une fois la destruction terminée ? Car c’est bien là, maintenant, la question centrale. Or, le F.N. est presqu’autant empêtré dans ses fantasmes populistes que la Lega, dont il est d’ailleurs l’allié au sein du Parlement européen. Et, en ce qui concerne l’Europe, justement, le Front affirme, tout comme son alliée italienne, qu’il faut sortir de l’euro et de l’Union européenne : est-ce bien cela que doivent souhaiter les Français, les Italiens et les autres peuples européens ?
3 – Une initiative européenne
Pour répondre à cette question, il faut, remarque Adinolfi, commencer par constater que ce qui compte aujourd’hui dans le monde, ce sont les grands ensembles. Il est donc parfaitement illusoire d’espérer que les nations européennes puissent jouer un rôle quelconque sur la scène internationale si elles agissent en ordre dispersé. C’est si vrai que, même l’U.E. d’aujourd’hui, si imparfaite soit-elle, pèse, quasi-mécaniquement, d’un poids propre vis-à-vis des autres grands ensembles, de par sa seule existence. Il en va de même pour l’euro, que Wall Street combat de toutes ses forces, parce qu’il empêche le dollar de retrouver sa suprématie absolue. C’est d’ailleurs parce qu’il défendait l’euro que Strauss-Kahn a été politiquement éliminé par la finance new-yorkaise, alors qu’il disposait par ailleurs de tous les atouts, y compris son appartenance communautaire, pour continuer sa (trop) brillante carrière.
À une auditrice qui lui indiquait que, de son point de vue, c’était l’U.E. qui bridait la France et l’empêchait de retrouver la voie de son identité et de son destin, Adinolfi répondit que, compte tenu de son poids au sein de l’U.E., la France serait tout à fait capable, si elle en avait la volonté, d’orienter différemment l’Union et d’y trouver les conditions d’un nouveau développement. Et d’ajouter que, si la France n’a pas la volonté de changer l’U.E., elle n’aura pas non plus celle d’accomplir les changements révolutionnaires qui s’imposent aussi chez elle-même.
Car c’est bien de révolution dont il s’agit ici. Si, en effet, les campagnes populistes contre l’Europe recouvrent, pour une bonne part, la volonté de charger un bouc émissaire pour dédouaner des impuissances nationales, cela ne signifie pas pour autant, bien entendu, qu’il faille se contenter de l’Union européenne telle qu’elle se présente aujourd’hui. Il faut, en fait, « plus d’Europe », mais en donnant à celle-ci une orientation enfin conforme à son identité et à ses intérêts légitimes; il est donc indispensable de provoquer la naissance, en Europe, d’une sensibilité révolutionnaire capable d’orienter les choses dans le sens souhaitable. Pour y parvenir, la seule solution est de créer une coordination entre tous les nationalistes qui, au sein de l’U.E., sont effectivement ouverts à l’idée impériale européenne. Un premier pas dans ce sens consisterait à les réunir autour d’un document de base accepté de tous, qui pourrait constituer une sorte de manifeste de la nécessaire révolution européenne. À cet effet, et comme nous l’annoncions déjà dans notre article du 17 décembre dernier, Adinolfi a lancé la traduction, pour commencer en français, en allemand, en anglais et en espagnol, de l’un de ses ouvrages de formation parus en italien et titré L’Europe.
La parution de L’Europe, la version française de cet ouvrage, devrait intervenir prochainement et permettre le lancement, en France, de l’initiative de coordination des nationalistes d’Europe souhaitée par Adinolfi, une initiative qui paraît d’autant plus urgente et bienvenue que nombreux sont, en Europe, les terrains à déminer, d’où proviennent ces crises à répétition que savent si bien attiser les adversaires de notre continent : il est plus que temps que nos peuples se prémunissent contre ces pièges grossiers, mais efficaces, et retrouvent la voie de l’identité et du développement européens. Nous attendons donc avec impatience la parution de L’Europe, tout en conseillant vivement à ceux de nos lecteurs qui ne l’ont pas encore fait de se procurer Années de plomb et semelles de vent; il s’agit d’un livre très vivant, bien enlevé, plein d’humour et dont l’auteur a quand même vécu une aventure qu’il n’a pas été donné à tout le monde de vivre :
ALORS, BONNE LECTURE ET VIVE LA RÉVOLUTION EUROPÉENNE !
M.A.S. – Sud-Ouest
• D’abord mis en ligne sur M.A.S. – Sud-Ouest, le 23 mars 2015.
• Gabriele Adinolfi, Années de plomb et semelles de vent. 20 ans de cavale !, Les Bouquins de Synthèse nationale, 227 p., 27 €, frais d’envoi inclus, chèque à l’ordre de Synthèse nationale, 116, rue de Charenton, 75012 Paris.
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L'intelligence des jeunes en péril de mort
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Éditorial de la revue Conflits : « Frontières inanimées, avez-vous donc une âme ? »
Le n°5 de la revue trimestrielle de géopolitique Conflits, dirigée par Pascal Gauchon, vient de paraître. Ce numéro est consacré aux frontières. Source : www.revueconflits.com / Abonnements : www.revueconflits.com/abonnements/
Voici encore un éditorial sous forme de cartes. Il est vrai que le dossier de ce numéro est consacré aux frontières sans lesquelles il n’est ni territoire ni carte.
Nous vous parlerons des frontières naturelles, économiques, juridiques, linguistiques, culturelles, des frontières chaudes, froides ou même gelées… Ce que nous n’avons pas rencontré, ce sont des frontières mortes. La limite entre Europe de l’Est et de l’Ouest s’est déplacée selon qu’elle séparait pays orthodoxes et catholiques, germains et slaves, communistes et libéraux, elle a joué et rejoué comme une ligne de faille, mais elle n’a jamais totalement disparu.
L’Europe orientale est-elle le musée des frontières oubliées ? Les élections présidentielles roumaines de novembre 2014 pourraient le faire croire. Tous les sondages sauf un annonçaient la victoire facile du président sortant, le social-démocrate Ponta. Il fut battu par le libéral Klaus Iohannis. Là n’est pas la surprise. Les instituts de sondage locaux ont l’efficacité d’une boussole qui indique avec constance le Sud – on l’a vu encore en janvier dernier lors des élections croates.
Regardez plutôt la carte du second tour. Victor Ponta l’emporte dans les anciennes provinces de Moldavie et de Valachie qui ont formé le royaume de Roumanie au XIXesiècle, à l’exception de Bucarest où il était arrivé en tête au premier tour. Klaus Iohannis s’impose en Transylvanie qui faisait partie de l’Autriche-Hongrie jusqu’en 1918, dans la Dobroudja acquise sur les Ottomans en 1878 ainsi que parmi les membres de la diaspora.
L’Europe orientale est-elle le musée des frontières oubliées ? Les élections présidentielles roumaines de novembre 2014 pourraient le faire croire.
Tout se passe comme si les territoires avaient conservé le souvenir des temps anciens et des populations qui les ont habités autrefois.
Klaus Iohannis est issu de la minorité allemande de Transylvanie. Mais cette minorité, autrefois importante, ne représente plus que 0,3% de la population du pays ; les Turcs ne sont que 0,2% et même les Hongrois ne dépassent pas les 7% – ils ne sont majoritaires qu’au nord et à l’est de Brasov. L’immense majorité des habitants sont des Roumains orthodoxes, y compris dans les territoires qui relevaient de l’Autriche-Hongrie.
Le vote des minorités ne suffit donc pas à expliquer le résultat final puisque ces minorités n’existent presque plus. Tout se passe comme si les territoires avaient conservé le souvenir des temps anciens et des populations qui les ont habités autrefois. Le phénomène est moins magique qu’il semble : il existe des endroits faits pour conserver la mémoire des hommes, comme Yves Lacoste nous le rappelle, ce sont les cimetières. Avec eux, de façon plus prosaïque, des montagnes et des fleuves, des activités et des modes de vie, des coutumes et des légendes. Et des représentations, une façon de se voir dans le monde qui dépend aussi du lieu que l’on habite et des paysages que l’on contemple.
Il n’existe pas plus de frontière morte que de volcan définitivement éteint. La lave de l’histoire s’agite dans les profondeurs et peut ressurgir au moindre accident. C’est le rôle de Conflits que de vous alerter sur cette tectonique de la géopolitique.
Pascal Gauchon
http://fr.novopress.info/185239/editorial-revue-conflits-frontieres-inanimees-avez-donc-ame/
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10 avril : conférence sur l'école à Aulnay-sous-Bois
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La religion des Seigneurs
Éric Stemmelen, La religion des seigneurs – Histoire de l’essor du christianisme entre le Ier et le VIesiècle, éd. Michalon, Paris, 2010. € 22.
En affirmant à la fois l’unicité et l’intelligibilité du cosmos, puis en l’investiguant par la libre réflexion appuyée sur l’observation et l’expérimentation, les Grecs de l’antiquité avaient fait accomplir à la pensée un véritable saut quantique. Sur ce plan, aucune civilisation ne fut jamais comparable – la nôtre, immergée dans son ébriété marchande et technicienne, n’étant que l’héritière bâtarde et improbable du « miracle grec ». Cette performance unique fut au fondement de la culture dite « gréco-romaine », dont le cadre politique fut, durant des siècles, l’œuvre tenace d’un autre peuple de génie, l’Empire romain que Nietzsche considérait comme « la forme d’organisation la plus grandiose jamais atteinte jusque-là, et en comparaison de quoi tout ce qui précède, tout ce qui suit, n’est qu’ébauche, amateurisme, dilettantisme » (L’Antéchrist, § 58).
L’ouvrage d’Éric Stemmelen dont il est ici question aborde un épisode absolument crucial de notre histoire puisqu’il ne s’agit de rien de moins que de comprendre comment une secte juive dissidente a pu en arriver à conditionner toute la destinée future de l’Europe et du monde en s’emparant du pouvoir dans l’Empire romain et en détruisant de l’intérieur une civilisation millénaire. Car, proclamait déjà le philosophe au marteau, « le christianisme a été le vampire de l’imperium Romanum, il a défait du jour au lendemain ce que les Romains avaient fait de prodigieux, défricher le sol où édifier une grande civilisation qui avait letemps pour elle » (ibidem). L’auteur constate que le phénomène est traditionnellement étudié dans sa dimension idéologique et, donc, à partir des témoignages chrétiens. Il choisit, quant à lui, de privilégier une démarche différente : elle consiste à délaisser le roman fantastique tramé par ces sources « internes » pour envisager résolument le processus du dehors, en le replaçant « dans les évolutions politiques, économiques, sociales du monde romain » (p. 10).
Stemmelen commence par faire un sort au mythe de l’irrésistible ascension du christianisme, censé culminer avec la conversion de l’usurpateur Constantin (306-337). Et en effet, comme ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’histoire, on ne s’étonnera pas que, jusqu’à nos jours, l’historiographie traditionnelle soit imprégnée d’une vision plutôt conforme aux vœux de l’Église : le surnom de « Grand » conféré à Constantin est, en ce sens, révélateur. Depuis le triomphe de cette dernière, le christianisation est en effet présentée comme un processus irrésistible, nécessaire et bénéfique, s’inscrivant dans le « sens providentiel de l’histoire » et venant parachever le cycle civilisateur du progrès humain. Le récit se résume à la geste héroïque et vertueuse d’une communauté militante vouée au bien-être et au salut de l’humanité souffrante, à l’éloge des qualités intellectuelles et éminemment morales du message véhiculé par les évangiles (τὸεὐαγγέλιον : la « bonne » nouvelle) et, last but not least, à l’évocation des sanglantes persécutions prétendument orchestrées par un pouvoir romain buté dans son pathétique attachement aux traditions « païennes ». Ainsi, en 1939, l’historien et académicien Jérôme Carcopino, parlant de la chrétienté, écrit sans rire : « Évidemment sa croissance souterraine a progressé avec une étonnante rapidité ; … La religion des Juifs avait exercé son attrait sur nombre de Romains séduits par la grandeur de son monothéisme et la beauté du Décalogue. Celle des Chrétiens qui rayonnait des mêmes lumières, mais qui, de plus, divulguait un splendide message de rédemption et de fraternité, ne tarda pas à y substituer son propre prosélytisme » (La vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’Empire, p. 163). Dans cette vision, le monde romain était déjà largement et spontanément converti dès le IIIe siècle. Le ralliement de Constantin au parti chrétien et sa conversion apparaissent dès lors comme l’achèvement d’un processus et non comme un « basculement ». C’est ce qu’écrit, par exemple, le cardinal Daniélou dans sa Nouvelle histoire de l’Église (1963) : « Au début du IVe siècle, les forces vives de l’empire étaient en grande partie chrétiennes. … En dégageant l’empire de ses liens avec le paganisme, Constantin ne sera pas un révolutionnaire. Il ne fera que reconnaître en droit une situation déjà réalisée dans les faits ».
Or, les résultats les plus récents de la recherche infirment cette sentence, et c’est sur eux que s’appuie la thèse de Stemmelen. Il faut surtout signaler les travaux de Robin Lane Fox et d’Alan Cameron aux États-Unis, de même que ceux de Pierre Chuvin et de Claude Lepelley en France. Ils apportent un sérieux bémol à cette vulgate de l’histoire chrétienne. En bonne méthode critique, ces auteurs sont retournés aux sources pour constater que la dite vulgate n’a guère d’autres fondements que les écrits, partisans et polémiques, des auteurs chrétiens eux-mêmes. En fait, de nombreux témoignages montrent que jusqu’en plein IVe siècle, les cultes traditionnels – « païens » – gardent toute leur vigueur ; à l’inverse, jusque vers le milieu du IIIe siècle, le corpus des textes non chrétiens ne comporte que très peu de témoignages de l’existence du christianisme, sans parler de l’authenticité douteuse de certains d’entre eux. Il en va de même des données épigraphiques, papyrologiques et archéologiques dont l’importance ne devient vraiment significative qu’à l’approche du IVe siècle. Si ce constat pose un rude problème méthodologique du fait que les affirmations de l’apologétique chrétienne – déjà suspectes en soi – ne peuvent guère être contrôlées par des recoupements externes, il laisse en tout cas soupçonner que la secte chrétienne a plus ou moins végété durant deux bons siècles, sinon dans le mépris, du moins dans la quasi indifférence générale, perdue qu’elle était dans le foisonnement des religions et des doctrines philosophiques d’un monde polythéiste et donc « pluraliste » par nature. Ce soupçon devient conviction lorsque l’on considère la faiblesse numérique des chrétiens avant et longtemps encore après leur prise du pouvoir : selon des estimations plausibles – car fondées sur des documents peu nombreux, certes, mais néanmoins révélateurs –, à la fin du IIe siècle, ils ne représentaient qu’à peine 2 % des habitants de l’Empire, et, au début du IVe, pas plus de 4 ou 5 %. Encore faut-il tenir compte des disparités régionales inhérentes à l’immensité de l’Empire : dans les provinces européennes, hormis Rome et quelques villes importantes, on tombe à 1 ou 2 %. Quant à l’Égypte, riche de sa documentation papyrologique et tenue pour l’un des premiers gros bastions du christianisme, elle ne devait compter tout au plus que 20 % de convertis à la même époque. On est loin de l’irrésistible et rapide conversion des masses décrite par les historiens conformes ! Et pour ce qui est des trop fameuses « persécutions », soit dit en passant, elles relèvent, pour l’essentiel, de fictions propagandistes chrétiennes : jusqu’au milieu du IIIe siècle et surtout jusqu’aux mesures bien trop tardives de Dioclétien (284-305), le pouvoir romain ne se préoccupa guère d’une secte si peu importante – de minimis non curat praetor –, et les actions antichrétiennes se résumèrent à des faits anecdotiques locaux, plutôt rares et aux effets limités.
Ce constat entraîne une conséquence capitale : le ralliement de Constantin ne peut plus être considéré comme l’aboutissement inévitable d’une christianisation avancée de l’Empire, mais bien comme un coup de force révolutionnaire qui imposa, en peu de temps, la dictature du parti de « Dieu ». Ceci apparaît d’autant plus clairement que, par ailleurs, la « question constantinienne » semble désormais tranchée. Elle s’était longtemps posée aux historiens qui s’interrogeaient sur la date de la conversion de Constantin : était-ce en 312, après sa fameuse vision et sa victoire décisive sur Maxence au pont Milvius, ou plus tard, en 326, après les meurtres de son propre fils Crispus et de sa seconde épouse Fausta, ou encore en 337, sur son lit de mort, lorsqu’il reçut enfin le baptême (une astuce d’époque, pour se faire pardonner jusqu’au dernier de ses innombrables péchés) ? On a maintenant de bonnes raisons pour fixer l’événement en 312 et pour rechercher sa cause du côté des nécessités politiques bien plus que des convictions religieuses.
La grande crise du IIIe siècle, avec ses usurpations, ses sécessions et ses guerres civiles, avait en effet gravement ébranlé l’image impériale. Pour la restaurer, les « empereurs soldats » avaient recouru à un stratagème idéologique qui consistait à se poser comme les représentants sur terre d’un dieu suprême. Aurélien s’était ainsi voué à Sol Invictus, tout comme les tétrarques Dioclétien et Maximien respectivement à Jupiter et à Hercule, ce qui leur conférait une légitimité d’essence divine, censée disqualifier les usurpateurs. Or, précisément, Constantin était un usurpateur qui, en 306, n’avait pas reculé devant un coup d’État et devant une guerre civile pour s’assurer de la succession de son père, Constance Chlore, au détriment des règles constitutionnelles de la Tétrarchie nouvellement instaurée par Dioclétien. Confrontés à des adversaires qui s’appuyaient sur les cultes encore vivaces des divinités traditionnelles de l’Empire, il s’était d’abord tourné vers les figures tutélaires d’Apollon et de Sol Invictus avant de sauter un pas décisif en adoptant, pour mobiliser ses troupes, une divinité d’un tout autre genre et en misant sur l’appui d’un mouvement religieux très minoritaire, certes, mais disposant d’atouts idéologiques indiscutables, et solidement organisé par des activistes passés maîtres dans l’art de l’agit-prop. Depuis longtemps, en effet, malgré son penchant affiché pour les misérables, l’ecclésia chrétienne avait réussi à gagner de l’influence auprès de certains éléments des couches aisées voire fortunées de la société, sans doute séduits par l’aplomb d’une doctrine qui non seulement prétendait donner réponse catégorique à toutes les interrogations existentielles, mais encore synthétisait des idées familières véhiculées autant par les gnoses et mystères orientaux que par une certaine philosophie grecque (dualisme, monothéisme, universalisme, eschatologie, sotériologie). Ce sont ces milieux qui avaient fourni le financement et les cadres éduqués indispensables à la propagande et à la crédibilité du mouvement au plus haut niveau. Ainsi, l’Africain Tertullien (entre 160 et 225) tout comme Minucius Felix, son quasi-contemporain, étaient des avocats des plus aisés, l’un à Carthage, l’autre à Rome, et nombreux étaient les évêques issus de familles très riches, tel Cyprien à Carthage (200-258).
C’est ainsi que l’on peut établir une conjonction entre les besoins de la politique et l’offre idéologique de l’époque : pour assurer son coup de force politique, Constantin fit le pari d’une nouvelle légitimité reposant sur une formule simple, démagogique et à l’efficacité prometteuse. L’analyse ne peut toutefois s’arrêter en si bon chemin car, ce faisant, l’usurpateur prenait le risque de se mettre à dos l’écrasante majorité des habitants de l’Empire. Comment, dès lors, expliquer son calcul ? Stemmelen, comme il l’a annoncé dans son prologue, procède alors à une approche « externe » des faits et vise à démontrer que le succès durable de Constantin tint au soutien décisif de la classe dominante des grands propriétaires, elle-même déjà largement gagnée par le christianisme.
Si l’on admet les aspects les moins contestables de la pensée de Marx, il faut ici rappeler que toute société se construit autour de trois contraintes qui sont l’exploitation économique, la domination politique et l’hégémonie idéologique. Selon le sociologue Robert Fossaert (La société. I : Une théorie générale, 1977), « l’instance économique tend à représenter l’ensemble des pratiques et des structures sociales relatives à la production de la vie matérielle de la société. Le concept central à partir duquel elle s’organise est celui de mode de production. L’instance politique tend à représenter l’ensemble des pratiques et des structures sociales relatives à l’organisation de la vie sociale. Le concept central à partir duquel et autour duquel elle s’organise est celui de l’État ». Quant à l’instance idéologique, elle se définit de la façon la plus large « comme l’analyse de l’ensemble des pratiques par lesquelles et des structures dans lesquelles les hommes-en-société se représentent le monde où ils vivent ». Si l’on transpose ces considérations au cas historique qui nous préoccupe, on voit que sa victoire de 312 assura à Constantin la mainmise sur l’appareil d’État romain (il liquidera Licinius, son corégent et beau-frère, en 325), laquelle conditionna la mise en place de l’hégémonie idéologique de l’Église et du parti chrétiens. Or, le caractère durable et, en fait, définitif de cette révolution induit nécessairement que des éléments dominants de la société étaient partie prenante dans l’opération car, comme le rappelle Stemmelen, « aucun régime politique ne peut gouverner contre la classe qui détient le pouvoir économique » (p. 110). Ce point constitue le noyau de la thèse développée par l’auteur, et il le résume comme suit (pp. 271-72) :
« Au IIe siècle, l’économie romaine est entrée dans un nouveau mode de production, fondé sur la propriété latifundiaire et sur le colonat, qui s’est substitué à l’esclavage traditionnel, en particulier en Orient et en Afrique. Il consiste à faire exploiter de très grands domaines agricoles par des paysans, dénommés « colons » [coloni], qui, bien que « libres » et non pas esclaves, doivent demeurer attachés à la terre qu’ils travaillent, pour le compte et au bénéfice d’un richissime propriétaire. Pour que ce système fonctionne, il est nécessaire que ces paysans se soumettent à l’autorité des grands propriétaires fonciers, qu’ils acceptent de travailler pour le compte d’autrui alors que leur statut d’hommes libres ne les y oblige pas, contrairement aux esclaves, et enfin qu’ils fondent une famille et qu’ils assurent une descendance afin que perdure l’exploitation. Or, dans un monde aux mœurs plutôt relâchées, où règne une certaine oisiveté (le travail et la soumission étant réservés aux esclaves), rien n’incite des hommes libres à se plier à de telles contraintes. La religion chrétienne va fournir aux propriétaires l’instrument idéologique adéquat car elle est la seule à promouvoir avec force les valeurs d’autorité, de travail et de famille. Sa vision très particulière de la sexualité, réduite à sa fonction reproductrice, s’oppose radicalement aux mœurs antiques. Les nouveaux seigneurs fonciers vont donc favoriser l’essor de cette secte très minoritaire et utiliser ses cadres, les évêques, d’abord pour asseoir leur tutelle sur les coloni, ensuite pour s’emparer du pouvoir politique, ceci aux dépens de l’ancienne classe dominante esclavagiste représentée par l’ordre sénatorial. La création d’un empire chrétien s’ensuivra, avec la mise en place, au IVe siècle, d’un régime dictatorial, entièrement voué à la puissance et à l’enrichissement des seigneurs, et qui procèdera à une christianisation forcée. »
Dans son principe, cette thèse est séduisante en ceci qu’elle tente d’expliquer le triomphe de l’Église chrétienne non plus par de simples considérations idéologiques (les « vertus » intrinsèques du discours chrétien) mais, plus largement et plus fondamentalement, par des arguments d’ordre politique, économique et social. À la suite des profondes mutations subies par l’Empire romain durant le IIIesiècle,elle décrit, en fait, l’émergence d’un ordre nouveau totalitaire où, au travers d’une stricte hiérarchie de « seigneurs » (domini ; plus tard, en latin ecclésiastique, seniores), se conjuguent de manière saisissante les rets de l’exploitation économique, de la domination politique et de l’hégémonie idéologique. De haut en bas, on a ainsi le Dominus céleste – créateur et principe de l’univers –, puis le dominus terrestre – l’empereur, jadis simple princeps et désormais maître du monde par la grâce divine –, et enfin, de multiples domini locaux – grands propriétaires, soutiens et bénéficiaires ultimes du système tout autant qu’incarnation de celui-ci auprès du commun des mortels.
La démonstration, pourtant, ne laisse pas de susciter quelques objections. On ne peut, en effet, que s’étonner de voir l’auteur reprendre une affirmation du juriste italien Aldo Schiavone disant que « la crise de l’esclavage romain s’accompagne, à partir des débuts du troisième siècle après J.-C., de l’effondrement de tout le système économique de l’empire » (p. 30). Ce point de vue catastrophiste, fondé surtout sur les textes et partagé naguère par nombre de spécialistes, est aujourd’hui dépassé. Les recherches récentes des archéologues dessinent au contraire une image nettement plus favorable de la situation économique de l’Empire durant ce siècle troublé ; elles présentent, en outre, un tableau très différencié suivant les périodes et les régions. Par exemple, on sait maintenant que, si l’Afrique a connu alors un véritable « boom » économique, ce ne fut pas au détriment d’autres provinces et encore moins à celui de l’Italie, prétendument en complète régression : simplement, les acteurs économiques, les réseaux d’échanges et les centres de gravité ont évolué avec le temps. En particulier, les conséquences du déclin de la main d’œuvre servile ont été exagérées. Elle a surtout touché l’Italie, où les esclaves avaient été très nombreux à la suite des conquêtes de la République ; mais le processus s’était amorcé dès le Ier siècle de notre ère et, dans le monde rural, ses effets avaient été absorbés depuis, grâce aux restructurations rendues possibles par la persistance d’une nombreuse paysannerie libre, en Italie comme dans les provinces. Ceci dit, le nombre des esclaves restait tout de même non négligeable, ce qui, d’ailleurs, ne heurtait en rien les idéologues chrétiens. Dans ces conditions, on ne peut affirmer, sans plus, que « le colonat s’est substitué à l’esclavage traditionnel » et que « les nouveaux seigneurs fonciers » se sont établis « aux dépens de l’ancienne classe dominante esclavagiste représentée par l’ordre sénatorial ». La réalité fut plus complexe, sans aucun doute, mais, vu le caractère limité de nos sources, elle se laisse difficilement appréhender.
Le problème du colonat illustre bien cet état de choses. Le colon était un paysan libre qui, contre redevance, recevait le droit de cultiver une parcelle de terre agricole. Ce genre de bail à métayage était courant sur les grands domaines (praedia) privés ou publics du monde romain. Sous l’Empire tardif, les textes législatifs révèlent une apparente dégradation de la condition des colons. Ces derniers, ainsi que leurs descendants, sont désormais impérativement liés (adscripti) à leur « lieu d’origine » (origo), c’est-à-dire à la terre qu’ils cultivent. Ceci est apparu comme une préfiguration du servage médiéval, et, longtemps, on a cru y voir une mesure destinée à remédier à la défaillance de l’économie esclavagiste. En réalité, l’obligation de rester sur sa terre d’origine est une conséquence de la grande réforme fiscale promulguée par Dioclétien en 287. À cette occasion fut introduit le système de l’impôt par répartition qui consistait à attribuer à chaque unité fiscale, du haut en bas de la hiérarchie administrative, un certain nombre de parts (capita) de la charge globale. Les grands domaines fonciers comptèrent de la sorte parmi les unités de base, et, afin de soulager les agents du fisc, leurs propriétaires, les domini, eurent chacun pour tâche de répartir et de percevoir l’impôt (capitatio) dans leur domaine propre – ce qui n’était sans doute que la systématisation d’un pragmatisme bien antérieur. Aussi est-ce pour assurer la pérennité du rendement fiscal que les colons furent légalement adscrits à la terre. Ceux-ci restaient donc libres car l’obligation à laquelle ils étaient assujettis était de droit public et non privé : autrement dit, la loi visait à garantir l’intérêt de l’État – i. e. la rentrée de l’impôt – et non celui des propriétaires fonciers qui, de leur côté, bien sûr, cherchaient à maintenir leurs baux. Cependant, si la législation visait, au départ, à protéger les colons, elle ouvrait indéniablement la portes aux pires abus en déléguant aux domini non seulement la collecte de la capitation mais aussi le contrôle de l’obligation faite aux colons de rester en place. À la longue, évidemment, au gré des défaillances de l’État, le pouvoir de ces « seigneurs » finit par rompre l’équilibre et par détourner à son profit ce fragile cadre juridique.
Dans un monde où l’agriculture représentait encore la part majeure de l’économie, les grands propriétaires fonciers étaient, sans conteste, les principaux détenteurs des moyens de production, d’autant qu’ils étaient aussi impliqués dans les échanges commerciaux. Sous l’Empire tardif, ils formèrent une classe particulièrement opulente et puissante, en Orient et, plus encore, en Occident. On ne saurait dire, toutefois, qu’elle s’est constituée, par la grâce du colonat, en opposition à l’ancien ordre sénatorial « esclavagiste ». Elle est, en fait, le résultat des évolutions politiques, sociales et économiques des trois premiers siècles de l’Empire qui ont vu l’ancienne aristocratie italienne s’ouvrir peu à peu aux élites provinciales puis aux parvenus de toute sorte, alors même que l’économie agraire se restructurait diversement suivant les régions, en privilégiant d’autres modes de production que l’esclavagisme. Nonobstant, ce correctif mis à part, il est tout à fait plausible qu’une partie au moins de la classe des « seigneurs » ait joué un rôle actif et intéressé dans la promotion d’un christianisme promouvant si opportunément les valeurs « d’autorité, de travail et de famille » ; de nombreux signes montrent, en tout cas, que cette classe s’est largement ralliée au camp de Constantin puis de ses fils à partir de la victoire décisive du premier en 312, réalisant ainsi le « basculement » évoqué par Stemmelen.
Reste, maintenant, un point essentiel. De ce qui a été dit jusqu’ici, on peut conclure que l’ébranlement de l’Empire, au IIIe siècle, n’est pas, dans son essence, assimilable à une crise économique majeure – et encore moins à un « effondrement » –, comme le conçoit Stemmelen à la suite de toute une tradition historiographique marquée du plus typique des réductionnismes « modernes », à savoir l’économisme (« réduction à l’économie des finalités sociales et des buts du politique »). S’il en avait été ainsi, jamais l’Empire n’eût pu y survivre comme il le fit. La crise, bien réelle en tout état de cause, fut plutôt la conséquence d’un collapsus politique induit par une impasse géopolitique. Les effets de cette dernière, un temps maîtrisés, finiront par mener, au Ve siècle, à l’effondrement militaire et politique de l’Empire romain en Occident.
Depuis ses origines, en effet, le système impérial souffrait d’une contradiction majeure car, pour le faire accepter au terme de sanglantes guerres civiles qui avaient abattu le pouvoir du Sénat, Auguste, le premier empereur, avait dissimulé les réalités de la nouvelle monarchie militaire en perpétuant le décorum des institutions républicaines. On était donc toujours officiellement en République et le Sénat gardait, au moins nominalement, un certain nombre de prérogatives, dont la désignation de l’empereur, présenté comme le princeps, « le premier des sénateurs » (d’où le nom de « principat » donné au régime). Or, malgré l’opposition larvée de l’ordre sénatorial, les réalités ultimes du pouvoir se trouvaient maintenant de facto aux mains de l’armée (perpétuant l’idée du peuple romain en armes), sans qu’aucun principe constitutionnel ne vînt clairement définir les modalités de la succession impériale.
Par ailleurs, la République, régime oligarchique d’assemblée – par nature méfiant à l’égard des grands commandements affectés à de grandes entreprises –, n’avait jamais élaboré de concept stratégique autre qu’empirique et s’en tint toujours à quelques principes, dont le plus constant consista à ne dépasser sous aucun prétexte l’écosystème du bassin méditerranéen, berceau de la civilisation et base du système international dans lequel se déployait la politique romaine. Le Sénat crut possible, en effet, de se réserver « la part utile » du monde, quitte à abandonner le reste à son sort, faisant sur ce point essentiel bon marché des pesanteurs de la géopolitique et transposant à l’échelle de l’œkoumène un comportement de propriétaire terrien typique de l’aristocratie romaine. Ce fut le génie novateur de César qui, au temps de la révolution romaine, amena la rupture avec cette posture restrictive en concevant une authentique « grande stratégie » accordée à la vision d’un empire universel. Le nouveau concept tirait les conséquences de la situation très particulière et aussi très préoccupante de l’empire républicain, lequel, bordant presque tout le pourtour de la Méditerranée, se présentait comme une île inversée, avec ses côtes tournées vers l’intérieur et ses territoires déployés en arc de cercle, ouverts aux profondeurs continentales. La vulnérabilité de ces frontières interminables s’étant brutalement révélée lors de l’invasion cimbrique qui avait frappé l’Italie et les provinces depuis la péninsule balkanique jusqu’à l’Espagne (113-101), l’objectif de César fut alors d’annuler ces frontières en portant les limites de l’empire jusqu’aux rivages de l’océan. La fameuse « guerre des Gaules » (58-51) fut l’amorce de cette « grande stratégie » qui, d’emblée, s’orienta vers l’Europe, hinterland de l’Italie. La mort du « dictateur » empêcha la réalisation d’un plan qu’il prévoyait de poursuivre depuis la Caspienne jusqu’à l’Atlantique. Le projet fut cependant repris par son petit neveu, Auguste, le premier empereur, qui, après avoir plus clairement encore donné la priorité stratégique à l’Europe plutôt qu’à l’Orient, poussa jusqu’à la Baltique, la Bohême et le bassin des Carpates. L’échec final de ce projet perspicace – dû plus à des raisons de politique intérieure qu’aux difficultés rencontrées (révoltes germaniques et illyriennes) – et le repli sur le Rhin et le Danube ordonné par Tibère, son successeur, constituèrent le tournant décisif de toute l’histoire stratégique romaine, car c’est sur ce front, entre mer du Nord et mer Noire, qu’allait se décider le destin de l’Empire et, par suite, de l’Europe. Cette décision, qui devait se révéler définitive, eut une double conséquence : d’une part, elle entraîna le retour, sur un mode élargi, à l’empire méditerranéen, caractérisé par un manque de profondeur stratégique sur le théâtre européen, et, d’autre part, elle redonna, par contrecoup et comme sous la République, la priorité à l’Orient et à ses mirages. Ce choix équivalait à une faute géopolitique capitale dont, aujourd’hui encore, la portée historique semble échapper autant aux historiens qu’à Stemmelen, qui écrit benoîtement que « Julien, comme bien avant lui Trajan ou Septime Sévère, avait compris que l’Orient pourrait redonner à l’empire romain une raison d’être et une identité collective » (p. 163).
Aussi, s’il n’y eut manifestement pas progression linéaire mais basculement du monde traditionnel vers l’ordre nouveau, la raison première en fut, selon toute apparence, la conjonction fatale entre les fragilités internes du régime impérial et une configuration géopolitique au plus haut point défavorable. La crise, déjà latente depuis la fin du IIe siècle, atteint son maximum au cours du IIIe, surtout durant les cinquante années qui s’écoulent de l’assassinat d’Alexandre Sévère (235) à la proclamation de Dioclétien (284). L’Empire est alors confronté à des attaques de grande ampleur simultanément sur plusieurs fronts. À l’est, sur le plateau iranien, la dynastie parthe déclinante cède la place à celle, beaucoup plus agressive, des Sassanides, lesquels se réclament de l’héritage des Achéménides, jadis vaincus par Alexandre le Grand ; en clair, ils revendiquent tout l’Orient romain et percent les défenses de celui-ci jusqu’à la Méditerranée. Au sud, les nomades du désert africain multiplient les razzias. Enfin, les peuples germaniques et leurs alliés s’ébranlent sur un front allant de la mer du Nord à la mer Noire, et lancent une multitudes de raids sans cesse renouvelés sur les provinces européennes de l’Empire : bientôt l’Espagne, l’Italie, la Grèce et même l’Asie Mineure sont touchées. La profonde dénivellation culturelle séparant l’Europe romaine des « Barbares » avait été l’occasion pour ces derniers de se mettre à l’école de la civilisation romaine, tout comme ils l’avaient fait, jadis, à celle des Celtes laténiens. L’archéologie révèle aujourd’hui l’ampleur des influences exercées par Rome sur ses voisins du Nord – à travers une diplomatie active, un commerce téléguidé, un recrutement assidu de mercenaires et un transfert étonnant de richesses et de technologies. Le résultat fut une militarisation et une organisation croissante des sociétés germaniques, dont les liens gentilices furent de plus en plus doublés par des structures politico-guerrières héritées des Celtes d’Europe centrale et perfectionnées au contact de la machinerie militaire romaine, celles des comitatus (all. Gefolgschaften) vouant, par serment, de grandes compagnies à des chefs de guerre entreprenants, capables de mener des actions prédatrices et de redistribuer ensuite le butin accumulé.
Sous cette formidable pression, le système défensif romain fut débordé et le transfert répété de troupes du front européen vers l’Orient entraîna la ruée toujours renouvelée de véritables armées germaniques vers les richesses convoitées du Sud. Pillages, destructions, massacres et déportations de prisonniers ne se comptèrent plus ; les provinces européennes furent ainsi le plus durement touchées et c’est là qu’on peut voir se profiler, à des degrés variables, le plus d’impacts économiques et sociaux. Le paroxysme fut atteint en 260, lorsque la défaite et la capture de l’empereur Valérien par les Perses entraîna la sécession de pans entiers de l’Empire, contraints de prendre acte de la défaillance du pouvoir central et d’assurer eux-mêmes leur défense. Les pronunciamientos et les usurpations, autant que les guerres internes et externes, consacrèrent le rôle démesuré des armées et achevèrent ainsi de désorganiser l’État. Celui-ci, en la personne des « empereurs-soldats », n’eut alors de cesse de se trouver une nouvelle légitimation capable de mobiliser les forces nécessaires à la reconquista et à la restauration de l’Empire. C’est dans ce contexte de chaos à peine maîtrisé que se place la totale refonte des institutions tentée par Dioclétien, encore placée sous les auspices de la religion romaine traditionnelle, et qui devait aboutir à l’éphémère système tétrarchique. C’est toujours dans ce contexte que le rebelle Constantin cherchera à imposer son pouvoir, cette fois, selon Stemmelen, en s’appuyant sur un tout nouveau parti de possédants et dans un esprit révolutionnaire implacable et sans scrupules que perpétueront ses successeurs. Jésus dit le « Christ », l’icône du nouveau régime, n’avait-il pas été explicite, en son temps, lorsqu’il déclarait sans ambages : « Quant à mes ennemis, ceux qui n’ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici, et égorgez-les en ma présence » (Luc, 19, 27).
Conclusion : l’Histoire officielle mérite, à maints égards, une révision radicale. Les « racines chrétiennes de l’Europe », dont on nous rabat les oreilles, constituent un mensonge absolu : depuis quand des racines se trouvent-elles si haut sur l’arbre ? La christianisation fut un accident tardif de l’histoire européenne. Celle-ci plonge ses vraies racines bien plus loin, dans un passé fabuleux dont le Parthénon, les mégalithes et la grotte Chauvet ne sont que des étapes parmi tant d’autres. C’est en cela qu’il faut saluer le bel effort de Stemmelen : « La religion des Seigneurs » est un essai et, comme tel, l’ouvrage n’est pas exempt d’objections critiques, mais il n’en demeure pas moins un livre documenté et stimulant pour la discussion, d’autant que l’importance de son sujet n’est pas à démontrer.
Willy Fréson, juin 2011.
http://vouloir.hautetfort.com/archive/2015/02/03/la-religion-des-seigneurs-5521297.html
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Recherche de bénévoles pour un chantier de restauration d'un château
L'association des Amis du Château de Braux Sainte Cohière (Marne, à 2 heures de Paris, 35 min de Châlons en Champagne et 5 min de Ste Menehould), classé Monument Historique, lance un chantier de travaux de préparation à l'ouverture au public en 2015. Dans une ambiance familiale et joyeuse, l'association recherche quelques garçons à partir de 16 ans révolus à la date du chantier.
Si vous êtes passionnés de belles demeures historiques et que vous souhaitez participer à cette belle aventure de remise en état d'un monument historique, vous êtes les bienvenus. Aucune compétence n'est exigée, les travaux seront dirigés par une personne expérimentée.
Conditions : Chantier bénévole à 2 heures de Paris en Champagne-Ardennes
Dates : entre le 18 avril et le 2 mai (vacances de Pâques) et entre le 4 juillet et le 31 août. Minimum 1 semaine
Adhésion à l'association obligatoire (assurances).
L'intendance sera assurée par l’association et encadrée par les propriétaires. Vous serez logés en dortoir (que de garçons), des activités culturelles et ludiques sont programmées. Transport possible en voiture depuis Versailles ou Paris toutes les fins de semaine.
Merci d'adresser votre motivation par courriel : chateaudebraux@gmail.com
Michel Janva http://lesalonbeige.blogs.com/my_weblog/web.html
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La bohème au XIXe siècle: épate-bourgeois, faux révolutionnaires et précurseurs des bobos
Les bobos. Ils sont moins une classe sociale qu’un sociostyle. On en parle depuis 30 ans. Claire Bretecher les a dessinés. Mais à quoi fait-on référence ? A la bohème du XIXe siècle et à toute une histoire. Une histoire qui ne concerne pas seulement le passé mais aussi notre présent : comment la notion de vie de bohème a joué un rôle important dans la dissolution progressive des valeurs traditionnelles.
A l’origine, le terme bohémien désigne des Tsiganes partis de l’Inde et stabilisés notamment en Bohême. Le bohémien est ainsi un voyageur tel que l’on en retrouvera beaucoup dans le pays basque. C’est Gédéon Tallemant des Réaux (1619-1692) qui introduit un sens nouveau à la notion de gens de la bohème. Auteur d’Historiettes, portraits d’écrivains publiés d’abord clandestinement, c’est en 1659 qu’il parle de la bohème comme d’un mode de vie. Le bohème est une sorte de dandy vivant de rien et riant de tout, à la lisière des milieux artistes et en marge des corps sociaux traditionnels. La bohème relève de ce que Saint Simon (1760-1825), le petit-cousin du mémorialiste, appelle le premier une « avant-garde », au sens non pas militaire mais artistique et littéraire. « C’est nous, artistes, qui vous servirons d’avant-garde : la puissance des arts est en effet la plus immédiate et la plus rapide. Nous avons des armes de toute espèce : quand nous voulons répandre des idées neuves parmi les hommes, nous les inscrivons sur le marbre ou sur la toile… Quelle plus belle destinée pour les arts, que d’exercer sur la société une puissance positive, un véritable sacerdoce et de s’élancer en avant de toutes les facultés intellectuelles, à l’époque de leur plus grand développement ! » On voit quelle importance possède pour la bohème la fascination de la table rase et des idées « neuves ».
C’est à partir de la première moitié du XIXe siècle que la figure de celui qui mène « la vie de bohème » prend un sens courant. En 1840, Balzac commence à publier Un prince de la bohème. « Ce mot de bohème vous dit tout. La Bohème n'a rien et vit de tout ce qu'elle a. L'espérance est sa religion, la foi en soi-même est son code, la charité passe pour être son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune mais au-dessus du destin. » L’homme de la bohème veut faire du passé table rase, il est un enfant de 1789, mais va au-delà et là est l’important. Il oppose le « génial » à l’académique, le surgissement au travail, l’individu au peuple, la dépense à l’économie. Il ne se reconnait aucune obligation de fidélité à ce qui nous a précédé. Pour lui comme pour Rabaut Saint Etienne (1743-1793), « notre histoire n’est pas notre code ». L’homme de la bohème doute même que nous ayons besoin d’un code, sauf un code implicite : rien n’est tabou, l’ancien ne vaut rien. On verra plus tard que c’est le meilleur code possible du point du vue du capitalisme.
La bohème du milieu du XIXe siècle se retrouve au Petit Cénacle, le Cénacle étant à la fois un groupe d’amis de Victor Hugo et de Charles Nodier (1780-1844). En 1852, Gérard de Nerval publie La Bohème galante dans la revue bimensuelle L’Artiste. Au programme : jeunisme, et aristocratique plébéen. « On vit un jour Gérard de Nerval trainant un homard dans la rue. A quoi il répondit : ‘’En quoi un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas…’’ » Réponse paradoxale et au sens propre insensée bien caractéristique de l’esprit bohème. Théophile Gautier, Pétrus Borel (1809-1859) illustrent aussi ce monde de la bohème. Tristan Tzara écrira : « La Lycanthropie (l’esprit du loup-garou) de Pétrus Borel n'est pas une attitude d'esthète, elle a des racines profondes dans le comportement social du poète [...] qui prend conscience de son infériorité dans le rang social et de sa supériorité dans l'ordre moral. » L’esprit bohème s’apparente ici au dandysme que Baudelaire voyait comme « le dernier éclat d'héroïsme dans les décadences »[i].
Le livre-clé de cette époque est celui d’Henri Murger (né Heinrich Mürger), Scènes de la vie de bohème(1845-48). Ce feuilleton donnera naissance à un opéra de Puccini. Henri Murger écrit que la bohème « est l’état de ces jeunes gens qui n’ont d’autre fortune, au soleil de leur vingt ans, que le courage, qui est la vertu des jeunes, et l’espérance, qui est le million des pauvres… C’est le stage de la vie artistique, c’est la préface de l’académie, de l’Hôtel-Dieu ou de la morgue. Nous ajouterons que la bohème n’existe et n’est possible qu’à Paris. » Lorédan Larchey écrit en 1865 : « La bohème se compose de jeunes gens, tous âgés de plus de vingt ans, mais qui n’en ont pas trente, tous hommes de génie en leur genre, peu connus encore, mais qui se feront connaître, et qui seront alors des gens fort distingués… Tous les genres de capacité, d’esprit, y sont représentés… Ce mot de bohème vous dit tout. La bohème n’a rien et vit de ce qu’elle a. » C’est « une société composée de toutes les sociétés, bizarre, monstrueux assemblage de talent et de bêtise, d’ivresse et de poésie, d’avenir et de néant, et qu’on nomme la bohème. » écrit Henri Maret (Le Tour du monde parisien, 1862). « C’est un vice de nature qui fait le bohème. Il naît de la paresse et de la vanité combinées. Tant qu’il y aura des paresseux et des vaniteux. il y aura des bohèmes. » (Gabriel Guillemot, Le Bohême, 1868 in Lucien Rigaud,Dictionnaire d’argot moderne, 1888).
Travestissement, extravagance, goût de choquer « le bourgeois » caractérisent la bohème. Le poète Jean Richepin (1849-1926) s’attirera ce jugement sévère de Léon Bloy : « En réalité, vous vous foutez de tout, excepté de deux choses : jouir le plus possible et faire du bruit dans le monde. Vous êtes naturellement un cabotin, comme d'autres sont naturellement des magnanimes et des héros. Vous avez ça dans le sang. Votre rôle est d'épater le bourgeois. L'applaudissement, l'ignoble claque du public imbécile, voilà le pain quotidien qu'il faut à votre âme fière. » (Lettre à Paul Richepin, 1877). C’est ce qu’on a pu appeler le romantisme frénétique[ii] , celui d’une France romantique qui succède et s’oppose à la France antique et classique de Napoléon. C’est un « mélange intime du comique et du tragique, [...] des éclats de rire alternés ou combinés, ce que Flaubert en somme appellera plus tard le “grotesque triste” » écrit Jean Bruneau, grand spécialiste de Flaubert.
Les gens de l’avant-garde bohème s’appellent les Bousingots, les Gueux, les Impassibles, les Vilains-Bonhommes, les Hirsutes fondés par Léo Trézenik (1883), les Jmenfoutistes (de là vient l’expression contemporaine si usuelle), les Zutistes (on dirait maintenant Les Enfoirés ?), Les Incohérents, les Fumistes (un groupe fondé par Emile Goudeau [iii] et Eugène Bataille dit Arthur Sapeck, le nom faisant référence aux fumeurs d’opium mais aussi aux adeptes des fumisteries comme goût de tout faire paraître dérisoire).
Aux Hirsutes succèdent les Hydropathes, avec le poète Emile Goudeau (abusant du jeu de mot good eau). « …marche encore et toujours ! marche ! si, d’aventure, Tu touchais ton but de la main, Laissant derrière toi l’oasis et la source, Vers un autre horizon tu reprendrais ta course ; Tu dois mourir sur un chemin. » (Emile Goudeau). Lyrisme et enfantillages se mêlent à la naissance du groupe des Hydropathes : « On pleura de tendresse, on exultait de joie ; on alla casser deux ou trois pianos, dans les brasseries ».
Dans les 20 dernières années du XIXe siècle les Incohérents fondés par Jules Lévy marquent une nouvelle étape de la bohème[iv], avec dans le domaine de la peinture les peintures monochromes (Combat de nègres dans une cave, pendant la nuit, Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge, Stupeur de jeunes recrues de la Marine en apercevant pour la première fois la Méditerranée…). Le critique d’art Félix Fénéon disait d’eux qu’ils représentaient « ... tout ce que les calembours les plus audacieux et les méthodes d’exécution les plus imprévues peuvent faire enfanter d’œuvres follement hybrides à la peinture et à la sculpture ahuries ... » (La Libre Revue, 1er novembre 1883).
Le Manifeste des Incohérents (in Le Courrier français, 12 mars 1884) explique que le mariage ou les rhumatismes amènent à l’exclusion du groupe. « L’Incohérent est jeune, il lui faut en effet la souplesse des membres et de l’esprit pour se livrer à des perpétuelles dislocations physiques et morales (…). L’Incohérent n’a conséquemment ni rhumatisme ni migraines, il est nerveux et robuste. Il appartient à tous les métiers qui se rapprochent de l’art : un typographe peut être Incohérent, un zingueur jamais. L’Incohérent est donc peintre ou libraire, poète ou bureaucrate ou sculpteur, mais ce qui le distingue, c’est que, dès qu’il se livre à son incohérence, il préfère passer pour ce qu’il n’est pas : le libraire devient ténor, le peintre écrit des vers, l’architecte discute de libre-échange, le tout avec exubérance. (…) L’Incohérent prend sa retraite en se mariant ou en attrapant un rhumatisme… » Un point peu souligné est la duplicité du bohème incohérent : il assume une façade sociale et donne le change : « A travers Paris, l’incohérent marche comme tout le monde, il salue ses supérieurs, et serre la main de ses égaux ; mais si, par hasard, il rencontre quelque part un co-incohérent, il se désarticule soudainement, se désagrège : son front, son nez, ses yeux et sa bouche forment des grimaces cabalistiques, ses bras se contournent drôlement et ses jambes s’agitent, suivant une cadence extravagante. Cela ne dure qu’une ou deux secondes. Mais ce sont les signes maçonniques auxquels se reconnaissent les F*** en incohérence. »
La bohème va au-delà d’un esprit potache fut-il régressif. Elle s’alimente de la haine des aieux. Diego Malevue c’est-à-dire Emile Goudeau écrit : « Une chose bizarre à coup sûr, c’est qu’il soit nécessaire de s’intituler moderne et de rompre sans fin ni trêve des lances contre les anciens. » Il est dit à propos des gérontes : « Qu’ils ne nous poussent point au parricide, qu’ils nous laissent la part de soleil, et ne nous enterrent plus sous leur gérontocratie, ou sinon, furieux, nous pourrions lever la main contre nos pères. » Il poursuivait : « De la place s’il vous plait Messieurs. Et pour finir : un seul mot. Il est moderne, il est d’hier : on appelle le gâteux un sous-lui. Nous prions les sous-eux de faire prendre mesure au fossoyeur. » La bohème révolutionnaire du XIXe et ses prolongements au XXe – dont le surréalisme - s’inscrit dans ce moment de l’individualisme révolutionnaire. Tout en étant dans la lignée de la Révolution de 1789 cet individualisme est en même temps profondément en phase avec le mouvement du capitalisme et d’une société de plus en plus marchande et consumériste. « Luc Ferry note justement que « les bohèmes, malgré leur opposition apparente aux bourgeois, malgré aussi, en retour, la haine ou le mépris dont ces derniers vont pendant longtemps les gratifier, n’ont été pour l’essentiel que le bras armé de l’épanouissement du capitalisme mondialisé, l’instrument de la réalisation parfaite de ce qu’on appellera finalement la société de consommation » [v]. Il écrit encore : « Il fallait que les valeurs et les autorités traditionnelles fussent déconstruites par des jeunes gens plutôt ‘’de gauche’’, en tout cas révolutionnaires, pour que le capitalisme puisse nous faire entrer dans l’ère de l’hyperconsommation sans laquelle son propre épanouissement eut été tout simplement impossible. (…) Pour le dire autrement, rien ne freine autant la consommation que le fait de posséder des valeurs solides et bien ancrées, c’est-à-dire des valeurs traditionnelles. » De ce fait, c’est désormais la bourgeoisie, n’ayant plus besoin de poissons-pilotes, ou encore d’éclaireurs d’avant-garde pseudo-dissidents, qui est à la pointe de l’avant-garde et du culte du nouveau pour le nouveau, de l’innovation pour l’innovation, de la désacralisation de toutes les valeurs. Luc Ferry remarque que « le bourgeois, chef d’entreprise ou banquier, devient lui aussi une espèce de révolutionnaire. Il abjure désormais ses troupes de ne pas s’embourgeoiser, de ne pas s’encrouter ni s’endormir sur leurs lauriers. Innovez, innovez et innovez encore leur demande-t-il en permanence. Comme Duchamp, il lui faut sans cesse produire du nouveau, rompre avec le passé. De là sa fascination pour l’art contemporain, dont il comprend enfin combien il lui montrait le chemin, combien il était, au sens propre, l’avant-garde du monde moderne. Nul hasard si c’est Pompidou, le président le plus bourgeois de toute l’histoire de la république, qui ouvre les portes du Louvre à ce vieux stalinien de Picasso et Jacques Chirac, lui aussi pourtant fort peu bohème, celles de l’Ircam à Pierre Boulez. En quoi les bourgeois furent les benêts de l’histoire : comme le disait encore Marx de manière prophétique, ils ont fait l’histoire, mais sans savoir l’histoire qu’ils faisaient, tandis que bohèmes et soixante-huitards en furent les cocus. Reconvertis dans la pub, le cinéma ou la presse, ces derniers peuplent aujourd’hui les réunions du Medef. Bohèmes et bourgeois ont ainsi célébré leurs noces et leur petit dernier, le ‘’bobo’’, n’est que le fruit de leur union enfin consommée au sein de la logique désormais sacrée pour les uns comme pour les autres, dans l’art comme dans l’entreprise, de l’innovation pour l’innovation, de la rupture permanente avec la tradition. Sans cette lecture de l’histoire morale et culturelle de l’Europe, il est, je crois, à peu près impossible de comprendre le siècle. [vi] » Les bohèmes annonçaient ainsi ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello appelleront le nouvel esprit du capitalisme [vii] postfordiste et « ludique ». Les bohèmes du XIXe siècle annonçaient les bobos d’aujourd’hui. Ils étaient en phase avec l’éthos économique et culturel de la bourgeoisie, seulement, ils étaient en avance, d’où des déconvenues. Mais ils ouvraient le chemin de l’extension du domaine du capitalisme à l’ensemble de la vie humaine devenue parodique. Ils ouvraient la voie à la destruction de toutes les valeurs, à leur réduction à de simples signes. C’est pourquoi la critique de la bohème d’hier rejoint la critique du rôle actuel des libéraux-« libertaires » dans l’individualisme croissant et dans la néophilie (l’idée que le nouveau est toujours mieux que l’existant [viii]), avec comme conséquence le renforcement de l’emprise productiviste et capitaliste sur les hommes et sur les peuples. Un beau résultat pour de pseudo-dissidents.
Le Vigan
Notes :
[ii] Cf. La France frénétique de 1830, Choix de textes de Jean-Luc Steinmetz, Phebus, 1978. Cf. aussi Anthony Glinoer, La littérature frénétique, PUF, 2009.
[v] Luc Ferry, La révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, Plon, 2010, et J’ai lu, 2011, ouvrage intéressant même si on n’adhère pas à la thèse de l’auteur d’un second humanisme postrépublicain.
[vi]www.lucferry.fr, 25 décembre 2011.
[viii] Une idée que critique longuement Jean-Claude Michéa in Le complexe d’Orphée, Climats-Flammarion, 2011.
http://vouloir.hautetfort.com/archive/2015/03/23/boheme-au-19eme-5567287.html