entretiens et videos - Page 711
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Mum, Dad & Kids : Faites bouger l'Europe !
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Politique et Eco N°116 : Méthodes pour une morale de l’économie bancaire et monétaire
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Paul Joseph Watson - Non, 2016 n'a pas été la pire de toutes les années (vostFr)
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Too much magic (J.H. Kunstler)
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ZOOM : Aimeric Bordot, chansonnier dissident
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Renaud Camus - Le grand remplacement
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Marcel Gauchet : « Le non-conformisme est globalement passé du côté conservateur »
Philosophe et historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), le rédacteur en chef de la revue “Le Débat” est un intellectuel complexe. Penseur de gauche, héritier du libéral Raymond Aron, critique du marxisme, ainsi que de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault – idoles de la gauche contemporaine –, Marcel Gauchet ne peut pas faire l’unanimité. Radicalement anticapitalistes, au Comptoir, nous ne nous retrouvons pas dans le réformisme du philosophe. Pourtant, nous considérons que le père de l’expression « fracture sociale » fait partie des intellectuels qui aident à mieux comprendre notre époque, notamment grâce à l’analyse de la modernité développée dans “Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion” (Gallimard, 1985). Nous avons mis de côté nos divergences pour discuter avec lui de sujets aussi vastes que la démocratie représentative, la modernité, les droits de l’Homme, ou encore le libéralisme.Le Comptoir : Depuis trente ans, le taux d’abstention ne cesse de progresser, principalement au sein des classes populaires. Est-ce dû à l’aspect aristocratique d’un système représentatif qui ne favorise que les élites ?Marcel Gauchet : Deux choses dans votre question : le pourquoi de l’abstention et la grille d’explication que vous évoquez. Elle ne convainc pas sur le fond, même si elle touche à quelque chose de juste. Pourquoi voter quand l’offre ne propose plus d’opposition tranchée ? “Tous pareils”. L’Union européenne limite fortement la gamme des choix. Elle accentue l’effet de la mondialisation, en créant le sentiment que les gouvernants, de toute façon, ne peuvent pas grand-chose. “Ils causent, mais ils ne peuvent rien faire.” Enfin, cerise sur le gâteau, la politique est faite pour les gagnants de la mondialisation. Pourquoi les perdants iraient-ils approuver le fait qu’ils sont sacrifiés sur l’autel de la bonne cause? “Ils se foutent des gens comme nous.” La mondialisation, c’est l’alliance des riches des pays riches avec les pauvres des pays pauvres contre les pauvres des pays riches. Voilà les trois faits qui me semblent largement expliquer la montée de l’abstention, en particulier dans les milieux populaires. Il y a d’autres facteurs, plus diffus, comme la dépolitisation générale.Quant au rôle du système représentatif lui-même, en le qualifiant d’“aristocratique”, vous faites sans doute allusion à l’analyse de mon ami Bernard Manin. Je ne crois pas que ce soit le mot le plus approprié. La représentation, c’est effectivement un processus de sélection de gens supposément pourvus de qualités spéciales, dont celle de la représentativité. Mais cette représentativité peut très bien s’exercer contre les privilégiés. C’était le grand argument contre le suffrage universel pendant longtemps. Il était présenté comme le moyen pour les masses de faire fonctionner le pouvoir à leur profit grâce à de dangereux démagogues. Le système représentatif a été, de fait, le moyen pour réformer socialement nos régimes en d’autres temps. Il faut se demander comment il s’est retourné sur lui-même. Le problème est ailleurs, en un mot. Il ne faut pas confondre l’instrument et les conditions de son usage.Peut-on, dans ce cas, dire que le clivage gauche-droite n’a plus de sens et que le vrai clivage s’opère aujourd’hui entre défenseurs et pourfendeurs de la nation ?Pas du tout. Il y a une nation de droite et une nation de gauche. Il y a une anti-nation de droite, libérale, et une anti-nation de gauche, libertaire. Il y a la nation d’hier et la nation d’aujourd’hui. La nation de 2015 n’est pas, et ne peut pas être, celle de 1915. Et puis, il y a l’Europe : nation de substitution ou autre chose, mais quoi exactement ? La vérité est que le brouillage est complet. Tout est à redéfinir.Vous avez analysé la modernité comme la « sortie de la religion » associée à la montée de l’individualisme, que vous avez toutes les deux liées au christianisme. Or, selon-vous, l’« individu total » tue la démocratie. Un renouveau du politique passe-t-il nécessairement par un retour du religieux ? Une redécouverte du paganisme peut-elle être utile ?Aucun retour d’aucune sorte ne nous sera d’une quelconque utilité – il faudrait d’ailleurs qu’ils soient possibles, ce qui, en l’état, n’est pas le cas. Nous sommes condamnés à inventer. Cela commence par nous mettre en position de comprendre ce qui nous est arrivé pour nous retrouver dans cette impasse, sans anathèmes, exorcismes et autres “dénonciations”. Qu’est devenu le politique, par exemple, et pourquoi ? C’est le genre de travail auquel l’individu “total”, comme vous dites, n’est pas spontanément très disposé. Pourtant, il va falloir qu’il s’y mette, et il s’y mettra ! Les cures de désintoxication, c’est dur. Christianisme et paganisme sont des sujets très intéressants en soi, ce n’est pas moi qui dirai le contraire, mais ils ne nous aideront pas beaucoup pour ce travail, si ce n’est indirectement, pour nous aider à mesurer ce qui nous sépare de leurs univers. C’est là qu’est le sujet principal.Vous critiquez les droits de l’Homme, tout en défendant la démocratie libérale : n’y a-t-il pas là une contradiction ? Comment critiquer les droits de l’Homme et leur universalisme abstrait sans pour autant tomber dans le relativisme culturel typiquement moderne ?Je ne critique pas les droits de l’Homme, je critique les applications qui en sont faites et les conséquences qu’on prétend en tirer, ce qui est fort différent. Il n’y a pas grand sens à critiquer les droits de l’Homme si on y réfléchit un peu sérieusement : ils sont la seule base sur laquelle nous pouvons établir cette chose essentielle dans une société qu’est la légitimité. Que pourrions-nous mettre d’autre à la place pour définir la norme des rapports entre les gens ou la juste source du pouvoir ? La seule alternative valable, ce sont les droits de Dieu. C’est d’ailleurs ce qu’ont bien compris les fondamentalistes. Il faut donc faire avec les droits de l’Homme. La question est de savoir s’ils ont réponse à tout. C’est là qu’est l’égarement actuel. Ils ne rendent pas compte de la nature des communautés politiques dans lesquelles ils s’appliquent. Ils doivent composer avec elles. Le politique ne se dissout pas dans le droit. Ils ne nous disent pas ce que nous avons à faire en matière économique, etc. La démocratie libérale, bien comprise, consiste précisément dans ce bon usage des droits de l’Homme qui leur reconnait leur place, mais qui se soucie de les articuler avec ce qui leur échappe et ne peut que leur échapper. C’est en ce sens qu’elle est le remède au droit-de-l’hommisme démagogique.De la même façon, cette vision de l’équilibre à respecter entre droit et politique permet d’échapper au relativisme culturel, qui fait d’ailleurs système avec le droit-de-l’hommisme. S’il n’y a que des individus et leurs droits, alors toutes les expressions culturelles émanées de ces individus se valent. Mais s’il existe des communautés historiques qui ont leur consistance par elles-mêmes, alors il est possible de les comprendre pour ce qu’elles sont, d’abord, en faisant aux cultures singulières la place qu’elles méritent et, ensuite, en les distinguant au sein d’une histoire où nous pouvons introduire des critères de jugement. C’est, de nouveau, une affaire de composition entre des exigences à la fois contradictoires et solidaires. La chose la plus difficile qui soit dans notre monde, apparemment. La conférence de l’Unesco, qui a adopté la Convention sur la protection et la promotion des expressions culturelles en 2005, souligne expressément, selon ses mots, « l’importance de la diversité culturelle pour la pleine réalisation des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ».Pour Hannah Arendt et Karl Marx, les droits de l’Homme consacrent l’avènement d’un homme abstrait, égoïste et coupé de toute communauté. De son côté, Simone Weil estimait que « la notion de droit, étant d’ordre objectif, n’est pas séparable de celles d’existence et de réalité » et que « les droits apparaissent toujours comme liés à certaines conditions ». On peut donc se demander si les droits de l’Homme peuvent vraiment avoir vocation à être universels. Marx pensait également qu’il aurait mieux valu un modeste Magna Carta, susceptible de protéger réellement les seules libertés individuelles et collectives fondamentales, plutôt que ce « pompeux catalogue des droits de l’Homme ». La logique des droits de l’Homme ne transforme-t-elle pas la politique en simple procédure au détriment des libertés réelles ?Ne tirons pas de conclusions définitives sur l’essence des droits de l’Homme depuis ce que nous en observons aujourd’hui. Il est vrai que beaucoup de gens de par le monde trouvent grotesques les prétentions occidentales à l’universalisation des droits de l’Homme – non sans raison, étant donné les contextes sociaux où ils sont supposés s’appliquer. D’un autre côté, la débilité de nos droits-de-l’hommistes n’est plus à démontrer. Mais cela ne prouve rien sur le fond. Il a fallu deux siècles en Occident pour qu’on prenne la mesure opératoire du principe. Il est permis de penser qu’il faudra un peu de temps pour que leur enracinement s’opère à l’échelle planétaire. De la même façon, le mésusage de ce principe tel que nous le pratiquons actuellement dans nos démocraties peut fort bien n’être qu’une pathologie transitoire. C’est ce que je crois.Je pense que les droits de l’Homme ont une portée universelle en tant que principe de légitimité. Ils représentent la seule manière de concevoir, en dernier ressort, le fondement d’un pouvoir qui ne tombe pas d’en haut et ne s’impose pas par sa seule force, à l’instar, par exemple, des dictatures arabes. Ils sont également le seul étalon dont nous disposons pour concevoir la manière dont peuvent se former des liens juste entre les personnes dès lors qu’ils sont déterminés par leur seule volonté réciproque et non par leurs situations acquises. De ce point de vue, je suis convaincu qu’ils sont voués à se répandre au fur et à mesure que la sortie de la religion, telle que je l’entends, se diffusera à l’échelle du globe – c’est en cours, c’est cela la mondialisation.Maintenant, ce qui légitime ne peut pas se substituer à ce qui est à légitimer : l’ordre politique ou l’action historique. En Europe, c’est la folie du moment que d’être tombé dans ce panneau. C’est ce qui produit ce dévoiement que vous résumez très bien : la réduction du processus politique à la coexistence procédurale des libertés individuelles. Mais ce n’est pas le dernier mot de l’histoire, juste une phase de délire comme on en a connu d’autres. Elle est en train de révéler ses limites. Il y a un autre emploi des droits de l’Homme à définir. Ils n’ont pas réponse à tout mais ils sont un élément indispensable de la société que nous avons le droit d’appeler de nos vœux.Dans De la situation faite au parti intellectuel (1917), Charles Péguy écrivait : « On oublie trop que le monde moderne, sous une autre face, est le monde bourgeois, le monde capitaliste. » La modernité est-elle nécessairement capitaliste et libérale ?C’est quoi au juste “libéral” ? C’est quoi “capitalisme” ? Il serait peut-être temps de se poser sérieusement la question avant de brailler en toute ignorance de cause.Libéraux, nous le sommes en fait à peu près tous, que nous le voulions ou non, parce que nous voulons que tous soient libres de parler, de se réunir, mais aussi de créer des journaux, des radios, des entreprises pour faire fructifier leurs idées. La raison de fond de ce libéralisme qui nous embrigade, c’est que le monde moderne est tourné vers sa propre invention et que cela passe par les libres initiatives des individus dans tous les domaines. Et capitalistes, du coup, nous sommes amenés à l’accepter inexorablement parce que pour faire un journal, une radio, une entreprise, il faut des capitaux, des investissements, des emprunts, des bénéfices pour les rembourser, et ainsi de suite. Préférons-nous demander à l’État, à ses bureaucrates, et à ses réseaux clientélistes ?Ce sont les données de base. Après, vient la question de la manière dont tout cela s’organise. Et sous cet angle, nous ne sommes qu’au début de l’histoire. Nous avons tellement été obsédés par l’idée d’abolir le libéralisme et le capitalisme que nous n’avons pas vraiment réfléchi à la bonne manière d’aménager des faits premiers pour leur donner une tournure vraiment acceptable. Voilà le vrai sujet. Il me semble que nous pouvons imaginer un capitalisme avec des administrateurs du capital qui ne seraient pas des capitalistes tournés vers l’accumulation de leur capital personnel. De la même manière, nous avons à concevoir un statut des entreprises qui rendrait la subordination salariale mieux vivable. Après tout, chacun a envie de travailler dans un collectif qui a du sens et qui marche. Mais il faut bien que quelqu’un prenne l’initiative de le créer et de définir sa direction. Arrêtons de rêvasser d’un monde où tout cela aurait disparu et occupons-nous vraiment de le penser.Dans son ouvrage majeur, La grande transformation, l’économiste Karl Polanyi montre que notre époque se caractérise par l’autonomisation progressive de l’économie, qui, avant cela, avait toujours été encastrée dans les activités sociales. Si on définit le libéralisme comme une doctrine qui tend à faire du marché autorégulateur – aidé par la logique des droits individuels –, le paradigme de tous les faits sociaux, est-il vraiment possible de l’aménager ? N’existerait-il pas une “logique libérale”, pour reprendre les mots de Jean-Claude Michéa, qui ferait que le libéralisme mènerait à une “atomisation de la société” toujours plus grande, qui elle-même impliquerait un renforcement du marché et une inflation des droits individuels, pour réguler la société ?Autonomisation de l’économie, soit. Mais jusqu’où ? Il ne faut surtout pas se laisser prendre au piège du discours libéral et de son fantasme de l’autosuffisance du marché autorégulateur. La réalité est que ce marché est permis par un certain état du politique, qu’il repose sur le socle que celui-ci lui fournit. Il en a besoin, même s’il tend à l’ignorer. Sa logique le pousse en effet à vouloir aller toujours plus loin dans son émancipation du cadre politique, mais cette démarche est autodestructrice et bute sur une limite. Elle suscite en tout cas inévitablement un conflit avec les acteurs sociaux à peu près conscients de la dynamique destructrice à l’œuvre. Nous y sommes. C’est en fonction de cette bataille inévitable qu’il faut raisonner, en rappelant aux tenants frénétiques du marché ses conditions même de possibilité. Non seulement la place du politique demeure, mais plus le rôle du marché s’amplifie, plus sa nécessité s’accroît, en profondeur. Nous ne sommes pas à la fin de l’histoire !Votre conférence inaugurale aux Rendez-vous de l’histoire de Blois de 2014, qui avait pour thème “Les rebelles”, a fait couler beaucoup d’encre, et a notamment été suivie d’un boycott de l’événement par l’écrivain Édouard Louis et le philosophe Geoffroy de Lagasnerie. La sacralisation post-68 de la culture de la transgression a-t-elle accouché d’une société faussement subversive et terriblement conformiste ? Être rebelle aujourd’hui ne consisterait-il justement pas à défendre une forme de conservatisme ?La réponse est dans la question ! Évidemment que les roquets qui m’ont aboyé dessus représentent la quintessence du néo-conformisme actuel, qui prétend combiner les prestiges de la rebellitude avec le confort de la pensée en troupeau. Les commissaires politiques “foucaldo-bourdivins” d’aujourd’hui sont l’exact équivalent des procureurs et des chaisières qui s’indignaient hier des outrages aux bonnes mœurs. Par conséquent, le non-conformisme, dans cette ambiance, est globalement passé du côté conservateur, vous avez raison. C’est un fait, mais ce n’est qu’un fait. Car le conservatisme n’est pas exempt pour autant de pensées toutes faites, de schémas préfabriqués et de suivisme. Le vrai non-conformisme est dans la liberté d’esprit et l’indépendance de jugement, aujourd’hui comme hier. Il n’est d’aucun camp.Pierre Bourdieu et Michel Foucault ont-ils remplacé Karl Marx dans le monde universitaire français ? Le “foucaldo-bourdivinisme”, comme vous l’appelez, est-il selon vous le nouvel “opium des intellectuels”, pour reprendre la formule de Raymond Aron ?N’exagérons pas les proportions du phénomène. Comme vous le remarquez vous-même, il reste confiné à la sphère universitaire. Contrairement au marxisme, il n’a pas le mouvement ouvrier derrière lui. Mais il a, en revanche, un relais public assez important avec la complicité de l’extrême gauche présente dans le système médiatique. Il fournit au journalisme de dénonciation une vulgate commode. Foucault voit le pouvoir partout, Bourdieu détecte la domination dans tous les coins. Voilà du grain à moudre pour la “critique” à bon marché. C’est d’une facilité à la portée des débiles, mais avec une griffe haute couture. Que demander de mieux ?Il y a, depuis quelques années, un retour sur la scène publique des idées de Cornélius Castoriadis avec, notamment, la publication d’actes de colloque ou la grande biographie de François Dosse. Quel est votre rapport à l’œuvre de ce « titan de la pensée », comme le qualifiait Edgar Morin ?J’espère que vous avez raison sur le constat et que la pensée de Castoriadis est en train de trouver l’attention qu’elle mérite. Elle est autrement consistante que les foutaises qui occupent le devant de la scène. Cela voudrait dire que les vraies questions sont peut-être en train de faire leur chemin dans les esprits, en dépit des apparences. Je ne peux que m’en réjouir. Je dirais que nous étions fondamentalement d’accord sur la question, justement, et en désaccord sur la réponse à lui apporter. Nous étions d’accord, d’abord, sur le brouillage intellectuel et politique dans lequel nos sociétés évoluent à l’aveugle. Et au-delà de ce constat critique, nous étions unanimes sur la voie pour en sortir : il faut ré-élaborer une pensée de la société et de l’histoire – seule à même de permettre de nous orienter efficacement – en mesure de prendre la relève du fourvoiement hegelo-marxiste. De ce que les pensées antérieures en ce domaine ont erré, il ne suit pas que toute pensée en la matière est impossible, comme nous le serinent les insanités postmodernes. C’est sur le contenu de cette pensée que nous divergeons. Si j’apprécie la part critique de l’idée de l’institution imaginaire de la société, je suis pourtant peu convaincu par la philosophie de l’imaginaire radical que développe Castoriadis, ce qui ne m’empêche pas d’admirer l’entreprise. Elle ne me semble pas éclairer l’histoire moderne et ses prolongements possibles. C’est pourquoi je me suis lancé dans une autre direction en élaborant l’idée de sortie de la religion. Le but est précisément d’élucider la nature de ce qui s’est passé en Occident depuis cinq siècles comme chemin vers l’autonomie et les difficultés présentes sur lesquelles butent nos sociétés. Pour tout dire, j’ai le sentiment que l’idée d’imaginaire radical est avant tout faite pour sauver la possibilité d’un projet révolutionnaire, plus que pour comprendre la réalité de nos sociétés. Elle empêche Castoriadis de mesurer la dimension structurelle de l’autonomie qui rend possible la visée d’autonomie.Cela dit, ces divergences de vue se situent à l’intérieur d’un même espace de questionnement et c’est pour moi ce qui compte au premier chef. La discussion a du sens, elle n’est pas une dispute avec du non-sens. C’est l’essentiel. -
David Desgouilles : « En 2017, le risque le plus grave est de voir encore un président élu par défaut »
ENTRETIEN - David Desgouilles fait le bilan de l'année politique 2016 pour FigaroVox [30.12] et dresse les perspectives de l'année 2017.
Quel bilan tirez-vous de l'année politique ? Si vous deviez retenir trois évènements marquants ?
Sur le plan international, le Brexit et l'élection de Trump figurent comme les deux événements les plus marquants, sachant qu'ils ont forcément des interactions avec notre vie politique nationale. Sur le plan national, toute l'année a été jalonnée par la primaire de droite. La victoire de François Fillon figure donc parmi les évènements marquants. Il ne faut surtout pas omettre les attentats de cet été, à Nice et Saint-Etienne de Rouvray. Enfin, le renoncement de François Hollande puisque c'est la première fois qu'un président de la Ve République n'était pas candidat à un second mandat (si on excepte évidemment Georges Pompidou qui n'en a pas eu la possibilité).
Selon un récent sondage, Macron serait l'homme politique de l'année. Que cela vous inspire-t-il ?
Emmanuel Macron aurait en tout cas tort de se laisser griser par ce palmarès. Les hommes politiques de l'année précédant celle du scrutin présidentiel confirment rarement les espoirs portés en eux. L'an dernier, c'était qui déjà ? Alain Juppé ? Edouard Balladur, Lionel Jospin, Dominique de Villepin et d'autres encore figuraient sans doute en tête de ce type de sondage.
Cela dit, j'aurais grand tort de considérer qu'Emmanuel Macron n'a pas marqué 2016. Il a créé son mouvement politique, a démissionné puis s'est porté candidat, les sondages le créditant aujourd'hui d'un score à deux chiffres. Sans être béat d'admiration, on peut au minimum accorder de l'intérêt à cette trajectoire, pour un homme encore complètement inconnu en août 2014.
Qui sont les autres vainqueurs ? Les perdants ?
François Fillon constitue évidemment l'un des vainqueurs, puisqu'il a créé la surprise en mettant à la retraite deux figures marquantes de la droite française des trente dernières années, Nicolas Sarkozy et Alain Juppé. J'ajouterai deux personnalités : Jean-Luc Mélenchon qui a lancé une candidature dans l'esprit des institutions de la Ve, dédaignant le jeu des partis, et qui s'en trouve finalement récompensé et beaucoup plus libre de ses mouvements. Marine Le Pen figure aussi dans le camp des gagnants de 2016. En cette fin d'année, on observe qu'elle a encore progressé en popularité tout en adoptant une stratégie de distance médiatique. Mais il faudra que tout le monde tire dans le même sens qu'elle dans son parti dans la campagne et cela n'a pas l'air d'être gagné.
Côtés perdants, Sarkozy, Juppé et Hollande évidemment. Nous pouvons ajouter à ceux-là Bruno Le Maire qui, l'an dernier, figurait parmi les espoirs de 2016. Il n'a pas su les confirmer.
2016 a vu deux anciens présidents de la République disparaître définitivement de la scène politique. S'agit-il d'une année de rupture historique ?
Nicolas Sarkozy souhaitait réussir là où Valéry Giscard d'Estaing avait échoué : redevenir président après avoir été battu. Tous les deux sont passés par la case « président de parti », l'un en 1988 à la tête de l'UDF, l'autre en 2014 à celle de l'UMP. Nicolas Sarkozy n'a pas su écouter ceux qui lui disaient que redevenir un chef de parti après avoir été président était rédhibitoire. Cette mise en garde a éclaté lors des débats télévisés de la primaire où on voyait un ancien Chef d'Etat contredit et peu respecté par ses anciens ministres. Le seul chemin, même s'il était aussi très escarpé, était de s'affranchir des contingences partisanes et d'être candidat en homme libre. Il n'a pas voulu de cette stratégie qui était pourtant le plan prévu en mai 2012, selon Laureline Dupont et Philippe Cohen, dans un livre publié il y a deux ans (C'était pas le plan, Fayard). Quant à François Hollande, c'est aussi parce qu'il n'était plus considéré comme un chef par son camp qu'il a été contraint à sa décision du 1er décembre. Mais c'est beaucoup plus grave car il est le président de la République en exercice. Pour autant, évoquer « une rupture historique » me paraîtrait galvaudé.
Au-delà des changements d'hommes, peut-on parler de rupture idéologique ?
La rupture idéologique est moins caractérisée à mon sens par le renvoi à la retraite de Sarkozy et Hollande que par les soubresauts voire les mutations sur le plan international. La guerre contre le djihadisme, l'Union européenne qui agonise, le rôle de Vladimir Poutine ont bien davantage d'influence sur les ruptures qui pourraient bientôt intervenir dans notre pays.
Justement, sur le plan international, l'année a été marquée par le Brexit, l'élection de Donald Trump et l'échec du référendum de Matteo Renzi en Italie. Doit-on s'attendre à de pareils bouleversements en France ?
Serai-je original en répondant qu'il ne faut rien écarter ? L'euroscepticisme marque autant notre pays que l'Italie qui a sanctionné Renzi et le Royaume-Uni qui a voté le Brexit. La question est de savoir s'il trouvera sa traduction politique et si les Français jugeront celle-ci crédible. Il en va de même pour François Fillon dont l'élection due à sa posture conservatrice pourrait entrer en contradiction avec un programme économique dont les tenants et aboutissants sont loin de susciter une large adhésion dans le pays. Il aura à surmonter deux contradictions : celle, magnifiquement incarnée par la sentence de Russel Jacoby, « d’une droite qui vénère le Marché, mais qui en maudit la culture qu'elle engendre » ; et celle portée en germe par la primaire : 4 millions de participants alors que plus de 36 millions se rendront aux urnes. Et face à lui, on a du mal à percevoir quelqu'un capable d'être élu avec une large adhésion à son projet. Le risque à la fois le plus important et le plus grave que nous risquons de vivre en mai 2017, c'est encore un Président élu par défaut, dans un monde très dangereux.
David Desgouilles est membre de la rédaction de Causeur. Il a publié Le bruit de la douche, une uchronie qui imagine le destin de DSK sans l'affaire du Sofitel (éd. Michalon, juin 2015). Son prochain roman de politique-fiction, Dérapage, paraît le 11 janvier 2017 aux éditions du Rocher
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Sur la liste des grands événements politiques de 2016 : la multiplication et la banalisation des attentats islamistes
Mathieu Bock-Côté retrace l'année 2016 avec FigaroVox. Extraits :
"[...] À la liste des grands événements politiques de 2016, on me permettra d'ajouter la multiplication et la banalisation des attentats islamistes - on pourrait parler aussi plus largement de l'agression contre la civilisation européenne. L'année 2016 a commencé à Cologne et s'est terminée à Berlin. Les agressions sexuelles massives de Cologne nous ont rappelé qu'il existe une telle chose qu'un choc des cultures et l'asservissement des femmes représente une forme archaïque de prise de possession d'un territoire par une bande qui se sent animée par un esprit conquérant. Il y a eu autour de ces agressions un effrayant déni: on a tout fait pour en nier la signification politique. Certaines féministes, souvent occupées à traquer l'intention la plus malveillante qui soit dans un compliment masculin un peu insistant ou maladroit, ont décidé de détourner le regard. De peur de stigmatiser les réfugiés ou les musulmans, elles ont fait semblant de ne rien voir. Elles se sont déshonorées.
Mais je le disais, les attentats se sont multipliés et banalisés cette année. Nice, Bruxelles, Saint-Étienne-du-Rouvray, Orlando, Berlin. Chaque fois, c'est un carnage, mais c'est un carnage auquel nous nous habituons. Qu'est-ce qu'un mois sans attentat? Une anomalie. Au fond d'eux-mêmes, bien des Occidentaux ont accepté la normalité des attentats les plus sordides. Nous avons intériorisé la présence dans nos vies de la violence islamiste, même si nous ne savons toujours pas quelles conséquences en tirer. Nous ne savons pas non plus ce que voudrait dire gagner cette guerre contre l'islam radical. Alors nous la menons dans la confusion: on parle avec raison d'une nouvelle époque, mais les repères nous manquent pour nous y orienter. Cela prend du temps, prendre pied dans un nouveau monde.
Et sur le plan intellectuel et culturel?
Un événement intellectuel, me demandez-vous? Je vous parlerais alors franchement, et avec admiration, du renouveau conservateur de la pensée politique française. Je suis impressionné par la qualité des ouvrages qui d'une manière ou d'une autre, la construisent, la déploient ou la rendent possible: ils ne se réclament pas tous de la même vision des choses mais ils témoignent pour la plupart d'une commune sensibilité par rapport à l'époque. Et ces ouvrages viennent à la fois d'intellectuels bien installés dans la vie publique et de nouvelles figures qui impressionnent par leur vigueur et leur intelligence. J'en nomme quelques-uns, tous parus en 2016: Un quinquennat pour rien, d'Éric Zemmour, L'âme française, de Denis Tillinac, La cause du peuple, de Patrick Buisson, Les cloches sonneront-elles encore demain?, de Philippe de Villiers, Écrits historiques de combat, de Jean Sévillia, Malaise dans la démocratie, de Jean-Pierre Le Goff, La haine du monde, de Chantal Delsol, Le retour du peuple, de Vincent Coussedière, La compagnie des ombres, de Michel de Jaeghere, Chrétien et moderne, de Philippe d'Iribarne, Vous avez dit conservateur, de Laetitia Strauch-Bonart, Éloge de la pensée de droite, de Marc Crapez, La guerre à droite aura bien lieu, de Guillaume Bernard, Bienvenue dans le pire des mondes, de Natacha Polony et du Comité Orwell, Adieu mademoiselle, d'Eugénie Bastié, sans oublier votre excellent ouvrage Les nouveaux enfants du siècle, cher Alexandre Devecchio! Et j'attends avec impatience le livre à venir de Guillaume Perrault sur le conservatisme français! Il ne s'agit pas de mettre tous ces ouvrages dans le même sac, loin de là, mais chacun à sa manière décrypte l'idéologie dominante et contribue à la réhabilitation d'une anthropologie de la finitude et d'une philosophie politique plus classique. J'étudie depuis plusieurs année le conservatisme dans ses différents visages en Occident, et ce renouveau conservateur français me semble d'une formidable fécondité philosophique. [...]
Les nations ont une trajectoire propre, elles ne se laissent pas réduire au rôle que le système de la mondialisation leur avait réservé: le cas de la Russie est ici fascinant. [...] Avec le Brexit, les Britanniques ont cherché à restaurer leur souveraineté nationale. [...] Maintenant, les autres nations d'Europe se demandent aussi comment restaurer leur souveraineté sans jeter tout simplement aux poubelles un cadre politique commun à la civilisation européenne. Reste à voir qui pourra porter cela politiquement. Cela ne va pas de soi, et les candidats ne sont pas si nombreux. Dans le cas de Trump, nous avons surtout assisté à un grand référendum antisystème. [...] Mais le vote pour Trump était aussi un vote politique: sa candidature se serait épuisée si elle n'avait aucune dimension programmatique. Même s'il ne l'a pas dit ainsi, il s'est emparé de grands pans du vieux programme paléoconservateur de Pat Buchanan [photo]. Il tenait en deux points: nationalisme culturel et nationalisme économique. Autrement dit, critique de l'immigration et protectionnisme économique. L'enjeu de l'immigration qui lui a permis de décoller dans les sondages. Le protectionnisme économique lui a permis de mobiliser un vote ouvrier et populaire que l'on considérait généralement acquis aux démocrates. [...]
Comment analysez-vous le déroulement et le résultat de la primaire à droite? La victoire de François Fillon traduit-elle une percée conservatrice ou un grand soir libéral?
Dans le texte qu'il consacre à la mort de Caton dans Le treizième César, Montherlant écrit une phrase terrible: «Il regarde à droite, il regarde à gauche, il regarde en haut, il regarde en bas, et il ne trouve que l'horrible. C'est quelquefois la tragédie d'un peuple, à un moment donné: il n'y a personne». [...]
On se doute bien que Fillon ne se lancera pas dans de nouvelles innovations sociétales à la Taubira, mais suffit-il de ralentir la catastrophe ou de prendre une pause dans la marche vers le paradis postmoderne pour devenir le héraut des conservateurs? Une bonne partie de la droite a finalement des espérances assez limitées: elle veut accueillir les innovations sociétales à son rythme, sans qu'on la brusque, mais ne s'imagine pas renverser le sens de l'histoire. Est-ce qu'il y a chez François Fillon quelque chose comme un programme de reconquête culturelle? Dans quelle mesure croit-il pouvoir regagner du terrain sur la gauche, sur les grandes questions sociétales ou identitaires? Quel avenir pour la droite conservatrice avec Fillon? Sera-t-il celui qui traduira politiquement ses idées ou sera-t-il plutôt celui qui emploiera la rhétorique conservatrice sans jamais aller au-delà des mots? [...]
L'année 2017 sera une année d'élection présidentielle en France. Quels en seront les enjeux?
La question identitaire sera présente, on n'y échappera pas, car c'est à travers elle que l'époque pose celle des nations. Elle se décline autour de nombreux thèmes: immigration, frontières, Europe, laïcité, place de l'islam, assimilation. Comment y échapper? On s'entête, dans certains milieux qui semblent incapables de sortir d'un matérialisme à courte vue, à ne pas prendre au sérieux la question identitaire, qui serait secondaire par rapport aux enjeux économiques. Pourtant, à travers elle, l'individu redevient un animal politique. Il ne s'agit plus, aujourd'hui, de gérer raisonnablement une société qui ne va pas trop mal, mais de défendre l'existence même de la nation française et de la civilisation française. Par temps calmes, la politique gère des intérêts potentiellement réconciliables et consensuels: dans les temps tragiques, elle canalise aussi les passions et des visions du monde.
La question de la réforme libérale du modèle social français se posera aussi, quoi qu'on en pense. Car François Fillon a beau ne pas avoir été élu à cause de son programme libéral, il ne l'a pas empêché de gagner la primaire non plus. Peut-être est-ce qu'une partie de la France croit aux vertus d'une thérapie de choc libérale? Chose certaine, ce morceau de programme pourrait contribuer à reconstituer, au moins partiellement, le temps de l'élection, le clivage gauche-droite dans sa forme la plus classique: la gauche présentera Fillon comme le candidat de l'argent et des privilégiés, et se présentera comme la seule capable de défendre les droits sociaux. Ce sera du théâtre, mais rien ne dit que cette pièce ne s'imposera pas aux Français. Mais la gauche est tellement éclatée qu'on ne sait trop qui, finalement, parviendra à porter ce programme. À l'heure où on se parle, on ne sait pas trop qui portera on étendard, au-delà de la seule question des primaires de la gauche.
Cela nous conduit à la question du FN, qui voudrait bien occuper le créneau du national-républicanisme, contre le libéral-conservatisme présumé de Fillon. En gros, le FN aimerait représenter la gauche national-chevènementiste contre la droite balladurienne. Le programme du FN mariniste ressemble de temps en temps à celui du défunt CERES auquel on ajouterait la lutte contre l'immigration. Le FN fait un souhait: que l'avenir de la gauche nationale soit la droite populiste. On verra d'ici quelques mois si ce pari était tenable. On sait qu'il n'est pas sans créer des tensions dans ses rangs.
[...] Les conservateurs français, comme ceux de partout en Occident, devront accepter une réalité pénible: la reconstruction du monde ne prendra pas qu'un mandat présidentiel, ni deux, ni même trois. C'est une tâche qui dépasse l'horizon politique à court et moyen terme. Ce qui ne nous dispense pas d'y œuvrer. Chaque génération doit savoir qu'elle n'est qu'un maillon dans la longue histoire d'un peuple, même si elle doit jouer chaque fois son rôle comme si l'avenir du pays dépendait d'elle. Car les conservateurs travaillent, pour emprunter les mots du poète québécois Pierre Perrault, pour la suite du monde."
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Zoom - Clotilde Noël - Ma fille : Marie, adoptée, trisomique, si unique !