François Hollande et son gouvernement ont capitulé face à toute perspective de transformation sociale et de refondation démocratique. Tel est le constat que dresse Laurent Mauduit, journaliste et fondateur de Médiapart dans son livre L’étrange capitulation. Pire, il trace un parallèle entre les abdications d’aujourd’hui et les renoncements des élites avant-guerre, qui ont mené à l’effondrement de la République. Que reste-t-il du socialisme et de la gauche?
Nous vivons une crise politique, sociale, économique, éthique sans qu’il n’y ait vraiment de débat, à gauche, notamment sur la réorientation de l’économie. Aucune grande voix ne s’élève pour proposer d’autres solutions.
Votre livre a pour fil conducteur « L’étrange défaite », rédigé par l’historien Marc Bloch pendant la seconde guerre mondiale. Il y dénonce la trahison des dirigeants français dans la débâcle. Pourquoi tracer un tel parallèle ?
Laurent Mauduit : Dans « L’étrange défaite », Marc Bloch établit que la débâcle de juin 40 n’est pas une victoire des armées allemandes mais d’abord une défaite des Français sur eux-mêmes. C’est la nullité et l’arrogance de l’état-major. Surtout, les élites françaises et la bourgeoisie d’affaires sont idéologiquement du côté des vainqueurs avant même la défaite.
C’est une capitulation anticipée : « Non seulement ils se sont laissé battre mais ils ont trouvé très naturel d’être battus », écrit Marc Bloch. « Le pis fut que nos ennemis y furent pour peu de choses. » Bien qu’il faille toujours se méfier des parallèles historiques, cette comparaison a une force terrible. Les années 1930 sont marquées par une crise économique aux causes assez similaires à la situation actuelle.[...]
« Les socialistes sont-ils demeurés… des socialistes ? », interrogez-vous. Poser la question n’est-ce pas y répondre ?
Nous arrivons à la fin d’une histoire du socialisme. Malgré ses reniements à différentes époques, le socialisme avait toujours incarné un souffle, une espérance. Le poids de la fatalité peut être renversé par la volonté des hommes : tel était son fondement.
Où est Marceau Pivert (dirigeant socialiste avant-guerre, ndlr) et son « tout est possible » ? Marceau Pivert qui, en 1937, disait au gouvernement socialiste : « Non, je n’accepte pas de capituler devant le capitalisme et les banques. » Malgré sa gravité, la crise peut générer des outils intellectuels pour la surmonter.
Des personnalités incarnent cela dans l’histoire : les révolutions de 1848 génèrent Marx, la crise de 1929 génère Keynes. Aujourd’hui, nous n’entendons aucune grande voix. Les socialistes ont l’apparence de notaires tristes.
Vous revenez dans votre livre sur les grandes dates de la gauche du siècle passé : 1936 et le Front populaire, 1981 et l’élection de François Mitterrand, 1997 et le gouvernement « de la gauche plurielle ». Des conquêtes sociales (congés payés, 39h puis 35h, CMU…) ont suivi ces victoires, avant les renoncements. Quelles sont les conquêtes sociales de 2012 ?
Aucune. C’est un rouleau compresseur de mesures réactionnaires : la politique budgétaire d’austérité, l’austérité salariale, les 20 milliards d’euros aux entreprises sans contrepartie qui vont gonfler les dividendes des actionnaires, la réforme du code du travail avec la destruction du droit du licenciement.
Or le droit du licenciement ne protège pas du licenciement, c’est une possibilité de recours contre l’arbitraire ! On peut m’objecter un procès à charge, inéquitable. Le tableau peut paraître plus nuancé. Mais prenons le mariage pour tous : c’est une importante avancée du droit. Or, réaliser cette avancée sans, dans le même temps, s’atteler à la question sociale comporte un effet pervers terrible.
Cela ouvre la voie à la droite et à l’extrême droite, pour dresser une partie de l’électorat avec des slogans tels que « le chômage pas le mariage ». C’est faire en sorte que cet acquis puisse devenir socialement insupportable à certains. On ruine idéologiquement l’avancée du droit en ne tenant pas compte de la question sociale.[...]
Comment expliquer cette attitude ?
Elle est liée aux entourages de ceux qui gouvernent, à l’imbrication avec les milieux d’affaires. C’est ce que révèle l’affaire Cahuzac : un système de consanguinité avec le monde des banquiers. Cela renvoie au système oligarchique français. L’oligarchie est une couche sociale insubmersible, qui résiste à toutes les alternances. Elle édicte les mêmes recommandations conformes à ses intérêts, quel que soit le gouvernement.
L’imbrication entre les élites politiques et ces milieux-là est fascinante. Qui conseille aujourd’hui le ministre de l’Économie Pierre Moscovici ? Ce ne sont que des militants UMP qui sont à la direction du Trésor. Qui a rédigé le rapport Gallois sur la compétitivité ? C’est un cadre de l’UMP. Qui conseille Hollande en économie ? C’est la banque Rothschild.
Il n’y a plus d’irrigation intellectuelle autre que cette sphère, dont les sources idéologiques sont le libéralisme, les milieux d’affaires. Que les socialistes n’aient pas eux-mêmes l’énergie de construire une vision du monde, de s’appuyer sur leurs propres experts, est très inquiétant.
« Si la France s’est écroulée sous elle-même, c’est parce que la démocratie y était anémiée », écrivait Marc Bloch. Les symptômes sont-ils les mêmes aujourd’hui ?
Le présidentialisme exacerbé, ce néo-bonapartisme, est un coup d’état permanent. Hollande fait partie d’une génération particulière : conseiller de l’Élysée dès 1981, il occupe un poste où il a tout observé. Il est ensuite député sous le second septennat. Et il a tout vu, les dérives éthiques du mitterrandisme, les scandales, les affaires, les corrupteurs autour de Mitterrand.
Comme Jospin, il a revendiqué un droit d’inventaire. Sur le débat institutionnel et l’indispensable refondation démocratique, il n’avait pas le droit d’échouer. Or, il ne se passe rien. Il y a l’austérité, mais sur le plan démocratique, rien ! Le cumul des mandats est reporté à 2017.
La violence de la crise liée à l’affaire Cahuzac fait que d’un seul coup, ce débat redevient d’actualité. Il a fallu une crise morale, une crise éthique pour arriver à de microscopiques mesures démocratiques. C’est pathétique.
Plutôt qu’une capitulation, n’est-ce pas davantage une duperie, une politique économique libérale maquillée pendant la campagne électorale, comme vous l’évoquez ?
A la fin du gouvernement Jospin, et sa longue suite de renoncements avec les politiques menées par DSK puis Laurent Fabius, Hollande avait un rôle plutôt modérateur vis-à-vis de ces volontés dérégulatrices. J’ai donc été surpris qu’il tombe d’emblée dans une politique aussi clairement social-libérale. Admettons que le rapport de force économique soit compliqué.
Si ce gouvernement se considérait sous contrainte – ce qui n’est pas mon analyse –, pourquoi François Hollande n’a-il pas immédiatement commencé son mandat par une refondation démocratique ? Pourquoi est-il retombé dans ces systèmes de consanguinité entre politiques, gouvernement et milieux d’affaires, en s’entourant de conseillers issus des grandes banques françaises ?
C’est vrai à Élysée avec Emmanuel Macron (ancien de la banque Rothschild, ndlr), à Bercy avec Matthieu Pigasse (banque Lazard, ndlr) sur la Banque publique d’investissement, ou avec Gilles Finchelstien qui vient d’Euro RSCG (agence spécialisée dans le marketing et la communication d’entreprise, groupe Havas, ndlr) et a son bureau au même étage que Pierre Moscovici [1]. Parfois l’histoire révèle des gens. La fin n’est évidemment pas écrite.
Vous regrettez la faiblesse du débat à gauche. La culture du consensus, que pratique Hollande avec aisance, niant les divergences d’intérêts, n’interdit-elle pas tout débat ?
Il y a une belle formule de Marc Bloch sur la « stupidité qu’il y a à nier la lutte des classes ». Celle-ci existe. Elle est inhérente à la démocratie. La démocratie, ce n’est pas le consensus, c’est le dissensus. Son mode de règlement, c’est de trouver l’intérêt général à travers des intérêts divergents. Or, quelle est la légitimité, aujourd’hui, de politiques qui piétinent méthodiquement les électeurs qui les ont portés au pouvoir ?
L’événement télévisuel marquant en 2012, ce sont les sanglots du syndicaliste sidérurgiste Édouard Martin. La trahison de Florange fait terriblement réfléchir : c’est une filiale rentable, le secteur de pointe de la technologie de l’acier en France. C’est pour cela que Lakshmi Mittal (PDG d’ArcelorMittal, ndlr) en avait besoin : il voulait piquer la technologie pour ensuite la délocaliser.
Côté gouvernement, pourquoi bafouer à ce point l’engagement pris par le candidat Hollande devant les salariés, lors de la campagne présidentielle ?
Le gouvernement conduit une politique sans rationalité économique. La pression idéologique autour des déficits publics et de la dette, je peux la comprendre – cela ne signifie pas que je la partage. Il y a une rationalité dans la construction intellectuelle qui présente la dette comme un problème. Mais pour ArcelorMittal, c’est une trahison pure et simple. Ils sont passés dans le camp d’en face, contre les ouvriers.
Quel rôle joue la presse dans cette « capitulation » ?
[...] Nous avons aujourd’hui une presse de connivences, une presse de bas étage y compris dans le débat public où elle ne fait pas son office.
Elle a accompagné l’affaissement du PS. La presse des années 30, c’était la corruption et l’affairisme. L’une des premières mesures du programme du Conseil national de la résistance a été de « refonder une presse indépendante des puissances financières ».
C’est donc une capitulation des élites actuelles face à la finance…
Ce sont les émigrés de Coblence [2], ils sont déjà ailleurs. Depuis Jean-Marie Messier (ancien PDG de Vivendi, ndlr) qui menaçait de partir à l’étranger, cela n’a plus cessé. Les plus riches ont récupéré ce qu’il y a de pire dans le capitalisme anglo-saxon, à savoir l’enrichissement des mandataires sociaux, plus l’opacité. Nous ne sommes plus dans une relation républicaine.
Il y a quelques années Michel Pébereau (Président de BNP Paribas jusqu’en 2011, ndlr) était banquier mais donnait dans le même temps des cours à l’université, tout en estimant normal d’être payé modérément.
Or, nous assistons aujourd’hui à un déchirement violent de la société, à un accaparement de la richesse par le haut. Cela génère un égoïsme social radical dans les classes dominantes, et une détestation du pays. Ils ont accaparé tant de richesses que la grogne sociale « d’en bas » les insupporte.[...]
Dans ces conditions, quelles perspectives politiques entrevoyez-vous ?
Le danger qui menace l’Europe, et au premier chef la France, c’est le danger du populisme radical. Le danger en France est toujours venu, non pas de l’extrême droite, mais d’époques troubles où la droite a perdu le sens républicain et a siphonné les idées de l’extrême droite. Un gouvernement UMP-FN « relooké » est une menace gravissime qui se profile. L’urgence est à relancer des passerelles entre la gauche de gouvernement et celle d’opposition.
Il y a d’autant plus d’importance à débattre des politiques économiques et sociales, des politiques démocratiques. A refuser de le faire, les socialistes préparent le terrain à cette droite de combat, à cette droite extrême. « Si le peuple ne trouve pas de solution dans l’espoir révolutionnaire, il peut être tenté de le chercher dans le désespoir contre-révolutionnaire », analysait Trotsky dans « Où va la France ? ».[...]