Entretien avec Jean-Paul Gourévitch
Jean-Paul Gourévitch est depuis 1987 consultant international sur l'Afrique, les migrations et l'islamisme radical. Il a enseigné à l'Université Paris XII Créteil C'est un spécialiste du dialogue, impossible sur l'immigration
Malgré une immigration importante et une expatriation qui n'est pas nulle, vous réfutez l'idée d'un « grand remplacement »...
Jean-Paul Gourévitch : Si l'on ajoute le solde migratoire de l'immigration légale, environ 190000 personnes, au solde migratoire de l'expatriation, entre 80 000 et 120 000, et le petit solde migratoire de l'immigration irrégulière, on arrive à un changement de population de 310 000 personnes, soit un peu moins de 0,5 % de la population française. Ce n'est pas rien, mais ce n'est pas non plus le grand remplacement.
Il y a pourtant certaines réalités locales, telles les « banlieues ». Et certaines réactions de maires soulignent ainsi de petits remplacements.
Il y a localement, dans un certain nombre de villes, et même un département, la Seine-Saint-Denis, premier département où la population d'origine étrangère est plus importante que la population française, une mutation de population. Ce qui m'a amené à conclure que le problème est moins aujourd'hui celui du vivre ensemble que celui du vivre côte à côte, qui suppose que les communautés refermées sur elles-mêmes acceptent de se reconnaître, et que l'une ne veuille pas imposer à l'autre sa façon de vivre, de se vêtir, de se nourrir, etc.
Quelle est la place de l'islamo-business, pour reprendre le titre d'un de vos livres, par rapport à une immigration plus ancienne ? Notamment à l'heure de l'élection présidentielle...
L'immigration est aujourd'hui un sujet majeur de la Présidentielle, bien qu'il soit occulté par un certain nombre d'affaires et de fractures à gauche et à droite. Les différents partis ont pris des positions, et le but de ce livre était de les faire connaître. Il n'y manque que Macron, dont le programme vient seulement de paraître. Sans porter de jugement, je dois constater que, en matière d'immigration, il y a chez lui un déficit abyssal trois petites mesures.
La première consiste en une déclaration d'intention pour rapprocher le traitement de la demande d'asile du pays d'origine, ce qui est irréalisable, aussi bien d'ailleurs en Syrie ou en Libye que dans les pays du Maghreb.
La deuxième proposition du candidat Macron est de raccourcir les délais de la demande d'asile, mais ce n'est pas une proposition concrète, pour ma part, j'ai proposé que le débouté, qui veut présenter un recours devant la Cour nationale du droit d'asile, verse une caution, qui ne lui est remboursée que si sa demande aboutit.
La troisième proposition est pertinente, bien que difficile à réaliser elle consiste à conditionner l'aide aux pays en développement au fait que ce pays veuille bien accepter le retour de ses demandeurs d'asile déboutés. La plupart des candidats ont donc des idées sur l'immigration, mais peu de programmes sont précis sur le sujet, hormis - à la limite - le parti socialiste et le Front national.
Quelle est la place de la question islamique dans l’immigration ?
Les motivations ont changé, et les moteurs d'intégration aussi. Les pays d'origine ne sont plus les mêmes qu'autrefois. J'avais comparé, quand j'ai écrit Les Migrations pour les Nuls les motivations à une sorte de labyrinthe. En effet, la trilogie classique entre les migrations économique, familiale et politique ne tient plus. Il y a désormais des tas de migrations qui n'avaient pas été prévues migrations étudiante, environnementale, militante, prénatale. Par ailleurs, nous avons essentiellement désormais une immigration en provenance du continent africain et du Moyen-Orient, et non plus une immigration européenne. Enfin il y a un changement de notre système d'intégration, qui reposait sur des moteurs tels que l'Église, l'armée, la cité, le travail, l'école, aujourd'hui tous un peu grippés.
Malheureusement, et malgré les études qui peuvent être faites, nous n'avons pas pris la mesure de ces changements profonds. Cela explique le déficit d'expertise, non seulement sur l'immigration, mais également sur l'expatriation, qui n'est pas encore perçue comme un phénomène fondamental.
À défaut d'expertise, il devrait tout de même y avoir une expérience...
Il y a un problème idéologique, une sorte de droit-de-l’hommisme qui voudrait accueillir mieux, intégrer mieux. C'est un premier point. Le deuxième est l'impasse faite pendant très longtemps sur la question quantitative de l'immigration et de l'expatriation. Faute d'avoir des statistiques, on disait n'importe quoi, avec des chiffres qui variaient de un à quatre. Certes, l'immigration irrégulière est très difficile à comptabiliser. Mais il y a eu un grand travail de fait, qui permet, entre les 300 000 avancés par les uns et les 1 200 000 des autres, de réduire la fourchette entre 400 000 et 700 000. Ce n'est pas parfait, mais c'est une indication.
D'autre part, le problème de la présence musulmane n'avait pas été bien abordé. Depuis quinze ans, on nous répète qu'il y aurait quatre et cinq millions de musulmans en France, or c'est totalement faux. La communauté musulmane, au sens large du terme, représente aujourd'hui huit millions et demi de personnes en France. Cela ne veut pas dire autant de croyants, ni d'activistes, mais cela montre qu'il y a des cercles concentriques la communauté, c'est donc huit millions et demi, les pratiquants, quatre millions, la tentation de l'islamisme radical touche 150 000 individus, et les activistes se chiffrent entre 10 000 et 13 000 personnes.
Cette importance de l'augmentation de la population musulmane tient aussi au différentiel de fécondité. Dans les populations maghrébines, ce qu'on appelle la « transition démographique » (c'est-à-dire le fait de faire moins d'enfants) est aujourd'hui une réalité on est à 2,4 à peu près, ce qui est tout de même plus que le coefficient de natalité de la population française. Mais la population africaine, par exemple, n'a pas encore subi cette transition démographique on est à 4 enfants.
Pour résumer, vous avez une transformation de la population d'origine étrangère, une difficulté des différents viviers d'intégration à fonctionner, le poids d'une population musulmane, la précarité de la plupart de ces personnes qui sont dans des situations professionnelles plus difficiles que les autochtones, avec beaucoup plus de chômage et des gens qui ne cherchent pas non plus à travailler..
C'est notre travail d'essayer de s'appuyer sur des événements, des faits, des analyses de terrain, et pas sur des concepts idéologiques pour analyser les flux migratoires.
Vous évoquiez l'Église...
Le problème de l'Église, c'est qu'elle est dans son rôle, moralement, quand elle veut pratiquer la charité, l'accueil à bras ouverts. Mais, socialement, il ne suffit pas d'accueillir, il faut pouvoir trouver du travail. Et ce n'est pas le rôle de l'Église. Ce qui explique le malaise dans l'Église à propos de l'immigration, quand ses principes moraux s'opposent aux réalités sociales.
Le problème n'est-il alors que politique ?
Il y a aussi trop de différences quantitatives pour l'instant entre les communautés. Il y a ceux qui voudraient partir, mais qui ne peuvent pas, ceux qui pourraient partir, mais qui ne veulent pas, et ceux qui voudraient que les autres partent pour rester tranquilles. Dans notre pays, l'agglomération d'un certain nombre de personnes d'origine étrangère dans un petit nombre de lieux fait que les communautés autochtones sont très largement majoritaires en France, mais que dans certains lieux elles sont carrément minoritaires, voire absentes. Nous avons ainsi 56 % des Africains en région parisienne. C'est une telle masse qu'il est fatal que la région Ile-de-France devienne un lieu de conflits.
En outre, l'économie informelle se développe surtout dans les métropoles et leurs périphéries, ce qui ne fait qu'accélérer ces conflits. L'économie informelle représente, tous modes confondus, 400 milliards d'euros, c'est-à-dire 20 % du PIB. Et ce peut être beaucoup plus dans certains quartiers. On comprend alors que l'état de droit ne fonctionne plus, et que l'on se trouve en présence d'un rapport de force, celui de la transgression ou de la transaction.
Que faut-il faire ?
Tout d'abord, lutter contre la désinformation médiatique. Personnellement, je me bats pour que l'information la plus précise, documentée, objective, soit fournie aux électeurs. C'est un combat de fond contre la désinformation, qui est sans doute perdu d'avance, mais on peut parfois faire entendre sa voix.
C'est le pot de terre contre le pot de fer ?
L'information documentée, sourcée et contrôlable contre l'idéologie, c'est effectivement le pot de terre contre le pot de fer. Car, aujourd'hui, ce genre de sujets est balayé d'un revers de la main. Si vous osez dire que l'immigration coûte plus cher qu'elle ne rapporte, vous n'êtes pas entendu. Si les Français sont adultes, ils peuvent pourtant très bien comprendre que l'immigration est déficitaire - ce qui ne signifie pas qu'elle soit une malchance absolue. Mais le fait est que l'immigration est déficitaire, pour une raison très simple un immigré qui travaille rapporte plus qu'il ne coûte, mais un enfant d'immigré ou un immigré qui ne travaille pas coûte plus qu'il ne rapporte. Or l'immigration de travail est très inférieure à l'immigration de peuplement.
L'électeur ne risque-t-il pas, sur ce point, de se trouver face à un choix impossible ?
Je ne suis pas fondamentalement pessimiste. Je crois que si on abandonnait les exclusives, les invectives, si on mettait autour de la table un certain nombre de spécialistes, et des politiques, on pourrait au moins réduire certaines visions malsaines.
Il est malsain, par exemple, que l'on ne puisse pas reconduire les déboutés chez eux. Or ce sont 96 % d'entre eux qui restent en France selon la Cour des comptes, ou 80 % selon Bernard Cazeneuve. Cette réalité crée un rejet.
Que pour l'Aide Médicale de l'État (AME) on ne trouve pas une solution intelligente entre l'ouverture systématique et la fermeture totale, n'a pas non plus de sens. Tout le monde sait très bien que l'immigré en situation régulière a besoin de trouver une offre de soins. Sinon, il peut développer des épidémies qui seraient dangereuses. Et l'on pourrait multiplier les exemples.
Que risque donc de devenir l'enjeu migratoire ?
On risque tout simplement de repartir à zéro après les élections présidentielle et législatives. On n'aura pas approfondi les problèmes de la politique migratoire européenne, des contrôles aux frontières, de l'aide médicale d'État, etc. D'autant qu'il n'y a pas de politique européenne migratoire cohérente, chaque pays faisant à peu près ce qu'il veut.
Aujourd'hui, on se trouve donc face à ce que j'appelle le shopping migratoire, c'est-à-dire que le migrant va là où il voit le maximum d'avantages et le minimum d'inconvénients. Faute de politique, c'est le migrant qui décide.
Propos recueillis par Hugues Dalric monde&vie 6 avril 2017
✍ Jean-Paul Gourévitch, Les véritables enjeux des migrations. Éditions du Rocher, 18 €.