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La révolte des manants

par Natacha Polony1427867201-1.jpg

Le destin est farceur. Ainsi, en France ou au Chili, les foules s’embrasent pour quelques centimes sur l’essence ou le ticket de métro. Des cheminots, même, scandalisent le gouvernement pour leur manière quelque peu brutale de protester contre la disparition de toute présence humaine auprès des usagers de la SNCF. L’hypermodernité s’est caractérisée depuis quarante ans par l’accélération des échanges et la réduction des distances. La vitesse comme idéologie et comme projet. En marche, par tous les moyens et le plus vite possible. Parce que l’abolition des distances et l’immédiateté des communications sont gages de croissance et que la croissance est notre drogue dure. Mais rien ne se passe comme prévu. Tout à coup, les classes moyennes, du Liban au Chili, en passant par la France, s’aperçoivent que, pour colmater les brèches d’un navire mondial qui prend l’eau de toute part, les gouvernements rétablissent l’octroi et le tonlieu, les impôts médiévaux qui limitaient les déplacements des serfs et des commerçants. Le néolibéralisme, qui s’est tant gaussé de ces pays soviétiques où les allées et venues des ouvriers étaient strictement contrôlées, assigne à résidence ceux dont elle a organisé la vie autour de la réduction des distances.

Les jeunes Libanais sont descendus dans la rue pour pro- tester contre une taxe sur la messagerie WhatsApp, nouvel instrument d’autonomie et de lien avec autrui, autre clé de cette mobilité à la fois contrainte et souhaitée. Tandis que les grands théoriciens du moralisme appliqué à la géopolitique nous expliquent que le « protectionnisme », dont on sait bien qu’il conduit tout droit à la guerre, s’impose partout, les flux de capitaux continuent à se promener tranquillement d’un continent à l’autre, si possible en direction des îles Vierges, des Bermudes ou du Delaware. Les Chiliens paient pour le savoir, la libéralisation imposée par les zélés représentants de l’école de Chicago permet à des fonds activistes d’imposer leur loi et de siphonner les retraites par capitalisation pendant que les classes moyennes, dindons de la farce néolibérale, s’enfoncent. En France, le diagnostic dressé par quelques-uns – notamment par Marianne – depuis déjà longtemps a eu bien du mal à franchir le mur du mépris médiatique. Il aurait fallu admettre que le dumping social et scal instauré au sein même de l’Union européenne était à l’origine de l’appauvrissement de l’Etat et de son recul dans les territoires ruraux et les villes moyennes. On préféra fermer les yeux jusqu’à ce que les ronds-points se remplissent de tous ceux que les fermetures de petites lignes de train obligeaient à rouler au diesel, de tous ces « déplorables », selon la terminologie de Hillary Clinton, qui ne songeaient même pas à prendre une patinette électrique pour se rendre au boulot.

Il existe un mot pour désigner ceux qui n’ont pas vocation à pratiquer le nomadisme de la modernité connectée, le philosophe Olivier Rey le rappelle dans ses ouvrages : le manant, du latin manere, rester, demeurer. Il est d’ailleurs intéressant que ce mot ait d’abord désigné un riche possédant avant de prendre un sens péjoratif et de marquer au fer rouge celui qui n’a pas le bon goût de pouvoir fréquenter New York, Londres et tous les hauts lieux de l’ouverture et de la tolérance. Les classes moyennes des pays développés sont les nouveaux manants. Dans un monde où la liberté de se déplacer et de communiquer fait partie des droits fondamentaux d’un citoyen pour conquérir son autonomie, il est significatif de voir l’ensemble des Etats, chacun à sa manière, abandonner des pans entiers de leur corps social et de leur territoire. C’est bien l’égalité au sens où la France l’a inscrite sur le fronton de ses mairies qui est atteinte, c’est-à-dire non pas le droit de faire ce que l’on veut au même titre que les autres, mais l’organisation par la puissance publique des conditions de cette autonomie individuelle sans laquelle il n’est pas de citoyenneté véritable.

Le cycle néolibéral ouvert depuis la fin des années 70 semble aujourd’hui atteindre ses limites. En France, l’assignation géographique se double d’une assignation sociale qui contredit violemment la promesse de la République. La fragilisation des classes moyennes met en danger les démocraties. On peut continuer, bien sûr, à faire comme si de rien n’était et renforcer le mécanisme de relégation. Fermer des gares et automatiser les tâches, sabrer les coûts pour rentabiliser les services publics, en négation complète de ce que signifie ce terme, et créer ainsi plus de chômage, donc plus de charges pour ceux qui essaient de vivre de leur travail. Mais, de fait, les révoltes grondent un peu partout. Une question se pose : les défenseurs de ce système ubuesque attendront-il l’explosion finale ou retrouveront-ils à temps ce minimum de bon sens qui leur fera constater qu’eux aussi ont intérêt à la République laïque et sociale ?

Source : Marianne 24/10/2019

http://synthesenationale.hautetfort.com/archive/2019/10/24/la-re%CC%81volte-des-manants-6185226.html

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