Pierre Conesa est un ancien haut fonctionnaire du ministère de la Défense. Son dernier livre, Vendre la guerre – Le complexe militaro-intellectuel (Éditions de l’Aube, 354 pages, 24 euros), s’intéresse de façon très fouillée aux « acteurs sociaux, au-delà des militaires, (qui) préconisent et préparent l’opinion à la guerre ». L’auteur évoque ainsi ces lobbyistes impliqués activement dans la promotion de la « quarantaine d’interventions militaires occidentales de toutes natures depuis 1991 ». La présente recension se restreindra à ce thème majeur, en laissant le soin aux lecteurs de méditer les nombreuses réflexions sur l’histoire et l’actualité contenues dans l’ouvrage.
Un outil conceptuel indispensable
En Occident, la guerre doit être « démocratique », c’est-à-dire soutenue par l’opinion et justifiée à partir d’une double négation humanitaire « On ne peut pas ne pas ! ».
C’est là qu’intervient le complexe militaro-intellectuel, composé d’intellectuels, d’universitaires, d’humanitaires, d’experts, d’hommes politiques, etc. Les intéressés n’iront bien évidemment jamais combattre sur place mais « jouent leur rôle sur les plateaux de télévision », sachant que c’est leur influence qui importe et non la qualité scientifique de leurs productions. Leur mission consiste à « choisir la guerre, désigner le méchant, interpeller le politique et dénoncer l’inaction occidentale ».
« Des vendeurs d’émotions rapides secrétées par la scène médiatique » sont ainsi apparus depuis une cinquantaine d’années, quand l’audiovisuel a détrôné l’imprimé dans la culture de masse.
De fait, « l’image supplante le texte et peut prêter à des manipulations » : faux charniers de Timisoara en 1990, témoignage « grand guignolesque » d’une jeune femme (en fait la fille de l’ambassadeur du Koweït à Washington) devant le Congrès américain avant le déclenchement de la première guerre du Golfe en 1991 (un conflit couvert en direct par CNN, avec « zéro-mort » occidental), etc.
« La réalité compte peu et on préfère plaquer, sur le présent compliqué, des gros mots du passé pour disqualifier les adversaires du présent : Hitler, Munich, Nuremberg, fascistes… »
« C’est sur les plateaux télévisés et à travers des images en direct que la guerre sur des théâtres lointains se vit dorénavant, que le bourreau et la victime sont désignés, et d’où le politique est interpellé et accusé d’inaction. (…) Une fois les projecteurs des médias éteints, l’intérêt des acteurs les plus actifs se détourne… »
Des think tanks belliqueux
Ces groupes d’experts jouent aux États-Unis « un rôle beaucoup plus important qu’en Europe dans la définition de la stratégie militaire, car ils recyclent d’anciens responsables politiques et militaires qui, en tant que citoyens, peuvent s’exprimer librement dans les médias ». Bien souvent, les chercheurs européens s’y réfèrent d’ailleurs directement.
Depuis 2010, après l’ère des soviétologues puis des experts en terrorisme islamiste, les thinks tanks américains se concentrent surtout sur la « menace chinoise ».
Leurs représentants sur les plateaux télévisés promeuvent les thèses bellicistes de l’« impérialisme bienveillant » de l’Occident, censé être en charge de la « police de la planète ».
La propagande de guerre
La communication pro-guerre s’inscrit dans le cadre d’une propagande moderne dont les argumentaires se retrouvent régulièrement :
1/ Nous ne voulons pas la guerre.
2/ Le camp adverse est le seul responsable de la guerre.
3/ Le chef du camp adverse a le visage du diable.
4/ Nous défendons une cause noble et non des intérêts particuliers.
5/ L’ennemi commet sciemment des atrocités. Si nous commettons des bavures, c’est involontairement.
6/ L’ennemi utilise des armes non autorisées.
7/ Nous subissons très peu de pertes. Celles de l’ennemi sont énormes.
8/ Les artistes et les intellectuels soutiennent notre cause.
9/ Notre cause a un caractère sacré.
10/ Ceux qui mettent en doJoute notre propagande sont des traîtres.
Le point n° 8 concerne donc spécifiquement le complexe militaro-intellectuel. Celui-ci est chargé de diffuser l’ensemble de ces assertions pour influencer l’opinion publique.
Quand les guerres restent silencieuses
A contrario, « quelques quatre cents crises violentes mitent la surface du globe, sans mériter l’attention internationale. » En effet, deux règles doivent impérativement être respectées pour retenir l’attention du complexe militaro-intellectuel :
1/ Ne pas s’attaquer à un acteur intouchable. En six ans, la guerre au Yémen, qui implique l’Iran et l’Arabie saoudite, a causé environ 230 000 morts et plus d’un million de déplacés dans un pays qui connaît la pire crise humanitaire au monde selon l’ONU. Mais il est entendu qu’« on ne touche pas à l’Arabie saoudite ! ».
2/ Les guerres illisibles sont peu médiatisables. Ainsi, certains conflits en Afrique, bien que très sanguinaires, « sont trop compliqués : pas de véritable camp du bien, sans enjeu philosophique ». « La crise éthiopienne est l’exemple d’une incroyable complexité, où gentils et méchants alternent. »
Les lanceurs d’alerte
Animés par des valeurs de transparence et de liberté, des hommes et des femmes ont pris des risques formidables pour informer l’opinion publique.
Les plus célèbres sont l’Américain Edward Snowden, ancien employé de la CIA et consultant de la NSA qui a dû trouver refuge en Russie, et l’Australien Julien Assange, le fondateur de WikiLeaks, emprisonné dans des conditions révoltantes en Grande-Bretagne et passible de 175 ans de prison aux États-Unis pour des faits qualifiés d’espionnage.
Pour mémoire, depuis 2010, « la publication de télégrammes de la diplomatie américaine par WikiLeaks a permis de prendre connaissance de 243 270 dépêches ou mémos confidentiels ». En 2016, ce site a publié les rapports confidentiels de la NSA américaine sur les écoutes d’Angela Merkel, Benyamin Netanyahou, Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy durant la période 2007-2011.
« Face à cette contribution démocratique à la transparence, le Congrès américain vient d’adopter le Cloud Act, qui donne le droit à la CIA d’accéder à toutes les données de stockage dans les sites américains ou localisés sur le territoire américain. »
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En 1961, le président américain Dwight Eisenhower évoquait « l’influence illégitime » du « complexe militaro-industriel » dans son pays, en désignant un ensemble constitué par l’industrie de l’armement, les forces armées et des décideurs publics.
Tout en intégrant pleinement cette dimension, Pierre Conesa avance l’idée que le complexe militaro-intellectuel, apparu ultérieurement, est désormais capable d’imposer un narratif aux gouvernants, surtout si ce dernier concorde avec la perspective de bénéfices en politique intérieure. Les « donneurs de leçons » ont ainsi « pris une place d’autant plus importante dans les choix d’interventions extérieures que les politiques manquent d’expérience internationale », une lacune dont leurs aînés étaient préservés.
De fait, dans l’expression proposée par l’auteur, c’est le préfixe « militaro » qui prime, sans désigner l’institution militaire proprement dite mais plutôt l’industrie de l’armement. En effet, loin d’exprimer spontanément des valeurs humanitaires sincères, ces « militaro-intellectuels » apparaissent avant tout au service des marchands de canons et de l’impérialisme américain, loin des prises de position des penseurs des générations précédentes qui reprenaient volontiers le slogan « US Go Home » et vitupéraient de façon véhémente l’american way of life.
L’implication des intellectuels dans la propagande de guerre n’est certes pas nouvelle. Durant le premier conflit mondial, les discours et articles bellicistes de Maurice Barrès lui valaient d’être qualifié de « rossignol du carnage » par le pacifiste Romain Rolland et de « chef de la tribu des bourreurs de crâne » par Le Canard enchaîné, mais ses détracteurs ne l’accusaient pas d’accointances avec des intérêts étrangers.
Loin de l’amour de la patrie exprimé par l’écrivain lorrain, les prises de position des « militaro-intellectuels » d’aujourd’hui laissent à penser que l’empathie pour la nation française n’est point du tout leur fait…
Johan Hardoy
https://www.polemia.com/complexe-militaro-intellectuel-quand-les-intellectuels-promeuvent-la-guerre/