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Depuis vingt-cinq ans, le fonctionnement opérationnel du régime AGS est assuré par un établissement de l’Unédic, la fameuse DUA. Elle se compose de 230 personnes, dispose de quinze centres à travers la France métropolitaine et départements d’outre-mer. En septembre 2018, Houria Aouimeur-Milano est recrutée pour remplacer Thierry Météyé, 72 ans, qui doit partir à la retraite en fin d’année, après trente-huit ans à la direction de l’AGS. C’est Geoffroy Roux de Bézieux, le patron du Medef, qui connaît les qualités de cette juriste maison, passée par la direction des affaires sociales de l’organisation patronale et la direction de sa branche conseil, qui a proposé son nom au cabinet chargé de trouver un remplaçant à Météyé.
À peine arrivée, l’assistante d’Houria Aouimeur-Milano la prévient : « On est chez les fous ! » Alertée par des rumeurs de malversations, elle adresse en novembre au président de l’AGS et à Patrick Martin, alors numéro 2 du Medef, un rapport d’étonnement. Dans sa note, elle prévient de nombreuses anomalies, pointe du doigt des contrats et honoraires dérogatoires avec des prestataires dont une avocate ayant l’exclusivité sur des dossiers qualifiés de « sensibles », évoque les relations troubles que Thierry Météyé entretient avec les administrateurs judiciaires et les mandataires judiciaires, s’étonne de l’attribution d’un « label » maison permettant à certains mandataires judiciaires de se voir attribuer préférentiellement les affaires par les tribunaux de commerce et d’être payés par l’AGS sans contrôle… Chaque jour qui passe donne lieu à de nouvelles découvertes et l’impression grandissante d’avoir mis les pieds dans une pétaudière. Dans un mail du 25 novembre 2018 au président de l’AGS, Houria Aouimeur-Milano alerte sur les « évolutions pour le moins incohérentes du compte de résultat négatif de l’AGS ces quatre dernières années ». Elle conditionne alors la signature de son CDI à la tenue d’un audit.
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C’est à ce moment précis que la nouvelle directrice nationale de la Délégation Unédic AGS (DUA) est l’objet de premières menaces. Des intimidations et des attaques qui se poursuivent jusqu’à son domicile. Le 4 janvier 2019, le judas de la porte et la serrure sont bouchés par de la colle. Sa porte est lacérée, son nom, arraché de la boîte aux lettres. Houria Aouimeur-Milano dépose une première plainte. Sur Facebook, elle reçoit des messages menaçants. Le 28 janvier 2019, son domicile est à nouveau dégradé. La patronne de la DUA est contrainte de déménager. Le Medef se décide à faire escorter nuit et jour Houria Aouimeur-Milano. Une protection rapprochée qui dure jusqu’à la fin de l’année et dont le coût est intégralement supporté par l’AGS.
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Ce qu’elle découvre bientôt à mesure qu’Advolis se plonge dans les comptes de l’AGS dépasse de beaucoup les conclusions du premier rapport. Il s’agit des failles d’un système. De l’évaporation supposée de milliards d’euros. En effet, chaque année, l’AGS avance en moyenne 1,5 milliard d’euros aux administrateurs et mandataires judiciaires pour soutenir les entreprises en difficulté. Reste qu’après liquidation judiciaire ou cession prononcée par un tribunal judiciaire, les comptes devraient être clôturés. Le mandataire judiciaire, selon la loi, a deux ans pour clarifier en diligence les comptes. Dans les faits ? Il apparaît que le sport favori de certains mandataires serait de repousser la clôture de leur dossier.
C’est ainsi que les équipes d’Houria Aouimeur-Milano ont comptabilisé près de 40 000 dossiers non clôturés. (…) La nouvelle plainte que le président de l’AGS et Houria Aouimeur-Milano déposent en octobre 2019 évoque des pertes annuelles de l’ordre 1,5 milliard d’euros pour la période allant de 2013 à 2018. Un total de 7 125 772 562 euros d’avance irrecouvrables sans que personne, jusqu’alors, ne s’interroge sur leur disparition. Incompréhensible. Plus de 7 milliards classés en perte sans vérification, alors que l’AGS est un fonds garanti. Un mois plus tard, l’Unédic dépose sa propre plainte, visant les mêmes soupçons d’abus de confiance, de faux et d’usage de faux et de recel.
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Ce n’est plus qu’une question de jours pour qu’Houria Aouimeur-Milano ne soit mise à pied. Une manière de solder un problème plutôt que de réformer un système devenu fou et opaque. Comme si tout le monde s’était entendu pour que le système des AGS perdure. À commencer par l’État. Car si l’affaire est suivie en haut lieu, de Bercy en passant par le ministère du Travail, la Chancellerie et même l’Elysée, il n’est personne pour voler au secours du soldat Aouimeur-Milano. Ce n’est pourtant pas la première fois que les dysfonctionnements de l’univers de la justice commerciale sont dénoncés. Plusieurs acteurs publics, depuis le rapport Montebourg en 1998, dans le cadre des travaux d’une commission d’enquête parlementaire, l’ont fait. Chaque fois en pure perte. Comme si nombreux étaient ceux qui œuvrent pour que rien ne change. En 2007, Nicolas Perruchot, député du Loir-et-Cher, propose la création d’une nouvelle commission d’enquête. L’idée ne soulève pas l’enthousiasme. Mais en 2010, le Nouveau Centre utilise le « droit de tirage », qui autorise chaque groupe parlementaire à réclamer la création d’une commission d’enquête pour rouvrir le débat. L’UMP, les socialistes, les Verts rechignent. La commission est malgré tout mise en place, le rapport, rédigé. Sur les trente membres de la commission, seuls neuf participent au vote. Deux centristes votent pour, trois socialistes contre. Les quatre élus UMP s’abstiennent. Puisqu’il n’a pas été adopté, le rapport ne sera pas publié, fait rarissime pour la Ve République.