Dans le JDD, Philippe de Villiers revient sur les annonces de fermetures d’usines Michelin et de plan social chez Auchan :
[…] J’ai vécu le moment historique où la classe dirigeante a changé de paradigme : on est passé d’un pays de producteurs à un marché de consommateurs.
Le point de bascule fut l’accord de Marrakech, signé le 15 avril 1994, au nom du libre-échange mondialisé : la nation n’est plus considérée comme un espace économique pertinent ; le marché mondial a vocation à remplacer les marchés locaux. On ira produire là où c’est le moins cher et on reviendra vendre là où il y a encore du pouvoir d’achat. La sémantique va suivre : on ne parlera plus du « marché commun » ou de la « préférence communautaire ».
Alors se profile, avec la fermeture de nos usines, le déclin de notre appareil de production. On ne produit plus, on importe. Mais c’est surtout l’émergence de la grande distribution qui forme un binôme à succès avec l’importation. Le culte du bas prix élit son temple à la sortie du bourg : le hangar transcendantal des nouvelles ferveurs de l’homme hors-de-soi. Puis viennent les effets mécaniques de ce choix euphorisant : l’appel à l’immigration comme armée de réserve des consommateurs manquants. L’État bascule dans la politique de l’assistance pour favoriser le consumérisme.
Derrière ce point de bascule, il y a un corpus idéologique nouveau : nos élites globalisées ont cru que l’économie allait se déplacer. Elles ont revisité la célèbre théorie de Jean Fourastié :
« Une économie équilibrée entretient simultanément trois secteurs : d’abord le secteur primaire – l’agriculture –, ensuite le secteur secondaire – l’industrie –, enfin le secteur tertiaire – les services. »
Le nouveau discours invitait à se dépouiller pour mieux s’enrichir. On nous rassurait sur le calcul à venir :
« Nous allons abandonner nos secteurs primaire et secondaire, nos victuailles, nos usines, à des pays émergents à bas coût de main-d’œuvre. Mais nous allons compenser – et au-delà – cette perte par le développement des services, de la matière grise et de la haute technologie. Ce n’est pas demain la veille que les Indiens et les Chinois vont former des informaticiens et imaginer de la high-tech ! Laissons-les fabriquer nos chaussures et notre bas-de-gamme industriel. »
Le résultat est sous nos yeux. Les nouvelles puissances émergentes ont formé des informaticiens, des ingénieurs, et fabriquent nos chaussures. Mais voici qu’ils produisent aussi des semi-conducteurs, des batteries électriques, des panneaux photovoltaïques. Après avoir bien profité du mondialisme, ils ont réinventé le protectionnisme – la préférence chinoise, le marché commun américain.
Nous sommes remplacés dans nos productions traditionnelles. Et nous voilà supplantés dans la matière grise et la haute technologie, par des pays neufs qui ont su jouer de la mondialisation des échanges et d’un double tamis – défensif, celui de la fermeture à l’import, et offensif, celui de la subvention à l’export. Les deux mâchoires se sont refermées sur l’Europe et sur la France.