Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

culture et histoire - Page 1202

  • À propos de Stepan Bandera (1909 – 1959), une figure controversée du nationalisme ukrainien par Pascal G. LASSALLE

    Vendredi 1er janvier [2016], des milliers d’Ukrainiens ont défilé lors d’une marche aux flambeaux à Kyiv et dans plusieurs villes du pays pour commémorer le 107e anniversaire d’une figure éminente, mais controversée de l’histoire tumultueuse de leur nation, Stepan Andriïovytch Bandera.

    Né en effet le 1er janvier 1909 en Galicie (Ukraine occidentale), alors sous domination autrichienne, d’un père prêtre grec-catholique (uniate), le jeune Stepan a grandi dans une atmosphère de patriotisme et de culture nationale ukrainienne.

    Conjointement à ses études secondaires, il devint membre du mouvement scout patriotique Plast et milita dans un groupe de jeunes nationalistes. En 1927, muni de l’équivalent du baccalauréat, il entra à l’Institut agronomique de L’viv.

    Dans une Galicie sous administration polonaise, objet d’une violente politique d’assimilation et de « pacification » de la part de Varsovie, il adhéra à l’Organisation militaire ukrainienne (UVO) du colonel Yevhen Konovalets, vivier de jeunes activistes dans laquelle il rencontra des hommes comme Yaroslav Stetsko ou Roman Choukhevytch.

    À partir de 1929, il devint membre de la toute nouvelle Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) dont il gravit rapidement les échelons hiérarchiques jusqu’à prendre la tête de l’exécutif de sa branche d’Ukraine occidentale.

    Au sein de cette structure politique marquée par le nationalisme intégral de l’idéologue Dmytro Dontsov, il organisa un attentat contre le consul soviétique Maylov à L’viv (1933), puis ordonna l’exécution du ministre polonais de l’Intérieur Bronislaw Pieracki (1934), sanglant « pacificateur » de la Galicie et de la Volhynie.

    Arrêté et condamné à mort, sa peine fut commuée en emprisonnement à vie.

    Libéré au moment de l’invasion allemande de la Pologne en septembre 1939, il s’opposa à la ligne suivie par le dirigeant de l’OUN, Andriy Melnyk, qui avait pris la tête de l’organisation après l’assassinat de Konovalets par un agent de Staline.

    Représentant les combattants de l’intérieur, Bandera, Stetsko et Choukhevytch contestèrent vivement la ligne suivie par les dirigeants émigrés, refusant notamment un alignement sur l’Allemagne et exigeant une intensification de la lutte contre les Soviétiques. 

    La rupture intervint dès février 1940 avec la création d’une branche révolutionnaire de l’organisation, l’OUN-B (B pour Bandera, qui adopta notamment le célèbre drapeau aux bandes rouges et noires) désormais distincte et souvent rivale de l’OUN-M (Melnyk), ce qui occasionna par moment des règlements de compte entre représentants des deux branches.

    Circonspects vis-à-vis des Allemands, Bandera et ses partisans n’en négocièrent pas moins auprès de laWehrmacht, la formation d’une Légion ukrainienne de 680 hommes constituée des bataillons Nachtigall etRoland.

    L’OUN-B se prépara à prendre le pouvoir en Ukraine avec ou sans l’assentiment des Allemands : au moment de l’offensive hitlérienne de juin 1941 contre l’URSS, 5 000 à 8 000 éléments de l’organisation s’infiltrèrent en Ukraine soviétique.

    Le 30 juin 1941 à L’viv, les représentants de l’OUN-B proclamèrent unilatéralement un État ukrainien indépendant sous la direction de Yaroslav Stetsko. Quelques jours plus tard, Bandera et plusieurs de ses partisans furent arrêtés par les Allemands chez lesquels avait prévalu la ligne funestement raciste et pangermaniste défendue par Hitler et nombre de ses exécutants, dont le sinistre Erich Koch, futur commissaire du Reich pour l’Ukraine.

    Transféré à Berlin, Bandera fut ensuite interné au camp de concentration de Sachsenhausen jusqu’en septembre 1944. Dès lors, il refusa de s’associer au Comité national ukrainien créé avec l’aval des Allemands et entra dans la clandestinité alors qu’en Ukraine même, les résistants nationalistes de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) dirigée par Roman Choukhevytch (alias Taras Tchouprynka), menaient un combat désespéré contre l’Armée rouge et les troupes du NKVD après avoir lutté contre les forces duReich et les Polonais lors des tragiques événement de Volhynie en 1943 (une blessure mémorielle qui n’est toujours pas complètement cicatrisée entre les deux voisins slaves et que Moscou ne manque pas d’exploiter).

    Après 1945, il resta en RFA où il devint président de l’OUN-B en exil, mobilisa la diaspora et coordonna la résistance des derniers noyaux de l’UPA jusqu’au début des années cinquante.

    Très actif, il édita de nombreuses publications et suscita la création du Bloc antibolchevik des nations(ABN).

    Bête noire des Soviétiques qui redoutaient plus que jamais l’action des Bandéristes et autres « nationalistes bourgeois » ukrainiens, il fut l’objet de multiples attentats jusqu’à ce jour fatal d’octobre 1959, où il mourut assassiné par l’agent du KGB Bohdan Stachynskyi (1). 

    Aujourd’hui, la figure de Bandera reste éminemment controversée.

    Honoré dans la diaspora et en Ukraine de l’Ouest (plusieurs monuments ont été érigés à L’viv, Ivano-Frankivsk ou Ternopil’), il suscite des sentiments beaucoup plus mitigés dans le reste du pays qui vont jusqu’à la franche hostilité tant les effets d’une propagande soviétique mensongère qui le dépeint comme un simple collaborateurs des nazis et un abominable massacreur de Juifs (accusations sans fondements) ont porté leurs fruits, en particulier dans cette poche de soviétisation et de russification extrême que constitue le Donbass, avec les résultats que l’on connaît depuis bientôt deux ans.

    Ces mensonges et contre-vérités continuent à êtres véhiculés par les nostalgiques du communisme, mais aussi et surtout par le Kremlin, en particulier depuis la « Révolution Orange » de 2004, qui dénonce l’« instrumentalisation de l’Histoire à des fins politiques », les multiples atteintes à l’« Histoire commune » (comprendre l’historiographie russo-soviétique, hégémonique en Occident qui englobe le « petit frère » ukrainien et lui dénie toute histoire propre) et la « réhabilitation des collaborateurs des nazis » en Ukraine. Le pouvoir russe actuel sacrifie en fait à une tradition moscovite immuable, celle de vouer aux gémonies toutes les figures et événements historiques qui rappellent au monde entier que les Ukrainiens ne sont pas des Russes et qu’ils n’ont jamais cessé, comme l’affirmait Voltaire, de lutter obstinément pour leur liberté et la reconnaissance de leur identité.

    Ce phénomène récurrent s’est depuis intensifié sous la forme d’un Blitzkrieg médiatique malheureusement efficace visant à sidérer et hystériser des pans entiers des populations russes ou russophones d’Ukraine, avec un certain succès (sans parler des relais occidentaux cyniquement instrumentalisés et menés en bateau, qu’ils soient sincères ou simplement stipendiés), en présentant notamment les événements de l’hiver 2013 – 2014 et ceux qui ont suivi comme un remake de la « Grande guerre patriotique » qui assimile la lutte contre les patriotes et nationalistes ukrainiens à celle menée par les grands ancêtres soviétiques contres les « fascistes » (usage d’une rhétorique vintage dans laquelle la « junte fasciste de Kiev » côtoie, entre autres, les prétendues exactions des « bataillons punitifs »), sans parler aussi des délires sur Gladio, les manipulations des services occidentaux et tout un fatras indigeste et confus qui en dit plus long sur leurs auteurs qu’il n’en reflète des réalités plus nuancées et complexes. Stepan Bandera n’était certainement pas un enfant de chœur, mais sûrement pas le monstre qu’une propagande virulente et diabolisante continue de dépeindre sur un mode obsessionnel. Il fut quoi qu’il en soit, malgré ses failles et ses limites dans un contexte historique troublé et extrême, l’incarnation d’un nationalisme intransigeant inaccessible à tout compromis et à toute corruption, ce qui constitue plus que jamais un symbole puissant et agissant dans des franges croissantes de l’opinion ukrainienne, ce qu’il convient donc d’éradiquer, du côté du Kremlin et de ses soutiens inconditionnels.

    Pascal G. Lassalle 

    Note 

    1 : Il n’existe à ce jour aucune biographie en français sur Bandera. L’histoire du nationalisme ukrainien reste encore une terra incognita dans notre pays. 

    Christophe Dolbeau a rédigé un formidable outil de travail et de mémoire avec son Petit dictionnaire des résistances nationales à l’Est de l’Europe 1917 – 1989 face au bolchevisme (Première édition chez Artic, en 2006, réédition chez Akribéia en 2015) dans lequel on trouve une partie très complète sur l’Ukraine. 

    L’ouvrage de l’Italien Alberto Rosselli, La résistance antisoviétique et anticommuniste en Europe de l’Est de 1944 à 1956, a enfin été traduit en français, toujours aux Éditions Akribeia (Saint-Genis-Laval, 2009), avec un bon chapitre consacré à la lutte de l’UPA.

    Roland Gaucher a naguère également parlé du combat des nationalistes ukrainiens dans son ouvrage L’opposition en URSS 1917 – 1967 (Albin Michel, Paris, 1967).

    Le journaliste Patrice de Plunkett, ex-A.F. et GRECE (sous le pseudonyme de Patrick Louth) a aussi évoqué la lutte du chef de l’OUN-B dans le tome 2 de l’ouvrage collectif, Les survivants de l’aventure hitlérienne (Éditions Famot, Genève, 1975), titre d’ailleurs très équivoque qui peut contribuer à entretenir la controverse sur l’action du chef nationaliste. 

    Dans son livre Safe for democracy : The Secret Wars of the CIA (Ivan R. Dee, Chicago, 2009), l’historien étatsunien John Prados, rappelle que la CIA considérait Bandera comme « anti-américain » et a refusé de le protéger, s’efforçant de convaincre le SIS britannique de faire de même. 

    Le lecteur intéressé pourra, le cas échéant, se référer à l’énorme fond documentaire de la Bibliothèque ukrainienne Symon-Petlura au 6, rue de Palestine dans le XIXe arrondissement de Paris. 

    Notons également que le cinéaste ukrainien Oles Yanchuk a évoqué la dernière période de la vie de Stepan Bandera dans un long-métrage réalisé en 1995, L’attentat, un meurtre automnal à Munich (Attentat, ossinnye vbystvo v Miounkheni / Assassination, an autumn murder in Munich). De nombreux documentaires , généralement bien faits, ont aussi été réalisés en Ukraine ces dernières années, sans parler des très nombreux ouvrages, inégaux, parus là-bas et non traduits.

    • D’abord mis en ligne sur Cercle non conforme, le 2 janvier 2016.

    http://www.europemaxima.com/?p=4680

  • L'ANCIEN RÉGIME La Corporation ou la Patrie du travailleur :

    La liberté de l’ouvrier dans l’ancienne France, sa dignité et son bien-être, sont attestés par l’organisation du travail au Moyen-âge. Là encore, comme pour la Révolution communale, la monarchie favorisa l’émergence de corps libres. Ceux-ci s’organisèrent dans les communes libérées et codifièrent leurs us et coutumes que l’autorité royale homologua dans le magnifique Livre des Métiers d’Etienne Boileau en 1268…
    En entrant dans la Communauté par la porte de l’apprentissage, le jeune ouvrier y rencontrait tout d’abord des devoirs de diverses natures, mais il y trouvait aussi des droits, c’est-à-dire des coutumes ayant force de loi ; c’était là son « privilège » et son code. Soumis à l’autorité du maître, mais placé en même temps sous l’aile maternelle de la maîtresse, bénéficiant des conseils du premier valet, il avait déjà, sans sortir de la maison patronale, de très-sérieuses compensations. Au dehors, les garanties se multipliaient ; il se sentait plus fort encore ; membre d’une Communauté ouvrière qui était quelque chose par elle-même et qui comptait dans le vaste syndicat des Corporations, il se savait appuyé, défendu. Il l’était en effet, comme l’homme d’Eglise se sentait soutenu par l’Evêque, l’homme de loi par le Parlement, et le clerc par l’Université.
    De son patron, l’homme de travail allait hiérarchiquement aux Jurés de la Corporation, puis au prévôt de Paris et aux grands officiers de la couronne, maîtres et protecteurs de certains métiers ; enfin il pouvait remonter des Conseils, jusqu’au Roi lui-même, chef suprême de cette société féodale où le travail avait su se faire une place.
    L’historien de la Révolution, Louis Blanc disait : « La Fraternité fut le sentiment qui présida dans l’origine à la formation des communautés professionnelles.» On y retrouve l’esprit chrétien de la compassion pour le pauvre, du partage, la sollicitude pour les déshérités. « …la probité au mesureur ; il défend au tavernier de jamais hausser le prix du gros vin, comme boisson du menu peuple ; il veut que les denrées se montrent en plein marché, et afin que le pauvre puisse avoir sa part au meilleur prix, les marchands n’auront qu’après tous les habitants de la cité la permission d’acheter des vivres.» On distingue déjà un souci du consommateur qui ferait pâlir le commerce d’aujourd’hui…
    Dans ces antiques jurandes, point de place pour la haine de son semblable et le désir de ruiner autrui. On trouvait l’union dans une même organisation sociale patronale et ouvrière dont l’intérêt commun était et reste, la bonne marche du métier. On se rapprochait, on s’encourageait et on se rendait de mutuels services. Le voisinage professionnel éveillait une rivalité sans haine dans une fraternelle concurrence alors que la Révolution Libérale interdira, pour dominer les ouvriers, tout principe d’association.
    « La corporation a été la patrie chérie de l’artisan ; la royauté, sa tutrice vigilante ; l’art son guide et son maître. La corporation lui a permis de grandir…La royauté, en le protégeant et en le soumettant à ses lois, a créé la grande industrie et l’a fait lui-même, de bourgeois d’une commune, citoyen d’un grand royaume.» disait l’historien économiste Pierre-Emile Levasseur, dans son Histoire des classes ouvrières. Il rajoutait : « La corporation a été la sauvegarde et la tutrice de l’industrie. Elle a enseigné au peuple à se gouverner lui-même. Elle a fait plus ; elle a donné aux artisans des dignités, la science et le goût du métier, les secours d’argent, les joies de la fraternité dans le sens étendu du mot, par ses fêtes, ses réceptions, ses examens. Elle a été la grande affaire des petites gens, la source de leurs plaisirs, l’intérêt de toute leur vie.»
    Ecoutons l’anarchiste Paul Lafargue dans son livre Le Droit à la Paresse : «Sous l’ancien régime, les lois de l’Eglise garantissaient au travailleur 90 jours de repos (52 dimanches et 38 jours fériés) pendant lesquels il était strictement défendu de travailler. C’était le grand crime du catholicisme, la cause principale de l’irréligion de la bourgeoisie industrielle et commerçante. Sous la Révolution, dès qu’elle fut maîtresse, elle abolit les jours fériés, et remplaça la semaine de sept jours par celle de dix afin que le peuple n’eût plus qu’un jour de repos sur dix. Elle affranchit les ouvriers du joug de l’Eglise pour mieux les soumettre au joug du travail…
    L’apprenti était protégé à la fois contre lui-même et contre son maître, contre sa propre étourderie et contre les abus…dont il pouvait être victime. L’ouvrier était défendu par le texte des règlements de la communauté et par les jurés interprètes légaux des statuts du métier, contre la mauvaise foi du maître qui aurait eu la velléité soit de le congédier avant la fin de son louage, soit de diminuer son salaire ou d’augmenter son travail. Il était protégé par les termes même de son engagement, contre l’inconstance de son caractère et les inconséquences de son humeur. Le travail était donc pour l’ouvrier un titre de propriété, un droit et le maître y trouvait son compte par le contrôle du métier et contre les exactions d’entreprises rivales...Le consommateur était rassuré, point de malfaçon et de tricherie dans les produits, enfin une saine Economie sociale.
    Chaque corps de métier constituait un petit Etat avec ses lois, ses rites, ses fêtes religieuses et jours chômés, ses bannières, fêtes et processions, sa « sécurité sociale», ses formes de retraites, ses hôpitaux, enfin son organisation propre, autonome et fraternelle. Les malades, les veuves, les orphelins étaient sous la protection des chefs du métier qui s'en occupaient comme de leur propre famille.
    Protection de l’enfance ouvrière ; garantie du travail à qui en vit, et de la propriété industrielle à qui la possède ; examen et stage pour constater la capacité des aspirants et interdiction du cumul des professions pour en empêcher l’exercice abusif ; surveillance de la fabrication pour assurer la loyauté du commerce ; fonctionnement régulier d’une juridiction ouvrière ayant la main sur tous les métiers, depuis l’apprentissage jusqu’à la maîtrise ; suppression de tout intermédiaire parasite entre le producteur et le consommateur ; travail en commun et sous l’œil du public ; solidarité de la famille ouvrière ; assistance aux nécessiteux du métier…
    Pour tout dire une forme embryonnaire de législation sociale…On est loin des temps obscurs moyenâgeux enseignés par l’école républicaine alors que le monde ouvrier allait connaître le véritable esclavage avec les idéaux de la Révolution mis en pratique par la République antisociale qui pilla les biens corporatifs du monde ouvrier acquis depuis des siècles.
    Expression de la société chrétienne et féodale, le régime du Livre des Métiers plaçait le travail sous la main de l’Eglise et de l’Etat ; celui de Turgot et des économistes, fait à l’image du monde moderne, essentiellement laïque et libéral, ne le soumet à aucune puissance de l’ordre moral ou politique ; mais, en l’affranchissant de toute sujétion civile et religieuse, il le laisse sans autre protecteur que lui-même.
    Le vol du bien commun des ouvriers a été décidé par le décret d’Allarde du 2 - 17 mars 1791, qui déclare propriété nationale les biens corporatifs.
    L'historien Hippolyte Taine évalue à seize milliards de l'époque la valeur du patrimoine des métiers confisqué aux corporations. Somme énorme si l'on considère le chiffre peu élevé des effectifs ouvriers au moment de la révolution.
    Privés de leur patrimoine, les corps de métiers ne pouvaient plus vivre. Au demeurant, le décret d'Allarde faisait du libéralisme économique le fondement du nouveau régime du travail, de la production et du commerce, et le 14 - 17 juin 1791, la loi dite "Le Chapelier" interdisait aux hommes de métier de s'associer en vue de "former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs".
    Dès le lendemain de la suppression du régime corporatif, les ouvriers - charpentiers, maréchaux, tailleurs, cordonniers et autres - tentèrent de reformer des compagnonnages pour s'entendre sur leurs exigences en matière de salaires. Le législateur révolutionnaire brisa cette tentative en assimilant à la rébellion l'association entre Citoyens d'un même état ou profession. Or la rébellion était passible de la peine capitale.
    Tel est le nouveau droit inauguré en 1789 par la prise de la Bastille, qui plongera les ouvriers dans le monde infernal de la révolution industriel et des répressions sanglantes des républiques successives…
    On le voit, dans le système contemporain, le principe de la liberté a produit l’individualisme, avec ses initiatives et ses responsabilités, avec ses chances de succès et ses possibilités de fortune pour quelques-uns, mais aussi avec ses isolements, ses faiblesses et ses gênes pour le plus grand nombre. L’apprenti, l’ouvrier, le petit patron, ont conquis, en même temps que leur indépendance industrielle, le droit de se protéger eux-mêmes ; la Corporation n’est plus là pour former le faisceau et centupler les forces protectrices.
    Jadis avec les corporations, il y eut ce qu’on pourrait appeler un véritable honneur du travail. Après la révolution de 1789, c’est l’esprit bourgeois qui remplaça cet honneur qui était pourtant le moteur du monde ouvrier. Le poète Charles Péguy dans son ouvrage « L’argent » écrit en 1913, dénonçait déjà à cette époque, l’embourgeoisement du monde ouvrier :
    "Nous avons connu un honneur du travail exactement le même que celui qui au Moyen-Âge régissait la main et le cœur. C’était le même conservé intact en dessous. Nous avons connu ce soin poussé jusqu’à la perfection, égal dans l’ensemble, égal dans le plus infime détail. Nous avons connu cette piété de l’ouvrage bien fait, poussée, maintenue jusqu’à ses plus extrêmes exigences. J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales.
    Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ? Comment a-t-on fait, du peuple le plus laborieux de la terre, et peut-être du seul peuple laborieux de la terre, du seul peuple peut-être qui aimait le travail pour le travail, et pour l’honneur, et pour travailler, ce peuple de saboteurs, comment a-t-on pu en faire ce peuple qui sur un chantier met toute son étude à ne pas en fiche un coup.
    Ce sera dans l’histoire une des plus grandes victoires, et sans doute la seule, de la démagogie bourgeoise intellectuelle. Mais il faut avouer qu’elle compte. Cette victoire. "

    Ne serait-il pas sage de rechercher aujourd’hui, dans les statuts de l’Ancien Régime, ce que le régime actuel pourrait utilement lui emprunter ? Le système corporatif avait ses abus, que personne ne songe à faire revivre, et ses avantages de temps et de lieu, qui ont disparu avec l’état social dont il était l’expression. Ce qui n’a pu périr, ce sont les qualités essentielles et les vertus intrinsèques de ce régime, parce que les unes et les autres tiennent au principe d’association, qui est le correctif de la faiblesse individuelle.
    Alors ! N’oublions jamais la proclamation du Comte de Chambord : « La Royauté a toujours été la patronne des classes ouvrières.»

    http://www.royalismesocial.com/index.php?option=com_content&view=article&id=472:la-corporation-ou-la-patrie-du-travailleur-&catid=56:lancien-regime&Itemid=85

  • Réfléchir et Agir : Le Camp des Saints

    RA52couv.jpgLe nouveau numéro, pour la première fois tout en couleurs, de la revue « de désintoxication idéologique » Réfléchir & Agir vient de paraître.

    Le dossier thématique est d’une triste actualité puisqu’il porte sur « Le Camp des Saints ». Renaud Camus y rend hommage à Jean Raspail comme à l’un des « deux prophètes admirables de la submersion ethnique » – l’autre étant Enoch Powell –, tout en constatant douloureusement que « même le carnage du Bataclan n’a pas réussi à réveiller le dormeur France ». Parmi les autres contributions, on signalera notamment l’article de Yves-Marie Laulan (« Les “nouveaux” migrants vont-ils ensevelir l’Europe ? »), le témoignage du pasteur Jean-Pierre Blanchard sur la préférence immigrée au détriment des SDF français et européens (« la Croix-Rouge, le Secours populaire et l’Armée du Salut sont dorénavant au service du mondialisme »), et la note plus optimiste apportée d’Europe centrale par le Croate Tomislav Sunic et le Hongrois Ferenc Almassy. Pour ce dernier, « la forteresse d’Europe centrale qui se crée actuellement sera le roc sur lequel s’appuiera la résistance européenne ».

    Comme d’habitude, le dossier est suivi d’une abondante section culturelle : Georges Feltin-Tracol sur le jeune Cioran, Flavien Blanchon sur les frères Tharaud, gloires littéraires de l’entre-deux-guerres, aujourd’hui écrivains maudits, Pierre Saint-Servant sur l’empereur Frédéric II vu par Benoist-Méchin… On trouve deux entretiens avec des écrivains contemporains. Pierre Robin raconte son double apprentissage politique et esthétique dans les années 1970 et 1980, entre GUD et New Wave. Bruno Favrit décrit les inspirations de son œuvre, en insistant en particulier sur son rapport au paganisme.

    http://fr.novopress.info/198706/reflechir-agir-camp-saints/#more-198706
  • Chronique de livre : Jean-Claude Valla "La nostalgie de l’Empire, une relecture de l’histoire napoléonienne"

    2759018981.jpgJean-Claude Valla, La nostalgie de l’Empire, une relecture de l’histoire napoléonienne, éditions L’Aencre (collection Les Cahiers Libres d’Histoire), 2004

    Jean-Claude Valla, journaliste, historien et entre autre co-fondateur du GRECE a écrit de nombreux ouvrages dans la collection Les Cahiers Libres d’Histoire comme Georges Valois, de l’anarcho-syndicalisme au fascisme (2003) ou Ledesma Ramos et la Phalange Espagnole (2003). L’auteur, malheureusement disparu en 2010, nous propose une étude sur Napoléon et le mythe impérial qui ne pouvait que susciter mon intérêt ayant toujours eu depuis mon plus jeune âge une certaine sympathie (toute romantique) pour les empires, en particulier pour l’empire romain, l’empire carolingien et l’empire napoléonien. Et, ça tombe bien, ce sont ces trois empires qui sont passés au crible pendant les 109 pages de l’ouvrage. Un format court mais dense, qui permet d’aller à l’essentiel et peut être aisément complété par d’autres lectures.

    La thèse centrale de l’auteur est assez simple, Napoléon n’aurait pas simplement agi par mégalomanie mais pour se placer dans l’héritage romain et carolingien (p.18). Et c’est, je dois bien l’admettre, mon avis. L’ouvrage se découpe en quatre parties : l’héritage romain (Chapitre 1), l’héritage carolingien (Chapitre 2), un nouveau Charlemagne (Chapitre 3), la couronne de fer (Chapitre 4), auxquelles nous pouvons ajouter un avant-propos et une postface qui permettent de clarifier aisément la position de l’auteur et de ne pas cacher sa fascination, plus que son admiration, pour le premier empereur des Français.

    Cependant n’imaginez pas lire ici un ouvrage entièrement consacré à Bonaparte, l’auteur s’attarde longuement sur les différents empires et royaumes dont Napoléon se serait inspiré. De fait le premier chapitre devient très rapidement un abrégé d’histoire romaine. Ce qui intéresse l’auteur c’est de montrer la persistance du mythe impérial dans l’histoire et de certaines questions, comme par exemple la lutte entre le sacerdoce et l’empire. Particulièrement en ce qui concerne l’héritage carolingien. Car ce qui transparait dans l’ouvrage, c’est que si l’héritage romain existe bel et bien, il a pris corps au temps des Carolingiens, puis des Ottoniens, sous une forme dont se rapproche beaucoup plus Napoléon. Ainsi à l’instar de Charles le Grand, Napoléon ceint la « couronne de fer » des Lombards et tente de soumettre la Papauté et à l’instar des Ottoniens il convoite Rome dont il désigne son fils « roi »  rappelant le titre de « roi des Romains » qui avait court dans l’occident médiéval.

    Contrairement à une idée reçue, Napoléon n’apparaît pas comme un simple héritier de l’Antiquité, mais bien au contraire comme un véritable héritier des dynasties médiévales. Ainsi Joseph Siméon proclame que « Lorsque les institutions s’affaiblissent, et que la famille dégénérée ne peut plus soutenir le poids des affaires publiques, une autre famille s’élève. C’est ainsi que l’empire français a vu les descendants de Mérovée remplacés par ceux de Charlemagne, et ces derniers par ceux d’Hugues Capet. C’est ainsi que les mêmes causes  et des événements à peu près semblables (car rien n’est vraiment nouveau sous le soleil) nous amènent une quatrième dynastie. » (p.44) D’autres éléments peuvent se rajouter au dossier, Napoléon accepte la proposition de symbole de Cambacérès, l’abeille. Celle-ci faisant référence aux abeilles retrouvées dans la sépulture du roi Mérovingien Childéric, le père de Clovis, à Tournai. Napoléon va également utiliser un sceptre de Charles V surmonté de l’effigie de Charlemagne et se placer dans l’héritage des Francs. Car au-delà du peuple lui-même, dont l’origine germanique n’est pas ici au centre du débat, le mot « franc » vient du latin francus qui signifie « libre ». Ce qui n’est pas totalement innocent en cette période qui a vu le tourment révolutionnaire prospérer sur l’idée de liberté.

    Pourtant, malgré cet héritage qui paraît simple, Napoléon demeure tout au long de l’ouvrage un personnage complexe, voire contradictoire. Ce qui au fond en fait un personnage éminemment intéressant, cassant les clivages, peut-être le premier archéo-futuriste de l’histoire contemporaine. Jean Claude Valla n’hésite pas à caresser cette idée du doigt et va même plus loin  en conclusion de l’ouvrage: « Qui sait ? cette Europe, à la fois moderne et réenracinée dans ses traditions les plus anciennes, nous aurait peut-être évité la furie des nationalités, le culte de l’Etat-nation ce « nationalisme de bêtes à cornes » dont parlait Nietzsche, les sanglantes boucheries de 14-18 et de 39-45, puis au bout du compte, l’inexorable déclin du Vieux Continent au seul profit de cette nouvelle « usurière carthaginoise » que sont les Etats-Unis d’Amérique. » (p. 109)

    A méditer…

    Jean / C.N.C.

    http://cerclenonconforme.hautetfort.com/le-cercle-non-conforme/

  • À quoi peut bien servir l’écologie urbaine ? par Pierre LE VIGAN

    Fabrice Hadjadj dit : « L’apôtre qui balbutie comme un homme ivre vaut mieux que celui parle comme un livre ». Essayons de nous situer entre ces deux extrêmes. Partons d’un constat. Le déferlement des vagues du capitalisme (d’abord industriel) puis du turbocapitalisme (largement financiarisé) a complètement changé le monde. En 1980 déjà, Raymond Williams faisait le constat suivant : « Nous-mêmes, nous sommes des produits : la pollution de la société industrielle n’est pas seulement à trouver dans l’eau et dans l’air, mais dans les bidonvilles, dans les embouteillages, et ces éléments non pas seulement comme objets physiques mais nous-mêmes en eux et en relation avec eux […] Le processus […] doit être vu comme un tout mais pas de manière abstraite ou singulière. Nous devons prendre en compte tous nos produits et activités, bons et mauvais, et voir les rapports qui se jouent entre eux qui sont nos propres relations (1) ». 

    Plus de 60 % d’urbains sur terre, et bientôt les trois quart

    Situons l’enjeu de notre sujet, l’écologie urbaine. En 1800 environ 3 % de la population mondiale vivait en ville, en 1900, c’était 15 %, en 1950, nous avons doublé en pourcentage d’urbains, c’était 30 %. En l’an 2000 c’était 50 %. Nous en sommes à quelque 60 %. L’urbanisation apparaît une tendance inexorable. Elle a été massive en France. Nous avons basculé d’une civilisation à une autre des années quarante aux années actuelles. C’est ce que Henri Mendras a appelé « la fin des paysans ». 

    À partir de là, il est clair que si nous n’appliquons pas l’écologie à la ville, cela n’a aucun sens. Cela ne concernerait pas la majorité des hommes. Étymologiquement, l’écologie est la science de l’habitat. C’est l’habitat au sens large : nous vivons dans une maison, mais aussi dans un territoire, et dans un environnement mental. C’est notre écosystème (2). C’est pourquoi l’écologie de la ville a sa place dans une écologie plus large, l’écologie des civilisations, car c’est ainsi que les hommes vivent. Ils créent des habitusintermédiaires entre l’individu et l’humanité en général. Ces habitus sont les peuples, les civilisations, les enracinements, les religions. Les hommes n’accèdent pas directement à l’universel. Ils y accèdent par des médiations. Vouloir nier ces dernières fut tout le projet moderne, amplifié par le projet hypermoderne. Une vraie postmodernité ne peut consister qu’à revenir sur ce projet moderne de nier les médiations, qui bien entendu sont plurielles, car l’homme est multidimensionnel. 

    Le terme écologie a été créé par l’Allemand Ernst Haeckel. Sa société de pensée fut après sa mort interdite par les nationaux-socialistes. Il définissait l’écologie comme « la science des relations de l’organisme avec l’environnement ». Comment transformons–nous notre environnement en puisant dedans et en le manipulant, et comment cet environnement transformé nous transforme lui-même (on a aussi appelé cela anthroponomie : comment les phénomènes que nous vivons réagissent sur les lois comportementales de notre propre humanité) ? Le moins que l’on puisse dire est que la question est majeure.

    L’écologie n’est pas le simple environnement 

    L’écologie a souvent été réduite à un simple environnementalisme. Dans les années 1970 est apparu un « ministère de l’environnement ». La question était : comment préserver notre « cadre de vie » ? Il s’agissait de voir la nature en tant qu’elle nous est utile, si possible pas trop moche quand elle est dans notre champ de vision. Faut-il préciser que l’écologie va au-delà. Il s’agit des équilibres entre l’homme et la nature. Et de ces équilibres à long terme. « La rupture entre l’homme et la nature c’est aussi la rupture de l’homme avec lui-même » écrit Philippe de Villiers. 

    L’écologie est la prise en compte de ces équilibres, et en ce sens l’écologie urbaine n’est qu’une branche de l’écologie humaine. C’est l’étude des rapports, tels qu’ils se nouent et se transforment, entre la nature et la ville. Ajoutons qu’elle ne concerne pas seulement les rapports des hommes et de la nature, mais les rapports des hommes entre eux. Une société où l’on prend soin de la nature et du vivant n’est pas sans conséquence sur les rapports des hommes entre eux et plus généralement sur la conception par les hommes de « la vie bonne ».

    Pas d’écologie urbaine sans éthologie humaine 

    Si nous parlons des rapports des hommes entre eux, c’est qu’il y a un lien entre l’écologie humaine et l’éthologie. La vie en ville multiplie les frictions, elle est un terrain d’étude des comportements humains, et c’est le propos de l’éthologie humaine. C’est en d’autres termes l’étude systémique du comportement de l’homme en société, en tant qu’il est un animal mais n’est pas seulement cela. Cela doit à Aristote mais aussi à Konrad Lorenz, à Irenaus Eibl-Eibesfeldt, à Boris Cyrulnik, à Edgar Morin… Cette éthologie humaine est à prendre en compte par l’écologie urbaine, sauf à l’atrophier. 

    Quelle est l’origine de l’écologie urbaine ? C’est l’École de Chicago (3) (école sociologique à ne pas confondre avec son homonyme en économie, une école ultra-libérale). Elle apparaît dans les années 1900 et se renouvelle vers 1940-1950. C’est à cette dernière époque qu’elle commence à être connue, avec notamment Erving Goffman. L’École de Chicago analyse la constitution des ghettos, et l’ensemble des phénomènes de ségrégation et marginalité, à partir de l’exemple de Chicago. C’est une école de sociologie urbaine. Mais les idées ne sont pas neutres, elles agissent sur le réel, et l’École de Chicago a poussé à intégrer des préoccupations d’écologie urbaine. L’École de Chicago donnera naissance à des monographies comme celle intitulée Middletown, et consacrée à Muncie, dans l’Indiana. 

    L’école de Chicago influence plusieurs études de sociologie menées par Paul-Henri Chombart de Lauwe, Jean-Claude Chamboredon et d’autres. Les marxistes ont aussi essayé d’adapter à l’économie urbaine les théories de Marx comme la baisse tendancielle du taux de profit. Les promoteurs capitalistes agissent en effet comme tout possesseur de capital qui cherche à accroître son profit. Reste à connaître les répercussions précises de cela sur les formes urbaines : reproduction du même modèle de bâtiment plus économique que la variété, consommation d’espace excessive avec des lotissements pavillonnaires, la viabilisation des terrains étant assurée par la puissance publique, construction de tours dans les zones où une forte densité est possible et rentable, etc. Francis Godard, Manuel Castells, Edmond Préteceille ont travaillé dans cette direction et ont du s’ouvrir à d’autres angles de vue que ceux strictement marxistes. 

    D’Henri Lefebvre à Michel Ragon 

    Une place à part doit être faite à Henri Lefebvre. Ses études tendent à montrer que l’homme moderne, celui des sociétés soumises au Capital connaît une vie inauthentique, à la fois dans son  espace (la ville) et dans le temps (sa temporalité est entravée par les exigences du productivisme). L’opposition travail/loisir devient une opposition production/consommation. La séparation a/ des lieux de production, b/ de loisir et consommation, et c/ des lieux de résidence aboutit à une mise en morceau de l’homme moderne, à une désunification de l’homme. Par son analyse du malaise qui s’est installé entre l’homme et la ville, Henri Lefebvre, mais aussi d’autres auteurs comme Michel Ragon éclairent les voies de ce qui pourrait être une écologie urbaine.

    En France, la notion d’écologie urbaine est reprise à partir des années 1980 par Christian Garnier. Avant même l’usage du terme écologie urbaine, des auteurs ont développé une réflexion sur la ville dans une perspective proche de l’écologie urbaine : en France, Gaston Bardet, Marcel Poëte, Jean-Louis Harouel, Françoise Choay, Henri Laborit, ailleurs Patrick Geddes, Louis Wirth et d’autres. Toutes ces études ont été très marquées par La ville (4), le livre de Max Weber paru en 1921. Dans ce livre inachevé Max Weber explique que toute ville est ordonnée autour d’un idéal-type. Celui des villes modernes de l’Occident exprime ainsi notre rationalité spécifique. 

    Quelle écologie urbaine doit être pensée et mise en œuvre ? Il faut d’abord, d’une manière générale, imaginer la ville comme un support d’activités humaines qui doivent prendre en compte le sol qui est le leur. Ce sol, c’est une terre, qui permet la vie de l’homme à certaines conditions, des conditions qu’il importe de préserver. Il s’agit donc de ne pas épuiser notre planète. Notre sol, c’est aussi un territoire historique. La terre de France et les terres d’Europe ne sont pas n’importe quelle terre, leur culture, leur agriculture, leur histoire urbaine est spécifique. Il faut faire avec notre histoire, et non pas dans un esprit de table rase. Faire n’importe quoi de notre terre, c’est faire n’importe qui de notre mémoire. Nous priver de passé, c’est aussi nous priver d’avenir.  Il s’agit de ne pas épuiser le réservoir mythologique de notre terre, sa dimension sacrale. 

    En second lieu, l’écologie urbaine doit partir des besoins humains. L’homme a besoin de repères et d’échelles maîtrisables. Le gigantisme ne lui convient pas (5). Maîtriser la taille est un enjeu essentiel.

    Le turbocapitalisme crée des turbovilles (qui sont des antivilles) 

    Le premier aspect est donc celui de la ponction de l’homme sur la nature via la ville. C’est la question de la ville durable. Ville économe en énergie, ville ne détruisant pas la nature autour d’elle, voilà les impératifs. Cela implique l’ensemble de la conception du réseau de villes dans un pays. Bien entendu, ce réseau est le fruit d’une histoire. En France, il y a depuis six ou sept siècles une hypertrophie de Paris ? Il y a une part d’irréversibilité. Mais pas de fatalité. Les pouvoirs publics – en sortant du libéralisme – peuvent accentuer ou faire évoluer certaines caractéristiques. Dans le turbocapitalisme mis en oeuvre par les dirigeants de la France, la priorité est donnée à quelques très grandes métropoles (moins de 10). Ces turbovilles ne sont pas pour les hommes. Elles nous déshumanisent et nous décivilisent. D’autres choix sont possibles. Plutôt que de développer encore Lyon ou Bordeaux, mieux vaut donner leur chance à Niort, la Roche-sur-Yon, Besançon, etc. Cela implique de revenir à une politique active de la puissance publique et à une politique d’aménagement du territoire. Sans répéter les erreurs du productivisme des années 1960. 

    Pour limiter la ponction de l’homme sur la nature et sur les paysages naturels, il faut aussi éviter l’étendue spatiale excessive des villes. Cela s’appelle lutter contre l’étalement urbain. Tous les ans la France artificialise quelque 80 000 hectares de terres (800 km2), soit en 4 ans la surface agricole moyenne d’un département. Ou encore 1,5 % du territoire national tous les 10 ans. Tous les 10 ans depuis les années 1990 les surfaces urbanisées (route, constructions, chantiers) augmentent d’environ 15 %. Cela s’ajoute bien entendu à l’existant. « Les villes couvrent désormais 119 000 km2 de territoire, contre 100 000 en 1999. Ainsi, 1 368 communes rurales en 1999 sont devenues urbaines en 2010, le plus souvent par intégration à une agglomération, alors qu’à l’inverse seulement 100 communes urbaines sont devenues rurales (6) ». C’est 22 % de notre territoire qui est déjà artificialisé, c’est-à-dire soustrait à la régulation naturelle et à ses rythmes.

    Halte à l’étalement urbain et à la démesure des villes

    Pour éviter la poursuite de la consommation d’espace par les villes, il faut se satisfaire d’un non accroissement de la population de nombre de ces villes, celles qui sont déjà trop étendues. Or, ce sont celles-là même que les gouvernements veulent développer plus encore. Ils nous emmènent dans le mur. Il faut en tout cas, au minimum, densifier l’existant et non consommer de nouveaux espaces. Il faut ainsi construire sur le construit. Il est frappant, quand on voyage en France, de trouver des bourgs, ou des petites villes, dont le centre ville est quasiment à l’abandon, en terme d’entretien des maisons et de l’espace public, mais qui ont créé des lotissements pavillonnaires en périphérie, avec des « pavillons » tous identiques et sans charme. Or, l’étalement urbain, en plus de ses inconvénients en matière d’écologie (nouvelles routes à viabiliser et à entretenir…), est contradictoire avec la création de lien social, favorise la voiture, l’individualisme extrême et rend irréalisable l’organisation de transports en commun, bref favorise un mode de vie renforçant l’emprise de la société de consommation. C’est ici que les préoccupations écologiques – le premier aspect que nous avons évoqué – rejoignent les préoccupations directement humaines, les besoins humains qu’éclairent l’écologie et l’éthologie, notamment le besoin de repères, le besoin de liens de proximité, le besoin d’un équilibre entre l’« entre soi » et l’ouverture.

    L’homme a besoin d’une densité raisonnable. De quoi parle-t–on ? Il faut d’abord dissiper les idées reçues. « 65 % des Français pensent que la densité est quelque chose de négatif » relevait l’Observatoire de la ville en 2007. Les grands ensembles ont en fait une densité faible à l’échelle du quartier, en intégrant bien sûr la voirie. Elle est de 0,6 ou 0,7 environ soit 700 m2 construit sur un terrain de 1 000 m2. C’est ce que l’on appelle le coefficient d’occupation des sols (COS). Dans les quartiers parisiens de type haussmannien, la densité est de 6 à 7 fois supérieure. Elle est entre 4 et 5 de COS (5 000 m2 construits sur 1 000 m2 au sol). Reste aussi à savoir s’il s’agit, et dans quels pourcentages, de bâti de logement ou de bâti de locaux d’activité, ce qui ne donne pas le même rythme à la ville, la même vie, la même animation. 

    Il y a densité et densité : la qualité est le vrai enjeu 

    Il y a aussi la densité par habitants. Un logement de 70 m2 est–il occupé par trois personnes ou par cinq personnes ? La réponse varie notamment selon les milieux sociaux. Tous ces paramètres doivent être pris en compte. Ils interviennent dans le vécu et le ressenti de chacun. La densité, c’est la question du bâti à l’hectare mais aussi aux échelles plus grandes, comme le km2 (exemple : Paris c’est 100 km2 et donc 10 000 ha [hectares], et la ville inclue jardins, rues, boulevard périphérique, etc.) mais c’est aussi la question de la taille de la population à ces mêmes échelles. 

    Dans le XVIe arrondissement de Paris, il y a quelques 100 000 logements sur 16 km2. Cela fait un peu plus de 6 000 logements au km2 soit 60 logements à l’hectare. Avec 160 000 habitants, le XVIe a une densité de près de 10 000 habitants au km2, soit 100 habitants à l’ha. Il faut donc notamment mettre en regard 100 habitants pour 60 logements, ce qui donne une première indication de logement plutôt sous-occupés (ce que confirmerait la prise en compte de la taille de ces logements). On relève en tout aussi qu’un des arrondissements les plus denses en termes de bâti est un des plus recherchés. La densité urbaine ne paraît pas être dans ce cas une souffrance insurmontable. Peut-être parce qu’il y a aussi un environnement de qualité et un bâti de qualité. Il peut, en d’autres termes, y avoir qualité urbaine et densité assez élevée. Si le bâti et les espaces publics sont de qualité, et si la sécurité est bonne. 

    De nouveaux quartiers intégrant les préoccupations de ville durable ont une densité assez proche du XVIequoique un peu inférieure. Ainsi Fribourg-en-Brisgau vise les 50 logements/ha. Autre exemple, les nouveaux quartiers sur l’eau d’Amsterdam sont autour de 25 logements à l’ha. Avec au moins deux personnes par logement, ce qui est une estimation minimum, on remarque que nous avons une densité nettement supérieure à la ville de La Courneuve. Avec 40 000 habitants sur 7,5 km2 l’ensemble de la commune n’a en effet qu’un peu plus de 50 habitants à l’hectare. En termes de densité de population les maisons sur l’eau d’Amsterdam font mieux ! Et ce sans la moindre barre et tour.

    L’essentiel à retenir c’est qu’une densité de bâti faible peut correspondre aussi bien à des quartiers considérés comme « agréables » tel Le Vésinet et à des quartiers peu appréciés  comme les « 4 000 » de La Courneuve. 

    Si une densité raisonnable est nécessaire, elle ne résume pas tous les axes de l’écologie urbaine. Le phénomène des « villes lentes » représente une utile prise de conscience des directions nécessaires. Lenteur rime avec taille raisonnable. Les « villes lentes » ne doivent pas dépasser 60 000 habitants (un exemple de ville lente : Segonzac, en Charente). En d’autres termes, il faut fixer une limite au développement. À partir d’une certaine taille, se « développer » c’est grossir, et grossir c’est devenir impotent. Cela vaut pour les États comme pour les villes.  Les villes lentes ne sont pas le contraire des villes rapides, elles sont le contraire des villes obèses. 

    Les grosses villes sont des villes obèses 

    Les villes lentes sont d’ailleurs souvent plus rapides que les grosses villes qui, malgré tout un réseau de transports rapides, sont celles où l’on perd le plus de temps dans les trajets. Explication : les grosses villes sont souvent des villes obèses. Pour éviter des villes obèses, il faut relocaliser l’économie et la répartir partout. Il faut créer des territoires autonomes et équilibrés entre habitat, activités et subsistance. Il faut à chaque ville son bassin de nourriture à proximité et cela dans la permaculture, une agriculture naturelle, permanente et renouvelable. Il faut économiser la nature tout comme les forces des hommes. À la réduction du temps de travail doit correspondre une réduction du temps et de l’intensité d’exploitation de la nature. Il nous faut cesser de coloniser la nature. 

    Comment relocaliser ? En sortant des spécialisations économiques excessives, en faisant de tout, et partout. Les savoirs faire doivent être reconquis, les industries réimplantées partout, mais des industries sans le productivisme frénétique, des industries à taille, là aussi, raisonnable. Il faut retrouver l’esprit des petits ateliers de la France des années 1900. Il ne doit plus y avoir un seul département français sans ses industries et ses ouvriers, dans la métallurgie, dans les machines à bois, dans la construction de bateaux, de fours à pain, etc. Il faut nous revivifier au contact des beautés de l’industrie. Cela ne peut se faire qu’avec un État stratège, avec  les outils de la fiscalité, du contrôle des banques  et de la planification subsidiaire, de l’État aux régions. L’objectif dans lequel prend place l’écologie urbaine c’est « vivre et travailler au pays ». C’est l’autonomie des territoires, et donc l’autonomie des hommes. 

    Tout relocaliser. Y compris nos imaginaires

    En résumé, il faut se donner comme objectif de replier les villes sur elles-mêmes et de mettre fin à l’étalement urbain, de privilégier l’essor des villes moyennes et non celui des villes déjà trop grandes, de relocaliser l’économie et mettant en œuvre la préférence locale, d’aller vers de petits habitats collectifs, ou vers l’individuel groupé, de favoriser le développement des transports en commun, possibles seulement dans une ville dense. 

    Habiter n’est pas seulement se loger. Cela désigne le séjour de l’homme sur la terre. Heidegger écrit : « Les bâtiments donnent une demeure à l’homme. Il les habite et pourtant il n’y habite pas, si habiter veut dire seulement que nous occupons un logis. À vrai dire, dans la crise présente du logement, il est déjà rassurant et réjouissant d’en occuper un; des bâtiments à usage d’habitation fournissent sans doute des logements, aujourd’hui les demeures peuvent même être bien comprises, faciliter la vie pratique, être d’un prix accessible, ouvertes à l’air, à la lumière et au soleil : mais ont-elles en elles-mêmes de quoi nous garantir qu’une habitation a lieu ? (7) ». La question de l’écologie urbaine est cela même : nous permettre d’habiter la ville en tant que nous habitons le monde. 

    Pierre Le Vigan 

    Notes

    1 : cf. Problems in materialism and culture. Selected essays, London, 1980. 

    2 : La notion d’écosystème a été introduite en 1941 par Raymond Lindeman et développée ensuite par Eugène Odum. 

    3 : Yves Grafmeyer et Isaac Joseph (dir.), L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Aubier, 1984. 

    4 : La Découverte, 2014, postface d’Yves Sintomer. 

    5 : Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014. Voir aussi Thierry Paquot, La folie des hauteurs. Pourquoi s’obstiner à construire des tours, François Bourin, 2008; Désastres urbains. Les villes meurent aussi, La Découverte, 2015.

    6 : cf. www.actu-environnement.com, 25 août 2011.

    7 : Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », conférence de 1951 in Essais et conférences, Gallimard, 1958.

    http://www.europemaxima.com/?p=4712

  • L'imposture de 1936

    Les "conquêtes" du Front populaire... Laissez nous rire ! Tout justes des mesures, certes pas mauvaises, mais accordées par des démagogues aux abois à des semeurs de troubles beaucoup plus désireux d'exploiter la misère ouvrière que de lui porter remède. En fait, plusieurs des lois votées en 1936-1937 auraient pu l'être depuis longtemps, si les débats n'avaient été bloqués par... la gauche, et, bien souvent, le centre.

    A cela rien d'étonnant pour quiconque fait remonter la question sociale à sa véritable origine, c'est-à-dire 1789. Il s'est agi cette année-là de conditionner les Français à être "libres", libres non plus au rythme des vieilles libertés, naturelles, familiales, corporatives, provinciales, paroissiales, mais de la "liberté" d'hommes sans attaches et sans transcendance, réduit à l'état d'individus, libres de tout, même de mourir de faim. Cet individualisme forcené eut sa charte dans la Déclaration des droit de l'homme du 26 août 1789, au nom de laquelle furent votés, deux ans plus tard, le décret d'Allarde supprimant les corporations et jurandes, ainsi que les maîtrises, les octrois et aides, et surtout ce monstre de sottise que fut, le 14 juin 1791, la loi Le Chapelier.

    De ce jour, l'historien Jean Dumont a daté le commencement d'un "martyrologe ouvrier". Car la loi fut votée sur fond de répression de grèves d'ouvriers réclamant du pain ! Les décennies qui suivirent furent celles de la révolution industrielle : plus les patrons devenaient puissants, plus l'ouvrier restait isolé. Le travail devient une marchandise dont le prix variait selon le mécanisme de la libre concurrence. Le règne absolu de Mammon....avec le retour à l'esclavage : enfant de dix ans douze heures par jour à l'usine, hommes et femmes trimant quatorze à seize heures par jour pour des salaires de misères, pas même de repos dominical, menace constante de chômage...
    Pratiquement personne dans le monde politique ni dans celui des affaires n'avait conscience de la cruauté d'un tel sort. C'était l'avènement du libéralisme, cette philosophie issue des principes de 1789, fondée sur la raison individuelle divinisée, toute tournée vers l'exaltation de l'individu, considérant toute solidarité comme une contrainte, et professant que de la recherche par chacun de son bien particulier sortirait le bien général, comme si le "Progrés" faisait automatiquement concourir l'addition des égoïsmes à l'intérêt général.
    Dans ce monde soumis à la loi d'airain, et, qui plus est, en train de se déchristianiser, apparut au XIXème siècle le socialisme, lequel n'était qu'un avatar du libéralisme profitant de la destruction des sociétés concrètes pour préconiser l'étatisme, la lutte des classes, et pour les plus "avancés", l'idée que seule la violence peut arracher aux patrons des concessions. Pour quiconque s'enferme dans une telle optique, le Front populaire peut évidemment apparaître comme une victoire du "peuple" ...Lequel déchantera bien vite!

    Il serait temps de rendre justice à ceux qui, les premiers, voulurent briser cette spirale infernale, et a qui les classes laborieuses ne savent pas qu'elles doivent beaucoup plus qu'aux hommes de 1936. N'oublions jamais que le premier grand texte social date du 20 avril 1865, deux ans avant le Capital de Karl Marx ; il émanait de l'héritier des Capétiens, Henri V, Comte de Chambord, et, sous forme d'une lettre sur les ouvriers, réclamait contre les nouveaux féodaux la reconstitution de corporations libres, sous l'arbitrage d'un Etat fort et indépendant. En somme, des organisatins de métiers, au sein desquelles, dans la complémentarité des services, patrons et employés se rencontreraient pour résoudre, dans le souci du bien commun et sans tout attendre de l'Etat, les questions relatives aux salaires, aux heures de travail, à l'entraide, aux caisses de retraite, à l'apprentissage, etc.

    Ces leçons réalistes, tirées de la grande tradition royale et chrétienne, ne furent hélas pas écoutées par ceux qui, contre pourtant une forte opposition de gauche, votèrent en 1884 la loi Waldeck Rousseau autorisant les syndicats, mais sans préciser si ceux-ci seraient verticaux, donc mixtes, ou horizontaux, purement ouvriers, additionnant des individualismes dans un esprit de lutte des classes. C'est hélas ce mauvais esprit qui prévalut à une époque où, de toutes façons, les pères ou grand-pères des hommes de 36 se souciaient beaucoup plus de créer l'école laïque pour apprendre au peuple à penser "républicain", que d'aider ce même peuple à vivre décemment dans ses familles, ses usines et ses ateliers.

    Toutefois, les grandes idées lancées par le Comte de Chambord ne restèrent pas lettre morte, toute une cohorte de catholiques sociaux en était imprégnée : Frédéric Le Play, Maurice Maignen, Albert de Mun et surtout René de la Tour du Pin, marquis de la Charce, militèrent pendant des décennies pour un ordre social chrétien. Ils aidèrent largement le pape Léon XIII dans la préparation de son encyclique Rerum novarum (15 mai 1891) qui, juste un siècle après l'ignoble loi Le Chapelier, dénonçait la "misère imméritée" et rappelait aux Etats leur devoirs de laisser se constituer des organisations professionnelles.

    Qu'en conclure, sinon que comme apôtre du combat social, les bavards du Front populaire font bien pâle figure, et même une inquiétante figure..., comparés aux Français fidèles aux grandes traditions capétiennes.

    Michel FROMENTOUX

    http://www.royalismesocial.com/index.php?option=com_content&view=article&id=54&Itemid=20

  • L’épopée napoléonienne : l’éternité d’un mythe (partie 1)

    « Qui de nous, Français ou même étrangers de la fin du XIXe siècle, n’a pas senti l’énorme tristesse du dénouement de l’Epopée incomparable ? Avec un atome d’âme c’était accablant de penser à la chute vraiment trop soudaine du Grand Empire et de son Chef ; de se rappeler qu’on avait été, hier encore, semble-t-il, à la plus haute cime des Alpes de l’Humanité ; que, par le seul fait d’un Prodigieux, d’un Bien-Aimé, d’un Redoutable, comme il ne s’en était jamais vu, on pouvait se croire, aussi bien que le premier Couple dans son Paradis, maîtres absolus de ce que Dieu a mis sous le ciel et que, si tôt après, il avait fallu retomber dans la vieille fange des Bourbons ! »

    Cette évocation est extraite du bref essai de Léon Bloy, L’âme de Napoléon, dans lequel il présente une vision très personnelle de celui qu’il désigne aussi comme «la Face de Dieu dans les ténèbres ». Un ouvrage foncièrement partial, ouvertement élogieux mais surtout éminemment mystique. L’auteur du Sang du Pauvre y développe ses réflexions sur l’Empereur ou plutôt sur la signification de ce dernier dans l’Histoire. Léon Bloy défend l’idée que l’apparition de Napoléon ne relèverait pas de simples contingences humaines mais qu’elle s’inscrirait dans un « plan » dont les modalités ne seraient connues que de Dieu seul. L’auteur va même plus loin en qualifiant l’épopée napoléonienne d’événement le plus important depuis le passage de Jésus Christ sur terre. Selon lui, la grandeur infinie qu’a répandue cet homme tout au long de son existence et la fin misérable qu’il a subie ne peuvent signifier qu’une chose : l’annonce de la fin des temps, l’ultime manifestation divine avant la parousie finale. Nous laissons Léon Bloy à ses interprétations qui ont le mérite d’être exposées dans un style grandiose qui saisirait jusqu’au plus profond de son âme l’athée le plus convaincu (interprétations qui rappellent d’ailleurs celles de Savitri Devi à propos de la venue d’un autre chef de guerre, dont la chute est advenue cent-trente ans après celle de son « prédécesseur »).

    Si nous avons choisi d’évoquer cet exemple, c’est avant tout pour sortir du carcan habituel et à nos yeux trop simpliste qui voit dans Napoléon un serviteur zélé de la révolution française (et donc d’une forme de subversion qui n’aurait pour objectif que de renverser un ordre catholique et royal) et un facteur de sa diffusion dans toute l’Europe (ainsi la personne de l’Empereur est très mal vue au sein des milieux radicaux dans nombre de pays européens, notamment en Italie). En effet, Léon Bloy est un auteur profondément croyant, catholique convaincu mais aussi un « désespéré » face au terrifiant spectacle d’un siècle qui a érigé l’appauvrissement spirituel en facteur de progrès et le positivisme en horizon indépassable, ce qui ne l’empêche aucunement de percevoir en l’héritier politique de la révolution l’ultime émanation de la grandeur divine. Sa démarche nous encourage à regarder au-delà des enchaînements factuels qui s’offrent à nos yeux afin d’en tirer l’essence, la signification véritable. Il faut savoir faire la distinction entre des événements historiques tels qu’ils sont perçus par la majorité, de manière prétendument objective, et le sens profond que leur donnent les personnes qui décident de cette Histoire (dont fait partie l’Empereur) et qu’ont pu déceler certains auteurs comme Léon Bloy. De cette manière, il est possible à nos yeux de tirer au moins quatre grandes leçons de cette épopée formidable, leçons qui font écho avec la lutte actuelle et donnent à l’aventure napoléonienne une dimension éternelle qui transcende le temps et l’espace.

    Un premier élément est qu’il faut voir dans les guerres napoléoniennes l’archétype du conflit qui depuis l’aube de l’Humanité oppose la mer à la terre. En effet, peu d’événements historiques nous offrent un aussi bel exemple de cette confrontation entre deux empires, deux mondes, deux univers fondés sur les deux grandes conceptions antagonistes de l’existence. C’est la thalassocratie carthaginoise face à l’irrésistible émergence de la patrie de Cincinnatus, c’est la flotte du Commodore Perry au service des puissances commerciales occidentales face au shogunat Tokugawa, ce sont les communes italiennes face à la puissance impériale de Frédéric le Grand. Mais l’Angleterre qui s’oppose à Napoléon et à son bloc continental en ce début de XIXe siècle assume dans son idiosyncrasie un caractère qualitativement différent de ce qui avait été connu jusqu’alors. Les nations qui ont depuis l’aube de l’histoire humaine, fondé leur développement sur le commerce ont toujours su tracer des limites et garder à l’esprit une certaine hiérarchie de valeurs. Ce n’est plus le cas de cette Angleterre pré-victorienne à qui la voie est laissée libre de dominer le monde depuis sa victoire lors de la guerre de sept ans et qui a déjà entamé sa révolution industrielle. La digue a été brisée. Les transformations en cours en Grande-Bretagne annoncent celles qui contamineront le monde dans les décennies et les siècles à venir : déracinement, industrialisation (préparant la voie à la tertiarisation), spéculation financière, marchandisation et embourgeoisement de l’existence, sans parler évidemment de l’indigence de la condition ouvrière.

    Et Léon Bloy d’évoquer celle qu’il appelle « l’île infâme » en ces termes :

    « (…) L’abjection commerciale est indicible. Elle est le degré le plus bas et, dans les temps chevaleresques, même en Angleterre, le mercantilisme déshonorait. Que penser de tout un peuple ne vivant, ne respirant, ne travaillant, ne procréant que pour cela ; cependant que d’autres peuples, des millions d’êtres humains souffrent et meurent pour de grandes choses ? Pendant dix ans, de 1803 à 1813, les Anglais payèrent pour qu’il leur fut possible de trafiquer en sécurité dans leur île, pour qu’on égorgeât la France qui contrariait leur vilénie, la France de Napoléon qu’ils n’avaient jamais vue si grande et qui les comblait de soucis ».

    Comme l’explique admirablement Jacques Bainville dans son Napoléon, les événements européens des années 1800-1815 se comprennent à l’aune de cette problématique : toute la légitimité du pouvoir du consul devenu empereur (à qui l’on accordera jamais une légitimité de fondateur d’une nouvelle dynastie « royale ») repose sur la perception que seul lui est capable de sauver les acquis de la révolution française, les territoires de la rive gauche du Rhin inclus. Or la France agrandie de ces nouveaux territoires acquiert une puissance intolérable pour la perfide Angleterre dont la suprématie repose sur la division de ses « voisins » continentaux. L’histoire géopolitique de l’Europe depuis cinq-cents ans et du monde depuis un siècle peut d’ailleurs se résumer schématiquement comme suit : une thalassocratie (anglaise, puis américaine) qui utilise sa ruse et ses ressources financières pour corrompre, diviser et avilir la première puissance continentale, tout en apportant un soutien aux puissances continentales secondaires. C’est ce qu’a fait l’Angleterre en arrosant continuellement de liquidités les successives coalitions des autres puissances européennes jusqu’à ce qu’elles parviennent à renverser le géant français. Mais il ne s’agit pas ici d’un simple conflit politique entre plusieurs états, il faut plutôt y voir un conflit entre plusieurs conceptions du monde. C’est l’alliance du paysan et du soldat face à la révolte du marchand, du bourgeois et du banquier. Le véritable conflit est là, entre une France continentale certes contaminée par le poison libéral et démocratique mais qui continue à porter des valeurs terriennes, sédentaires, enracinées et donc spirituelles, ne serait-ce que de manière latente, face à une Angleterre nomade, commerçante et ploutocratique (comme la Russie contaminée par le communisme continuera à porter les valeurs terriennes face aux Etats-Unis).

    Les soldats prussiens et russes servaient donc les intérêts de la classe dominante anglaise en même temps que leur propre cause « nationale ». C’est là tout le malheur de notre continent depuis que le concept de nation a supplanté celui d’empire : l’impossibilité d’être unifié autrement que par la domination d’une de ses composantes, emprunte d’une conception galvaudée de l’identité collective, ce qui ne peut être inévitablement perçu que comme une domination étrangère intolérable et donne l’opportunité aux ennemis de l’Europe de la tenir sous un joug perpétuel. C’est seulement lorsque l’Europe aura renoué avec cette conception organique et spirituelle de l’Imperium, reposant sur les valeurs « continentales » dans leur pureté originelle, qu’elle pourra reconquérir sa place dans le monde.

    Dans un autre ordre d’idées et poursuivant nos réflexions sur l’épopée napoléonienne, nous souhaitons aborder un second élément, crucial à nos yeux : la place du mythe napoléonien dans l’histoire de France et sa possible utilisation comme facteur de fierté et d’orgueil national. Nous l’avons déjà dit, le nationalisme, même entendu dans son acception traditionnelle et non libérale, constitue une forme de représentation collective inférieure relativement à une vision plus « impériale ». Cependant nous devons admettre qu’en s’autonomisant, les nationalismes ont su acquérir leur propre légitimité, notamment à travers la construction progressive des différents mythes ou romans nationaux. A nos yeux, une vision à l’échelle continentale ou civilisationnelle n’est aucunement incompatible avec une vision nationale à partir du moment où les deux sont envisagées comme « emboîtées » l’une dans l’autre, en coexistence organique, l’une contribuant à la compréhension et à l’enrichissement de l’autre. Or peu de périodes de l’histoire offrent un aussi bel exemple de grandeur pour la France et ses habitants que cette aventure qui nous a vus, pendant une décennie entière, vains instants d’éternité mais d’une intensité à déformer la courbe du Temps, dominer l’Europe et inspirer la crainte et l’admiration au monde entier. Il est vrai que nous avons échoué et il est aussi vrai que cette épopée marque la dernière tentative sérieuse pour la France d’accomplir son destin d’héritière de la Rome des Césars, l’épisode le plus tragique peut-être de cette Mélancolie Française, mais aussi le plus grandiose et le plus capable d’inspirer les poètes et les hommes d’aujourd’hui. Une tragédie que Léon Bloy évoque en ces termes :

    « Ah ! Ce n’est pas la Garde seule qui recule à Waterloo, c’est la Beauté de ce pauvre monde, c’est la Gloire, c’est l’Honneur même ; c’est la France de Dieu et des hommes devenue veuve tout à coup, s’en allant pleurer dans la solitude après avoir été la Dominatrice des nations ! »

    Dès lors, comment ne pas voir dans le mythe napoléonien une des pièces incontournables du roman national français et donc un outil formidable pour sortir la France de sa léthargie, un levier qui doit redresser les consciences assoupies de nos compatriotes en même temps qu’un irrésistible marteau capable de briser à tout jamais le miroir de la honte et de l’autoflagellation ? Face au déplorable constat de la pression exercée sur les esprits de nos contemporains et visant à en extraire les derniers reliquats de dignité et de fierté que ni quinze années d’éducation républicaine, ni la couardise infinie de nos présidents successifs agenouillés au nom des Français en signe de perpétuelle expiation n’ont pu complétement annihiler, nous ne pouvons considérer qu’avec le plus grand intérêt l’opportunité offerte par les souvenirs de la grandiose épopée de contrebalancer la propagande en cours. Que peut bien le discours du plus talentueux des sophistes, adepte de l’ethno-masochisme le plus pathologique, face à la grandeur infinie qui a irradiée sur le monde par l’intermédiaire de notre Empereur, grandeur gravée à tout jamais dans le marbre solennel de l’immuable Vérité de l’Histoire ? Que peut l’infâme journaliste aux ordres, le frêle et flasque chrétien de gauche de centre-ville, le cacochyme antifa enturbanné dans son foulard hermès, l’apologète du métissage et de la sodomie comme facteurs de progrès humain, que peuvent-ils face à la merveilleuse beauté répandue sur le monde par le plus grand des Français ? Que peuvent tous ces agents des forces de désintégration face au Sacre de David, face à l’Arc-de-Triomphe et face à tous les récits hagiographiques que notre littérature a produits sur ces événements ? Ces chefs d’œuvre sont la preuve de leur vilénie et de la justesse de notre combat. Ils sont le témoignage vivant que nous nous battons pour ce qu’il y a de plus grand et noble en l’Homme et que nous souhaitons dès-à-présent voir renaître des cendres d’une histoire consumée le phénix d’une France et d’une Europe égales à elles-mêmes.

    Dans la deuxième partie de cet article, nous poursuivrons nos réflexions sur l’épisode napoléonien en évoquant deux autres aspects fondamentaux de la grande épopée : tout d’abord la figure de l’Empereur en tant que « grand homme », génie national et surhomme. Dans un deuxième temps nous évoquerons le sens du sacrifice qui a mu ses millions de fidèles et la signification à donner à celui-ci, notamment dans sa dimension anti-bourgeoise, anti-utilitariste et anti-individualiste, véritable combat contre le Temps.

    Valérien Cantelmo pour le C.N.C.

    http://cerclenonconforme.hautetfort.com/archive/2016/02/24/l-epopee-napoleonienne-l-eternite-d-un-mythe-partie-1-5764687.html