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entretiens et videos - Page 742

  • Conférence « Impact de la guerre sur les femmes syriennes », avec Ayssar Midani

  • Où va l’histoire (de l’homme)? La réponse de Rémi Brague

    Ex: http://metamag.fr

    ♦ Pierre Le Vigan, est architecte, urbaniste, diplômé en psychopathologie et en histoire ; il est l’auteur de plusieurs livres et a participé à plusieurs ouvrages collectifs dont le Liber amicorum Alain de Benoist (2003 et 2014). Il a notamment publié «L’Effacement du politique / La philosophie politique et la genèse de l’impuissance de l’Europe».

    2080376643.jpgIl n’y a qu’une chose qui ne soit pas très pertinente dans le livre d’entretien du professeur Rémi Brague avec Giulio Brotti, c’est le titre. Il ne s’agit pas de savoir « où va l’histoire ». Car l’histoire n’est pas un véhicule, c’est le réseau même des routes possibles. C’est la carte. Il s’agit de savoir, non où va l’histoire, mais où va l’homme.

    Il s’agit de savoir où nous allons, juchés sur le véhicule que nous avons-nous même construit, et sur lequel nous avons décidé de nous arrimer, et qui est la modernité. Une modernité « tardive », comme disait Friedrich Schiller, mais qui tarde en tout cas à se terminer. Elle se retourne sur elle-même pour mieux reprendre de l’élan, et ne cesse de détruire ses propres fondements : la croyance en l’homme, au progrès, en l’universalisme. La modernité, tardive ou hyper, est une machine en apparence folle. Mais est-elle si folle ? Elle a sa logique. Elle est en fait autophage.

    Dans les lignes qui suivent, nous serons moins dans la digestion, c’est-à- dire la paraphrase, que dans l’inclusion, c’est à dire le commentaire, que Rémi Brague qualifie comme « le modèle européen de l’appropriation culturelle ».

    L’entretien avec Rémi Brague porte sur l’esprit de notre temps. Il déroule la question : pouvons-nous continuer l’homme si nous ne croyons plus en l’homme ? En d’autres termes, si nous ne savons plus quelle est la place que nous avons à tenir sur terre, si nous ne croyons plus à notre part de responsabilité, si notre présence au monde ne relève plus que du ludique, à quoi bon poursuivre l’homme ? On objectera que, justement, les hommes sont de plus en plus nombreux. Mais l’humanité est par là même de plus en plus fragile, et de plus en plus menacée de perdre son humanité.

    Il y a de plus en plus d’hommes ? Mais ne seront-ils pas de moins en moins humains ? On peut appeler cela « oubli de l’être ». Il ne s’agit pas d’un énième « c’était mieux avant » ou de quelque chose comme « l’oubli de son parapluie », comme dit plaisamment R. Brague. Il s’agit de l’oubli de ce que l’être peut manifester. De ce qu’il peut dévoiler. D’abord lui-même. La question est : qu’est-ce que nous avons oublié ? Et nous pouvons déjà avancer quelques éléments de réponse. Que l’historicité de l’homme n’est pas seulement le « tout passe ». Qu’il y a des permanences, celles que les religions et les philosophies explorent, chacune à leur façon.

    Pour comprendre la place de l’homme dans le monde, il faut tenter de comprendre le sens de l’histoire humaine. « Le sens de l’histoire » est le titre d’un livre de Nicolas Berdiaev. Cela ne veut pas dire que l’histoire n’a qu’une direction mais cela signifie qu’elle n’est pas absurde, insensée. Il nous arrive ce qui nous ressemble. Comprendre le sens de l’histoire nécessite de comprendre l’histoire de la pensée. Rémi Brague souligne que nous avons longtemps sous-estimé intellectuellement le Moyen Age. Nous sommes passés des Antiques aux Renaissants, directement. Or, comprendre la pensée nécessite de comprendre le moment central du Moyen Age. Au moins dix siècles. Car, comme le remarquait Etienne Gilson, la Renaissance est toute entière dans la continuité du Moyen Age. C’est « le Moyen Age sans Dieu », disait encore Gilson. Ce qui, à la manière de Hegel, doit, du reste, être compris non comme un manque mais comme l’intégration d’une négativité.

    Justement, sans Dieu, comment fonder la morale ? « Que dois-je faire ? » s’interroge Rémi Brague à la suite de Kant. L’idée du « bien faisable », idée d’Aristote, suffit pour cela. Mais comment hisser les hommes au niveau nécessaire pour que l’humanité ait un sens ? En d’autres termes, la morale n’est pas qu’une question de pratique. Il est besoin de ce que Kant appelait une raison pure pratique. Sa forme moderne pourrait sans doute être définie comme une esthétique de la morale, telle qu’on la trouva chez Nietzsche, ou encore, très récemment, avec Dominique Venner.

    Pour cela, c’est l’idée platonicienne du Bien (difficile ici d’éviter la majuscule) qui est nécessaire. Cette idée du Bien rejoint celle du Vrai, du Beau et celle de l’Un : c’est la convertibilité des transcendances, expliquée par Philippe Le Chancelier et d’autres théologiens du Moyen Age. C’est leur équivalence, qui n’est pas leur identité mais est leur correspondance (l’analogie avec les correspondances de métro serait ici à la fois triviale et parfaitement adaptée). Le Bien, le Beau, le Vrai sont différentes formes d’une même hypostase, telle est l’idée néo-platonicienne que l’on trouve chez Flavius Saloustios, un des « intellectuels d’État » de Julien l’Apostat, le rénovateur du paganisme. N’ayant précisément pas eu lieu durablement, la restauration du paganisme laisse dissociés le beau, le vrai, le bien (ou encore le bon). D’où un malaise dans l’homme.

    On rencontre parfois l’idée que la genèse de la modernité vient, avec Copernic, de la fin de la position centrale de l’homme. Ce n’est pourtant pas la même chose que la fin du géocentrisme et la fin de l’anthropocentrisme. Mais Brague soutient qu’il n’y a pas eu de fin de l’anthropocentrisme car il n’y avait pas d’anthropocentrisme. L’homme antique ne se voyait pas dans une position centrale, mais au sein d’un système du vivant. Voilà la thèse de Brague.

    Est-ce si sûr ? « Mais que l’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l’état grégaire, cela est évident. La nature en effet, selon nous, ne fait rien en vain, et l’homme de tous les animaux possède la parole. Or tandis que la voix sert à indiquer la joie et la peine, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours sert à exprimer l’utile et le nuisible et, par suite aussi le juste et l’injuste. Car c’est le caractère propre de l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité » (Politiques I, 2).

    A partir d’Aristote, n’y a-t- il pas anthropocentrisme même si l’homme n’est pas en surplomb, même s’il ne lui est pas demandé d’agir « comme maître et possesseur de la nature », comme régisseur du vivant, mais bien plutôt de le ménager, d’en prendre soin ? (le christianisme de François d’Assise ne sera d’ailleurs pas loin de cette vision). L’anthropocentrisme n’est pas la dévoration du monde par l’homme, tant que la modernité ne se déchaîne pas. Tant qu’elle reste « modérément moderne ».

    Le contraire de l’anthropocentrisme, c’est l’homme dans le flux du vivant. Nous sommes d’ailleurs revenus à cela avec Michel Foucault et la fin de la sacralisation de l’homme et de sa centralité. Le paradoxe est que nous sommes dans une société du contrat au moment où notre sociologie et le structuralisme tardif nous expliquent que le sujet n’en est pas vraiment un et que, somme toute, l’homme n’existe pas mais est « agi » par des forces et structures qui le dépassent. Dès lors, nous quittons la modernité classique pour autre chose. Ce que met à mal la culture post-moderne (ne faudrait-il pas plutôt parler d’idéologie, terme nullement dépréciateur dureste ?) c’est, nous dit Rémi Brague, trois choses : l’historicité, la subjectivité de l’homme, la vérité.

    Nous avons aboli le monde vrai et la distinction entre vrai et faux, nous avons aboli le sujet et nous avons aboli le propre de l’homme qui est d’être un être historique. En d’autres termes, « l’homme est mort » – et pas seulement « Dieu est mort » (ce que Nietzsche constatait avec déploration, craignant que nous ne soyons pas à la hauteur du défi)). Dieu est mort et l’homme est mort. Et l’un est peut-être la conséquence de l’autre, suggèreRémi Brague. La sociobiologie a pris la place de l’histoire, la sociologie a pris la place du sujet (« les sciences humaines naturalisent l’histoire » explique Brague), la sophistique postmoderne a pris la place de la vérité, ou tout du moins de sa recherche. Les Anciens (on est Anciens jusqu’à la Révolution française, hantée elle-même par l’Antiquité) voulaient améliorer l’homme. Nous voulons maintenant le changer. Nous oscillons entre le rêve transhumaniste, qui n’est autre qu’un posthumanisme, et une postmodernité liquide qui relève d’un pur vitalisme dont l’une des formes fut, disons-le sans tomber dans le point Godwin ou reductio ad hitlerum, le national-socialisme. ( comme le montre très bien la confrontation des textes de Werner Best, doctrinaire nazi du droit, et de Carl Schmitt, in Carl Schmitt, Guerre discriminatoire et logique des grands espaces, éditions Krisis, 2011, préface de Danilo Zolo, notes et commentaires de Günter Maschke, traduction de François Poncet. On y voit que Best critique Schmitt au nom d’un vitalisme que Schmitt refuse d’adopter. Dont acte. Face à ce double risque de liquéfaction ou de fuite en avant transhumaniste, Rémi Brague rappelle le besoin de fondements qui nomme métaphysiques mais qui ne viennent pas forcément « après » la physique, dans la mesure où ils donnent sens àl’horizon même du monde physique. Rémi Brague appelle cela des « ancres dans le ciel » (titre d’un de ses précédents ouvrages).

    L’image est belle. Elle contient par la même une vérité. Elle va au-delà de la révélation chrétienne, qui peut sans doute en être une des formes. Mais certainement pas la seule. Heidegger parlait de « marcher à l’étoile ». Une autre façon d’avoir une ancre dans le ciel.

    Rémi Brague, Où va l’histoire ? Entretiens avec Giulio Brotti, éditions Salvator, 184 pages, 20 €

    Source

    http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2016/07/08/ou-va-l-histoire-de-l-homme-la-reponse-de-remi-brague.html

  • ZOOM - Jean-Claude Martinez :"Je propose une véritable révolution institutionnelle"

  • Plaidoyer pour la puissance maritime : la thalassocratie ou la mort

    Le 7 mai 2014, Boulevard Voltaire publiait, comme le site le fait régulièrement, un entretien d'Alain de Benoist par Nicolas Gauthier. Comme cela devient de plus en plus fréquent, un passage m'a particulièrement interloqué :

    Nicolas Gauthier : "A peu près à la même époque se faisait sentir la nuance, dans les milieux « nationalistes », entre « européistes » et « occidentalistes ». Ce clivage vous semble-t-il toujours d’actualité, à un moment où d’autres font se superposer les notions d’Occident ou de chrétienté ? De fait, l’Occident ne serait-il pas aujourd’hui le pire ennemi de l’Europe ?"

    A de B : "Le clivage existe toujours, bien sûr : je me sens moi-même profondément européen, mais absolument pas « occidental ». Mais ce qu’il importe surtout de réaliser, c’est que la notion « d’Occident », telle qu’elle est comprise aujourd’hui, est une aberration géopolitique. L’Europe appartient à la Puissance de la Terre, tandis que les États-Unis représentent la Puissance de la Mer. L’histoire, disait Carl Schmitt, est avant tout une histoire de la lutte entre la Terre et la Mer. En dépit de tout ce qu’on nous serine à Bruxelles comme à Washington, les intérêts des Européens et des Nord-Américains ne sont pas convergents mais opposés. Quant à la notion « d’Occident chrétien », qui n’a que trop longtemps fait oublier la dimension universelle (et universaliste) de la religion chrétienne, elle a perdu toute signification depuis que la religion est devenue une affaire privée. L’Europe et l’Occident se sont aujourd’hui totalement disjoints – au point que défendre l’Europe implique, en effet, bien souvent de combattre l’Occident. Ne se rapportant plus à aucune aire géographique ni même culturelle particulière, le mot « Occident » devrait, en fait, être oublié."

    Cet extrait nous a été rapporté en commentaire de l'article intitulé « Occident ? » où il était question de développer une certaine idée de l'Occident qui différait de l'Occident médiatique et financier structuré par quelques villes mondiales et villes globales cosmopolites où se localisent les principaux lieux de commandement de la mondialisation. Ces considérations sont surtout mues par une hostilité aux Etats-Unis qui est appuyée par une certaine fascination pour l'eurasisme. Nous y reviendrons.

    Je m'inscris en faux face à ce développement. Sur la question religieuse par exemple, il ne faudrait pas résumer l'Occident à la France laïque. Les processions sont encore par exemple organisées en Espagne ou au Portugal et de nombreux souverains sont aussi les chefs de leurs Églises (comme au Royaume-Uni pour le cas le plus connu). Comme le rappelle Anastasia Colosimo dans Les bûchers de la liberté, le blasphème est encore condamnable pénalement dans certains Etats de l'U.E. (comme l'Allemagne, l'Autriche, l'Espagne, l'Italie ou la Pologne). Aux Etats-Unis, la religion est omniprésente et les procès se font en jurant sur la Bible. « L'Occident chrétien », même s'il a bien changé, existe bel et bien : les Etats-Unis sont un pays comptant presque exclusivement des protestants et des catholiques revendiqués (80% de la population) dont la pratique religieuse reste importante et il en va de même en Europe. En 2008, seul 13% des « Américains » n'ont aucune pratique religieuse (contre 72% des Français la même année) et 75% des « Américains » avaient lu un passage de la Bible dans l'année écoulée (contre 21% des Français). Par ailleurs, l'U.E. elle-même doit beaucoup, comme je l'ai écrit dans un article précédent, aux réflexions sur la paix continentale des catholiques et c'est principalement la démocratie-chrétienne qui a œuvré à son édification (Schuman, Adenauer, De Gasperi). L'Occident reste donc majoritairement chrétien, quand bien même ce christianisme est souvent libéral, ou social, en tout cas démocratique. Et sécularisé. Par ailleurs, l'influence du christianisme ne se limite nullement à la pratique religieuse, mais se retrouve aussi dans les valeurs de la société : la fraternité ou la charité en sont deux exemples. Sur ce seul point, on pourrait déjà contester le postulat d'Alain de Benoist.

    Mais ce qui nous intéressera dans cet article et qui a été la raison de sa rédaction, ce sont les considérations tenues sur la question maritime.

    « L'Europe, issue de la mer » (Pierre Royer)

    A titre d'anecdote, et pour contester le fond même du propos, le nom même d'Europe vient d'une thalassocratie : il s'agissait d'une princesse phénicienne. L'Europe tient donc son nom de la mer...

    Par ailleurs, quid de cette opposition catégorique entre Occident et Europe ? L'Occident a été Européen avant d'être « euro-américain » et c'est bel et bien ce qu'il fallait entendre de nos articles et c'est bien ce que nous comprenons lorsqu'un Dominique Venner utilise le terme Occident. Il en va de même dans toute la pensée non-conformiste (qu'on pense à Thierry Maulnier) ou chez Samuel Huntington qui explique qu'historiquement, l'Occident était européen. Oublier que l'Occident a été façonné par les Européens puis par les descendants d'Européens c'est déjà manifester une lecture partiale et partielle de l'histoire européenne. Il n'est pas possible d'affirmer que « l'Europe appartient à la puissance de la Terre » et que ce sont les Etats-Unis qui ont bâti un Occident autour d'une « puissance de la mer ». C'est historiquement faux puisque la première thalassocratie atlantique est espagnole. Athènes, Rome, la Frise du Haut Moyen Âge, la Scandinavie « viking », Venise, Gênes, le Portugal, l'Espagne, la France, la Hollande ou l'Angleterre ont toutes été des puissances maritimes à des époques et à des échelles diverses, et toutes ces puissances ont contribué à l'émergence d'une civilisation « occidentale » (compris dans sa dialectique avec l'Orient et les autres civilisations en général- Chine, Inde, civilisations pré-colombiennes...). Cette civilisation était sous l'Antiquité circonscrite à l'Europe et à la Méditerranée. A la suite des « Grandes découvertes », elle s'est étendue à d'autres territoires. L'ancienne « mer Océane », l'Océan l'Atlantique est alors devenu un « lac occidental ».

    La dimension maritime est donc inhérente à l'histoire européenne et l'Europe compte un grand nombre de personnages fameux liés à la mer. Qu'on songe simplement à Pythéas, à Erik le Rouge, à Jean Bart, à Colomb, à Henri le Navigateur et à Vasco de Gama, à Cartier, à Cook, à Lapérouse, à Amundsen… L'esprit européen s'est exprimé sur les mers et les océans du globe et nous a laissé entre autre quelques œuvres littéraires, dont les plus fameuses sont celles de Jules Verne. Mais on pourra aussi penser à l'aventurier et écrivain audois Henri de Monfreid. Jamais les Européens n'auraient pu développer de brillantes civilisations sans la mer. Les sciences doivent beaucoup au monde de la mer et parmi elle la géographie, en particulier la cartographie (portulans, globes, planisphères…), l'astronomie (les premiers marins se repéraient grâce aux astres) et bien évidemment les techniques (constructions à clins, astrolabes, amélioration de la boussole, sextant...). La navigation est d'ailleurs le moyen par lequel l'Homme, et au premier chef les Européens, purent appréhender les éléments : le vent autant que les mouvements de l'eau des mers et des océans. Le sort de l'Europe s'est aussi souvent joué sur mer : victoire des Athéniens à Salamine contre les Perses, victoire des Romains au Cap d'Ecnome contre Carthage, victoire d'Octave et de ses partisans à Actium contre Marc-Antoine et Cléopâtre, victoire de la flotte dirigée par Don Juan d'Autriche à Lépante contre les Ottomans. Ce ne sont que quelques exemples de batailles qui ont permis aux Européens de se prémunir des subversions orientales. Qu'on dise aussi à un Irlandais, un Breton, un Basque, un Portugais, un Espagnol ou un Gênois dont l'histoire et le quotidien sont marqués par la mer que « L'Europe c'est la puissance de la Terre ». L'Europe c'est à la fois la Terre et la Mer. C'est d'ailleurs ce qu'illustre bien l'hermine chez les Bretons. Et c'est pour cette raison que nous avons un phare comme logo : ancré sur Terre, il éclaire la mer et permet de surveiller les passages stratégiques mais aussi d'indiquer la route à suivre. Si l'Europe a dirigé le monde, c'est grâce à sa domination maritime, c'est un fait indéniable. S'il y a bien eu une grande entreprise digne de l'esprit européen, c'est l'aventure maritime.

    Alain de Benoist, pour sa part, apprécie Carl Schmitt qui a théorisé le Nomos de la Terre. Il n'aura échappé à personne que Carl Schmitt est un grand juriste allemand ayant notamment travaillé sur le politique. L'Allemagne est, dans son histoire, avant tout une puissance continentale. C'est ce qui motiva donc la West Politik de Guillaume II qui permit au Reich de se constituer une flotte et un empire colonial avant la Première Guerre mondiale pour devenir d'ailleurs la deuxième puissance maritime en 1914 derrière l'Angleterre et devant la France. La géopolitique allemande passe souvent pour une politique des grands espaces influencée par Ratzel (on songera au fameux Lebensraum, l'espace vital). Mais il faut nuancer cette approche. Ratzel ne s'est pas contenté de défendre une « pensée-continent », il a aussi finement analysé les réussites britanniques, qui reposaient sur le contrôle de territoires et de lieux stratégiques (Suez, Gibraltar, Malaka, Hong-Kong...) et a déjà perçu dans l'enclavement russe un élément de faiblesse. Un autre géopoliticien fameux, Karl Haushofer, avait préconisé une alliance entre l'Allemagne, la Russie et le Japon contre les puissances anglo-saxonnes. Le pacte germano-soviétique apparaît à ce titre comme une riposte des puissances de la Terre. Le Japon ayant pour objectif la domination du Pacifique face aux Etats-Unis.  C'est bien sur mer que certains empires auront perdu, sans forcément le percevoir sur le moment. Comme Bonaparte après la défaire de Trafalgar, l'échec d'Hitler sur l'Angleterre n'est-il pas responsable de la fuite en avant à l'Est et au final de la victoire des « puissances de la mer » qui s'adjugèrent la moitié d'un continent européen promis aux soviétiques...? C'est en effet une Allemagne dépourvue de ses territoires coloniaux après 1918 et qui doit affronter les Alliés, c'est à dire les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France qui sont (ou redeviennent pour la France) des puissances maritimes. L'Allemagne va essentiellement miser sur la puissance terrestre, conduisant aux victoires éclaires du début de la guerre (1939-1941). En quelque sorte si l'Allemagne nationale-socialiste a souscrit à la théorie de « l'espace-vital » de Ratzel, c'est à dire à la « pensée continent » mais également en partie aux théories quasiment eurasiatiques de Haushofer, c'est bien parce que de leur côté, les anglo-saxons avaient théorisés, et mis en pratique, la puissance maritime. Cité par Christian Royer dans Géopolitique des mers et des océans, A. Muller dans La Seconde Guerre de Trente Ans (1914-1945) paru en 1947 démontre bien la continuité des deux conflits sur le plan géopolitique entre une Mitteleuropa centrée autour de l'Allemagne qui se posait en « maître de la terre » et des Alliés qui se posaient en « maître de la mer ». Mais en 1982, Braudel écrivait : « Seuls les ratés de l'économie et du commerce se dotent toujours d'armées formidables, tandis que les maîtres de l'économie se contentent de contrôler les voies et moyens de communication ». Nationaux-socialistes et soviétiques en sont de parfaits exemples lors de la Seconde Guerre mondiale. Cette « pensée-continent » a été renforcée par l'apparition du chemin de mer et le développement, plus tardif, des autoroutes. En effet, l'ère colombienne qui s’étend du XVeme au XIXeme siècle se caractérise par la domination maritime. L'essor du chemin de fer, puis de l'automobile, laisse penser aux puissances terrestres qu'elles pourront équilibrer la domination maritime. Le développement de l'aviation et de l'aérospatiale va ruiner très rapidement ces espérances et on peut considérer que dès leurs parutions, les théories « continentalistes » étaient déjà obsolètes. L'aviation reprend d'ailleurs un vocabulaire maritime, on y parle d'atterrissage et de navigation...

    Un bon exemple de confusion à ce sujet concerne donc la Russie. Là aussi il a été pris l'habitude de percevoir ce pays comme une puissance continentale et d'en faire beaucoup avec « l'eurasisme », souvent à partir d'auteurs assez anciens. Pourtant, dans les faits, la Russie actuelle n'a de cesse de chercher à protéger ses ambitions maritimes : soutien à Bachar el Assad en Syrie pour défendre son port en eau profonde en Méditerranée (Tartous), annexion de la Crimée, tensions autour de l'enclave de Kaliningrad, coopération avec la Chine (manœuvres militaires, OCS), discussions autour des îles Kouriles avec le Japon, enjeux autour de la route maritime Arctique, largage d'un drapeau russe au Pôle nord pour s'adjuger une partie des eaux territoriales et des fonds sous marins qui submergent « son » plateau continental, incursion dans la Manche, la Russie a, à rebours des théories en vogue, bien compris que la puissance passe par une politique maritime ambitieuse et déterminée soutenue par un important dispositif spatial et aérien. Un des plus grands navire-école de la planète est d'ailleurs le STS Mir, basé à Saint-Petersbourg. En tonnage, la marine russe est d'ailleurs la deuxième du monde derrière les Etats-Unis et devant la Chine malgré sa vétusté et quelques autres difficultés. La géographie des grands espaces est encore ici malmenée. Séduisante sur le papier, elle ne résiste pas aux faits. L'immensité du territoire est plus un problème pour les Russes qu'un atout. Par ailleurs nous sommes en ce début du XXIeme siècle dans une géographie des territoires, et non dans une géographie des grands espaces continentaux, en partie en raison de la mondialisation. Les territoires maritimes y occupent une place de choix. 71% de la surface du globe est composé de mers et d'océans et 90% des échanges commerciaux empruntent des routes maritimes.

    Pour une géopolitique française

    Comme l'écrivait Napoléon : «  Un État fait la politique de sa géographie ». L'empereur, qui fit, un peu malgré lui, tout le contraire, avait pourtant raison. En tant que Français, nous avons le privilège d'être entouré par la Méditerranée, l’Atlantique, la Manche et la mer du Nord et d'avoir la deuxième ZEE du monde avec nos DROM-COM. Se refuser à « penser la mer » ou à « gouverner la mer » est donc le meilleur moyen de laisser cette tâche aux anglo-saxons. Il nous faut, à l'inverse de ce que semble supposer Alain de Benoist, nous réapproprier la question maritime. Aucun dirigeant français ne pourra faire l'économie à l'avenir d'une politique maritime si nous souhaitons résister au nouvel âge géopolitique qui s'est ouvert. D'ailleurs le programme régional de Marine Le Pen prévoyait un ambitieux volet maritime. Avec le basculement vers le Pacifique, la France a par exemple un atout avec ses 6,1 km² de ZEE (4,8 km² pour la Polynésie française et 1,3 km² avec la Nouvelle Calédonie). Délaisser ces territoires serait criminel. Se contenter d'être une puissance continentale, par romantisme, tropisme ou suivisme allemand ou russe, c'est s'assurer d'être une puissance croupion, une puissance limitée comme le furent l’empire carolingien, empire terrestre assailli par les Vikings au nord et la piraterie arabo-berbère au sud. Se refuser d'être une puissance maritime, c'est condamner l'Europe à n'être qu'une périphérie, voire une marge, par rapport à des puissances affirmées ou émergentes qui sont désormais dans le Pacifique : Etats-Unis, Chine, Japon, Australie, Mexique... Nous entrons dans une ère Pacifique qui explique le tournant des Etats-Unis vers l'Asie-Pacifique et qui se manifeste par d'épineuses questions territoriales : îles Kouriles, Taïwan, Nouvelle-Calédonie, mer de Chine, autant de points chauds qui voient les puissances se frotter ou être contestées. La Chine utilise par exemple des milices privées en mer de Chine pour ne pas être officiellement impliquée dans quelques barbouzeries... Les principaux observateurs de la planète en matière de géopolitique et de relations internationales considèrent que les ambitions chinoises dans cette mer, au détriment du Vietnam, du Japon ou des Philippines, constituent le principal point chaud pour la sécurité mondiale.

    Il est urgent de revenir aux fondamentaux de la géopolitique française. C'est en effet sous les Capétiens que la France prend conscience du rôle de la mer : la première ouverture maritime s'effectue sous Philippe Auguste. Aucune vision politique d'ampleur ne peut se passer de la mer. Même durant la guerre de Cent Ans, Français et Anglais s'affrontèrent en mer. Le souverain emblématique en terme de politique maritime est Louis XIV, certes influencé par son entourage et en particulier par deux hommes : Colbert et Vauban. Avec Colbert il put développer une ambitieuse politique navale (construction d'un flotte, édification de phares, développement de la corderie royale...) et avec Vauban il influença le monarque dans ses choix militaires pour borner le pré-carré national. Napoléon, qui délaissa les mers, où il fut vaincu, s'engagea dans une course continentale à l'Est ce qui mena la France à la défaite. C'est sous la Restauration, la Monarchie de Juillet et le Second empire que la France redevient une puissance maritime. Le retour de la France s’effectue d'abord timidement par la conquête de l'Algérie puis, sous le Second empire, par les campagnes en Crimée et au Mexique. Durant ces décennies clefs, la Marine militaire est perfectionnée, de nombreux brevets sont déposés, de nombreux phares sont érigés pour éclairer nos côtes et la cartographie marine s'améliore. C'est donc la première véritable politique ambitieuse depuis Louis XIV. Il est a peu près certains que si le Second empire n'avait pas chuté, la France aurait très rapidement été en mesure de rivaliser avec l'Angleterre sur les mers, mais fort heureusement pour eux, la IIIème République ne manifesta aucune ambition maritime.

    La faiblesse de l'Europe n'est donc pas due aux seuls Etats-Unis mais au fait qu'elle leur a laissé le rôle de gouverner les mers, pour en faire un véritable « thalassokrator ». Pierre Royer a d'ailleurs à ce sujet des mots limpides : « Rien n'est plus révélateur de la volonté de puissance d'un pays que la place qu'il accorde à sa marine de combat. De ce point de vue, l'attitude des pays européens, qui furent tous, à des titres et des moments divers, de grandes puissances navales, est très significative : la plupart ont renoncé à la projection de puissance, donc à la puissance tout court. »

    La mer est en enjeu majeur en terme de ressources et d'énergies. On comprend donc bien l'importance du « lobby bleu », de la gestion des ressources halieutiques, du rôle que peut jouer la conservation marine et les différentes ONG comme Sea Shepherd. C'est bien parce que la France délaisse beaucoup trop sa dimension maritime et que même sa pensée dissidente n'en fait que peu de cas que je suis assez pessimiste, pour le moment, sur notre capacité à relever la tête. Combien de temps pourra-t-elle conserver la Polynésie ? Et combien de temps va-t-elle pouvoir encore jouer la montre vis à vis de la Nouvelle Calédonie, premier producteur mondial de nickel ?

    Nous nous retrouvons donc à peu près dans la même situation que Maurras dansKiel et Tanger lorsque celui-ci déplorait l'union continentaliste de Kiel en 1895 entre la France, l'Allemagne et la Russie contre la thalassocratie britannique et aurait préféré une politique volontariste en matière maritime. Cette vision continentaliste, développée par une nouvelle droite souvent germanophile voire russophile conduit à l'Eurosibérie d'un Guillaume Faye ou à l'eurasisme. Mais l'eurasisme est une théorie russe qui n'a rien à voir avec la France. L'eurasisme n'est qu'une reculade, un funeste abandon de toute volonté de puissance qui nous soit propre. Un symptôme de la désillusion de nos contemporains. A l'inverse, et pour rester pragmatique, nous aurions fortement à faire avec le Groupe de Visegrad (Pologne, République Tchèque, Slovaquie et Hongrie) et l'Intermarium naissant qui inclut également d'autres pays comme les états baltes ou l'Ukraine. La Pologne mène en effet une politique maritime volontaire depuis quelques années et l'objectif des relations entre les pays d'Europe centrale et orientale est bien de faire coopérer les trois mers : la mer Baltique, la mer Adriatique et la mer Noire. La meilleure stratégie pour la France consisterait donc à s'allier avec les pays d'Europe du sud pour contrôler notre limes africain en Méditerranée, à s'allier avec l'Intermarium pour faire un lien avec les trois mers qui cernent l'Europe centrale et orientale et de valoriser notre ZEE. Les spécialistes de la question maritime l'écrivent, nous assistons à une nouvelle course à la mer. Nous devons en faire partie. D'autant que la France est encore la première puissance maritime de l'UE. Ce qui nous manque c'est donc une vision et sur ce point plus personne n'en a, ni ceux qui nous gouvernent, ni la pensée dissidente.

    C'est pour cette raison qu'en plus d'une politique maritime ambitieuse qui deviendrait une cause nationale, et qui ne concernerait pas seulement la volet militaire, mais aussi la recherche scientifique, technique, l'exploration sous-marine, la protection environnementale, les énergies ou la pêche, je préconise entre autre une « union latine » qui réunirait les pays de l'Europe du sud et du sud-ouest (Italie, France, Espagne et Portugal) et qui serait en mesure de maîtriser la Méditerranée, l'Atlantique, la Manche, la mer du Nord et des passages stratégiques : le Pas-de-Calais, Ouessant ou Gibraltar. Dans l'histoire, il a souvent été question de géographie, d'ambition et de volonté, plus que de théorie.

    Jean / C.N.C.

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