Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Europe et Union européenne - Page 1109

  • De Rospatriotism, des Cosaques et de l’interdiction de MTV

    De Rospatriotism, des Cosaques et de l’interdiction de MTV Le 5 décembre dernier, je tentais de tracer les grands traits du modèle de société que la Russie allait vraisemblablement tenter de développer, en accentuant la tendance en cours: transformer un pays sans idéologie en héraut mondial du conservatisme. Je citais quatre piliers qui devraient vraisemblablement être les piliers de la Russie de demain: Patriotisme, Eurasisme, Etat et Religion.

    Le discours annuel du président de la fédération de Russie en date du 12 décembre a confirmé la piste Eurasiatique puisqu’en plus de l’avancée de l’union eurasiatique, Vladimir Poutine a confirmé l'orientation de la Russie vers la zone Asie-pacifique durant ce siècle en affirmant: "Au 21ième siècle le vecteur de développement de la Russie devra être le développement de l’Est du pays, de la Sibérie et de l’extrême orient qui représentent un énorme potentiel".  Un cap à l’est que les lecteurs de RIA-Novosti avaient pu entrevoir dès le mois d’octobre 2011.

    Mais le modèle de société semble la préoccupation centrale de la politique intérieure de la Fédération de Russie pour  ces prochaines années. Le modèle multiculturel de la Russie est soumis à deux tendances contradictoires. Une première tendance pourrait le faire évoluer vers un modèle multinational, qui mettrait en cause même les fondements de l’unité russe en faisant apparaitre le risque séparatiste: c’est le risque de l’émergence d’une nation Tatare ou Tchétchène sur le modèle des nations-régions européennes, que l’on pense à la nation corse, bretonne ou Basque. Une sorte de réalisation au 21ième siècle du rêve prométhéen, qui verrait Moscou se détacher d'abord du Caucase, et pourquoi pas ensuite de l’extrême orient puis de la Sibérie et finalement de l’Oural. Une seconde tendance tend à maintenir l’autorité de l’état sur la Russie en transformant la fédération de Russie en une "nation russe" d’un nouveau genre: une "nation pluriethnique" selon les propres mots du président.

    C’est en Russie l’état qui semble prendre en main la construction ce de nouveau modèle russe, qui apparait comme de plus en plus éloigné du modèle occidental, et est majoritairement destiné à la jeunesse de Russie. A ce titre, une agence d’état appelée Rospatriotism a été créée et va commencer à opérer en 2013 avec l’objectif clair d’inciter les jeunes à défendre et aimer leur patrie. La première des tâches de cette structure sera l’établissement d’un authentique système éducatif patriotique via principalement l’instauration de jeux patriotiques à l’école, mais aussi d’envoyer les jeunes lycéens et collégiens quelques jours à l’armée pour les habituer à une forme de vie militaire et les habituer au contact des armes. Dans un second temps seront crées des centres militaro-patriotiques dans lesquels les enfants seront envoyés durant les vacances d’été. Dès le début 2013 des structures de Rospatriotism seront ouvertes à Moscou, Novossibirsk, mais aussi à Kaliningrad ou dans l’extrême orient russe à Khabarovsk. P
    our Nadejda Korneeva, vice présidente de l’association, le but de Rospatriotism est de "favoriser l’unité de la société russe en vue de la création d’une grande Russie".

    Ce retour aux valeurs patriotiques dès le plus jeune âge est une mesure fondamentale qui est à mettre en parallèle à une autre mesure fondamentale toute récente : la reconstitution d’un ordre cosaque de 400.000 hommes, avec les mêmes droits et fonctions qu'à l'époque de l'armée impériale Russe. Cette mesure fait suite à l’apparition de patrouilles de cosaques dans certaines grandes villes de Russie afin de contribuer à faire respecter l’ordre public en épaulant les forces de police. De nombreux commentateurs qui ont critiqué cette mesure (les cosaques étant avant tout des troupes sanguinaires) n’ont sans doute pas bien interprété la portée symbolique et mystique d’une telle évolution.

    Cette évidente remilitarisation de la société russe s’est accompagnée d’une surprenante nouvelle, venue de la Douma, puisque des députés ont proposé que le service militaire soit de nouveau possible dès 18 ans pour les jeunes femmes qui le souhaitent. Le projet ne fait pas l’unanimité à ce jour, mais est un indicateur de l’orientation que prend la société russe, qui se rapproche des modèles de société conservateurs et militaristes, sur le modèle chinois, bien plus que sur le modèle social-démocrate européen.

    Autre indice de friction entre le modèle culturel occidental et la Russie, la chaine MTV va cesser ses émissions en Russie en juin 2013, son contrat de diffusion n’étant pas renouvelé. Cette fermeture ne fait pas seulement suite au scandale politique datant de février dernier lors de la diffusion d’une émission politique controversée intitulée Gosdep et animée par Ksénia Sobchak, l’une des égéries de l’embryonnaire tentative de révolution de couleur de décembre dernier en Russie. La fermeture de la chaine semble plutôt due à une audience en baisse et aux demandes répétées de certains hommes politiques (notamment le député de l'Assemblée législative de Saint-Pétersbourg Vitaly Milonov) souhaitant la fermeture de la chaine pour des raisons morales et de respect des téléspectateurs. Nombreuses sont les mères de familles qui se sentiront sans doute soulagées par de la fermeture de MTV, d’autant plus qu’existe déjà Muz-TV, un équivalent russe.  C'est bien la morale qui apparait de plus en plus comme l’un des points essentiels de discorde entre la Russie et l’Occident.

    Alors que l’année 2013 commence, la Russie semble donc de plus en plus décidée à développer un nouveau modèle de société, différentié du modèle civilisationnel occidental. Un nouveau modèle en pleine élaboration.

    Alexandre Latsa http://www.voxnr.com

    in http://fr.rian.ru/tribune/20130102/197117606.html

  • De la Croatie par défaut à l’Occident par excès par Georges FELTIN-TRACOL

    Ancien enseignant en sciences politiques aux États-Unis, ex-diplomate croate, maîtrisant parfaitement l’anglais, l’allemand et le français, auteur d’articles remarquables dans Éléments ou Catholica, Tomislav Sunic vient de publier aux Éditions Avatar son premier ouvrage rédigé dans la langue de son cher Céline, La Croatie : un pays par défaut ?. Il faut se réjouir de cette sortie qui, prenant prétexte du cas croate, ausculte avec attention le monde contemporain occidental. Précisons tout de suite que ce livre bénéficie d’une brillante préface de Jure Vujic, responsable par ailleurs d’un exceptionnel article « Vers une nouvelle “ epistémè ” des guerres contemporaines » dans le n° 34 de la revue Krisis sur la guerre.
    La Croatie : un pays par défaut ? est un ouvrage essentiel qui ne se limite pas aux seuls événements historiques liés à l’indépendance croate des années 1990. Avec le regard aigu du sociologue, du linguiste, du philosophe et du géopoliticien, Tomislav Sunic examine l’Occident-monde postmoderniste en se référant à son vécu d’ancien dissident qui a grandi dans la Babel rouge de Joseph Tito. L’auteur a ainsi acquis une expérience inestimable que ne peuvent avoir les chercheurs occidentaux sur le communisme.
    De ce fait et à travers maints détails, il constate que l’Occident ressemble étonnamment au monde communiste en général et à la Yougoslavie en particulier. Il lui paraît d’ailleurs dès lors évident que « l’échec de la Yougoslavie multiculturelle fut également celui de l’architecture internationale édifiée à Versailles en 1919, à Potsdam en 1945 et à Maastricht en 1992 (p. 188) ». C’est la raison fondamentale pour laquelle les grandes puissances occidentales firent le maximum pour que n’éclate pas l’ensemble yougoslave. À la fin de la décennie 1980, les États occidentaux témoignaient d’une sympathie indéniable envers l’U.R.S.S., la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie avec le secret espoir d’empêcher des désintégrations qui risqueraient de perturber durablement les flux marchands mondiaux.
    En ces temps d’amnésie historique, Tomislav Sunic revient sur la tragédie méconnue des Volksdeutsche, des Allemands des Balkans, massacrés en 1944 – 1945 par les partisans titistes au point que « le favori de longue date des Occidentaux, l’ex-dirigeant communiste yougoslave et défunt maréchal Josip Broz, avait un passé bien plus chargé d’épurations ethniques et de meurtres de masse (p. 187) ». Il aurait pu aussi rappeler ce qu’on sait peu et que savait certainement Charles de Gaulle qui n’a jamais apprécié l’imposteur. « Natif d’Odessa où son patronyme était Wais, signale Jean-Gilles Malliarakis, il usurpe l’identité de Josip Broz, révolutionnaire communiste croate et son pseudonyme de résistant correspondait au sigle T.I.T.O. de Tajna Internationalna Terroricka Organizatia en serbe (1). » En note, il précisait qu’« après guerre, la mère de Josip Broz ne reconnaîtra pas Tito (2) ». Ces omissions de première importance démontrent que, loin de l’idéal autogestionnaire de la Deuxième Gauche hexagonale, la « Titoslavie » n’était pas le paradis terrestre en édification, mais un banal système communiste soumis à la terreur diffuse et implacable de la police politique secrète.
    Si on peut déplorer que Tomislav Sunic donne une interprétation banale et convenue de l’œuvre européenne du cardinal Richelieu (3), il insiste, en revanche, sur l’importance géopolitique des Balkans tant en stratégie que dans la mise en place des futurs réseaux de transports d’énergie (oléoducs et gazoducs). Depuis la fin de la Yougoslavie s’est manifesté le « cheval de Troie des États-Unis » avec le soutien total de Washington envers des entités fantoches comme la Bosnie-Herzégovine et le Kossovo, ou mafieuses tel le Monténégro.
    La Yougoslavie, anticipation de l’Occident !
    Pour Tomislav Sunic, cet appui occidental n’est pas seulement utilitariste ou à visée géopolitique, il est aussi et surtout idéologique parce que, pour le Système occidental, la fédération de Tito « à bien des égards, représentait une version miniature de leur propre melting pot (p. 81) ». La comparaison n’est pas anodine, ni fortuite.
    L’auteur discerne dans les sociétés multiraciales post-industrielles d’Occident des facteurs d’explosion similaires aux premiers ferments destructeurs de la Yougoslavie. En effet, « la société multiculturelle moderne, comme l’ex-Yougoslavie l’a bien montré, est profondément fragile et risque d’éclater à tout instant. Ce qui fut le cas en ex-Yougoslavie peut se produire au niveau interethnique et interracial à tout instant, en Europe comme aux États-Unis (pp. 60 – 61) ». De plus, pensé et voulu comme une amitié forcée et fictive entre les peuples, « le multiculturalisme, quoique étant un idéal-cadre de l’Union européenne, peut facilement aboutir à des conflits intra-européens mais également à des conflits entre Européens de souche et allogènes du Tiers-Monde (p. 210) ». Enfin, « l’ex-Yougoslavie fut un pays du simulacre par excellence : ses peuples n’ont-ils pas simulé pendant cinquante ans l’unité et la fraternité ? (p. 206) ». Le projet européen n’est-il pas une nouvelle illusion ?
    L’auteur développe éclaircit ce rapprochement osé : l’Occident serait donc une Yougoslavie planétaire en voie de délitement. Il s’inquiète par exemple de l’incroyable place prise dans les soi-disant « démocraties libérales de marché » des lois liberticides en histoire (conduisant à l’embastillement scandaleux de Vincent Reynouard), du « politiquement correct », de la novlangue cotonneuse et de l’éconolâtrie. Pour lui, ces cas d’entrave patents prouvent que « l’Union se trouve déjà devant un scénario semblable à celui de l’ex-Yougoslavie, où elle est obligée de modifier ses dispositifs juridiques pour donner un semblant de vraisemblance à sa réalité surréaliste (p. 126) ».
    La multiplication des actions contre les opinions hérétiques en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, témoignent de la volonté des oligarchies transnationales et de leurs relais politiques à exiger par la coercition plus ou moins douce une mixité mortifère et ultra-marchande. « Le rouleau compresseur du globalisme triomphant entend détruire les identités substantialistes (nationales, locales, généalogiques) et les identités “ par héritage ” qui font du citoyen le membre d’une communauté définie par l’histoire, par la continuité de l’effort de générations sur le même sol – pour leur substituer le nouveau mythe de la citoyenneté postmoderne, une sorte de bric-à-brac constructiviste, à savoir la citoyenneté “ par scrupules ” qui ne reconnaît le citoyen qu’en tant que simple redevable à la communauté dont il est membre et à laquelle il oppose l’humanité sans frontière des droits de l’homme immanents et sa propre individualité (p. 70) ». Une puissante pression psychologique s’impose à tous, sans la contrainte nécessaire, et « à l’instar de la Yougoslavie défunte, les sociétés multiculturelles ne réussissent jamais à accommoder les identités de tous les groupes ethniques (p. 68) ».
    Naissance archétypale de l’homme occidental soviétique
    En fin observateur, Tomislav Sunic avance aussi que les formules venues d’outre-Atlantique ne conviennent finalement pas aux attentes matérielles (ou matérialistes) des peuples de l’ancien bloc communiste pétris par des années de bolchevisme triomphant. Ces peuples – désemparés de ne pas bénéficier d’un autre culte du Cargo – « vont vite se rendre compte que l’identité de l’homo americanus ne diffère pas beaucoup  de celle de son homologue, l’homo jugoslavensis (p. 114) ». Il relève plus loin que « le mimétisme de l’homo sovieticus a trouvé son double dans le mimétisme de l’homo occidentalis (p. 239) » et considère qu’une « identité paléo-communiste subsiste toujours dans les structures mentales de la population post-yougoslave, partout dans les Balkans (p. 34) ». Le communisme comme le libéralisme a a tué les peuples ! Il en découle chez les Européens de l’Est une immense déception à l’égard des « nouvelles élites […] issues, pour la plupart, de l’ancienne nomenklatura communiste, habilement reconvertie au modèle libéral, directement issue du système de structuration soviétique (p. 53) ». Auraient-ils compris que l’ultra-libéralisme mondialiste serait le stade suprême du communisme ?
    Comme Guy Debord qui, prenant acte de la fin des blocs, annonçait dans ses Commentaires sur la société du spectacle l’émergence d’un spectaculaire intégré dépassant les spectaculaires diffus et concentré, Tomislav Sunic entrevoit un processus de fusion en cours entre les types occidental et communiste afin de créer un homme occidental soviétique. Celui-ci aurait « une existence combinant le charme et le glamour de l’homo americanus, comme dans les films américains, tout en jouissant de la sécurité sociale et psychologique offerte par l’homo jugoslavensis ! (p. 115) ». Ainsi apparaît la figure rêvée de la social-démocratie, du gauchisme et du libéralisme social… Stade final du bourgeois, l’homme occidental soviétique est le Travailleur postmoderniste de l’ère mondialiste. Il s’épanouit dans la fluidité globalitaire marchande. « La globalisation de l’économie n’est nullement une simple extension des échanges commerciaux et financiers, comme le capitalisme l’a connue depuis deux siècles. À la différence de l’internationalisation qui tend à accroître l’ouverture des économies nationales (chacune conservant en principe son autonomie), la globalisation ou mondialisation tend à accroître l’intégration des économies. Elle affecte les marchés, les opérations financières et les processus de production, réduit le rôle de l’État et la référence à l’économie nationale (p. 42). » Les ravages torrentiels de la mondialisation atteignent tous les pays, y compris les États les plus récents. Ainsi, « le folklorisme de masse qui fut l’unique manifestation de l’identité croate à l’époque yougoslave et communiste, fut après l’éclatement de la Yougoslavie, vite suivie par la coca-colisation des esprits au point que la symbolique nationaliste croate est devenue une marchandise – au grand plaisir des classes régnantes en Occident (p. 58) ». Après une période d’exaltation nationale, voire nationaliste, correspondant à la présidence de Franjo Tudjman, les responsables croates actuels ont tout fait pour l’évacuer, l’oublier et accentuer au contraire une occidentalisation/mondialisation qui flatte leur internationalisme d’antan… Pis, « les élites post-néo-communistes croates […] n’ont jamais aspiré à l’indépendance de la Croatie et n’ont jamais eu, il faut le dire clairement, une quelconque vision d’une identité croate matricielle et fondatrice (p. 238) ». On retrouve ce manque de volonté nationale en Ukraine. Les nouvelles oligarchies, croate ou ukrainienne, salue le produit du Mur de Berlin et de Wall Street : l’homme occidental soviétique.
    Victimes, histoire et mémoire
    Tomislav Sunic retrace l’historique de la fin du modèle yougoslave. Avant d’être le père de la Croatie indépendante, Franjo Tudjman fut un compagnon de route de Tito et un responsable communiste. Puis, écarté des cénacles dirigeants, il se passionna pour l’histoire, en particulier pour la Seconde Guerre mondiale, au risque de se faire accuser par certains cénacles mi-officieux et demi-mondains de « révisionniste »… Dans sa belle préface, Jure Vujic considère que l’identité nationale croate « qui à bien des égards, se trouve bousculée par les défis du globalisme, les processus intégrationnistes régionaux et supranationaux, à bien du mal à se stabiliser dans un espace-temps exsangue et à mûrir autour d’un projet politique commun, libéré des réminiscences et du trop-plein d’histoire fratricide hérités de la Deuxième Guerre mondiale (p. 12) ». Bien avant le déchaînement titanesque des violences nationales et étatiques, les antagonismes ne se cachaient pas et s’exposaient plutôt par l’intermédiaire d’une « guerre des mots » et de revendications mémorielles perceptibles lors des compétitions de football. En estimant avec raison que « dans le monde vidéosphérique d’aujourd’hui, l’image de guerre incite fatalement au narcissisme et à l’individualisme extrême (p. 207) », Tomislav Sunic ponte le rôle belligène des médias qui se sont substitués à l’intelligentsia. « De même qu’il n’y a pas de guerre sans morts, il ne peut plus aujourd’hui y avoir de guerre sans mots d’ordre, donc sans communication (p. 197) », d’où la montée en puissance dans les coulisses du pouvoir des spin doctors, ces agents d’influence très grands communicants. Pour parvenir à leurs fins, ils pratiquent « tout d’abord, les actions “ pédagogiques ” à long terme, ensuite le conditionnement des esprits et le modelage des mentalités (p. 198) ». Ils portent ainsi jusqu’à l’incandescence les opinions publiques facilement manipulables.
    Les médias accaparent la thématique victimaire. Dorénavant, toute mémoire, identité ou communauté soucieuse d’acquérir une légitimité se pose avant tout en victime. Or « toute identité victimaire est par définition portée à la négation ou au moins à la trivialisation de la victimologie de l’Autre (p. 213) ». Pourtant, rappelle Tomislav Sunic, « l’esprit victimaire découle directement de l’idéologie des droits de l’homme. Les droits de l’homme et leur pendant, le multiculturalisme, sont les principaux facteurs qui expliquent la résurgence de l’esprit victimaire (p. 219) ». Loin d’être les ultimes exemples d’antagonismes nationalitaires meurtriers propres aux XIXe et XXe siècles, les conflits yougoslaves ont préfiguré les guerres postmodernistes. La Post-Modernité qui met au cœur de sa logique l’identité. Au risque de se mettre à dos tous les néo-kantiens, l’auteur croît que « toute identité, qu’elle soit étatique, idéologique, nationale ou religieuse, est à la fois la victime et le vecteur d’un engrenage qui aboutit souvent à la violence et à la guerre (p. 37) ». L’identité est donc l’inévitable corollaire du politique.
    Il faut néanmoins prendre ici le terme « identité » dans son acception d’identique, de similitude, parce que « souvent, ce sont les ressemblances et non les différences qui provoquent les conflits, surtout lorsque ces conflits prennent la forme d’une rivalité mimétique (p. 70) ». Autrement dit et dans le contexte croate, « peut-on être Croate aujourd’hui sans être antiserbe ? (p. 37) ». La réponse serait affirmative si n’entraient pas en ligne de compte d’autres paramètres. « De l’affirmation d’une identité patriotique fondée sur l’ethnos et le mythos, écrit Jure Vujic, la Croatie d’aujourd’hui est à la recherche d’un “ piémontisme axiologique ” qui n’est autre qu’une identité de valeurs communes (p. 16) ». Et puis, « dans notre postmodernité, poursuit Tomislav Sunic, c’est l’Union européenne et l’Amérique qui décident, dans une large mesure, de l’identité d’État croate et même de l’identité supra-étatique de la Croatie dans un monde futur (p. 74) ». Par ailleurs, « avec et dans l’Union européenne, les valeurs marchandes imposent une hiérarchie des valeurs qui va directement à l’encontre de la survie des petits peuples (p. 57) ». Le postmodernisme multiculturaliste et ultra-individualiste s’apparente à une broyeuse de cultures enracinées. Il détient pourtant en lui ses propres objections.
    Les paradoxes explosifs de la postmodernité multiculturelle
    Oui, la postmodernité (ou plus exactement selon nous, l’ultra-modernité) creuse sa propre tombe en suscitant des contradictions insurmontables. Pour Tomislav Sunic, « le multiculturalisme est […] une constellation de politiques et de pratiques qui cherche à concilier l’identité et la différence, à déconstruire et à relativiser la métaculture des sociétés post-industrielles (p. 47) ». Puisque « le problème de l’identité en tant qu’altérité est devenu essentiel dans l’Occident postmoderne (p. 211) », la seule réponse « politiquement correcte » apte est l’acceptation du fait multiculturel (l’empilement individualiste et chaotique de communautés de nature ou de choix) et le rejet du corps social homogène. « Le pluralisme classificatoire qu’induisent les droits positifs en faveur de populations stigmatisées ou discriminées en fonction de l’âge et du sexe est interprété, notamment en Europe, comme une déstructuration de l’homogénéité sociale et culturelle de la nation et du concept de citoyenneté (pp. 41 – 42). » Il appert que « le choix d’un style de vie individuel, la tribalisation et l’atomisation de la société moderne ainsi que la multiculturalisation de la société européenne, rendent l’analyse de l’identité nationale croate encore plus compliquée. Même les Croates modernes, qui sont bien en retard en matière d’identité d’État, doivent faire face à une multitude de nouvelles identités. Leur identité nationale varie au gré des circonstances internationales, ces changements se juxtaposent quotidiennement et ils remettent en cause leur ancien concept d’identité nationale. On pourrait facilement qualifier ces nouvelles identités juxtaposées d’identités apprises ou acquises, par rapport aux anciennes identités qui relevaient de la naissance et de l’héritage culturel (pp. 49 – 50) ». Dans ces conditions, doit-on vraiment s’étonner qu’« à défaut d’une diplomatie cohérente, les eurocrates préfèrent tabler sur une identité croate consumériste et culinaire, et miser sur une classe politique locale aussi corrompue que criminogène (p. 232) » ? L’identité subit une pseudomorphose : « peu à peu, l’ancienne identité nationale, voire nationaliste, qui sous-entendait l’appartenance à un terroir historique bien délimité, est supplantée par le phénomène du communautarisme sans terroir – surtout dans les pays occidentaux qui ont subi une profonde mutation raciale (p. 38) ».
    Malgré l’affirmation répétitive et incantatoire des valeurs fondatrices de l’actuelle entreprise européenne, à savoir un antifascisme obsessionnel et fantasmatique pitoyable, la multiplication des contentieux mémoriels résultant du fait multiculturaliste renforce une « rivalité des récits victimaires [qui] rend les sociétés multiculturelles extrêmement fragiles. Par essence, tout esprit victimaire est conflictuel et discriminatoire. Le langage victimaire est autrement plus belligène que l’ancienne langue de bois communiste et il mène fatalement à la guerre civile globale (p. 220) ». Extraordinaire paradoxe ou hétérotélie selon les points de vue ! Surtout que « dans une société pluri-ethnique et multiculturelle, l’identité des différents groupes ethniques est incompatible avec l’individualisme du système libéral postmoderne (pp. 37 – 38) ». Tomislav Sunic ajoute que « la schizophrénie du monde postmoderne consiste, d’une part, dans la vénération absolue de l’atomisation individualiste qui met en exergue l’identité individuelle et consumériste, et d’autre part, dans le fait qu’on est tous devenu témoin du repli communautaire et de la solidarité raciale (p. 39) ».
    Certes, si Jure Vujic craint que « la Croatie comme toutes les “  démocraties tardives ”, ainsi qu’aime à le dire la communauté internationale, se doit de transposer de manière paradigmatique le sacro-saint modèle libéral, politique et économique, sans prendre en considération les prédispositions psychologiques, historiques et sociales spécifiques du pays (p. 13) », « pour l’instant, lui répond Sunic, les Croates, comme tous les peuples est-européens, ignorent complètement le danger de la fragmentation communautaire. La société croate, au début du IIIe millénaire, du point de vue racial est parfaitement homogène, n’ayant comme obsession identitaire que le “ mauvais ” Serbe. Pourtant, il ne faut pas nourrir l’illusion que la Croatie va rester éternellement un pays homogène. Le repli communautaire dont témoignent chaque jour la France et l’Amérique, avec le surgissement de myriades de groupes ethniques et raciaux et d’une foule de “ styles de vie ” divers, deviendra vite la réalité, une fois la Croatie devenue membre à part entière du monde globalisé (p. 38) ». La Croatie parviendra-t-elle enfin au Paradis occidental ? Rien n’est certain. En observant les pesanteurs de l’idéologie victimaire sur l’opinion et constatant que « souvent, la perception d’un groupe ira jusqu’à se considérer comme la victime principale d’un autre groupe ethnique (p. 68) », Tomislav Sunic y devine l’amorce de futurs conflits.
    Des guerres communautaires à venir
    « On a beau critiquer le communautarisme et l’identité nationale et en faire des concepts rétrogrades, relève l’auteur, force est de constater que le globalisme apatride n’a fait qu’exacerber la quête d’identité de tous les peuples du monde (p. 61). » Bonne nouvelle ! La vision morbide et totalitaire d’une humanité homogène ne se réalisera jamais. Ses adeptes chercheront quand même à la faire en se servant de cette idéologie moderne par excellence qu’est le nationalisme. « À l’instar des nationalistes classiques, le trait caractéristique des nationalistes croates est la recherche de la légitimité négative, à savoir la justification de soi-même par le rejet de l’autre. Impossible d’être un bon Croate sans être au préalable un bon antiserbe ! Ceux qui en profitent le plus sont les puissances non-européennes : jadis les Turcs, aujourd’hui l’Amérique ploutocratique et ses vassaux européens. Ce genre de nationalisme jacobin, qu’on appelle faussement et par euphémisme, en France, le souverainisme, ne peut mener nulle part, sauf vers davantage de haine et de guerres civiles européennes (p. 53). »
    Un regain ou une résurgence du nationalisme étatique moderne n’empêchera pas la « contagion postmoderniste » de la Croatie, ni d’aucun autre État post-communiste. Bien au contraire ! « Les mêmes stigmates de la décomposition identitaire occidentale sont visibles en Croatie, qui subit les assauts conjugués d’une dénationalisation politique et institutionnelle ainsi qu’un raz-de-marée de réseaux “ identitaires ” relevant de la postmodernité. Université, presse, politique, syndicat, on pourrait poursuivre la liste : administration, clubs, formation, travail social, patronat, Églises, etc., le processus néo-tribal a contaminé l’ensemble des institutions sociales. Et c’est en fonction des goûts sexuels, des solidarités d’écoles, des relations amicales, des préférences philosophiques ou religieuses que vont se mettre en place les nouveaux réseaux d’influence, les copinages et autres formes d’entraide qui constituent le tissu social. “ Réseau des réseaux ”, où l’affect, le sentiment, l’émotion sous leurs diverses modulations jouent le rôle essentiel. Hétérogénéisation, polythéisme des valeurs, structure “ hologrammatique ”, logique “ contradictionnelle ”, organisation fractale (p. 50). »
    On le voit : Tomislav Sunic « dévoile “ au scalpel ” les dispositifs subversifs, psychologiques et sociopolitiques, qui sont actuellement à l’œuvre dans une matrice identitaire croate qui reste très vulnérable face aux processus pathogènes de l’occidentalisation, assène Jure Vujic (p. 21) ». Les Croates ont obtenu un État-nation et une identité politique au moment où ceux-ci se délitent, dévalorisés et concurrencés par un foisonnement d’ensembles potentiellement porteurs d’identités tant continentales que vernaculaires ou locales (4). Le décalage n’en demeure pas moins patent entre l’Ouest et le reste de l’Europe ! « La petite Estonie, la Croatie et la Slovaquie vont bientôt réaliser que dans l’Europe transparente d’aujourd’hui, on ne peut plus se référer aux nationalismes du XXe siècle. Après avoir refusé le jacobinisme des Grands, ils se voient paradoxalement obligés de pratiquer leur propre forme de petit jacobinisme qui se heurte fatalement aux particularismes de leurs nouveaux pays. Sans nul doute, affirme alors Sunic, la phase de l’État-nation est en train de se terminer dans toute l’Europe et elle sera suivie par un régime supranational. Peu importe que ce régime s’appelle l’Union européenne ou le IVe Reich (p. 57). » Et si c’était plutôt l’Alliance occidentale-atlantique ou le califat universel ?
    Dans sa riche préface, Jure Vujic s’élève avec vigueur contre le supposé « retour en Europe » des anciens satellites soviétiques. En appelant à une « réappropriation de l’identité grand-européenne » de la croacité, il appelle à une réflexion majeure sur l’Europe de demain, celle qui surmontera les tempêtes de l’histoire.
    Seule une prise de conscience générale de leur européanité intrinsèque permettra aux peuples autochtones du Vieux Continent de contrer le travail corrosif de l’Occident moderne, du multiculturalisme et du postmodernisme. La transition des sociétés pré-migratoires et migratoires (Croatie et Ukraine par exemple) vers des sociétés post-migratoires (Europe occidentale) risque de provoquer une riposte identitaire virulente de la part de peuples européens (ou de certaines couches sociales) les moins séniles. « Une guerre larvée et intercommunautaire entre des bandes turcophones et arabophones vivant en Allemagne ou en France, et des groupes de jeunes Allemands ou Français de souche ne relèvent plus d’un scénario de science-fiction (p. 125) », avertit Tomislav Sunic. Il tient pour vraisemblable que « le nationalisme inter-européen d’antan, accompagné par la diabolisation de son proche voisin, comme ce fut le cas entre les Croates et les Serbes, peut dans un proche avenir devenir périmé et être supplanté par une guerre menée en commun par les Serbes et les Croates contre les “ intrus ” non-européens (pp. 38 – 39) ». La réalisation effective d’une identité politique et géopolitique européenne s’en trouverait grandement renforcée et annulerait le présent dilemme des populations croates par défaut et occidentalisées par excès. C’est dire, comme le remarque Jure Vujic, que « le livre de Tomislav Sunic […] constitue […] un éclairage politologique et philosophique considérable sur l’actuelle transition de l’identité croate dans la postmodernité (pp. 17 – 18) ». Une lecture indispensable en ces temps incertains et désordonnés.
    Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com

    Notes
    1 : Jean-Gilles Malliarakis, Yalta et la naissance des blocs, Albatros, 1982, p. 152.
    2 : Idem. Ajoutons en outre qu’on n’a pas de sources exactes quant à la naissance de Tito. Ce dernier parlait d’ailleurs un mauvais serbo-croate avec un accent russe,  loin de sa prétendue région natale au nord de la Croatie. Sa syntaxe était également mauvaise.
    3 : Tomislav Sunic reprend une erreur courante quand il qualifie « le Conseil de l’Europe […de…] corps législatif (p. 137) ». Il confond le Parlement européen et le Conseil de l’Europe qui tous deux siègent à Strasbourg. Le Conseil de l’Europe ne relève pas de l’Union européenne puisque ses membres sont tous les États du continent – sauf le Bélarus qui est un invité spécial -, la Turquie et l’Azerbaïdjan. Sont membres observateurs les États-Unis, le Canada, Israël, le Mexique et le Japon…
    De ce Conseil procède la Convention européenne des droits de l’homme et sa sinistre Cour qui entérine les lois liberticides et encourage la fin des traditions européennes.
    Il ne faut pas mélanger ce conseil avec le Conseil européen qui  réunit les chefs d’État et de gouvernement, ni avec le Conseil de l’Union européenne rassemblant les ministres des États-membres pour des problèmes de leurs compétences.
    4 : Une fois la Croatie membre de l’U.E., il se posera la question de l’adhésion à l’Union européenne des autres États ex-yougoslaves. À la demande expresse de Franjo Tudjman, la Constitution croate, par l’article 141, interdit explicitement toute reconstitution d’une union balkanique. Or l’arrivée de la Serbie, de la Bosnie-Herzégovine, du Monténégro, etc., dans l’U.E. ne sera-t-elle pas perçue comme la reformation d’un ensemble slave du sud dans le giron eurocratique et atlantiste ? Zagreb ne risquera-t-il pas de poser son veto à l’entrée de Belgrade, de Sarajevo ou de Skopje ?
    • Tomislav Sunic, La Croatie : un pays par défaut ?, préface de Jure Vujic, Éditions Avatar, coll. « Heartland », 2010, 252 p., 26 €.

  • Sur l'identité européenne

    Steuckers.jpgDéfinir l'identité de l'Europe dans un exposé d'une demi-heure tient de la gageure ! Mais, c'est vrai, il faut être ca­pable de synthétiser ses idées, de transmettre l'essentiel en peu de mots. Mieux : en peu de cartes [projection de 5 cartes].
    L'Europe, c'est avant toute chose une histoire. C'est cette histoire qui est son identité. C'est la somme des gestes qui ont été accomplies. Rien d'autre. Et certainement pas un code ou une abstraction qui se profilerait derrière cette histoire et qui serait plus “sublime” que le réel. L'histoire qui fonde notre identité est une histoire très longue, dont les origines ne sont pas connues du grand public, auquel on cache l'épopée initiale de nos peuples. Les choses sont en train de changer dans le bon sens. Au cours des dix dernières années, les revues de bonne vulgarisation scientifique nous parlent de plus en plus souvent de la grande chevauchée des Proto-Iraniens, puis des Scythes, en direction de l'Asie centrale. Les archéologues Mallory et Mair viennent de retracer l'émouvante aventure du peuple qui nous a laissé les “momies du Tarim” dans le Sin Kiang chinois, des corps quasi intacts qui nous ressemblent comme des frères. Partis d'Europe centrale, en effet, des vagues de cavaliers européens ont poussé au moins jusqu'aux plaines du Sin Kiang, sinon jusqu'au Pacifique. Pendant des siècles, des royaumes européens ont subsisté dans ces régions, alors très hospitalières et fertiles. Une civilisation tout à la fois européenne, indienne et bouddhiste, a laissé des traces sublimes au cœur du continent asiatique.

    Associer l'idée de divin à la lumière solaire et sidérale

    Les racines de l'Europe se retrouvent, dans leurs traces les plus anciennes, essentiellement dans la tradition iranienne, ou avestique, dont Paul Du Breuil et Henry Corbin ont exploré l'univers mental. Paul Du Breuil retrace méticuleusement la religion très ancienne, guerrière, de cette branche aventurière du peuple européen, qui avait domestiqué le cheval, inventé les attelages et le char de combat. Cette religion est une religion de la Lumière et du Soleil, avec le dieu Aruna (l'Aurore) comme conducteur du char solaire. Garuda, le frère d'Aruna, est, dans cette mythologie, le “seigneur du Ciel” et le “chef des oiseaux”. Il personnifie la puissance masculine et on le représente souvent sous la forme d'un oiseau à tête d'aigle, blanc ou doré, parfois avec des ailes rouges. On constate très tôt, dit Paul Du Breuil, “que le symbolisme religieux eurasien, a associé l'idée du divin avec la lumière, solaire ou sidérale, et avec un oiseau fabuleux, fort et de haut vol”. Cette triple symbolique du Soleil, du Ciel et de l'Aigle, se retrouve chez le chef et père des dieux dans le panthéon romain, Jupiter. Et l'idée d'empire, dans les traditions européennes, conserve le symbole de l'aigle. De l'Iran avestique à nos jours, cette symbolique immortelle nous est restée. Sa pérennité atteste bel et bien que sa présence inamovible en fait un fondement de notre identité.
    Le monde avestique, aboutissement d'une grande migration européenne aux temps proto-historiques, nous a légué les notions cardinales de notre identité la plus profonde, qui ne cesse de transparaître malgré les mutations, malgré les conversions au christianisme ou à l'islam, malgré les invasions calamiteuses des Huns, des Mongols ou des Turcs, malgré les despotismes de toutes natures, qui ont dévoyé et fourvoyé les Européens au cours d'une histoire qui ne cesse d'être tumultueuse. Arthur de Gobineau a démontré la précellence du monde iranien, sa supériorité pratique par rapport à un hellénisme trop discursif et dialectique. À sa suite, Henry Corbin, en explorant les textes que nous a laissés le poète médiéval persan Sohrawardi, nous a restitué une bonne part de notre identité spirituelle profonde, de notre manière primordiale de voir et de sentir le monde : pour Sohrawardi, légataire médiéval de l'immémorial passé avestique, l'Esprit Saint est Donateur de formes, la Lumière immatérielle est la première manifestation de l'Être primordial, qui, lui aussi, est Lumière, pleine Lumière resplendissante, synthèse du panthéon ouranien des dieux diurnes (cf. Dumézil, Haudry).
    Dans cette spiritualité euro-avestique de la proto-histoire, de cette époque où vraiment tout s'est révélé, il y a précellence du Soleil ; les âmes nobles et les chefs charismatiques ont une aura que les Perses appelaient Xvarnah (Lumière de Gloire) et que l'on représente sous forme d'une auréole à rayons solaires. Ce culte lumineux s'est répercuté dans la tradition médiévale européenne dans la figure omniprésente de l'archange Saint-Michel, dont le culte est d'origine iranienne et zoroastrienne. Et surprise : le culte de Saint Michel va ressusciter à Bruxelles dans quelques jours, lors de la fête de l'Ommegang, en l'honneur de l'étendard impérial de Charles-Quint. Le géant Saint-Michel ressortira dans les rues, après une très longue éclipse, ajoutant l'indispensable spiritualité archangélique à cette fête impériale unique en Europe. Signe des temps ? Osons l'espérer  !

    La force archangélique et michaëlienne

    Pour Hans Werner Schroeder, les archanges, legs de la tradition iranienne dans l'Europe médiévale, insufflent les forces cosmiques originelles dans les actions des hommes justes et droits et protègent les peuples contre le déclin de leurs forces vives. L'archange aux vastes ailes déployées et protectrices, que l'on retrouve dans les mythologies avestiques et médiévales-chrétiennes, indique la voie, fait signe, invite à le suivre dans sa marche ou son vol toujours ascendant vers la lumière des lumières : la force archangélique et michaëlienne, écrit Emil Bock, induit une dynamique permanente, une tension perpétuelle vers la lumière, le sublime, le dépassement. Elle ne se contente jamais de ce qui est déjà là, de ce qui est acquis, devenu, de ce qui est achevé et clos, elle incite à se plonger dans le devenir, à innover, à avancer en tous domaines, à forger des formes nouvelles, à combattre sans relâche pour des causes qui doivent encore être gagnées. Dans le culte de Saint-Michel, l'archange n'offre rien aux hommes qui le suivent, ni avantages matériels ni récompenses morales. L'archange n'est pas consolateur. Il n'est pas là pour nous éviter ennuis et difficultés. Il n'aime pas le confort des hommes, car il sait qu'avec des êtres plongés dans l'opulence, on ne peut rien faire de grand ni de lumineux.
    La religion la plus ancienne des peuples européens est donc cette religion de Lumière, de gloire, de dynamique et d'effort sur soi. Elle est née parmi les clans européens qui s'étaient enfoncés le plus profondément dans le cœur du continent asiatique, qui avaient atteint les rives de l'Océan Indien et s'étaient installés en Inde. L'identité la plus profonde de l'Europe est donc cette trajectoire qui part de l'embouchure du Danube en Mer Noire vers le Caucase et au-delà du Caucase vers les hauts plateaux iraniens et vers la vallée de l'Indus, ou, au Nord, à travers l'Asie centrale, la Bactriane, vers le Pamir et les dépressions du Takla Makan dans le Sin Kiang, aujourd'hui chinois.

    Une chaîne ininterrompue de trois empires solides

    L'idéal impérial européen s'est ancré dans notre antiquité sur cette ligne de projection : entre 2000 et 1500 av. JC, l'expansion européenne correspond à celle des civilisations semi-sédentaires dites d'Androvno et de Qarasouk. À cette époque-là, les langues européennes se répandent en Iran, jusqu'aux rives de l'Océan Indien. Cimmériens, Saces, Scythes, Tokhariens, Wou-Souen et Yuezhi se succèdent sur le théâtre mouvant de la grande plaine centre-asiatique. Entre 300 et 400 de notre ère, 3 empires se juxtaposent entre l'Atlantique et l'Inde du Nord : Rome, les Sassanides parthes et l'Empire gupta en Inde. L'Empire gupta avait été fondé par les Yuezhi européens, qui nommaient leur territoire le Kusana et étaient au départ vassaux des Sassanides. Les Gupta fédèrent les clans du Kusana et les Tokhariens du Tarim. À ce moment historique-là, une chaîne ininterrompue de 3 empires solides, dotés d'armées bien entraînées, auraient pu faire barrage contre les pressions hunno-mongoles, voire se fédérer en un bloc partant d'Ecosse pour aboutir au delta du Gange.
    Mais le destin a voulu un sort différent, pour le grand malheur de tous nos peuples : Rome a été minée par le christianisme et les dissensions internes ; l'empire s'est scindé en 2, puis en 4 (la tétrarchie), puis s'est effondré. Les Sassanides connaissent une période de répit, traitent avec l'Empereur romain d'Orient, Justinien, et partent à la conquête de la péninsule arabique, avant de succomber sous les coups de l'Islam conquérant. L'Empire des Gupta s'effondre sous les coups des Huns du Sud.
    La fin de l'Antiquité signifie la fin des empires déterminés directement et exclusivement par des valeurs d'inspiration européenne, c'est-à-dire des valeurs ouraniennes, archangéliques et michaëliennes, voire mazdéennes ou mithraïques. Les peuples hunniques, mongols ou turcs se ressemblent en Asie centrale et en chassent les Européens, les massacrent ou les dominent, les transformant en petites peuplades résiduaires, oublieuses de leurs racines et de leurs valeurs. Au Sud, les tribus arabes, armées par l'idéologie religieuse islamique, bousculent Byzance et la Perse et pénètrent à leur tour en Asie centrale.

    L'invasion des Huns provoque un chaos indescriptible

    L'identité européenne ne peut s'affirmer que si elle demeure maîtresse des grandes voies de communication qui unissent la Méditerranée ou la Baltique à la Chine et à l'Inde. Dynamique, l'identité européenne s'affirme ou disparaît sur un espace donné ; elle entre en déclin, se rabougrit si cet espace n'est plus maîtrisé ou s'il n'est plus accessible. Cet espace, c'est l'Asie centrale. À la fin de la période antique, les Ruan Ruan mongols bousculent les Xianbei, qui bousculent les chefferies turques des marges du monde chinois, qui bousculent à leur tour les Huns du Kazakhstan, qui passent sur le corps des Alains européens à l'Ouest de la Caspienne, dont les débris se heurtent aux Goths, qui franchissent la frontière de l'Empire romain agonisant, précipitant le sous-continent européen, berceau de nos peuples, dans un chaos indescriptible. Finalement, les Huns sont arrêtés en 451 en Champagne par l'alliance entre Romains et Germains.
    Le destin de l'Europe s'est donc joué en Asie centrale. La perte de contrôle de cette vaste zone géographique entraîne la chute de l'Europe : hier comme aujourd'hui. Les ennemis de l'Europe le savent : ce n'est donc pas un hasard si Zbigniew Brzezinski entend jouer la carte turque/turcophone contre la Russie, l'Inde, l'Iran et l'Europe dans ce qu'il appelle les “Balkans eurasiens”. Ce que je viens de vous dire sur la proto-histoire à l'Est de la Volga et de la Caspienne n'est pas la tentative d'un cuistre d'étaler son érudition, mais de rappeler que la dynamique amorcée par nos plus lointains ancêtres dans ces régions du monde et que la dynamique amorcée lentement d'abord, brutalement ensuite, par les peuples hunniques et turco-mongols à la fin de l'antiquité sont des dynamiques qui restent actuelles et dont les aléas sont observés et étudiés avec la plus grande attention dans les états-majors diplomatique et militaire américains aujourd'hui.
    En effet, une partie non négligeable du succès américain en Afghanistan, en Mésopotamie, en Asie centrale dans les républiques musulmanes et turcophones de l'ex-URSS est due à une bonne connaissance des dynamiques à l'œuvre dans cette région centrale de la grande masse continentale eurasiatique. Encyclopédies, atlas historiques, thèses en histoire et ouvrages de vulgarisation, émissions de télévision s'accumulent pour les expliciter dans tous leurs détails. L'Europe continentale, les espaces linguistiques français, allemand et autres, sont en retard : personne, même dans les hauts postes de commandement, ne connaît ces dynamiques. Dans la guerre de l'information qui s'annonce et dont nous avons perdu la première manche, la connaissance généralisée de ces dynamiques sera un impératif crucial : mais les choses avancent, lentement mais sûrement, car des revues grand public comme Archeologia, Grands Reportages, Géo, National Geographic (version française) commencent systématiquement à nous informer sur ces sujets. L'or des Scythes, les villes florissantes de la Sérinde et de l'antique Bactriane, la Route de la Soie, les voyages de Marco Polo, la Croisière Jaune de Citroën sont autant de thèmes proposés à nos contemporains. François-Bernard Huyghe, spécialiste de la guerre cognitive à l'ère numérique, figure cardinale de la pensée stratégique française aujourd'hui, nous a laissé un ouvrage de base sur l'Asie centrale. En Suisse, le Professeur Jacques Bertin nous a fourni en 1997 un Atlas historique universel, où tout ce que je vous dis est explicité par des cartes limpides et didactiques.

    Une organisation optimale du territoire

    L'objectif stratégique de cette vulgarisation, destinée à éveiller le grand public aux thèmes majeurs de la géostratégie planétaire, est de damer le pion à la stratégie préconisée par Zbigniew Brzezinski dont le but final est de soustraire l'espace noyau de l'Asie centrale au contrôle de toutes les puissances périphériques, surtout la Russie et l'Europe, mais aussi l'Inde et l'Iran. Brzezinski n'a pas hésité à dire que les Américains avaient pour but d'imiter les Mongols : de consolider une hégémonie économique et militaire sans gérer ni administrer le territoire, sans le mailler correctement à la façon des Romains et des Parthes. L'Amérique a inventé l'hégé­mo­nie irresponsable, alors que les 3 grands Empires juxtaposés des Romains, des Parthes et des Gupta visaient une organisation optimale du territoire, une consolidation définitive, dont les traces sont encore perceptibles aujourd'hui, même dans les provinces les plus reculées de l'Empire romain : le Mur d'Hadrien, les thermes de Bath, le tracé des villes de Timgad et de Lambèze en Afrique du Nord sont autant de témoignages archéo­lo­giques de la volonté de marquer durablement le territoire, de hisser peuples et tribus à un niveau de civi­li­sation élevé, de type urbain ou agricole mais toujours sédentaire. Car cela aussi, c'est l'identité essentielle de l'Europe. La volonté d'organiser, d'assurer une pax féconde et durable, demeure le modèle impérial de l'Europe, un modèle qui est le contraire diamétral de ce que proposent les Américains aujourd'hui, par la voix de Brzezinski.
    Rien de tel du côté des Mongols, modèles des Américains aujourd'hui. Nulle trace sur les territoires qu'ils ont soumis de merveilles architecturales comme le Pont du Gard. Nulle trace d'un urbanisme paradigmatique. Nulle trace de routes. La dynamique nomade des tribus hunniques, mongoles et turques n'aboutit à aucun ordre territorial cohérent, même si elle vise une domination universelle. Elle ne propose aucun “nomos” de la Terre. Et face à cette absence d'organisation romaine ou parthe, Brzezinski se montre admiratif et écrit : « Seul l'extraordinaire empire mongol approche notre définition de la puissance mondiale ». Une puissance sans résultat sur le plan de l'organisation. Brzezinski et les stratèges américains veulent réactiver une dynamique anti-impériale, donc contraire aux principes qui sous-tendent l'identité européenne, et asseoir de la sorte un foyer permanent de dissolution pour les formes plus ou moins impériales ou étatiques qui survivent dans son voisinage. Brzezinski écrit, admiratif : « L'empire gengiskhanide a pu soumettre le Royaume de Pologne, la Hongrie, le Saint-Empire (?), plusieurs principautés russes, la califat de Bagdad et l'Empire chinois des Song ». Réflexion historique en apparence ingénue. Mais elle démontre, pour qui sait lire entre les lignes, que la réactivation d'un pôle turc, à références hunniques ou gengiskhanides, doit servir :

    • à annihiler les pôles d'impérialité en Europe,
    • à mettre hors jeu l'Allemagne, héritière du Saint-Empire et de l'œuvre du Prince Eugène de Savoie-Carignan,
    • à tenir en échec définitivement l'Empire russe,
    • à détruire toute concentration de puissance en Mésopotamie et
    • à surveiller la Chine.
    Connaître l'histoire des mouvements de peuples en Asie centrale permet de contrer la stratégie américaine, mise au point par Brzezinski, de lui apporter une réponse russe, indienne, européenne. Pour les Américains, il s'agit d'activer des forces de désordre, des forces dont l'esprit est diamétralement différent de celui de Rome et de la Perse sassanide. Si ces forces sont actives en une zone aussi cruciale de la masse continentale eu­ra­sienne, c'est-à-dire sur le territoire que la géopolitique britannique et américaine, théorisée par Mackinder et Spyk­man, nomme le heartland, le Cœur du Grand Continent, elles ébranlent les concentrations périphé­ri­ques de puissance politique, leur impose des “frontières démembrées”, selon une terminologie que Henry Kis­sin­ger avait reprise à Richelieu et à Vauban. Tel est bien l'objectif de Kissinger et de Brzezinski : “démembrer” les franges territoriales extérieures de la Russie, de l'Iran, de l'Europe, priver celle-ci d'un accès à la Mé­di­ter­ranée orientale. C'est pour cette raison que les États-Unis ont voulu créer le chaos dans les Balkans, en diabo­li­sant la Serbie, dont le territoire se situe sur l'axe Belgrade-Salonique, c'est-à-dire sur la voie la plus courte en­tre le Danube navigable, à l'Ouest des anciennes “cataractes”, et la Mer Égée, dans le bassin oriental de la Mé­di­ter­ranée. Diaboliser la Serbie sert à bloquer le Danube en sa portion la plus importante stratégiquement parlant, sert aussi à créer artificiellement en vide en plein milieu d'une péninsule qui a servi de tremplin à toutes les opérations européennes en Asie Mineure et au Proche-Orient. Celui-ci doit demeurer une chasse gardée des États-Unis.
    Quelles ont été dans l'histoire les ripostes européennes à cette menace permanente et récurrente de dissolution venue de la zone matricielle des peuples hunniques, turcs et mongols, située entre le Lac Baïkal en Sibérie et les côtes du Pacifique ?

    Luttwak : d'une étude du limes romain à l'occupation de la Hongrie par les troupes américaines

    L'Empire romain, probablement mieux informé des mouvements de populations en Asie que ne le laissent supposer les sources qui sont restées à notre disposition, avait compris que l'Empire devait se défendre, se colmater et se verrouiller à 2 endroits précis : en Pannonie, l'actuelle Hongrie, et dans la Dobroudja au Sud du Delta du Danube. Le Danube est l'artère centrale de l'Europe. C'est le fleuve qui la symbolise, qui la traverse tout entière de la Forêt Noire à la Mer Noire, qui constitue une voie d'eau centrale, une voie de communication incontournable. La maîtrise de cette voie assure à l'Europe sa cohésion, protège ipso facto son identité, est la garante de sa puissance, donc de sa survie, est finalement son identité géo-spatiale, la base tellurique du développement de son esprit de conquête et d'organisation, une base sans laquelle cet esprit ne peut se concrétiser, sans laquelle cet esprit n'a pas de conteneur. Ce n'est donc pas un hasard si les États-Unis dé­ploient dorénavant leurs troupes en Hongrie le long du cours du Danube, qui, là-bas, coule du Nord au Sud, en direction de Belgrade.
    Le théoricien militaire américain, originaire de Roumanie, Edward Luttwak, avait rédigé un ouvrage magistral sur les limes romains en Europe centrale [La Grande Stratégie de l'Empire romain]. Les militaires du Pentagone appliquent aujourd'hui dans le concret les conclusions théoriques de l'historien. De même, un général britannique à la re­traite, après une longue carrière à l'OTAN et au SHAPE à Mons-Casteaux en Hainaut, publie une histoire des guerres de Rome contre Carthage, où, curieusement, les opérations dans les Balkans, les jeux d'alliance entre puissances tribales de l'époque, laissent entrevoir la pérennité des enjeux spatiaux, la difficulté d'unifier cette péninsule faite de bassins fluviaux, de vallées et de plateaux isolés les uns des autres. Rome a excité les tribus illyriennes des Balkans les unes contre les autres pour en arriver à maîtriser l'ensemble de la péninsule. On est frappé, dans le récit du Général Nigel Bagnall, de voir comme il convient d'éloigner de l'Adriatique et de l'Égée la puissance tribale centrale, dont le territoire correspondait peu ou prou à celui de la Serbie actuelle ! L'historien mili­taire a parlé, les blindés et les F-16 de l'OTAN ont agi, quelques années après ! Moralité : l'étude de l'his­toire antique, médiévale ou contemporaine est une activité hautement stratégique, ce n'est pas de la simple éru­dition. Les puissances dominantes anglo-saxonnes nous le démontrent chaque jour, tandis que l'ignorance des dynamiques de l'histoire sanctionne la faiblesse de l'Europe.
    Revenons à l'histoire antique. Dès que les Huns franchissent le Danube, dans la Dobroudja en poursuivant les Goths ou en Pannonie, l'empire romain s'effondre. Quand les Avares, issus de la confédération des Ruan Ruan, s'installent en Europe au VIIe siècle, les royaumes germaniques, dont ceux des rois fainéants mérovingiens, ne parviennent pas à imposer à notre sous-continent un ordre durable. Charlemagne arrête provisoirement le danger, mais le Saint-Empire ne s'impose qu'après la victoire de Lechfeld en 955, où Othon Ier vainc les Hongrois et fait promettre à leurs chefs de défendre la plaine de Pannonie contre toute invasion future venue des steppes. En 1945, les Hongrois de Budapest défendent le Danube héroïquement : les filles et les garçons de la ville, âgés de 12 à 18 ans, sortent de leurs écoles pour se battre contre l'Armée Rouge, maison par maison, pan de mur par pan de mur. Je me souviendrais toujours des paroles d'une dame hongroise, qui me racontait la mort de son frère aîné, tué, fusil au poing, à 13 ans, dans les ruines de Budapest. Ces jeunes Magyars voulaient honorer la promesse faite jadis par leur Roi, mille ans auparavant. Un héroïsme admirable, qui mérite notre plus grand respect. Mais un héroïsme qui prouve surtout une chose : pour les peuples forts, le temps ne passe pas, le passé est toujours présent, la continuité n'est jamais brisée, les devoirs que l'histoire a imposés jadis doivent être honorés, même un millénaire après la promesse.
    Après l'appel d'Urbain II à Clermont-Ferrand en 1096, les Croisés peuvent traverser la Hongrie du Roi Coloman et se porter vers l'Anatolie byzantine et la Palestine pour contrer l'invasion turque seldjoukide ; les Seldjoukides interdisent aux Européens l'accès aux routes terrestres vers l'Inde et la Chine, ce que les Arabes, précédemment, n'avaient jamais fait. Urbain II était très conscient de cet enjeu géopolitique. Mais les efforts des Croisés ne suffiront pas pour barrer la route aux Ottomans, héritiers des Seldjoukides et des Ilkhans, dominateurs turco-mongols de la Perse vaincue. L'objectif des Ottomans, conscients de l'histoire des peuplades hunno-turques, animés par la volonté de perpétuer la geste pluri-millénaire de leurs peuples contre les Européens, est de prendre le Danube, son embouchure et son delta, son cours oriental à l'Est de ses cataractes entre l'actuelle frontière serbo-roumaine ; ils entendent ensuite prendre Budapest, clef de la plaine pannonienne puis Vienne, capitale du Saint-Empire qu'ils appelaient la “Pomme d'Or”. Ils passent sur le corps des Serbes, des Bosniaques, des Croates, des Hongrois, des Frioulans et des Carinthiens, mais le bloc germanique, retranché derrière les premiers contreforts des Alpes, leur résistent. Il faudra une longue contre-attaque, une guerre d'usure de 3 siècles pour envoyer enfin au tapis le danger ottoman. Cette lutte de reconquista, comparable à la Reconquista espagnole, fonde, elle aussi l'identité politique et militaire de l'Europe. Ce n'est pas un hasard si la disparition du danger ottoman a ouvert l'ère des guerres civiles entre Européens, depuis les guerres révolutionnaires et napoléoniennes aux 2 guerres mondiales, dont on ne mesure pas encore pleinement la tragédie démographique qu'elles ont représentée pour l'Europe.

    L'arme redoutable du janissariat

    Au départ, dans cette longue lutte de l'Europe danubienne contre les offensives continuelles des Ottomans, la balance démographique semblait en faveur de l'Europe. Le rapport était de 67 millions d'Européens contre une douzaine de millions de musulmans turcs. Mais la Turquie avait hérité et faite sienne une tradition persane-européenne de première importance : la notion de service armé de la jeunesse, la fotowwat, dont l'expression turque est l'Ordre des Janissaires. Pour Paul Du Breuil, l'origine des chevaleries et des ordres militaires remonte à la conquête de l'Asie centrale et des hauts plateaux iraniens par les peuples européens de la proto-histoire. Elle s'est transmise aux Perses (et aux Parthes), aux Alains, aux Sarmates, aux Goths et aux Arméniens de l'époque médiévale.
    De cette matrice iranienne et pontique, elle est passée, au temps des croisades, à l'Occident. Le nom même de l'Ordre de la Toison d'Or, fondé par les Ducs de Bourgogne, indique une “orientation” géographique vers l'aire pontique (la Mer Noire), l'Arménie caucasienne et l'Iran, berceau de la première organisation militaire rigoureuse des peuples européens, à l'aurore de l'histoire. C'est parce qu'ils ont traversé les territoires des Iraniens et des Arméniens que les Turcs seldjoukides comprennent l'importance d'un ordre militaire similaire à la fotowwat persane. C'est ainsi que naît l'ordre des janissaires, très discipliné, capable de vaincre des armées européennes plus nombreuses, mais moins disciplinées, ainsi que s'en plaint Ogier Ghiselin de Bousbeque, dans un texte qui figure aujourd'hui encore dans l'anthologie de la pensée stratégique de Gérard Chaliand, manuel de base des officiers français.
    La discipline du janissariat ottoman culbute donc les armées serbes, croates et hongroises. La riposte euro­péen­ne sera double : d'une part, les cosaques d'Ivan le Terrible prennent Kazan, la capitale des Tatars en 1552, puis descendent le cours de la Volga et coupent la route d'invasion traditionnelle des peuples hunniques et turcs au nord de la Caspienne, sur le cours de la Volga et dans son delta, à hauteur d'Astrakhan, qui tombe en 1556. Sur mer, les Portugais contournent l'Afrique et tombent dans le dos des puissances musulmanes dans l'O­céan indien. Le cosaque sur terre, le marin sur l'océan ont représenté l'identité active et dynamique, aven­tu­riè­re et risquée de l'Europe au moment où elle était encerclée, de Tanger à Alexandrie, dans les Balkans, sur le Da­nube, sur la Volga et en Ukraine. La double opération maritime et terrestre des Russes et des Portugais des­serre l'étau qui étranglait l'Europe et amorce une lente reconquista, qui ne sera jamais complètement achevée, car Constantinople n'est pas redevenue grecque ; la dissolution bâclée de l'ex-URSS rend cette hypothétique reconquista plus aléatoire que jamais, en créant un espace de chaos non maîtrisable dans les “Balkans eura­siens”.

    Eugène de Savoie : une excellente connaissance de la littérature militaire classique

    L'esprit européen s'est incarné au XVIIe siècle dans un personnage hors du commun : le Prince Eugène de Savoie-Carignan. Garçonnet chétif et disgrâcieux, auquel on impose la tonsure à 8 ans pour en faire un moine, il voue son enfance et son adolescence à l'étude des classiques, mais rêve d'une carrière militaire, que Louis XIV lui refuse mais que l'Empereur d'Autriche accepte avec enthousiasme. Son excellente connaissance des classiques militaires en fait un capitaine méthodique, qui prépare la reconquête des Balkans, en organisant une flotte sur le Danube à l'imitation de celle que les Romains avaient construites à Passau (Batavia) en Bavière. Les plans d'Eugène de Savoie, le “noble chevalier”, permettent, avec la Sainte-Alliance qui allie Polonais, Bavarois, Autrichiens, Hongrois, Prussiens et Russes, de reconquérir 400.000 km2 sur les Ottomans. Avec les victoires successives d'Eugène de Savoie, le ressac des Ottomans est amorcé : ils n'avanceront plus d'un pouce. Quelques décennies plus tard, Catherine II et Potemkine reprennent la Crimée et font de la rive septentrionale de la Mer Noire une rive européenne à part entière, pour la première fois depuis l'irruption des Huns dans l'écoumène de nos peuples.

    L'identité géopolitique européenne est donc ce combat pluri-millénaire pour des frontières stables et “membrées”, pour le libre passage vers le cœur de l'Eurasie, qu'avait réclamé Urbain II à Clermont-Ferrand en prêchant la première croisade.
    L'identité culturelle européenne est cette culture militaire, cet art de la chevalerie, héritée des héros de l'ère avestique. L'identité culturelle européenne est cette volonté d'organiser l'espace, l'ager des Romains, de lui imprégner une marque définitive. Mais aujourd'hui, où en est-on ? Quelle est notre situation objective ?
    Au cours des 15 à 20 dernières années, nous avons accumulé défaite sur défaite. Nos maigres atouts géostratégiques sont tombés les uns après les autres comme s'ils n'étaient qu'un alignement de dominos. La stratégie “mongolomorphe” de Brzezinski semble porter ses fruits. L'Europe et la Russie ne sont plus que des territoires loques, pantelants, sans ressort et sans plus aucune énergie propre. En effet :
    • L'Europe a perdu sur le Danube : la Serbie, territoire qui relie l'Europe centrale danubienne à l'Égée, ancienne route des Doriens et des ancêtres macédoniens d'Alexandre le Grand, est soustraite à toute dynamique positive, vu l'embargo qu'on lui impose depuis Washington. L'Autriche a failli se faire diaboliser de la même manière, à l'époque très récente où Jacques Chirac et Louis Michel faisaient le jeu des Américains. Les armées américaines s'installent en Hongrie, aux mêmes endroits où campaient les légions de Rome pour "membrer" la frontière la plus fragile de l'Europe, la plaine hongroise, la Puszta, qui relie directement notre continent, via les plaines ukrainiennes et les immensités sibériennes, au territoire originel des peuples hunniques.
    • L'Europe et la Russie perdent tous leurs atouts dans le Caucase, où la Géorgie de Chevarnadze joue à fond la carte américano-turque, où l'Azerbaïdjan est complètement inféodé à l'OTAN et à la Turquie, où les Tchétchènes, armés par les Turcs, les Saoudiens et les Américains, tiennent l'armée russe en échec et organisent des attentats sanglants à Moscou, comme en octobre dernier au théâtre Doubrovna. Dans ce contexte caucasien, la malheureuse Arménie est encerclée, menacée de toutes parts, n'a que des ennemis à ses frontières, sauf l'Iran, sur une longueur de 42 km à peine, zone que l'OTAN veut tout simplement “acheter” pour surveiller et menacer l'Iran.
    • L'Europe, la Russie et l'Inde perdent dans le Cachemire, où la présence pakistanaise, solidement ancrée, empêchent la création d'un corridor de communication entre l'Inde et le Tadjikistan et entre celui-ci et la Russie. La présence pakistanaise empêche d'établir le lien qui aurait pu exister entre nos territoires à l'époque des 3 empires juxtaposés, juste avant la catastrophe des invasions hunniques.
    • L'Europe perd dans les mers intérieures : l'Albanie, inféodée au binôme américano-turc, surveille le Détroit d'Otrante. Des navires de guerre américains, basés en Albanie, pourraient complètement verrouiller l'Adriatique et étouffer l'économie de l'Italie du Nord, dont l'axe fluvial, le Pô, débouche dans cette Mer Adriatique, au sud de Venise. L'objectif est justement d'empêcher l'éclosion d'une nouvelle Venise, d'une nouvelle “Sérénissime”, dont l'hinterland serait la Mitteleuropa tout entière. L'objectif est aussi d'empêcher l'Europe de rééditer l'exploit de Don Juan d'Autriche, vainqueur de la flotte ottomane à Lépante en 1571. Qui plus est, l'Europe perd tous ses atouts et son allié potentiel dans le Golfe, zone stratégique de première importance pour contrôler notre sous-continent. En effet, à partir de 1941, quand les Britanniques s'emparent tour à tour de l'Irak, de la Syrie et du Liban, puis, avec l'aide des Soviétiques, de l'Iran, ils se dotent d'une base arrière permettant d'alimenter en matières premières, en matériels de tous ordres et en pétrole, les armées concentrées en Egypte, qui s'empareront de la Libye, de la Tunisie et de l'Italie ; et aussi d'alimenter les armées soviétiques, via les chemins de fer iraniens, la liaison maritime sur la Caspienne et, de là, via la liaison fluviale de la Volga. Seule la bataille de Stalingrad a failli couper cette artère. Comme l'a souvent souligné Jean Parvulesco, l'Europe est à la merci de toute grande puissance qui tiendrait fermement en son pouvoir la Mésopotamie et les régions avoisinantes. Plus bref, Parvulesco a dit : « L'Europe se tient par le Sud-Est ». La victoire anglo-saxonne et soviétique de 1945 en est la plus belle démonstration. Et c'est parce que cette région est vitale, sur le plan géostratégique, que les Américains tiennent à s'en emparer définitivement aujourd'hui, ne veulent plus la lâcher. Le scénario de base est et reste le même. Nous pourrions citer d'innombrables exemples historiques.

    Nous sommes ramenés des siècles en arrière

    Dès lors, cette situation désastreuse nous ramène plusieurs siècles en arrière, au temps où les Ottomans assiégeaient Vienne, où les Tatars étaient solidement installés sur le cours des 2 grands fleuves russes que sont la Kama et la Volga, où les sultans du Maroc envisageaient de reprendre pied dans la péninsule ibérique. Oui, nous sommes revenus plusieurs siècles en arrière depuis les événements du Golfe en 1991, depuis les événements de Yougoslavie dans la décennie 90, depuis l'éclatement de la mosaïque caucasienne et la rébellion tchétchène, depuis l'occupation de l'Afghanistan et depuis celle, toute récente, de l'Irak. Cette situation implique :
    • Que les Européens doivent montrer une unité de vue inflexible dans les Balkans et contester là-bas toute présence turque, saoudienne ou américaine.
    • Que les Européens ôtent toute marge de manœuvre à la Turquie dans les Balkans et dans le Caucase.
    • Que les Européens doivent rendre à nouveau toute circulation libre sur le Danube, en englobant la Serbie dans ce projet.
    • Que les Européens doivent réaliser une triple liaison par canaux, routes et voies de chemin de fer entre Belgrade et Salonique, soit entre l'Europe centrale danubienne et l'Égée.
    • Que les Européens doivent s'assurer la maîtrise stratégique de Chypre, faire pression sur la Turquie pour qu'elle évacue l'île sans condition.
    • Que les Européens appuient l'Arménie encerclée contre l'alliance entre Turcs, Américains, Azéris, Géorgiens, Saoudiens et Tchétchènes.
    • Que les Européens doivent jouer la carte kurde contre la Turquie.
    • Que les Européens appuient l'Inde dans la lutte qui l'oppose au Pakistan, allié des États-Unis, dans la question irrésolue du Cachemire.
    • Que les Européens mènent une politique arabe intelligente, se basant sur les idéologies nationales-étatiques de type baathiste ou nassériennes, à l'exclusion des intégrismes islamistes, généralement manipulés par les services américains, comme ce fut le cas des talibans, ou des frères musulmans contre Nasser, ou des Chiites contre Saddam Hussein.

    Les deux anacondas

    Pratiquer cette géopolitique, à multiples volets, nous conduit :
    • À repenser la théorie de l'anaconda. Pour Karl Haushofer, le célèbre géopolitologue allemand, que l'on redécouvre après une longue éclipse, l'anaconda, ce sont les flottes des puissances maritimes anglo-saxonnes qui enserrent le grand continent asiatique et le condamnent à l'asphyxie. Cet anaconda est toujours là. Mais, il est doublé d'un nouvel anaconda, le réseau dense des satellites qui entourent la Terre, nous espionnent, nous surveillent et nous condamnent à la stagnation. Cet anaconda est, par exemple, le réseau ÉCHELON. L'identité combattante de l'Europe consiste aujourd'hui à apporter une réponse à ce défi. Or le défi spatial ne peut être résolu que par un partenariat avec la Russie en ce domaine, comme le préconise Henri de Grossouvre dans son excellent ouvrage sur l'Axe Paris-Berlin-Moscou.

    • À avoir une politique maritime audacieuse, comme celle qu'avait eue Louis XVI en France. L'Europe doit être présente sur mer, militairement, certes, mais doit aussi revendiquer ses droits aux richesses halieutiques. Ensuite, un système de défense des côtes s'avère impératif.

    • À affirmer son indépendance militaire, à partir de l'Eurocorps, qui pourrait devenir une "Force de Réaction Rapide” européenne, celle-là même à laquelle la Turquie a opposé son veto naguère.

    • À déconstruire les archaïsmes institutionnels qui subsistent encore au sein de l'UE.

    L'identité politique européenne, seule identité vraiment concrète puisque nous savons depuis Aristote que l'homme est un animal politique, un zôon politikon, réside donc, aujourd'hui, en cette époque de calamités, à prendre conscience de nos déboires géopolitiques, que je viens d'énoncer, et à agir pour promouvoir une politique spatiale, maritime et militaire claire. Il est évident que cette prise de conscience et que ce plan d'action n'aboutiront au succès que s'ils sont impulsés et portés par des hommes qui ont le profil volontaire, actif et lumineux, archangélique et michaëlien, que nous ont légué, il y a plusieurs millénaires, les Européens arrivés sur les hauts plateaux iraniens, pour y donner naissance à la tradition avestique, la seule, la vraie, la Grande Tradition, celle de notre “Orient” pré-persan, noyau de toutes les chevaleries opératives.

    ◘ Communication de Robert Steuckers à la « Fête de l'Identité », Santes/Lille, le 28 juin 2003

  • CRISE BALKANIQUE, CRISE EUROPÉENNE

    ◘ 1. Les Balkans, point d'acupuncture en Europe
    Toute vision géopolitique de l'Europe pose celle-ci comme un organisme vivant, qui a des points vulnérables et d'autres mieux protégés, en bref, des points faibles et des points forts. Tous les pays et tous les peuples européens ont leur fonction propre dans l'ensemble continental mais certains territoires ou certaines ethnies ont une importance prépondérante, si prépondérante que la santé ou la maladie du corps-Europe entier en dépend. Aujourd'hui, vu les circonstances, personne ne niera que les Balkans sont un point particulièrement sensible dans l'ensemble géopolitique européen. Dans cette région en effervescence, 3 forces géopolitiques majeures de l'Eurasie se trouvent face à face, créant de la sorte un noud inextricable de problèmes. S'il y a harmonie dans les Balkans, l'organisme européen fonctionne plus ou moins bien. Quand on touche à l'équilibre toujours précaire des Balkans, quand on y suscite des conflits, quand on se livre à des provocations dans cette région instable, quand les grandes puissances européennes interviennent dans les conflits balkaniques, les répercussions se font immédiatement ressentir dans tout le continent et on risque une guerre européenne comme en 1914.
    En effet, la Première Guerre mondiale a commencé à Sarajevo. Pendant la seconde guerre mondiale, les territoires de la Yougoslavie – surtout les nouveaux États croate et serbe – ont été les foyers de conflits atroces, tragiques et sanglants. En vase clos, les peuples balkaniques vidaient leurs querelles : oustachistes croates, musulmans pro-allemands, tchetniks serbes monarchistes et nationalistes, internationaux communistes de Tito, Bulgares alliés à l'Axe, Albanais et Macédoniens, etc. s'entretuaient à qui mieux mieux. Ces luttes intérieures étaient marquées par une violence extrême, par des génocides épouvantables, par la guerre ou plutôt la guerilla totale, où participaient et mouraient femmes, enfants et civils, sans exception. Aujourd'hui, l'histoire se répète : la guerre est revenue dans les Balkans. Et une fois de plus, c'est une guerre totale. Génocides, massacres de civils, déportations, tortures, viols, atrocités, décapitations, étripages, yeux crevés font partie du décor quotidien. Hallucinant !
    Le conflit dans l'ex-Yougoslavie est pourtant différent des autres conflits sanglants qui agitent l'Eurasie. Arméniens et Azéris, Moldaves et Russes "transnistriens", Géorgiens et Abkhazes, etc. luttent pour des intérêts locaux, étroitement déterminés parles appartenances ethniques. Ni en Azerbaïdjan ni en Armenie, on ne parle de guerre religieuse. Les Azéris ne parlent pas de djihad. Les Arméniens ne font aucune référence à la défense de la Chrétienté. Dans l'ex-Yougoslavie, la situation est radicalement différente ! C'est une guerre entre Slaves : avec, comme protagonistes, les Serbes orthodoxes, les Bosniaques (Serbes et Croates ethniques convertis à l'Islam il y a 5 siècles) et les Croates (Slaves catholiques). Il s'agit donc d'une guerre religieuse, où toutes les parties sont profondément conscientes de l'essence métaphysique et de la perspective géopolitique qu'ils défendent.
    La guerre actuelle dans les Balkans risque d'être le commencement d'une grande guerre continentale. Les arguments des pacifistes ne compteront plus. Tant sont profondes les forces mises en jeu dans cette région. Le site géographique de cet affrontement est trop important pour l'Europe et pour l'harmonie continentale. Ceux qui disent d'ores et déjà que la guerre grande-continentale a commencé, n'ont peut-être pas tout-à-fait tort.

    ◘ 2. Trois forces, trois peuples
    Dans les Balkans, on aperçoit 3 forces géopolitiques qui sont entrées en conflit mortel.

    • a) Les Serbes
    Quand on parle des Serbes dans le conflit actuel, il s'agit des Serbes de Serbie et de la Kraïna (terres peuplées de serbes et gouvernés par des irréguliers serbes dans les territoires de la Bosnie-Herzégovine et de la Croatie). En Bosnie, les territoires contrôlés par les Serbes occupent 60 % de la superficie de la République. Ces serbes de la Kraïna et de Bosnie ont proclamé une "République serbe" indépendante. Ils représentent le monde de l'orthodoxie. Ils s'identifient à la Russie, et par logique géopolitique, à l'Eurasie, mais au sens limité, petit-eurasien, que lui donnaient les philosophes eurasistes russes, qui posaient l'équation "Russie = Eurasie" et soulignaient la présence, dans l'ensemble étatique, impérial, culturel et religieux russe, d'une grande composante territoriale asiatique. Les Serbes représentent une force qui s'identifie à l'Orient de l'Europe. Aujourd'hui, à cette heure critique et dramatique de leur histoire, tous les Serbes, depuis les intellectuels jusqu'aux simples paysans, en passant par tous les soldats et les miliciens, ont conscience que leur pays représente quelque chose de beaucoup plus grand que la petite Serbie, que la petite ethnie slave du Sud-Est européen. Certains Serbes sentent derrière eux la présence des vastes étendues sibériennes; un pays du Nord de la Bosnie, s'appelle "Simberie"; il est peuplé de Serbes. Le célèbre peintre et mystique serbe Milosc de Matchva affirme que les mots "Serbie" et "Sibérie" ont une même racine ancienne. Serbes et Monténégrins ont un dicton : "Nous et les Russes sommes 200 millions d'hommes". Et encore : "Du haut des plus hautes montagnes des Balkans, on peut apercevoir Moscou si la nuit est claire".

    • b) Les Croates
    Ils vivent sur 70 % du territoire de la République croate. Les 30 % restants relèvent de la Kraïna serbe. Les Croates occupent également 20 % du territoire de la Bosnie-Herzégovine, où ils ont annoncé la création d'un nouvel État croate de Bosnie-Herzégovine. La langue des Croates ne diffère guère de celle des Serbes. Ils sont en majorité catholiques. Dans la situation actuelle, les Serbes convertis au catholicisme (qui habitent surtout dans les régions méridionales de la Croatie) sont absolument solidaires des Croates. Ceux-ci représentent dans les Balkans l'Europe centrale, la Mitteleuropa, bien qu'il ne faut pas oublier qu'à l'époque de la création de la Yougoslavie et de la désintégration de l'empire austro-hongrois, les Croates étaient les premiers à voter pour la sécession d'avec l'empire danubien/centre-européen et pour l'unification avec les autres Slaves du Sud.
    Quoi qu'il en soit, les Croates, pendant la seconde guerre mondiale et aujourd'hui, s'associent explicitement aux intérêts de la Mitteleuropa, de l'Autriche catholique et de l'Allemagne. Ils se considèrent comme "européens" et "civilisés" par contraste avec les Serbes qu'ils décrètent "asiatiques" et "barbares". Chez les Croates – du moins chez ceux qui soutiennent Tudjman ; ce n'est pas le cas de ceux qui sont engagés dans les rangs du HOS de Dobroslav Paraga – l'idée d'Europe et le mythe de la Mitteleuropa s'associent avec l'engouement pour le "monde moderne". Mais en dépit de ce modernisme, on repère chez eux une certaine "judéophobie", répondant à une certaine "judéophilie" des Serbes. En effet, chez les Serbes, on éprouve une certaine sympathie pour les juifs, parce qu'on se sent proche d'eux; on est solidaire du peuple hébreu qui a subi un génocide, à l'instar des Serbes.
    Les Croates sont extrémistes dans leur catholicisme. On voit chez eux des prêtres qui bénissent les armes et encouragent les "opérations spéciales" de "purification ethnique", car ils considèrent que la guerre contre les Serbes est une guerre sainte contre l'"Asie".
    Derrière les Croates, il y a la Mitteleuropa, l'Allemagne et surtout le catholicisme des provinces méridionales et de l'Autriche. Les Croates se veulent des représentants de l'Occident européen, face aux Serbes orthodoxes et aux Bosniaques musulmans. Les Serbes appellent les Croates les "Oustachistes" et parfois même les "Allemands". De leur côté, les Croates appellent les soldats du bataillon russe de l'ONU, les "tchetniks russes". Pour les Croates "allemands", les Serbes sont "russes" et les Russes sont "serbes".

    • c) Les Bosniaques
    Les Bosniaques vivent dans le territoire de la République de Bosnie-Herzégovine, mais leurs terres sont éparpillées, dispersées sur toute la surface de la république. Il n'y a que 3 espaces homogènes, relativement grands, en Bosnie-Herzégovine, qui sont peuplés de Musulmans : le rayon de Bekhatch (nord-ouest de la République), les terres autour de Tuzla (dans le Nord) et l'espace au Sud de Sarajevo. La population de cette dernière ville est à 60 % musulmane.
    Les Bosniaques sont des Serbes ethniques qui sont entrés en Islam à l'époque de la conquête turque. Paradoxalement, les Musulmans bosniaques sont ethniquement plus "purs" que les Serbes orthodoxes. Beaucoup de Musulmans de l'ex-Yougoslavie présentent des types dolicocéphales à pigmentation claire. Pour quelle raison ? Les troupes turques-ottomanes ne violaient pas les femmes de ceux qui s'étaient convertis à l'Islam. Les Serbes orthodoxes sont beaucoup plus turquisés que les Musulmans bosniaques sur le plan racial. N'omettons pas de signaler un événement historique très important dans l'évolution de la mosaïque balkanique : les Musulmans actuels sont en gros des anciens Bogomils, une secte dualiste opposée aux églises constituées et persécutée tant par Rome que par Byzance; le roi des Bogomils, Tverdko, s'est converti à l'Islam pour des raisons religieuses plus que par opportunisme. En fait ce sont les Musulmans de Bosnie qui sont les descendants de la noblesse serbe médiévale, surtout dans le sud du pays. Les paysans et les serbes de condition modeste ont conservé en revanche la foi orthodoxe, surtout dans le Nord de la république.
    Les Musulmans bosniaques se considèrent comme partie intégrante de l'Umma islamique malgré leur parenté ethnique avec les Serbes orthodoxes. Pour eux, le modèle est la Turquie, quoiqu'Alia Izetbegovitch, le président de la République de Bosnie actuelle, est un fondamentaliste, très influencé par les idées de la Révolution islamique iranienne. Du fait qu'il ait affirmé jadis que la République de Bosnie-Herzégovine était un "pays musulman", il a déclenché la rebellion des Serbes orthodoxes et des Croates catholiques.
    Les Bosniaques, sur le plan territorial, sont dans une situation désastreuse; leur territoire n'est pas homogène, leurs frontières sont démembrées et il n'y a aucune zone compacte dans laquelle ils pourraient se rassembler. Mais ils sentent que le monde musulman les appuie. Et que la Turquie est prête à les aider pour reprendre pied dans les Balkans. Enfin, que les Saoudiens sont prêts, eux aussi, à leur apporter de l'aide, surtout sur le plan financier. Paradoxalement, malgré les sympathies pro-iraniennes d'Izetbegovitch, le facteur iranien est fort peu présent en Bosnie.
    Les Musulmans se considèrent comme les représentants du Grand Sud islamo-turc ou islamo-arabe. Pour eux, les Serbes sont des "nationaux-bolchéviques", des "soviétiques" ou des "tchékistes". Les Croates sont "modernistes" et "utilitaristes". Ils sont prêts à proclamer la guerre sainte, la djihad, pour protéger la foi islamique et établir l'État islamique. Ils soutiennent l'idée de "Grande Turquie" annoncée par Özal, "de la Mongolie jusqu'à Sarajevo". Les Bosniaques forment plus ou moins 49 % de la population de Bosnie-Herzégovine mais sentent derrière eux l'appui de plusieurs centaines de millions de Musulmans.
    Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Bosniaques musulmans étaient solidaires des Croates, la Bosnie-Herzégovine faisant d'ailleurs partie de l'État oustachiste croate d'Ante Pavelic ; selon les Serbes, les Musulmans étaient partie prenante dans le génocide anti-serbe. Aujourd'hui, la situation est légèrement différente : il y a une certaine solidarité entre Bosniaques et Croates dans les régions contrôlées par les Serbes, mais, en même temps, il y a aussi un antagonisme entre Musulmans et Croates dans le Sud-Ouest du pays, là où les Croates ont proclamé la République croate de Bosnie-Herzégovine. À Sarajevo, les Croates subissent le même traitement brutal que les Serbes dans les quartiers de la ville contrôlés par les milices d'Izetbegovitch et, souvent, dans de tels cas, les Croates collaborent avec les Serbes pour tenter de quitter Sarajevo.
    En conclusion, nous pouvons dire que le conflit actuel qui secoue l'ex-Yougoslavie est un conflit d'importance continentale voire mondiale. Trois forces métapolitiques voire métaphysiques majeures sont entrées en conflit et risquent de faire basculer la Grande Europe dans une guerre terrible. Si ces forces vivaient en harmonie et s'alliaient, l'Europe vivrait dans la stabilité et la sécurité. À cause du conflit balkanique, on risque une nouvelle querelle entre Russes et Allemands (l'axe Orient-Occident) ou, autre scénario, on verra se former une alliance entre Russes et Allemands contre le monde musulman turc et arabe (l'axe Nord-Sud). À qui profiteront ces conflits potentiels ?

    ◘ 3. Chercher l'intérêt américain
    L'opposition entre l'atlantisme et l'eurasianisme est la constante géopolitique majeure dans l'histoire moderne; les représentants les plus sérieux de la discipline géopolitique le reconnaissent : depuis Mackinder et Kjellen jusqu'à von Lohausen et Béhar, en passant par les Américains Spykman et Gray. L'histoire du XXe siècle a confirmé plusieurs fois la pertinence des thèses de Karl Haushofer : la défense de l'Europe dépend directement de la possibilité de l'alliance géopolitique des puissances du bloc eurasien, soit l'Axe Berlin-Moscou-Tokyo. Les puissances continentales conscientes de leurs intérêts géopolitiques ont toujours soutenu cette alliance. La politique atlantiste, anglo-saxonne, depuis quelques siècles et, dans le chef des Américains, depuis 1945, a toujours cherché à briser ce bloc continental, à provoquer des luttes intérieures sur le continent pour mieux pouvoir réaliser la "stratégie de l'encerclement", ou la "politique de l'anaconda".
    La France et l'Angleterre ont provoqué la création de la Yougoslavie pour détruire l'Empire centre-européen qu'était l'Autriche-Hongrie, de façon à affaiblir l'Allemagne et pour engager la Russie dans l'alliance suicidaire, contre nature, avec l'Occident, contre la seule puissance logiquement amie de la Russie, la Mitteleuropa unifiée ou l'Allemagne. En guise de récompense, la Russie a reçu la révolution bolchévique et l'Allemagne, en guise de punition, le Traité de Versailles. Les Croates, eux, ont reçu la Yougoslavie artificielle qui a réduit en bouillie leurs libertés ethniques. Seules les puissances atlantiques et anglo-saxonnes ont tiré des avantages des carnages de 1914-18 : des positions fortes dans les rimlands de l'Eurasie qui leur permettaient de préparer la domination géopolitique et stratégique du monde.
    Pendant la Seconde Guerre mondiale, un scénario identique s'est répété. Les Allemands ont attaqué les Russes qui, après avoir encaissé un choc très rude, se sont ressaisis et ont écrasé les Allemands. Les Soviétiques soutenaient Tito, communiste croate ; les Anglais et les Américains soutenaient les tchetniks serbes contre l'Europe centrale unie sous la poigne allemande. Après 1945, la Russie souffre d'"hypertension impériale" parce qu'elle doit défendre des frontières immenses sur le continent et contrôler des groupes d'États différents et opposés les uns aux autres. Pendant ce temps, les Américains préparent dans leur Grande Île facilement défendable le dernier round pour obtenir la domination mondiale unipolaire, qu'ils nommeront, lors de la guerre du Golfe, le "Nouvel Ordre Mondial".
    Après la destruction de l'URSS, les atlantistes devaient, tout logiquement, inventer un autre moyen d'affaiblir le continent rival (l'Eurasie). On connaît la recette : susciter une nouvelle guerre inter-européenne. Et la faire débuter dans les Balkans, parce que c'est le point le plus sensible de l'architecture européenne, comme on l'enseigne dans tous les collèges militaires et dans les écoles de diplomates, tous lieux où on n'oublie pas les vieilles leçons de la géopolitique.
    Détail intéressant : les 3 parties engagées dans le conflit actuel qui ravage l'ex-Yougoslavie s'accusent mutuellement d'être "les marionnettes du Nouvel Ordre Mondial". Les Serbes sont bien conscients de la campagne mondiale anti-serbe, dont les exagérations, la fausseté et le caractère manipulatoire sautent aux yeux aujourd'hui. Les sanctions contre la Serbie auraient été prises sans qu'aucune preuve tangible n'ait vraiment été établie. Tout cela a été orchestré par les Américains qui, après avoir soutenu une monstruosité géopolitique  (la Yougoslavie)  en soutiennent deux autres, la Bosnie-Herzégovine et la Croatie dans leurs frontières actuelles qui ne correspondent à aucune réalité historique, ethnique ou religieuse. Or, face à ces critiques serbes, les Croates sont bien conscients du rôle fatidique que jouent les États-Unis dans la région : bon nombre d'observateurs croates accusent les "atlantistes" de pratiquer leur stratégie habituelle : soutenir l'Orient de l'Europe pour mieux écraser la Mitteleuropa germano-centrée.
    Pour des raisons plus précises encore, les Musulmans de Bosnie considèrent que leurs ennemis sont les "agents géopolitiques des États-Unis" parce que, disent-ils, Serbes et Croates luttent objectivement en Bosnie contre le régime "traditionaliste" et "fondamentaliste" d'Izetbegovitch, donc contre une alternative vivante et efficace au monde moderne dont la citadelle est l'Amérique. Les Serbes se mobilisent, se mettent en état d'alerte, face à la perspective d'une intervention américaine. Plusieurs combattants serbes de Bosnie-Herzégovine m'ont confirmé qu'ils étaient prêts à lutter contre les troupes américaines au cas où celles-ci pénètreraient de force dans le pays.
    Après l'Irak, c'est donc la deuxième guerre contre l'Europe que mènent les Américains (pour reprendre l'expression du Général Jordis von Lohausen) depuis le début de la décennie 90. Mais cette fois, les forces vives de l'Europe, les grandes puissances européennes, sont beaucoup plus directement impliquées.
    Il me semble parfaitement légitime de qualifier le conflit actuel dans les Balkans comme une "guerre des atlantistes contre les Eurasiens". Comme une guerre de l'Amérique contre l'Europe.

    ◘ 4. Trois révolutions conservatrices méconnues
    De la tragédie post-yougoslave, on peut donner une autre analyse, qui n'est plus globale, géopolitique, qui ne situerait plus seulement le drame des Balkans dans le cadre d'une stratégie atlantiste, visant à semer le chaos et à ébranler la stabilité continentale de l'Eurasie. Cette autre analyse part d'une prise en compte de la dimension intérieure des événements, dimension qui interpelle directement les peuples et qui révèle des choses extraordinaires.
    Quand la Yougoslavie s'est définitivement effondrée, quand cette création chimérique fondée sur la politique de Tito qui consistait à participer à l'encerclement de la masse continentale socialiste avec l'appui de Washington, tout en conservant  (paradoxe apparent)  des liens économiques et surtout stratégiques avec l'Union Soviétique et l'Europe orientale socialiste, les peuples ont perdu toute une série d'illusions modernistes. Après la disparition du communisme yougoslave, philo-américain et d'orientation nettement mondialiste, les peuples de l'ex-Yougoslavie ont été entraînés dans un courant très différent de celui dans lequel les autres peuples des pays ex-socialistes, Russie comprise, ont plongé. Si les autres pays ex-socialistes ont accepté le modèle du libéralisme cosmopolite, le paradigme américain et ont infléchi leur politique extérieure dans un sens clairement pro-américain, la guerre brutale entre Serbes et Croates, puis entre Serbes et Musulmans de Bosnie-Herzégovine, a provoqué les réveil de consciences nationales voire traditionnelles sans précédent. Les limites conventionnelles de l'utopie mondialiste ont été rompues, dépassées, et les énergies profondes des divers héritages religieux, nationaux, historiques et traditionnels se sont déchaînés dans le processus violent et ardent de cette triple révolution conservatrice balkanique, de ce Grand Retour aux essences traditionnelles et nationales, aux valeurs oubliées de l'identité.
    Lorsque j'ai rencontré le Président de la République serbe de Bosnie-Herzégovine, Mr. Karadjic, il a prononcé devant moi ces paroles extraordinaires : "On nous accuse d'être des "barbares", des "Asiatiques", etc. C'est vrai. Nous, les Serbes, nous ne sommes pas modernes. Parce que nous sommes orthodoxes, conscients de nos racines slaves, fiers de notre passé héroïque. Ici, dans la République serbe de Bosnie-Herzégovine, nous ne luttons pas contre les Musulmans et les Croates, nous luttons contre le monde moderne, contre la modernité. Ici, il n'y a plus de "temps vulgaire". Ici, notre temps est le temps national. Les héros serbes qui sont morts lors de la bataille du Kossovo, il y a plus de 600 ans, ceux qui sont morts pendant notre longue lutte contre les Turcs au cours du XIXe siècle, ceux qui sont tombés pendant les deux guerres mondiales de ce siècle, et ceux qui combattent aujourd'hui, tous appartiennent à un seul moment historique, à l'instant éternel de la Tradition, de notre Tradition religieuse et nationale. Aujourd'hui, c'est l'éternité nationale du peuple qui s'ouvre, qui se réveille, qui s'affirme au milieu de l'horreur, de la souffrance, de la violence, de l'héroïsme, de la guerre. Nous sommes reconnaissants vis-à-vis de nos ennemis : ils nous ont réveillés".
    Ces paroles, complètement inattendues dans la bouche d'une personnalité politique européenne de la fin du XXe siècle, me paraissent prophétiques. Elles témoignent que, chez les Serbes, après l'effondrement du communisme, c'est une sorte de révolution conservatrice qui se déploie, qui devient modèle national, qui refuse le cosmopolitisme libéral. Karadjic annonce une "troisième voie" serbe, à la fois traditionnelle et nationale. Le peuple serbe qui, il y a quelques années seulement, était une masse inconsciente, consumériste, conformiste, subissant deux tentations également perverses, celle du bureaucratisme soviétique et celle du capitalisme occidental, s'est transformé, s'est transfiguré en un organisme vivant, en un tout organique. Ce n'est pas un pas en arrière comme l'affirment les progressistes libéraux ou sociaux-démocrates, mais un Retour à l'Archétype national, qui, comme tous les archétypes, est a-temporel. En Serbie, partout on voit des popes orthodoxes, des militaires et des civils (travailleurs et paysans) armés :  les 3 castes de la trifonctionalité indo-européenne sont ressuscitées, réanimées, après tant d'années sous le règne de la quantité, de facture communiste ou démocratique. Cette guerre a guéri les Serbes, mais aussi les Croates et les Bosniaques islamiques, des miasmes de l'occidentalisme. Karadjic voit juste : c'est la guerre, en tant que manifestation purificatrice, et les ennemis, en tant qu'instruments du destin, qui ont guéri le peuple de sa médiocrité.
    Justement, que se passe-t-il chez les ennemis des Serbes ? Chez les Croates et les Bosniaques musulmans, la situation est tout-à-fait comparable. Alia Izetbegovitch, le Président actuel de la Bosnie-Herzégovine, est un partisan convaincu du gouvernement islamique, anti-libéral, traditionnel et fondé sur la S'hariat. Pour lui, la création d'un État fondamentaliste islamique en Europe signifie organiser un bastion d'avant-garde, un avant-poste, dans la lutte de l'Islam eschatologique contre le "Dar-ul Daddjal", le "monde du Satan". Il associait au "Dar-ul Daddjal", la Yougoslavie athée, pro-américaine et moderniste. Pour son engagement islamique, il a purgé une dizaine d'années de prison, avant que les modernistes communistes ne baissent la garde, avec la perestroïka de Gorbatchev. Les Musulmans bosniaques luttent non seulement pour le maintien de leur république  (face à un ennemi supérieur en nombre et avec des forces dispersées sur l'ensemble du territoire)  mais découvrent leur identité spirituelle et traditionnelle. C'est une véritable révolution conservatrice musulmane qui s'est déclenchée en Bosnie. On y assiste au même retour à l'"instant éternel" dont parle Karadjic, le principal ennemi d'Izetbegovitch. Pour les Bosniaques, la guerre actuelle est une véritable djihad, une guerre sainte menée contre la modernité, contre le Nouvel Ordre Mondial.
    Chez les Croates, même scénario. Pour eux, la lutte tragique qu'ils mènent, la défense acharnée de Vukovar – le "Stalingrad croate" – leur guerre totale, ont provoqué le réveil de la conscience nationale, de l'identité populaire et de la Tradition. S'il y a encore en Europe des Catholiques au sens intégral et médiéval du terme, il faut aller les chercher en Croatie. Pour ces Croates, la foi et la culture typiques de la Mitteleuropa, représentent aujourd'hui les valeurs existentielles pour lesquelles ils n'hésitent pas à mourir, à sacrifier tous leurs biens, y compris leurs familles. Ils associent les Serbes à la dictature aliénante et artificielle qui a empêché le peuple croate de suivre son destin, de se développer sur les plans national et culturel. La Croatie de Tudjman vit une révolution conservatrice croate qui a pour objectif de créer un nouveau régime traditionnel croate, ouvert à l'Europe et surtout aux autres pays de la Mitteleuropa, de l'ancienne monarchie austro-hongroise. Là-bas aussi, l'"instant éternel" est revenu et se heurte au mondialisme explicite de cette fin de siècle, incarné, à leurs yeux, dans la Yougoslavie moderne de Tito.
    Une question légitime se pose : quelle sera la force qui l'emportera au bout du compte, dans cet affrontement plein de paradoxes : sera-ce la force extérieure "atlantiste" qui répète les provocations et incite 3 régimes anti-modernes à lutter les uns contre les autres au lieu de s'entendre et de créer un front anti-mondialiste commun ? Ou seront-ce les énergies profondes des révolutions conservatrices balkaniques, vectrices d'essences immortelles, qui, quoi qu'il arrive, demeureront à l'état latent ? En d'autres termes, le lobby planétaire atlantiste pourra-t-il contrôler la situation, poursuivre ses manipulations, si les forces révolutionnaires-conservatrices et nationales se réveillent totalement et partout ? Les mondialistes peuvent bien se moquer des soldats serbes qui ont décidé de combattre les Américains si ceux-ci intervenaient directement. Mais qu'ils réfléchissent : si demain, au lieu d'avoir en face d'eux des Serbes, ressortissants d'un peuple numériquement faible, ils auront des Russes, dotés d'armes nucléaires ? Dans ce cas, les marionnettes de Washington n'auraient plus que des pouvoirs très limités, si de grandes nations européennes commençaient à refuser la logique du Nouvel Ordre Mondial, avec la même énergie que les Serbes, les Croates ou les Musulmans de Bosnie.
    Les tenants du Nouvel Ordre Mondial eux-mêmes cherchent à résoudre le problème : certains d'entre eux envisagent déjà de laisser l'Eurasie tranquille, acceptant, du même coup, qu'une nouvelle superpuissance voie le jour, combinant la haute technologie allemande et les matières premières sibériennes; d'autres, des faucons, veulent provoquer le plus vite possible un conflit balkanique de grande envergure, à l'échelle de toute la masse continentale eurasienne. La Russie actuelle serait le terrain idéal pour déclencher pareil cataclysme. Mais si les mondialistes optent pour cette stratégie bellogène, ils risquent, dans la foulée, de réveiller les nationalismes et les traditionalismes russe, allemand et musulman, de susciter cette gigantesque révolution conservatrice en 3 volets qui, à terme, menacera l'existence des États-Unis en tant que puissance mondiale et les chassera de l'Eurasie.
    ◘ Notre réponse
    L'expérience actuelle des Serbes, des Croates et des Bosniaques est importante pour l'Europe, pour l'Eurasie. Pour comprendre d'avance la logique de notre futur, il faut absolument se rendre dans l'une ou l'autre des républiques de l'ex-Yougoslavie. J'estime que c'est un impératif catégorique pour chaque Européen, soucieux des intérêts de son peuple, de son pays, de sa nation, de sa tradition, d'aller voir et de s'efforcer de comprendre ce qui se passe dans les Balkans. Il faut aller y sentir l'odeur de la mort, percevoir l'horreur de la torture et des violences, se rendre compte de la douleur, de la misère, de l'héroïsme. Il faut participer au drame balkanique parce que c'est notre drame. Sarajevo est en quelque sorte plus proche de Paris, de Bonn, d'Istanbul, de Rome, de Moscou que leurs propres banlieues! Les Balkans, au fond, sont à l'intérieur de nous-mêmes. Nous n'avons pas le droit d'être indifférents : ni par pacifisme abstrait ni par ignorance. Quel que soit le parti que nous soutenons là-bas, dans ce conflit atroce, nous devons prendre nos responsabilités. Le sang qui coule dans l'ex-Yougoslavie nous oblige à redevenir sérieux. Dorénavant, nos engagements réclament du sang, de la sueur, des larmes. Le fantasme de la "fin de l'histoire", c'est fini. Symboliquement, Fukuyama et les adeptes de ses thèses sont morts, les yeux crevés par un couteau oustachi ou tchetnik, étranglés par les mains poilues d'un combattant de la djihad bosniaque.
    Mais trêve de lyrisme. Quelle est notre réponse au défi balkanique ? Elle est simple : il faut "chevaucher le tigre", il faut accepter le jeu, aller jusqu'au fond de l'abîme pour entrevoir, enfin, la perspective d'une révolution conservatrice grande-continentale. La provocation cynique des Américains nous offre la possibilité de "convertir le poison en remède", de retrouver "l'instant éternel" de notre Tradition, de nos traditions aux modalités différentes, mais unies dans un même refus du matérialisme américain. L'aliénation qui nous éloigne aujourd'hui de notre propre identité est trop grande. Si, pour redevenir nous-mêmes, nous avons besoin de la guerre, de la mort, d'une "balkanisation", finalement, c'est mieux que la "fin de l'histoire" que nous suggérait Fukuyama, que la cellule dorée et confortable qui nous attendait dans cette prison planétaire qu'aurait été le Nouvel Ordre Mondial, la Pax Americana.
    Donc tel est notre choix : accepter la "balkanisation" de l'Europe, de l'Eurasie, puis nous efforcer de réorienter l'attention des révolutions conservatrices nationales pour qu'elles se retournent, en pleine pan-conflictualité, contre l'ennemi principal. Pour créer la Pax Eurasiana, nous avons besoin de sujets nationaux, libres, traditionnels et réveillés, régis par les principes de leur propre révolution conservatrice. L'Europe libérale-capitaliste, l'Eurasie libérale-capitaliste, ce sera la victoire totale des Américains, ce sera la fin de l'Europe et de l'Eurasie, ce sera le Nouvel Ordre Mondial.
    Les peuples actuels sont sourds. Pour qu'ils ré-entendent, il faut faire tonner les canons. Parfois, la haine guérit mieux que l'amour. Mais la future élite eurasienne doit être au-dessus des sentiments explosifs, passionnels, émotifs, violents et puissants de la masse. Notre tâche, c'est de consolider lentement les assises de la Grande Alliance Continentale, l'alliance des élites anti-modernes qui pourra véritablement transcender les conflits.
    Selon la perspective de la Tradition (dans ses modalités chrétienne, musulmane, hindouiste, etc.), le Nouvel Ordre Mondial n'est pas une simple construction abstraite et utopique, sortie des cerveaux rationalistes modernes. C'est la réalisation d'un événement cyclique extrêmement important. Pour certaines religions, cet événement est même décisif (tel est le cas de l'Église chrétienne). Les peuples de la Terre se définissent aujourd'hui par l'acceptation ou par le refus du modèle eschatologique que proposent les Américains et les mondialistes ou plutôt qu'ils essayent de nous imposer par la force.
    Ce choix actuel est inévitable. Les peuples des Balkans payent aujourd'hui leurs doutes, leurs hésitations, leur refus de ce modèle. Mais pas un seul pays, pas un seul peuple ne peut échapper à ce choix. Tous les espoirs en une "évolution pacifique" sont désormais dérisoires. Les canons de Vukovar ont tonné. Ils nous ont interpellés. Avons-nous entendu leur fracas ?
    ► Alexandre Douguine, Vouloir n° 97/100, 1993. VOULOIR

  • DEXIA OU LE SCANDALE DE TROP

    Nous avons supporté le scandale du Crédit Lyonnais et bien d'autres. Voici maintenant Dexia dont les difficultés étaient connues depuis longtemps mais dont le sauvetage, organisé en urgence, nécessite des milliards d'argent public.
    Le gouffre est ancien, il est le fruit des énarchos-socialos au pouvoir depuis des décennies. Pour assurer le sauvetage les contribuables vont être invités à verser des sommes immenses, difficiles à évaluer.
    Il y a, d'abord, la part de la France dans une augmentation de capital réservée aux trois états, France, Belgique et Luxembourg, le feu vert ayant été obtenu le 21 décembre : il s'agit en quelque sorte d'une nationalisation à trois. Mais ce n'est qu'une broutille. En parallèle, les états donnent à Dexia une garantie de 85 milliards d'euros, la France en fournit la moitié environ. Pour des raisons que les lecteurs de ces flashs connaissent bien, de telles garanties se transforment toujours en pertes, car la garantie n'est qu'un habillage provisoire pour masquer le gouffre.
    Il y a encore DMA ou Dexia Municipal Agency, l'entité qui porte les crédits aux collectivités territoriales françaises dont 10 milliards de prêts toxiques. La France l'acquiert pour un euro symbolique. Parallèlement et sans rigoler du tout Dexia promet un retour à l'équilibre en 2018. Dans son actif, se trouve un portefeuille de 245 milliards d'euros de participations très liées au secteur public en Europe notamment en Espagne et en Italie ; cette description résumée ne présage rien de bon. Combien faudra-t-il provisionner ?

    L'HISTOIRE DE DEXIA
    En 1987, il s'agissait d'une obscure petite division de la Caisse des Dépôts et Consignations, finançant les collectivités locales. Elle s'en émancipa pour devenir le crédit local de France, coté en Bourse et privatisé. En 1996, eut lieu un mariage avec le voisin belge du même métier, l'union recevant un nouveau nom : DEXIA. L'objectif était de devenir un leader mondial dans le financement des collectivités locales. L'inconvénient de ce métier est la faiblesse des marges. Au lieu de chercher à améliorer le cœur du métier, les dirigeants partirent à l'aventure.
    Ce fut, tout d'abord, la « transformation » ce qui est un péché capital dans le domaine financier. Ils empruntèrent à court terme pour pas très cher et prêtèrent à long terme pour plus cher ; une mécanique infernale était lancée. Comme cela rapportait beaucoup d'argent, les mêmes dirigeants se lancèrent dans une boulimie d'acquisition d'entreprises, d'activités, ou même de portefeuilles : Espagne, Italie, Japon, États-Unis étaient leurs terrains de chasse. Tout baignait, mais ce n'était qu'une apparence. En 2008, brusquement, DEXIA eût besoin de 260 milliards d'euros, la banque n'ayant que quatre jours de liquidités devant elle. Les États belges, français et luxembourgeois furent appelés au secours. Chemin faisant, l'action a perdu 94 % de sa valeur. Pendant cette course folle, DEXIA a poussé les collectivités territoriales à s'endetter pour réaliser des projets des élus en les chargeant d'emprunts toxiques : la révolte gronde chez des responsables locaux découvrant la ruine par des contrats insensés et se tournant vers l'Etat pour compenser. Constatons que des palais pour des collectivités ont été bâtis avec des emprunts toxiques !
    Nous savons tous que par le poids insupportable de leur organisation et du train de vie de leurs dirigeants, ces collectivités génèrent une partie appréciable de l'ouragan fiscal écrasant l'économie. DEXIA a ajouté au malheur en poussant à des investissements inutiles au gré des caprices des élus.

    NE PAS RECOMMENCER
    Avant la découverte de la catastrophe, les avertissements n'ont pas manqué ; les responsabilités sont innombrables : luxe et nombre des administrateurs, représentants des collectivités, Caisse des Dépôts et Consignations, ministères. Les barbichettes se sont tenues les unes avec les autres.
    DEXIA nous renvoie comme dans un miroir les défauts de l'économie administrée : gâchis des interventions publiques dans le domaine économique, irresponsabilité générale, folie des grandeurs, légèreté dans le choix des investissements, course absurde vers l'étranger lointain et dangereux.
    Il ne faut surtout pas recommencer ; or c'est ce que fait le pouvoir provisoirement en place. Il vient de créer la banque publique d'investissement ou BPI qui double plusieurs organismes déjà existants et les élus salivent à l'avance. Un nouveau futur scandale s'annonce.
    MICHEL de PONCINS http://libeco.net

  • CRISE ET CHATIMENT

    Les nouvelles sur le front du chômage ne sont pas réjouissantes surtout en France, mais aussi dans d'autres pays de la CEE. En France, sur un an, la progression est de 6,2 %, les seniors étant particulièrement touchés ; le pouvoir en est réduit à se réjouir d'un ralentissement léger de son accroissement.
    La spirale de l'endettement sans limite gagne partout. Des plans d'austérité se préparent et, déjà, en Espagne, le futur plan est compris par le peuple, en grève générale, comme un châtiment pour des fautes qu'il n'a, certes, pas commises. Il est remarquable que Mariano Rajoy, le nouveau premier ministre, qui n’est pas responsable de la ruine infligée au peuple espagnol, souffre cette grève générale. Mais s’il persiste à persécuter son peuple par les faux remèdes de la CEE et du FMI réunis, il deviendra lui-même à son tour responsable.
    Dans cette conjoncture désastreuse, Angela Merkel se pose de plus en plus comme la Reine de Prusse. On a vu en France les Prussiens de trop nombreuses fois ; ce souvenir n'empêche pas le « petit » Français de courir aujourd'hui après la Prussienne.
    Plus étonnant : Angela Merkel veut davantage d'Europe. Elle se rêve, ainsi, en Reine du continent tout entier ; la CEE va-t-elle devenir une résurgence approximative du Saint Empire Romain Germanique ? La comparaison historique serait plaisante.
    Plus d'Europe, cela veut dire des parlottes pendant des lustres et la ruine par un flot torrentiel de directives reflétant un socialisme destructeur, avec, en sus, une incertitude juridique cancéreuse. Quant à la richesse des eurocrates elle s'étale dans tous les journaux. L'enrichissement personnel indu (EPI) de ces eurocrates est au cœur de la ruine. La dernière révélation, particulièrement déplaisante, est celle des droits aux congés extravagants des diplomates européens : 93 journée par an ! La Baronne Ashton, censée être ministre des affaires étrangères du « machin » européen, a bien conscience de sa propre inutilité puisqu'elle accepte de ne pas avoir à sa disposition en tout moment la totalité de son dispositif.
    Les remèdes imposés par la « communauté internationale », se fracassent sur de fausses équations et de mauvais raisonnements. On promet aux peuples abasourdis de souffrir au lieu de la richesse qu'ils devraient et pourraient facilement avoir. Nul ne peut s'étonner alors d'observer la percée toute récente dans les sondages en France du représentant patenté du communisme, idéologie la plus meurtrière du défunt XX°siècle.

    CROISSANCE, OU ES-TU ?
    La première fausse équation est l'idée que la croissance arrangera tout, à la fois pour le chômage et pour l'endettement. Ainsi s'explique la bataille des chiffres, la croissance étant officiellement annoncée comme molle. Pour que cette croissance résolve le chômage et l'endettement, il faudrait des niveaux à la chinoise. En outre, avant le moindre effet, les délais seraient considérables. Les pouvoirs socialisants dans toute l'Europe et, notamment, en France freinent de tout leur poids l'économie et, de ce fait, interdisent les rêves.
    La deuxième erreur est l'idée d'incitations officielles à cette croissance par des politiques publiques. Comme toute politique économique officielle, elles ne pourraient que se retourner contre leurs propres objectifs. A l'échelle européenne, le drame ne peut que se multiplier.
    Last, but not least : Angela Merkel a imaginé, le 30 mars, de renforcer le M.E.S. ou Mécanisme Européen de Stabilité en le dotant de milliards en plus. En programmant ainsi un flot de monnaie créé ex nihilo, elle oublie allègrement le souvenir cuisant de l'hyperinflation allemande au siècle dernier. Il est vrai que l'OCDE s'y met aussi en évoquant un pare-feu de mille pillards d'euros?
    Autre double erreur : afin de réduire les déficits, objectif louable en soi, les gouvernements se contentent de taper sur le contribuable pour prendre l'argent là où il est : c'est la chasse ouverte aux riches et aux « mauvais » capitalistes. Malheureusement, personne ne parle sérieusement de supprimer vigoureusement des dépenses publiques en commençant par les plus scandaleuses.
    Rappelons que, s'il existe un tribunal de l'histoire, la Prussienne devra répondre d'un double crime dû aux éoliennes : destruction de magnifiques paysages de son pays, ainsi que de ses sols où des milliers de tonnes de béton  resteront enfouis pour toujours!

    LA RICHESSE POUR TOUS
    La voie de la richesse pour tous est connue et largement ouverte.
    Elle passe par la double libération des entreprises seules aptes à créer de la richesse, que ce soit l'entreprise d'un seul, ou une TPE ou une entreprise de centaines de milliers d'employés.
    La première libération est le détricotage du code du travail qui compte plus de 2 600 pages, pèse 1 kilo et demi et est réparti en plusieurs tomes en croissance perpétuelle. Il ne peut, certes, être question de le détricoter à grande vitesse. Tout récemment, les pouvoirs, pourtant socialisants, de plusieurs pays ont montré la voie à emprunter en raccourci ; pour permettre aux employeurs d'embaucher il faut qu'ils puissent débaucher sans problème quand les commandes ne sont plus là. La généralisation de cette évidence dans toute l'Europe réduirait fortement le problème gravissime du chômage.
    La libération fiscale consisterait à supprimer totalement un ou deux des impôts les plus destructeurs pour les entreprises, avec évidemment la suppression des dépenses publiques correspondantes. En France il existe un fouillis inextricable de 6000 dispositifs d'aides aux entreprises dont le coût global est très supérieur à l'impôt sur les sociétés !

    LE TAM-TAM MEDIATIQUE
    Dans les périodes électorales, nous assistons stupéfaits à des gerbes de promesses intenables. A part cela on nous dit de toutes parts qu'il faudra « souffrir ».
    Pourquoi les dirigeants européens s'obstinent-ils dans l'erreur ? Il y a sans doute trois explications.
    Promettre de « la sueur, du sang et des larmes » est une attitude « churchillienne » qui plaît aux foules et est peut-être rentable sur le plan électoraliste, horizon indépassable de ces personnages.
    A force de prêcher l'erreur, avec l'aide du tam-tam médiatique, on finit par s’en convaincre soi-même.
    En dernier lieu, se tromper avec la foule n'est guère dangereux électoralement. Par contre, avoir raison tout seul demande du courage et de la clairvoyance, toutes denrées assez rares dans des démocraties plus ou moins frelatées.
    MICHEL DE PONCINS. http://libeco.net/

  • Condamnation d’Ante Gotovina, l’Union européenne impose sa loi à la Croatie (2011)

    Le 16 avril dernier, près de 50.000 Croates se sont rassemblés sur la place Ban Jelacic, la plus grande de Zagreb, pour protester contre le verdict du Tribunal pénal international pour la Yougoslavie qui avait condamné, la veille, le « héros national » Ante Gotovina à 24 ans de prison pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Les manifestants, des anciens combattants, parfois en uniforme, des jeunes, parfois des familles entières, ont conspué le TPIY et l’Union européenne qui imposent leur loi à la Croatie et leur gouvernement qui trahit les intérêts nationaux.
    De quoi était donc accusé Ante Gotovina ? Tout simplement d’avoir, en 1995, alors qu’il était général de division et commandant du district militaire de Split, organisé l’opération Tempête dont le but était de reprendre le contrôle de la région croate de Krajina au main de séparatistes Serbes depuis 1991. Cette « reconquête » militaire entraîna l’exil d’une partie de la population serbe, ainsi que de multiples destruction, quelques pillages et la mort de trente-deux civils… C’est pour ces « crimes », que dans d’autres circonstances on désigne sous l’appellation plus neutre de « dommages collatéraux », que Gotovina, qui n’était nullement sur le terrain mais qui supervisait les opérations depuis son état-major, fut poursuivi et vient d’être condamné.
    Ceci serait tristement banal si l’affaire Ante Gotovina ne présentait pas une particularité singulière : ce Croate était aussi … Français, et qui plus est un discret serviteur de la France !
    Pour comprendre ceci, un flash-back s’impose.
    Nous sommes en 1973, Ante Gotovina a 18 ans et il choisit ce qu’il croit alors être la liberté : il quitte clandestinement la Yougoslavie communiste et « passe à l’Ouest ». Après quelques péripéties, il se retrouve en France où il décide de s’engager dans la Légion étrangère. Il est affecté au 2e REP et rejoint le groupe de commandos de recherche et d’action en profondeur. Après cinq ans de service, durant lesquels il participe à l’opération Kolwezi, son contrat avec la légion arrive à son terme. Il quitte donc l’uniforme, en 1979, et reçoit, en récompense de ses bons et loyaux services, la nationalité française.
    Si, à partir de cette date, Gotovina n’appartient plus à l’armée française, il n’en continue pas moins de servir la France. Au REP, il s’est lié aux frères Erulin et donc à la DGSE pour laquelle il va travailler à l’international, assurant discrètement des missions de formation militaire en Amérique latine.
    En 1990, c’est sans doute la DGSE qui lui demande de rentrer en Yougoslavie. Il y est « l’homme des Français » dans le camp croate. L’opération Tempête et la manière dont elle est menée, ne nuit d’ailleurs nullement à sa carrière et il est dans la foulée nommé général de corps d’armée, avant d’être de mars 1996 à septembre 2000 inspecteur général de l’armée croate.
    Mais, en septembre 2000, le nouveau président de Croatie, Stjepan Mesic, pour favoriser l’entrée de la Croatie dans l’Union européenne, demande la collaboration de l’armée avec le TPIY. Devant le refus d’Ante Gotovina, le président le raye des cadres et le met d’office à la retraite. Or Gotovina est alors très influent et très hostile à l’entrée de la Croatie dans l’Union européenne. Chacun comprend qu’il peut jouer un rôle politique de premier plan et être le grain de sable dans la mécanique bien huilée de l’intégration de la Croatie. Il faut donc l’abattre. Tout d’abord, il est accusé de conspirer pour organiser un coup d’État, puis, en juin 2001, il est inculpé par le TPIY, accusé « de persécutions pour des motifs d’ordre politique, racial et religieux, de meurtre, de déplacement forcé de population, et de destructions sans motif de villes et villages »
    Sentant que l’affaire tourne au vinaigre, l’ambassade de France à Zagreb s’empresse de fournir un passeport français au militaire, tandis que d’autres services se chargent de l’exfiltrer. De son côté, Interpol émet un mandat d’arrêt international en août et les États-Unis offrent une récompense de 5 millions de dollars pour sa capture. Une capture qui ne se produira que quatre ans plus tard, en Espagne, en décembre 2005. Entre temps, les frères d’armes de l’ombre de Gotovina auront organisé sa cavale.
    L’émotion que soulève l’arrestation est grande en Croatie. 70.000 personnes manifestent à Split et un sondage d’opinion montre qu’Ante Gotovina a le soutien de 60 % de la population. Le cardinal-archevêque de Zagreb quant à lui accuse le TPIY d’être « politisé et à la solde des grandes puissances » et se dit convaincu de « l’innocence d’Ante Gotovina » alors que le Commissaire européen à l’élargissement, Olli Rehn, se félicite pour sa part de la capture et déclare qu’« un obstacle majeur a été levé à l’adhésion de la Croatie ».
    Personne n’ayant intérêt à ce qu’elle fasse trop de remous trop tôt, l’instruction du procès Gotovina va durer cinq années pleines. Durant celle-ci, la France veilla soigneusement à faire oublier qu’elle avait tenté de mener une politique indépendante dans l’ex-Yougoslavie. En Croatie, par contre, Ante Gotovina n’a pas été oublié et il est devenu une figure de référence pour les mouvement nationalistes et anti-européens et la manifestation du 16 avril dernier montre bien son importance symbolique car elle équivaudrait en France, vu le rapport de population, à 650.000 personnes descendant dans les rues.
    S’il est le plus célèbre des militaires ou civils, serbes ou croates, condamnés par le TPIY en raison des événement de Krajina, Ante Gotovina n’est pas le seul. Jugé en même temps que lui le général Mladen Markac a été lui-aussi lourdement condamné et cent soixante dix autres prévenus sont encore en attente de jugement pour la même affaire… Quand au fondateur de la République serbe de Krajina, Milan Babic, il s’est suicidé dans la cellule de La Haye où il attendait son procès. Quelque soit les actes que les uns et les autres, qu’ils soient Serbes ou Croates, aient commis ou ordonnés, on ne peut s’empêcher de penser que les humaniste de notre « justice internationale » leur font surtout payer le fait d’avoir été des hommes de conviction, animés par des valeurs qu’il faut faire disparaître - nationalisme, sens du devoir, virilité, engagement total, etc. – car elles sont incompatibles avec le monde que nous concocte l’Occident libéral.
    C’est d’ailleurs ce qu’à très bien compris Ante Gotovina qui a été à l’initiative, après le décès de Slobodan Milosevic, d’une lettre de condoléances commune des prisonniers serbes et croates du TPIY de La Haye, une manière d’affirmer clairement que s’ils avaient été adversaires, ils n’avaient jamais été des ennemis.
    Loic Baudoin http://www.voxnr.com/

  • De la sainte alliance à l'union européenne

    121015On ne saurait, par respect, comparer le compagnon de Madame Twitter au roi Louis XVIII. Au moins la Restauration mit-elle de l'ordre dans les finances publiques. Et, une fois Laurent Fabius définitivement démonétisé, ne pouvant faire appel à Chateaubriand, on espère qu'au moins Monsieur Normal ne commettra pas la sottise de recourir à Bernard Henri Lévy.

    Comparaison n'est donc pas raison. Mais les parallèles ne relèvent pas que du paradoxe.

    Ainsi l'actuel président va bientôt se trouver dans le dilemme du roi revenu d'exil. Leurs légitimités formelles oubliées, leur force politique les rattachent l'un comme l'autre à un ordre européen voué à l'éclatement.

    La Sainte-Alliance est morte en tant qu'institution vers 1823.

    Ces derniers mois, en regard, ont souligné le déséquilibre explosif entre les deux principaux piliers de l'Union européenne, telle qu'elle avait été conçue à Maastricht. Et cela va remettre en cause l'ensemble des institutions.

    N'en doutons pas en effet. Le système s'est développé sur la base d'un cafouilleux traité négocié en 1991. À cette époque, il y a plus de 20 ans, on pouvait espérer que les ambiguïtés seraient levées. Il n'en a rien été, bien au contraire. On a empilé de nouveaux textes, de faux accords, d'irréalisables promesses.

    Le projet ambitionnait de dépasser le cadre rustique, mais infiniment plus clair du traité de Rome de 1956. Un tournant pestilentiel avait certes été pris en 1979, avec l'élection du prétendu "Parlement européen" (1)⇓ au suffrage universel. C'est à ce moment-là qu'il fallait dire "non".

    Or, la plupart des politiciens hexagonaux, ayant fait de cette institution illusoire et factice leur mangeoire, n'ont jamais su ni la réfuter ni la réformer.

    Dans cet écheveau et cet échafaudage complexe de pactes contradictoires, on doit observer que celui de 1991 est allé beaucoup plus loin dans la direction tracée par la série des conventions qui se sont conclues à partir de 1813 au sein de la sixième coalition. Un texte bien intentionné de 1814 a permis d'englober l'ensemble sous le nom de Sainte Alliance. Celle-ci réunira après Vienne (novembre 1814-juin 1815) les congrès d'Aix-la-Chapelle (1818), Troppau (1820) et Vérone (1822).

    De cette Europe conservatrice du XIXe siècle on regrettera sans doute certains bienfaits. La paix européenne qui en résulta dura au moins jusqu'à la guerre de Crimée.

    De l'Europe issue du traité de Rome puis de l'Acte Unique sont également sortis un certain nombre de bénéfices dont il faut se féliciter.

    Il advient, dans tous les systèmes un moment où, malheureusement, les effets pervers l'emportent. Talleyrand déplorera un jour, quand les arrières pensées du tsar romantique Alexandre Ier lui apparurent dévoilées : "Malheureuse Europe".

    Or la véritable liquidation de la Sainte Alliance advint le jour où l'Angleterre, en 1822-1823, préféra le Grand Large, la relation avec l'Amérique, les Indes à son implication dans les affaires du Continent. Cette participation active aux diverses coalitions et combinaisons européennes, financées par Londres, avait été rendue inévitable, à partir de janvier 1793, par les crimes de la Révolution française. Après Waterloo, elle était devenue moins nécessaire. L'attitude des puissances continentales et la persistance des absolutismes anachroniques la rendaient de plus en plus impopulaire outre-Manche.

    Aujourd'hui nous rentrons, à bien des égards, sans qu'on puisse certes comparer ni François Hollande à Napoléon ni Angela Merkel à Guillaume II, dans une époque comparable.

    À Londres David Cameron s'oriente résolument vers une politique de redressement de la Grande Bretagne. Elle l'éloignera de plus en plus de la technocratie européenne.

    Et de l'autre côté de l'Atlantique un virage non moins considérable semble se dessiner.

    Certains croient pouvoir demeurer indifférents aux élections états-uniennes de novembre. La quasi-unanimité des moyens de désinformation parisiens applaudit d'ailleurs à l'avance à la réélection du président Obama.

    Il convient par conséquent de dissiper plusieurs illusions.

    Commençons par celle d'un retour des États-Unis à ce que nous considérons comme de l'isolationnisme. Rappelons que le dernier brillant représentant de ce courant Pat Buchanan lui consacra un livre axé sur les principes fondateurs de son pays "une république et non un empire" (2)⇓. Lors de l'élection présidentielle de 2000, il fut candidat du parti de la réforme et rassembla 450 000 voix soit 0,4 % des suffrages. Après s'être opposé à la guerre d'Irak en 2003, il se ralliera à nouveau aux républicains en 2004 et soutiendra la deuxième candidature de George Bush.

    Quant à l'origine de l'isolationnisme des États-Unis une légende tenace l'attribue à la présidence de Monroe en 1823. Il s'agirait d'une sorte d'idéologie de l'indépendance réciproque. "Chacun chez soi" pense-t-on volontiers, l'Amérique aux Américains, et par conséquent l'Europe aux Européens.

    Le texte de la proclamation de cette fameuse "doctrine" en 1823 mérite dès lors d'être relu à nouveaux frais. Or, il se borne à réfuter une hypothèse. À la faveur de la décomposition des empires espagnol et portugais, il s'agissait d'empêcher que d'autres puissances européennes viennent à s'établir sur le continent sud-américain. Cela visait essentiellement la France bourbonnienne qui intervenait avec l'appui diplomatique de la Russie afin de rétablir l'absolutisme en Espagne. À partir de cette date le rapprochement l'Angleterre et l'Amérique allait devenir plus fort que l'intérêt de Londres pour l'Europe continentale.

    On doit noter ainsi que le document fut rédigé par John Quincy Adams, secrétaire d'État. Il agissait alors en accord avec le nouveau maître du Foreign Office, George Canning.

    Jusqu'en 1822 la diplomatie britannique avait été dirigée de haute main par Castlereagh devenu lord Londonderry. La mort, d'ailleurs très étrange, de ce ministre, l'un des rares Britanniques, dans l'Histoire des Temps modernes, à avoir cru en l'Europe, laissa le champ libre à son ennemi personnel de toujours (3)⇓ et à un renversement assez rapide des orientations du cabinet de Saint-James.

    La répugnance des Américains pour les alliances permanentes, surmontée par la signature du pacte atlantique de 1949, remonte beaucoup plus loin. Elle se rattache dans son principe aux fondations mêmes de leur Fédération. La lettre de Washington de 1796 à ses concitoyens à la fin de son deuxième et dernier mandat évoque ainsi l'existence de deux hémisphères.

    La période d'entente entre Canning et John Quincy Adams, loin d'écarter toute ingérence "européenne" permit à la Grande Bretagne de multiplier par 15 en 10 ans son commerce avec l'Amérique du sud accédant à l'indépendance. À ces pays, les exportateurs anglais vendaient en 1825, 3 fois plus de marchandises que ne le faisaient les Américains du nord.

    Ce qu'on appelle la mondialisation ne date pas d'hier.

    La voie que semble prendre l'Europe n'incite pas à l'optimisme. La crise pourrait au moins nous rendre lucides.

    JG Malliarakis http://www.insolent.fr

    Apostilles

    1. cf. à ce sujet "Le Parlement européen, une utopie, une imposture, un danger" Jacques Bordiot 1978. cf. à ce sujet "Le Parlement européen, une utopie, une imposture, un danger" Jacques Bordiot paru en 1978.
    2. "A Republic, Not an Empire: Reclaiming America's Destiny "Patrick J. Buchanan, 1999, disponible sur Amazon.com
    3. La Jeune Angleterre de Disraëli jugeait sévèrement l'un et l'autre comme deux "médiocres" dans son livre culte "Coningsby ou la nouvelle Génération". Les lecteurs de L'Insolent peuvent se procurer ce livre, en le commandant
      - directement sur le site des Éditions du Trident
      - ou par correspondance en adressant un chèque de 29 euros aux Éditions du Trident 39 rue du Cherche Midi 75006 Paris.
  • Le professeur Monti, les bergers du Qatar et les laquais du mondialisme

    C’est les nouveaux rois mages ! C’est Noël ! Les Bilderbergs, mondialistes et technocrates de tout poil et banquiers de Goldman Sachs ont pris le pouvoir. Nous verrons si comme le disait Serge de Beketch ils continueront à nous tondre (c’est bien parti en France, et pas que pour les riches, et pas que pour les riches !), ou bien s’ils vont commencer à nous sacrifier quelques têtes dans l’indifférence générale des mâcheurs de chewing-gum et des contemplateurs de télé et autres absorbeurs du dernier Apple. Comme dit Boris Vian, ils cassent le monde, il en reste assez pour moi ! C’est notre honte, et on l’ignore !

    Le système, je le dis comme je le pense, ne prend même plus de gants pour nous l’imposer bien profonde, la globalisation. Je suis tombé par hasard une ces pages de challenges, la revue Thénardier de la gauche-caviar, que je n’avais plus lue depuis vingt ans, et qui appartenait alors à Perdriel et au Nouvel Obs, organe vieillissant de la gauche valeureuse !

    Je cite le journaliste, qui parle d’un raout luxueux au Martinez cannois (où entre nous soit dit, à côté de la suite à 20 000, la piaule sur Booking.com n’est qu’à 160 euros la nuit : la crise bat large…). Il y a Monti en pleine forme, démissionné pour être remis en selle par les 300 qui dirigent le monde, et bien sûr les qataris, nos patrons du moment, les seuls à ne pas payer d’impôts en France et à faire ce qu’ils veulent de nos troupes : « On m’informe que Mario Monti a remis sa démission, elle sera effective après l’adoption de la loi de stabilité budgétaire, on me dit qu’il pourrait s’agir d’un mouvement tactique, annonce Thierry de Montbrial, interrompant le diner de  gala et le spectacle offert, ce samedi soir, par Total à l’hôtel Martinez, à Cannes. »

    Montbrial, on l’a toujours connu : l’affreux passait déjà aux dossiers de l’écran. Il sera là dans quarante ans. Il terrorisait notre vieil ami Yann Moncomble. C’est le poli technicien chargé de la promo du mondialisme en France. Là, il est entouré de beau linge, le linge sale du pétrole, venu en famille avec les patrons qataris applaudir la leçon du signore Monti, qu’on dit très catholique. Ô saint François, que tu es loin !

    On lit dans le style peu fleuri, un rien cynique et puis blasé du bon journal : « Avant même que la nouvelle ne tourne sur internet et ne trouble le marché des  changes, Jean-Claude Trichet et les  deux cents convives sont au courant… Au bar de  l’hôtel, Nina Mitz et Guillaume Foucault, les communicants influents qui  épaulent Montbrial pour faire du buzz autour de la cinquième édition de sa  conférence internationale, offrent des verres aux quelques journalistes présents : les images de Mario Monti dans les couloirs du Martinez commencent à circuler sur les chaines d’info, assurant à la “WPC” une belle renommée. »

    Admirez cette prose de gazette bien branchée ! Au milieu de cette kommandantur – aux ordres d’ailleurs de l’OTAN –, arrive ce grand spécialiste de rien et surtout  champion d’impopularité dans son pays. Il faudrait un Dino Risi pour nous le calculer, ce drôle-là.

    Car Mario Monti était là, tout à l’heure, venu sagement écouter un discours de  l’eurodéputée Sylvie Goulard, une amie proche avec qui il a trouvé le temps  d’écrire ces derniers mois De la démocratie en Europe (Flammarion) qui met en  garde les opinions publiques contre ses « instincts aveugles. »

    Les Goulard contre les soudards ! Car les instincts aveugles, c’est vous cher lecteur ! C’est tout ce qui dans le bulletin de vote, le sondage ou même le porte-monnaie (trop pauvre ! trop riche !) ne convient pas aux mondialistes qui nous ont coulé en bâtissant (j’allais écrire en abêtissant !) le Titanic de l’euro. Ils ne devraient pas s’inquiéter en haut lieu ; car la masse se tient à carreau, on l’a connue plus agitée…

    Mais Monti va braire en âne savant (le sénateur de famine nombreuse est aussi recteur de la Bocconi, la fac friquée de Milan où les enfants des exilés fiscaux vont apprendre en Audi l’économie de marché) : « À l’heure de la sieste, Mario Monti, ancien commissaire  européen, se lance dans un monologue devant ses amis éclairés. S’exprimant à la  fois en français et en anglais, sans doute conscient de son manque de charisme,  il range son texte et promet en souriant de ne pas nous emmener « de la digestion  au rêve ». À l’aise devant cet auditoire essentiellement constitué d’hommes d’affaires et  super-technocrates, il parle de Jean Monnet, de l’Europe qui est un « flux  asymptotique », de la « pollution court-termiste des politiques nationales », de la  façon dont il faut faire avancer et intégrer toujours plus le « management » de la  zone euro dans un « délicat équilibre » avec la démocratie, du bien fait des  potions qu’il a administré à son économie. »

    Avec le management, ce mot sacré de l’ère des Illuminati, ça déménage toujours! Monti utilise le baragouin néo-matheux des élites d’aujourd’hui, dont le courageux universitaire Bricmont avait dénoncé les excès il y a déjà quinze ans. On en ferait une syncope de leur asymptote ! Et merci pour la « pollution » des politiques nationales, signor professore ! Vous savez au moins ce que veut dire polluzione, en italien ?

    Le journaliste larbin, cette spécialité de la presse des finances, s’ennuie du charabia amphigourique et se permet même une insolence !

    Pour un peu, on prêterait une oreille plus attentive à Silvio Berlusconi qui a qualifié ce matin « il professore » de  « technicien de l’austérité germano-centrée. »

    Comme dirait mon vieux rédacteur en chef Jean-Edern Hallier, les canards laquais n’ont plus de respect ! À Monti, qui aimerait bien être nommé et non élu (souvenez-vous de Jacques Delors !) succède Trichet le bien nommé, l’homme de tous les désastres, du Lyonnais et de l’euro, l’homme de la suffisance et des insuffisances :

    Heureusement, Jean-Claude Trichet nous remet dans le droit chemin en nous  rappelant tout ce que Mario Monti, en treize mois de pouvoir à Rome, aura « apporté à la stabilité de l’Europe et donc du monde. »

    Jusque là, rien que du scandaleux, donc que du banal ! Mais voilà la fin qui est plus marrante, et qui explique comment on a fait de l’Europe une chambre à gaz, pardon, une poule aux œufs d’or pour les mini-émirs (qui font le maximum) de la péninsule dite arabe : Mais tout n’est pas perdu pour les Italiens. Le richissime banquier koweïti Abdulmajeed Alshatti, notre voisin de table, lorsque les conversations reprennent sur l’Italie après  l’annonce faite par Thierry de Montbrial, nous explique en riant qu’il  continuera de préférer Porto Fino à Cannes, « envahi par les Qataris » ou Marbella, « fief des saoudiens. »

    Vive le choc des civilisations ! Les qataris ne boivent pas le même champagne dans la même boîte que tous nos koweïtis ! Les Saoudiens vont se faire boire ailleurs !

    Supporter la fin de l’histoire avec de tels numéros et de si bons rois mages c’est vraiment un sacré challenge, c’est le cas de le dire !

    On laisse la parole au Christ, qui nous avait montré comment nous y prendre, quand on était chrétien et pas démocrate-chrétien :

    14 Et il trouva dans le temple les vendeurs de bœufs et de brebis et de colombes, et les changeurs qui y étaient assis.

    15 Et ayant fait un fouet de cordes, il les chassa tous hors du temple, et les brebis et les bœufs ; et il répandit la monnaie des changeurs et renversa les tables.

    16 Et il dit à ceux qui vendaient les colombes : Ôtez ces choses d’ici ; ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic.

    Je me demande ce qu’il prendrait aujourd’hui devant les tribunaux, Jésus.

    http://francephi.com

  • FORUM DE DAVOS Une mondialisation chaotique

    Le Forum économique mondial n'a rien perdu de son attractivité : pour sa 41e édition, il a réuni à Davos, du 26 au 30 janvier, quelques 2 500 participants, et accueilli trente-cinq chefs d'État ou de gouvernement.
    On connaît le G8, le G20, voire le G2 – États-Unis et Chine –, autant de "sommets" politiques et économiques censés encadrer et donner du sens aux désordres du monde. Il ne faudrait pas oublier un autre forum, celui de Davos qui, à la fin de chaque mois de janvier, ramène le ban et l'arrière-ban du capitalisme mondialisé dans la très sélecte station grisonne. Non sans dresser, par réaction, des forces hostiles qui s'expriment notamment dans le cadre de "l'Autre Davos", forum alternatif qui s'est tenu du 21 au 23 janvier à Bâle, autrement dit à bonne distance.
    Économie et géopolitique
    On a beau se dire depuis quelques années, surtout depuis les convulsions du capitalisme financier il y a trois ans, que le grand raout de Davos a peut-être fait son temps,son pouvoir d'attraction n'en demeure pas moins intact. Comme l'atteste l'édition 2011 qui, du 26 au 30 janvier, a vu la participation de trente-cinq chefs d'État ou de gouvernement, en plus, bien sûr, des quelque 2 500 leaders économiques, industriels, financiers et lobbyistes contribuant au budget annuel de ce World Economic Forum (WEF). Étonnant, quand on sait que le Forum de Davos « n'est pas un endroit où se prennent des décisions », comme a tenu à le rappeler Klaus Schwab, président et fondateur (il y a une quarantaine d'années) de cette plate-forme de discussion.
    Ce caractère informel, sans nécessité de résultat visible, c'est sans doute ce qui séduit les participants, affranchis durant quelques jours des contraintes médiatiques. En tout cas, cette année encore, les politiques et autres "décideurs" n'ont pas boudé leur satisfaction de se retrouver dans les Alpes suisses, en délivrant des messages plus ou moins convaincants mais reflétant la nouvelle réalité du monde, c’est-à-dire le transfert progressif du pouvoir vers l'Asie et le Sud. C'est pourquoi à la notion de pays émergents se substitue peu à peu celle, plus pertinente, de "marchés de croissance" – un concept qui présente toutefois le défaut de rester étroitement économique et de négliger la dimension géopolitique.
    Le sanglant attentat perpétré le 24 janvier à l'aéroport moscovite de Demodedovo, qui a contraint Dmitri Medvedev à retarder son déplacement à Davos, illustre trop bien cette interdépendance. Le président russe a quand même pu prononcer, comme prévu, le discours inaugural du forum, un privilège qui l'an dernier avait été accordé à Nicolas Sarkozy. Logiquement, Medvedev a battu le rappel de la "communauté inter-nationale" pour lutter contre le terrorisme et toutes les haines « qui détruisent les progrès économiques et sociaux ». Reconnaissant qu'il existe encore beaucoup à faire en Russie pour éradiquer la corruption, il a néanmoins affirmé que Moscou deviendra « un grand centre financier avec de faibles taxes », et annoncé que son pays adhérera cette année à l'OMC (Organisation mondiale du commerce) et à l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques).
    Quels risques ?
    Les organisations internationales, ce n'est pas ce qui manque. Cependant, a relevé la présidente de la Confédération helvétique Micheline Calmy-Rey, « dans un monde fortement globalisé où les risques sont nombreux, il n'y a pour l'heure aucune instance capable de trouver des solutions justes aux défis à surmonter ». Ces risques sont identifiés : outre le terrorisme et l'instabilité politique (Tunisie, Égypte), les dettes souveraines ainsi que l'inflation due à la surchauffe en Chine et en Inde sont, aux yeux des économistes et des dirigeants d'entreprise, les principales menaces du moment.
    S'exprimant surtout en sa qualité de président du G8 et du G20, Nicolas Sarkozy a lui aussi mis en garde contre les « grands risques » de 2011, les dettes souveraines, donc, les déséquilibres monétaires et financiers (allusion aux rôles respectifs du yuan et du dollar, qui pénalisent l'euro), ainsi que « la volatilité extrême du prix des matières premières ». Sur ce point, le président de la République préconise, avec le concours de Dmitri Medvedev, une régulation des marchés agricoles. En revanche, le président russe rejette catégoriquement l'idée d'une taxe sur les transactions financières que soutient Sarkozy. Pour l'essentiel, Nicolas Sarkozy a repris à Davos les thèmes qu'il avait abordés dans sa conférence de presse du 24 janvier à Paris. À quoi il a ajouté un plaidoyer au ton polémique en faveur de la monnaie unique européenne : « Jamais, Mme Merkel et moi ne laisserons tomber l'euro. » D'ailleurs, « il n'y a pas de crise de l'euro », a proclamé sans rire Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne, selon lequel il n'existe qu'un problème d'assainissement budgétaire pour les États en difficulté. Autrement dit, il suffit de serrer la vis.
    Ne dirigeant pas un pays en difficulté, Angela Merkel n'en a été que plus à l'aise pour défendre la monnaie unique, son euromark... Elle a en outre apporté son soutien aux propositions de la présidence française du G20 sur la réforme du système monétaire et les négociations commerciales du cycle de Doha. Mais quand Merkel et Sarkozy prônent une régulation de l'économie (compatible avec le libre-échange), le Premier ministre britannique appelle à une libéralisation accrue du commerce mondial.
    L'année du Lapin
    Les problèmes existentiels des Européens, l'activisme déconnecté du réel que déploie l'actuel président du G20, ou encore l'atonie des États-Unis représentés notamment par leur secrétaire au Trésor, Timothy Geithner, contrastaient à Davos avec l'optimisme et le dynamisme créatif des "émergents", en particulier asiatiques – illustration d'un monde à deux vitesses. Le thème retenu pour ce 41e Forum de Davos était « normes communes pour une nouvelle réalité ». Ce qui postulait l'aspiration à une gouvernance mondiale et par conséquent une « harmonisation des normes » entre l'Europe et l'Asie. On en est encore loin. Même si les Chinois, emmenés par leur ministre du Commerce Chen Deming, ont promis de faire des efforts, en augmentant leurs importations et en promouvant leur consommation intérieure. La prospective n'étant pas le fort du WEF, qui n'a vu venir ni la crise des subprimes ni celle des dettes souveraines, on s'en tiendra à une seule certitude : venus en force à Davos, les Chinois ont de bonnes raisons de festoyer en ce jeudi 3 février, premier jour de l'année du Lapin.
    Guy C. Menusier L’ACTION FRANÇAISE 2000 Du 3 au 16 février 2011