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Despotisme judiciaire

Auteur d’une étude sur le gouvernement des juges, Frédéric Rouvillois revient pour Le Bien commun sur cette notion et son lien avec la récente condamnation de Marine Le Pen.

propos recueillis par Hélène Chaprais pour Le Bien Commun

Le Bien commun : La condamnation de Marine Le Pen a remis la question du gouvernement des juges au premier plan. D’où vient cette notion et comment le gouvernement des juges s’est-il manifesté dans l’histoire ? Comment évolue-t-il aujourd’hui ?

Frédéric Rouvillois Vous allez peut-être m’accuser de vouloir faire le malin, ou de me livrer à des acrobaties intellectuelles superflues, mais je répondrai volontiers que ce n’est pas la condamnation de Marine Le Pen qui a remis la question du gouvernement des juges au premier plan, et que du reste, ladite condamnation ne concerne pas à proprement parler le gouvernement des juges. À vrai dire, en France, on n’a jamais cessé de parler du gouvernement des juges depuis que cette notion, d’origine américaine, a été introduite dans le débat intellectuel par un professeur de droit très nettement à gauche, Édouard Lambert, dans un ouvrage paru en 1921 ; il n’y a d’ailleurs pas qu’en France ou aux États-Unis que l’on en parle, mais dans tous les régimes politiques où il existe des juridictions constitutionnelles, chargées de contrôler la conformité des lois à la constitution, et tentées par conséquent de faire prévaloir, sur la loi adoptée par le Parlement, leur propre interprétation de la norme constitutionnelle, c’est-à-dire, potentiellement, leur propre vision des choses, leur propre conception du juste et de l’injuste. Du coup, on comprend que le jugement rendu le 31 mars dernier par le Tribunal correctionnel de Paris contre Marine Le Pen ne relève pas, au sens propre, de ce que l’on appelle le « gouvernement des juges », même s’il s’agit effectivement d’une juridiction qui condamne des élus pour des raisons au moins partiellement politiques, et qui ce faisant interfère dans la préparation de la prochaine élection présidentielle. Dans ce cas-là, lorsqu’un juge judiciaire ou administratif fait prévaloir une certaine interprétation de la règle pour des motifs largement idéologiques, il semblerait plus pertinent de parler de « despotisme judiciaire » – comme on le faisait, bien avant le « mur des cons », à propos des « juges rouges » des années 1970, ou de ceux qui applaudissaient à la fameuse « Harangue de Baudot ». Ce texte, rédigé́ en 1974 par l’un des piliers du Syndicat de la Magistrature à l’attention de ses jeunes collègues, leur conseillait de ne pas appliquer la loi, les coutumes, les décrets et la jurisprudence : « la justice n’est pas une vérité́ arrêtée Elle sera ce que vous la ferez. La loi s’interprète. Elle dira ce que vous voulez qu’elle dise. Soyez partiaux : pour maintenir la balance entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, qui ne pèsent pas de même poids, il faut que vous la fassiez un peu pencher d’un côté. Ayez un préjugéfavorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour le voleur contre la police ».

N’est-ce pas aussi la dépossession du politique (par l’Europe, par l’économie, par la médiocrité du personnel politique, etc.) qui a permis au gouvernement des juges de se développer ainsi ?

Il est vrai que les juges, habitués à la prudence, se montrent beaucoup moins audacieux lorsqu’ils sont confrontés à une autorité forte, stable et solide : sous la Ve République, il a fallu attendre le départ et même la mort du général De Gaulle pour que le Conseil constitutionnel, qui jusqu’alors se montrait fort timide vis-à-vis de l’exécutif, ose s’emparer d’un pouvoir qui lui permettra ensuite, peu à peu, de s’affirmer comme le gardien autoproclamé d’un prétendu « État de droit » dont il dessine lui-même les contours. La construction européenne a suscité un autre type de problème en mettant en place des juridictions internationales, la Cour européenne des droits de l’homme dans le cadre du Conseil de l’Europe, la Cour de justice de l’Union européenne dans le cadre de l’UE, qui constituent en un sens un gouvernement des juges (internationaux) au-dessus du gouvernement des juges (nationaux).

Philippe de Villiers disait récemment qu’il fallait observer les États-Unis car il se passait souvent la même chose en France avec quelques années d’écart. Pensez-vous que, comme aux États-Unis, nous puissions assister en France àune réaction contre l’État profond, dont le gouvernement des juges est parfois l’avatar ?

En politique, tout peut arriver, nous le savons bien. Ceci dit, ce qui s’est passé aux États-Unis, avant même la réélection de Donald Trump en 2024, avant même ce que vous appelez la réaction contre l’État profond, c’est le passage de la Cour suprême de gauche à droite, avec désormais une majorité de juges conservateurs, 5 ou 6 sur les 9 membres de la cour. De là, un « gouvernement des juges », certes, mais orienté à droite, et qui, comme il l’a fait en juin 2023 avec le fameux arrêt Dobbs, ose inverser la tendance et affirmer que l’avortement n’est pas un droit fédéral. Aux États-Unis, c’est donc par les juges fédéraux que la réaction a commencé : en 2020, au lendemain de l’élection de Joe Biden, les gauchistes activistes avaient d’ailleurs exigé que le nouveau président modifie les règles du jeu, et fasse en sorte d’augmenter le nombre des membres de la Cour afin de pouvoir immédiatement nommer lui-même suffisamment de juges démocrates pour pouvoir renverser la majorité…

Le gouvernement des juges fait aussi écho à la notion d’État de droit, que l’on invoque un peu comme on invoque la République – invocation dont vous avez montré la vacuité dans un autre de vos ouvrages. L’État de droit n’est-il pas lui aussi un totem parfois bien commode ?

Là encore, il faut savoir de quoi l’on parle. Si, comme l’historien Pierre Rosanvallon dans un article récent , on conçoit l’État de droit comme un « l’État des droits », un système où les droits individuels et l’émancipation de chacun doivent être peu à peu étendus le plus largement possible grâce à l’effort de juridictions vouées à l’affirmation de l’idéologie progressiste, y compris lorsque cette évolution va à l’encontre de l’identité de la nation et de sa volonté clairement exprimée, alors, en effet, il n’y a plus beaucoup de distance entre État de droit et gouvernement des juges – et ceux qui louent le premier se félicitent forcément du second. En revanche, si l’on conçoit l’État de droit, à l’instar de ceux qui ont inventé ce concept, comme un système dans lequel l’État est obligé de respecter ses propres règles, de se soumettre à sa propre constitution et de ne pas violer de façon arbitraire les lois dont il est l’auteur, alors, on peut noter, premièrement, que cet État de droit n’est pas simplement un totem, mais un modèle pertinent, auquel se conformait d’ailleurs la monarchie d’Ancien régime ; et deuxièmement, que le gouvernement des juges, en accordant à ces derniers la possibilité d’établir eux-mêmes les règles qu’ils appliquent, va clairement à l’encontre de l’État de droit, quoi qu’en dise ceux qui en parlent sans y avoir réfléchi. 

Mitterrand disait « Méfiez-vous des juges, ils ont tué la monarchie. Ils tueront la République ». Était-il visionnaire ou n’est-ce qu’une pirouette rhétorique ?

C’est surtout une citation imaginaire : on la lit partout et on la répète sans arrêt, mais sauf erreur de ma part, on ne la rencontre jamais avant qu’elle ait été employée par Éric Zemmour en 2018, sans référence précise, l’auteur se contentant de préciser que François Mitterrand fut garde des Sceaux (ce qui est exact, entre 1956 et 1957), peut-être pour indiquer que le sujet lui était familier. Mais précisément, je pense que François Mitterrand connaissait trop bien l’histoire pour affirmer, sinon sur le mode de la plaisanterie, que les juges ont tué la monarchie ; et trop bien la République, pour prétendre que ce sont eux qui la tueront, alors qu’elle est bien assez grande pour se tuer toute seule…

Justement, comment le pouvoir royal a-t-il composé avec le pouvoir judiciaire ?

Assez difficilement. Sous l’Ancien régime, les juridictions suprêmes – que l’on appelait les Parlements – avaient pour fonction d’interpréter les lois, mais aussi de « vérifier » leur conformité à la Constitution. À ce titre, les parlements pouvaient refuser d’enregistrer les lois qu’ils jugeaient non conformes, ce qui avaient pour effet de les rendre inapplicables sur le territoire qui dépendait d’eux. Dès la fin du XVe siècle, leur essor s’illustre par le fait qu’ils s’attribuent le titre de « Cours souveraines » – alors même qu’en vertu des lois fondamentales du Royaume, la constitution de l’Ancien Régime, le roi seul est souverain, comme les parlements le savent parfaitement. Vous croyant au-dessus des lois, « vous faites ainsi qu’il vous plaît ! », leur reproche le chancelier Michel de l’Hospital en 1563. C’est alors que commence, entre l’État Royal et les cours, une interminable dispute qui ne s’arrêtera, provisoirement, que sous le règne de Louis XIV, qui interdira aux Cours de se qualifier de souveraines, puis à la fin du règne de Louis XV, grâce à la réforme de Maupeou (1771-1774). Comme je le notais plus haut, il ne suffit pas d’être un roi pour mettre fin au gouvernement des juges, il faut être un monarque doté d’un courage et d’une autorité hors normes. Autant dire que les petits présidents de notre petite République ne font franchement pas le poids…

https://www.actionfrancaise.net/2025/09/04/despotisme-judiciaire/

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