L'an dernier s'est tenu à Paris un colloque du Centre d'histoire de Sciences Po sur L'Action française – Culture, société, politique, dont L'AF-2000 a déjà fait état. Les études ont été regroupées et complétées dans un ouvrage publié récemment sous ce titre, qui se trouve être passionnant et, parfois, sévère (mais généralement à juste raison). Il est une mine de renseignements sur l'histoire de l'Action française, ses personnalités (trop souvent méconnues des royalistes eux-mêmes : qui se souvient de Frédéric Delebecque ou de Jean Héritier, par exemple ?), ses positions et ses implantations locales, etc. Il nous a semblé intéressant de suivre, sur quelques articles, le plan du livre et d'en résumer, voire d'en discuter, les principales lignes. Aujourd'hui, la partie intitulée Autour de la notion maurrassienne d'héritage et, plus particulièrement, le chapitre sur les nationalistes à la naissance de l'AF.
L'Action française est née de l'affaire Dreyfus, a toujours affirmé Maurras. Bertrand Joly le confirme dans son article passionnant, Les ligues nationalistes et l'Action française : un héritage subi et rejeté. Lorsque paraît L'Action Française, petite revue revendiquée nationaliste qui titre « Réaction, d'abord », les seuls royalistes s'affirmant tels sont Charles Maurras et Frédéric Amouretti, mais les autres rédacteurs sont potentiellement "gagnables", si l'on suit la logique de Maurras qui qualifie son nationalisme d'« intégral ». Comme si la monarchie ne pouvait en être que l'aboutissement logique, inéluctable résultat de la réflexion sur la conservation de la nation française. Par une stratégie fort habile, Maurras convainc ses compagnons de la revue d'AF. C'est pour eux qu'il rédigera Dictateur et Roi et qu'il pensera quelques uns des arguments de son Enquête sur la Monarchie qui, me semble-t-il, s'adresse encore plus nettement aux monarchistes traditionnels, ne serait-ce que parce qu'elle est publiée, à dessein et aussi par défaut, dans le quotidien monarchiste alors le plus représentatif, La Gazette de France.
Relations ambiguës
Ce que souligne avec force Bertrand Joly, c'est combien le groupe initial de l'AF, motivé par Maurras qui va lui donner sa coloration monarchiste, a des relations ambiguës avec les nationalistes, entre récupération et épuration, et comment cette stratégie, en fin de compte, ne donnera pas tous les résultats escomptés. Sans doute à cause de la nature même du nationalisme populiste de la fin XIXe siècle : l'Action française « en a sous-estimé l'autonomie et la plasticité, elle n'y a vu qu'une ébauche informe et grossière, alors que ce nationalisme non royaliste possédait [...] son élan particulier », ce qui explique que, quantitativement, elle ne pèsera jamais grand-chose sur le plan électoral.
Malgré cela, l'AF a "dépassé" le nationalisme antidreyfusiste par son caractère beaucoup plus intellectuel et son appel à la jeunesse, dont les ligues se méfiaient, sans doute parce que leurs dirigeants restaient perméables au jeu démocratique et parlementaire. « L'Action française fait au contraire confiance aux jeunes et cultive son implantation au Quartier latin : à bien des égards, le remplacement des ligues nationalistes par l'AF correspond aussi à une relève de génération et à une inflexion sociologique, qui contribuent à priver Barrès de son titre de "prince de la jeunesse". » Maurras et ses amis sont enclins à dénigrer ces nationalismes qui n'osent pas conclure ou qui se trompent et, du coup, trompent leur public : « Pour Vaugeois repris par Maurras, il existe trois sortes de nationalismes, le parlementaire, le plébiscitaire et le royaliste, deux mauvais et un bon. À l'égard des deux premiers, l'Action française alterne marques d'estime et sarcasmes, les seconds l'emportant nettement... »
« Les plébiscitaires forment le principal groupe d'irrécupérables et ne méritent donc guère de ménagements, qu'ils soient bonapartistes ou républicains. [...] Mais c'est à la république plébiscitaire de Déroulède que Maurras et ses amis réservent l'essentiel de leurs coups. » La Ligue de la Patrie française en fera les frais, essuyant des critiques d'une virulence rare, mais aussi d'une ironie cinglante. L'AF se voulait une sorte d'avant-garde intellectuelle du nationalisme français, exclusive et intransigeante, qui se verra confortée dans ses raisons par la déroute électorale des nationalistes de l'année 1902. Déroute qui « abandonne aussi [à l'AF] un espace à prendre dont Maurras va savoir profiter. Débarrassée de toute concurrence, l'Action française peut maintenant prendre son véritable essor », même si cela ne se traduit pas par un ralliement massif.
Quel héritage ?
Que reste-t-il de l'héritage ou de l'influence des nationalistes "d'avant l'AF" dans cette Action française encore en recherche au début du XXe siècle ? Selon Joly, au-delà de « la plupart des thèmes ou plutôt des haines et des ennemis du nationalisme » : « Pour l'antisémitisme, l'antiparlementarisme, l'antimaçonnisme, la haine d'une république faible qui affaiblit la France, la dénonciation d'un régime de bavards, de médiocres et de panamistes, Maurras et les siens n'inventeront absolument rien, sinon, disent-ils, le vrai remède. » Il me semble que cette récupération est aussi une tentative de reformulation d'un "sentiment national" parfois outrancier parce que blessé (1871 n'est pas si loin) que Maurras s'inquiète de voir livré à lui-même, avec le risque d'une dérive à la fois populiste et plébiscitaire (on dirait aujourd'hui, sans référence à la famille de Napoléon, "bonapartiste"), et celui d'un déchirement de l'unité française par la mainmise de groupes de pression sur l'État.
Contrairement aux partis nationalistes républicains, souvent chauvins et irréfléchis, Maurras cherche à donner une ligne de conduite intellectuelle aux "nationalistes conscients", ou plutôt à ceux qu'il s'agit de "conscientiser". Sans doute faut-il voir, à travers cette dénonciation maurrassienne des « quatre États confédérés » (dénonciation souvent polémique et parfois fort démagogique et injuste, qui privera l'AF d'une part des élites intellectuelles de ce pays) une forme de refus de ce que l'on nomme aujourd'hui les "communautarismes".
L’ambition de Maurras est de refaire l'unité de l'État sans étouffer les diversités, mais en écartant les agrégats, les "noyaux durs" qui, de la faiblesse de l'État républicain, cherchent, selon lui et les nationalistes, à tirer profit.
Cela permet de mieux comprendre en quoi le cardinal Richelieu est le modèle même de Maurras, au point que son buste sera dans le bureau du doctrinaire royaliste, et que ce dernier écrira sous son patronage silencieux... Or, pour Maurras, il n'y a pas de Richelieu s'il n'y a pas de Louis XIII, de roi : pas de gouvernement et d'unité sans le "trait d'union" du règne, dans le temps comme dans l'espace. L'extrémisme de Maurras peut se comprendre comme une forme de "nationalisme d'urgence" devant ce qu'il ressent, avec les conséquences de l'affaire Dreyfus, comme une destruction des "moyens de l'État" (en particulier militaires et politiques) et, donc, de ce qui fait de l'État cette instance politique protectrice des Français et de leurs communautés (familles, communes, provinces…). Par ailleurs, si Maurras et les siens reprennent les thématiques des nationalistes, souvent avec un brin de démagogie, c'est aussi pour les attirer vers l'AF, en pensant récupérer les "meilleurs éléments", les plus utiles à la conquête de l'État.
La prise du pouvoir
Mais Bertrand Joly ne croit pas que Maurras veuille prendre le pouvoir, ne serait-ce que parce qu'en reprenant le "style nationaliste" (« la violence rhétorique et l'outrance, les avis abrupts et un manichéisme primaire, l'appel au sabre et les attaques ad hominem »), il en est contaminé par le défaut majeur de l'agitation : « Par cette rhétorique de vaincu, le nationalisme lègue aussi à son héritier tout le venin de son impuissance.
À l'Action française comme dans les ligues, on attend Godot, l'ultime forfait de la république parlementaire qui va réveiller enfin le pays [...], avec chez les uns et les autres le même écart entre une efficacité médiatique impressionnante et des résultats bien minces au total : manifestations houleuses, éditoriaux vengeurs, déclarations provocatrices, rien de tout cela ne menace vraiment le régime et tout ce bruit cache mal une abstention à peu près permanente : le seul fait que Maurras se demande gravement si le coup de force est possible prouve qu'il ne l'est pas et, dès lors, la littérature et la presse doivent jouer chez lui et les siens le même rôle compensateur et cathartique que chez Barrès. »
Bertrand Joly reprend là un vieux débat qui a maintes fois agité l'AF elle-même... Contrairement à ce qu'il pense, le fameux texte de Maurras Si le coup de force est possible (1910) n'est pas un traité du renoncement mais une tentative de "penser la prise du pouvoir". Le problème n'est pas dans la volonté de Maurras d'aboutir mais dans les conditions, dans l'absence d'un "appareil d'AF" capable de mettre en oeuvre une stratégie, et dans un certain "confort intellectuel" qui va endormir les velléités monarchistes, avec cette fameuse formule qui empêchera souvent d'aller plus loin, « Notre force est d'avoir raison », véritable certitude qui deviendra l'alibi d'une certaine paralysie pratique, malgré la bonne volonté et le dévouement des Camelots du Roi.
Ce texte de Maurras ne sera pas actualisé après la Grande Guerre. Il sera peu réédité par l'AF, comme si la page était tournée. Il faudra attendre les années soixante pour que quelques militants, souvent lecteurs de Pierre Debray (théoricien maurrassien des années cinquante-soixante-dix), reprennent les réflexions avancées dans ce petit ouvrage que Maurras, d'ailleurs, n'a pas écrit seul (Frédéric Delebecque et Georges Larpent en sont les corédacteurs). En fait, Maurras considère que la boucherie de 1914-1918 a changé la donne et, sans doute, que "le compte n'y est plus", parce que l'un des arguments forts de sa réflexion politique (c'est-à-dire que la République est incapable de gagner, en définitive, la guerre étrangère) est apparemment invalidé par la IIIe République. En instaurant ce que Maurras nomme la « monarchie de guerre », le vieux républicain patriote Georges Clemenceau coupe l'herbe sous le pied des nationalistes d'AF et utilise le "moyen monarchique" pour assurer la "fin républicaine", stratégie gagnante qui consolide la République sur son flanc droit. Désormais, les républicains pourront se targuer de cette victoire de 1918 pour montrer la crédibilité de la République et amadouer (ou désarmer) les nationalistes...
Nouvelle donne
Ainsi, la stratégie de Maurras et de l'AF doivent s'adapter à la nouvelle donne et la "nécessité nationaliste" apparaît moins pressante, moins urgente : il faudra attendre la fin des années trente pour qu'elle retrouve un écho mais, là, dans une "notabilité éditoriale" privée de tout mouvement politique puisque, si le quotidien L'Action Française dispose d'un fort lectorat, elle n'a plus de débouché militant, la Ligue d'AF et les Camelots du Roi étant dissous et interdits depuis 1936. Ainsi, le propos de Bertrand Joly me semble moins crédible pour la période même de la rédaction de Si le coup de force est possible, vers 1910, que pour la période postérieure à 1918. Par ailleurs, que la possibilité du "coup de force" monarchique soit moins immédiate n'enlève rien à la nécessité de la conclusion royale aux raisonnements nationalistes, et, une fois entièrement royaliste (à partir de 1902), l'Action française ne se déjugera pas ; au contraire, elle approfondira constamment les raisons de son royalisme. Elle refusera, malgré les injonctions parfois sympathiques qui pourront lui être faites, de renier ce qui va devenir, de plus en plus, son "identité" au sein du paysage nationaliste français.
Jean-Philippe Chauvin L’Action Française 2000 du 17 au 30 juillet 2008
* L’Action française - Culture, Société, politique. Éd. du Septentrion,