Ce 3 mai, commentant la partie de manille, l'insipide conformiste Alain Duhamel faisait face à son brillant contradicteur, presque incontournable désormais, le souverainiste Éric Zemmour. On dissertait sur le déclin du syndicalisme français. Et on constatait qu'il s'était trouvé humilié dans le cadre des défilés de l'avant-veille. Ces rassemblements, violents à l'origine, on les présente aujourd'hui pour traditionnels. Les voilà donc considérés comme gâchés, puisque submergés par les blacks blocs et les gilets jaunes.
Profitons-en pour enfoncer le clou, esquissé dans notre chronique précédente[1], peut-être un peu trop elliptique quant à son intention. La référence au décret d'avril 1941, et par conséquent à la charte du travail signée finalement en octobre ne peut pas évacuer la pesanteur historique. Impossible de taire non plus la préférence de l'auteur pour l'idéal de concorde sociale, dans les circonstances dramatiques de l'époque, celle de la loi qui institua le Premier mai jour chômé et payé en l'honneur du Travail.
Cette fête exprime le résultat d'un substrat historique de luttes professionnelles, très dures, remontant au XIXe siècle. Les gouvernements totalitaires des années 1930, aussi bien en Allemagne qu'en Union soviétique s'en étaient approprié l'héritage. En France, ne l'oublions pas non plus, le Front populaire, inspiré par le mot d'ordre antifasciste, invention du Komintern en 1935[2], s'était soldé par un lamentable échec dès 1937. Les choses s’y sont donc présentées dans des contextes très différents. Beaucoup plus significative que le changement de pouvoir que certains baptisèrent révolution nationale, c’est une véritable révolution corporative spontanée[3] qui s’est dessinée dans les esprits, dans les entreprises comme dans les professions, du fait de la débâcle de 1940.
Les historiens honnêtes du futur s’empareront un jour ou l’autre du sujet, jetant le marxisme à la poubelle. Le grand courant de rapprochement de ce qu’on appelle désormais, – d'une façon un peu conventionnelle, – les partenaires sociaux, avait été esquissé dès la négociation des accords Matignon de 1936. Mais, alors, l'esprit nouveau avait été saboté par les bureaucrates et les agitateurs communistes, staliniens comme trotskistes, imposant leurs mots d'ordre.
De 1941 à 1945 la haute administration du ministère des Finances chercha, elle aussi, à détourner l'aspiration du pays. Elle imposa ses propres modèles productivistes au service des préoccupations de l'étatisme et du capitalisme de connivence. Une sourde bataille ne cessa de l'opposer aux représentants des entreprises réelles comme aux défenseurs des libertés professionnelles.[4] La réalité sinistre imposa que l'épuration sanglante de 1944-1945 renforçât ce pouvoir que l'on étiquetait à l'époque comme synarchiste, épargnant les collaborateurs économiques mais fusillant les idéalistes et les militants. Évoquant le cas de Robert Brasillach, Charles De Gaulle qui avait refusé sa grâce à François Mauriac et Albert Camus, dira plus tard : "C'est un honneur d'être fusillé". Le sang versé permettait aussi d’occulter la captation de pouvoir.
Dès la crise de mai 1968, pourtant, on pouvait entrevoir ce dont la manifestation de ce 1er mai 2019 a dévoilé l'achèvement. Des couleurs rouges, noires et jaunes, et des étoiles symboliques qu'elles représentent, la plus démonétisée se révèle bien celle de la CGT stalinienne du bureaucrate Martinez.
Si habile, si éloquent que puisse se montrer son jeune camarade Brossat, tête de liste du PCF en vue des élections européennes du 26 mai, les premiers sondages le créditaient de 2 %. Aujourd'hui Paris-Match l'évalue à 3 % : énorme poussée[5]. Ajoutons-y 1 % pour Lutte ouvrière. Si dans 3 semaines il obtient 5 % on criera au prodige.
Dans son livre stimulant consacré au "Naufrage des civilisations"[6], Amine Maalouf situe entre 1976 et surtout 1979, date de la victoire de Thatcher en Angleterre et de Khomeiny en Iran, ce qu'il analyse comme un grand retournement : les conservateurs sont devenus les vrais révolutionnaires, ceux d'en face ne s'intéressant plus qu'au maintien des avantages acquis. Cette pensée me semble contenir une forte part de vérité.
Reste pour la France une double et impérieuse nécessité : prendre acte d'abord de ce renversement. Quarante ans pour ouvrir les yeux devraient suffire. Ensuite, si la CGT a divisé par 7 en 70 années le nombre de ses adhérents, si le taux global de syndicalisation s'est divisé par 3, passant de 30% à moins de 10 % en 10 ou 20 ans, reste la nécessité de travailler aux quelque 30 000 ou 40 000 accords d'entreprise à négocier chaque année. Et pour cela s'impose la reconstruction de forces syndicales d'un type nouveau dans notre pays aussi bien chez les salariés, les indépendants ou les entrepreneurs. Loin des bureaucrates. Très loin du drapeau rouge.
JG Malliarakis
Apostilles
[1] cf. L'Insolent du 2 mai : "Le retour du brin de muguet"
[2] cf. Rapport Dimitrov au VIIe congrès de l'Internationale communiste.
[3] cf. le livre "1940-1944 : La Révolution corporative spontanée" par Jean Paillard qui, en 1979, présente le phénomène comme une solution d'actualité.
[4] Cf. Pierre Nicolle "Cinquante mois d'armistice" ed. André Bonne 1947, 2 volumes.
[5] cf. Les Européennes en temps réel.
[6] p. 170 de "Naufrage des civilisations" Grasset, 2019, 332 pages.
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