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culture et histoire - Page 1592

  • Les Lansquenets

  • Les réalités de la vie en société

    Nous vivons en état de dépendance. Nous dépendons de toutes sortes de conditions particulières – conditions de pays, de race, de famille, de milieu, d’éducation, de santé, d’intelligence, de fortune, car il n’y a pas d’hommes libres et c’est la grande égalité. En outre, dans le cours de notre existence, nous dépendrons de circonstances que nous n’aurons pu ni prévoir ni éviter. Cette dépendance, il importe de l’accepter résolument.

    C’est le premier des héroïsmes…

    Mais si nous sommes, pour une part, en état de dépendance, une autre part de notre vie dépend, au contraire, de nous. Là, notre volonté, notre énergie peuvent, doivent intervenir. Il leur appartient d’augmenter en richesse, en importance, en mérite, le patrimoine de notre vie, comme la culture accroît la fécondité naturelle de la terre.

    Toute vie réclame l’effort, aucune n’est exempte de douleur, bien peu ignorent l’insuccès. L’effort, la douleur, l’insuccès, autant de rencontres où manifester l’étendue de notre valeur.

    HENRY BORDEAUX

    Préface de La Peur de Vivre Plon, 1905

    L’homme est un héritier La première partie de ces extraits montre d’une manière saisissante la dépendance de l’être humain, qu’il soit né dans une chaumière ou sur les marches du trône : « Il n’y a pas d’hommes libres et c’est la grande égalité. » Et en lisant Henry Bordeaux qui insiste sur les contingences qui nous lient, on ne peut que penser à la célèbre définition de Joseph de Maistre : « La patrie est une association, sur le même sol, des vivants avec les morts et ceux qui naîtront. »

    Une société ne peut exister

    sans liens avec son passé.

    Henri Brémond traduisit en 1911 une nouvelle de l’écrivain britannique Margaret Oliphant (1828-1897) A beleaguered City, 1880, sous le titre La Ville enchantée. Les habitants d’une petite ville ont négligé leurs morts jusqu’à les oublier complètement. Une nuit, ces derniers s'emparent de la cité, un sentiment insurmontable oblige les vivants à abandonner leurs maisons et à sortir hors des murs. Les portes de la ville se referment derrière eux et ils ne pourront y rentrer qu’après avoir composé avec leurs ancêtres et avoir accepté leurs commandements. Et Maurice Barrès, dans la préface qu’il donna au travail de l’abbé Brémond, commente le symbole en ces termes : « Gloire à ceux qui demeurent dans la tombe les gardiens et les régulateurs de la cité ! »

    Ne rejoint-on pas ici la pensée d’Auguste Comte ? « Les vivants sont toujours, et de plus en plus, dominés par les morts » (Système de politique positive). Il écrit dans le même ouvrage : « nul ne possède d'autre droit que celui de toujours faire son devoir » et « la soumission est la base du perfectionnement ».

    La vie est un combat

    Mais il faut éviter l’erreur d’un traditionalisme pour qui la complaisance dans le passé ne représente qu’un agréable refuge. « Malgré soi, on est de son siècle », dit Auguste Comte (Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société) et il engage l’homme à l’action réfléchie et éclairée : « Régler le présent d'après l'avenir déduit du passé » (Système de politique positive). Henry Bordeaux avait, pour sa part, employé les mots volonté, énergie, effort.

    Nous revenons sans cesse à la conception classique de la vie qu’on retrouve dans les premières pages de Mes Idées politiques : l’homme est un animal politique, un débiteur, un être de devoir qui doit lutter d’émulation au sein de la société comme le poète grec Hésiode le disait au VIIIe siècle avant notre ère dans Les Travaux et les Jours. Victime des idées funestes de Rousseau et du romantisme, l’homme démocratique se réfugie dans l’utopie par peur de vivre.

    GÉRARD BAUDIN L’Action Française 2000 n° 2745 – du 3 au 16 avril 2008

  • Penser le Politique avec Julien Freund (1921-1993)

    Pour Carl Schmitt, « il n’y a pas de politique libérale, il n’y a qu’une critique libérale de la politique ». C’est pourtant un libéral conservateur français qui a été le plus loin dans l’analyse du phénomène politique dans la pensée philosophique contemporaine. Injustement oublié quinze ans après sa mort, Julien Freund, brillant élève de Raymond Aron et de Carl Schmitt, vient de faire l’objet d’une étude de l’historien des idées Pierre-André Taguieff, qui avait antérieurement postfacé la réédition de la thèse et maître livre de Freund : L’Essence du politique.

    Qui est donc ce Julien Freund qui effrayait tant les universitaires bien pensants ? Avant tout un professeur de philosophie politique de l’université de Strasbourg, né en 1921 dans un village mosellan et fondateur de l’Institut de polémologie. Son centre d’intérêt principal : la politique, vue sous l’angle du conflit. Mais cet esprit libre a également parcouru d’autres champs de la philosophie politique : celui de l’étude de la décadence ou celui de la critique de l’égalitarisme, tout comme il a parcouru avec passion les oeuvres de Max Weber, de Nicolas Machiavel et de Vilfredo Pareto.

    Ancien des Groupes francs de Combat animés par Jacques Renouvin, il se délivre progressivement de l’idéalisme allemand par la lecture d’Aristote à la fin des années 1940.

    Politique naturelle

    Défendant une « essence du politique », Julien Freund est comme Charles Maurras (voir la préface de ce dernier à Mes Idées politiques) un tenant d’une politique naturelle dans la grande tradition aristotélicienne et contre les thèses rousseauistes 1. Pour Taguieff, Julien Freund « s’inscrit, à sa manière, dans la tradition originellement aristotélicienne du réalisme politique, à laquelle Weber et Schmitt, puis Aron, ont donné une nouvelle impulsion ». Si Freund s’inscrit dans un sillon intellectuel, c’est bien celui de l’empirisme du Stagirite qui s’oppose à toutes les tentations idéologiques, mères des totalitarismes.

    S’il critique fortement les ravages de l’égalitarisme, Julien Freund s’en prend également légitimement au racisme, « doctrine » qui, selon lui, « ne pouvait voir le jour que dans le contexte idéologique moderne », tout en le distinguant expressément de la xénophobie.

    Qu’est-ce que la politique ?

    La thèse soutenue par Julien Freund en Sorbonne en 1965 sous la direction de Raymond Aron s’intitule comme on l’a dit L’Essence du politique. Selon Freund, il existe trois couples antagonistes qui fondent le politique : la relation commandement-obéissance, la distinction des sphères public-privé et surtout la distinction qu’il emprunte à Carl Schmitt entre l’ami et l’ennemi (entendu comme hostis et non comme inimicus pour reprendre une distinction latine). Freund adhère comme Schmitt au précepte de Clausewitz qui veut que la guerre soit une continuation de la politique par d’autres moyens : « La possibilité, note-t-il dans L’Essence du politique, de trancher en dernier ressort les conflits par la guerre définit justement l’existence politique d’une société. »

    Ces antagonismes permettent à Freund de formuler une définition claire de cette essence du politique : « savoir envisager le pire pour empêcher que celui-ci ne se produise ». Une définition simple qu’il savait pourtant difficile à envisager pour nos contemporains : « Je l’avoue, peu de lecteurs ont essayé de comprendre la portée de ce principe fondamental. La société actuelle est devenue tellement molle qu’elle n’est même plus capable de faire la politique du pire. Tout ce qu’elle me paraît encore de taille à faire, c’est de se laisser porter par le courant. » 2

    La politique ne saurait donc être confondue avec la morale ou l’économie. Elle est une sphère humaine autonome. Là encore, sur ce sujet, Freund se rapproche des conclusions de Maurras, même si son inspiration sur le sujet lui vient de Carl Schmitt.

    Dans les pas de Carl Schmitt

    Julien Freund découvre par hasard l’oeuvre de Carl Schmitt en 1952. Schmitt (1888-1985) vit alors dans une sorte d’exil intérieur, écarté qu’il est de l’université allemande pour ses compromissions avec les nazis entre 1933 et 1942. Julien Freund le rencontre à Colmar en juin 1959. Rencontre décisive comme le montre bien Pierre-André Taguieff qui fait de leur relation intellectuelle l’un des fils conducteurs de son essai.

    Carl Schmitt, c’est le penseur juridique et politique de l’ordre concret (cela convient mieux que l’étiquette de « décisionniste » que lui accole Pierre-André Taguieff) face à la doctrine libérale de son confrère et contemporain autrichien Hans Kelsen. Pour ce dernier, c’est la norme qui prime et fonde une souveraineté de la loi et de la constitution. Pour Schmitt, qui récuse fermement cet « impérialisme du droit », c’est au contraire la décision politique qui est première. « Est souverain celui qui décide de la situation d’exception », écrit-il dans sa Théologie politique.

    En 1972, Julien Freund préfacera la traduction française d’un des textes fondamentaux de Carl Schmitt, La Notion de politique, où le juriste allemand affirme que cette distinction entre l’ami et l’ennemi est le critère du politique, constat qui a tant influencé, on l’a vu, son disciple français.

    Polémologie

    L’oeuvre de Julien Freund met, on l’a dit, l’accent sur la dimension conflictuelle de la sphère politique. Sa lecture attentive du sociologue des conflits Georg Simmel (1858-1918) l’a conduit à s’intéresser de près à la polémologie, dont il donne la définition suivante : « J’entends par polémologie non point la science de la guerre et de la paix, mais la science générale du conflit, au sens du polemos héraclitéen. » Cette prise en compte du conflit comme élément inséparable des phénomènes politiques l’a amené à rejeter le pacifisme comme la négation même du politique et comme un angélisme mortel pour les sociétés humaines.

    Pour Freund, Georg Simmel est celui qui a le mieux « mis en évidence l’apport positif des conflits dans la vie sociale, au sein de laquelle ils renaissent sans cesse sous d’autres formes avec une intensité plus ou moins ravageuse ».

    Totalitarisme

    Pour Freund, le totalitarisme est une forme de domination plus qu’une forme d’État, il s’en est expliqué dans un entretien accordé à Réaction : « Le totalitarisme ne désigne pas une forme d’État mais une forme de domination au sens de la Herschaft de Max Weber. Il vaut donc mieux parler de domination totalitaire que d’État totalitaire. Le totalitarisme n’est pas simplement politique, il est une structure générale de l’État qui contamine non seulement la politique mais aussi l’économique, la religion, l’art, toutes les activités humaines. C’est cela qui permet de définir et de comprendre l’innovation qu’il constitue au XXe siècle. Auparavant il n’y avait pas de forme de totalitarisme sauf, à la limite, l’Islam. » 3

    Plus que dans l’oeuvre de Hobbes, c’est dans celles de Rousseau, d’Hegel et de Karl Marx que Julien Freund voit les prémisses de la pensée totalitaire. Il n’hésitait pas à parler de l’existence d’un « germe totalitaire » dans la démocratie.

    Décadence

    En 1984, Julien Freund publie La Décadence. Loin de se limiter à une étude des pensées de la décadence, il s’attachait à relever les indices mêmes de ce phénomène dans notre société (fruits de la technique et de l’effritement du lien social) : « Nous observons une perpétuelle migration des peuples, une dislocation des familles, la glorification de tous les confusionnismes, la montée d’un individualisme exacerbé, une multiplication des rencontres informelles des gens qui se croisent sur les routes, dans les rues des mégalopoles et sur les stades. » 4 Il s’inquiétait volontiers de l’absence de lucidité de nos concitoyens en la matière : « Le processus de décadence est aussi peu perçu par les contemporains que le déclin de l’antiquité par les générations victimes des invasions barbares. La décadence n’est donc pas comparable à la formation d’un trou noir. C’est plutôt le déclin de structures séculaires au profit de nouvelles structures qui vont apparaître dans un temps indéterminé. » 5 Il se rapproche ici de l’affirmation de Schmitt selon laquelle « le concept d’État présuppose le concept de politique ». L’État nation, la cité antique ou l’empire ne sont pour eux que des structures politiques liées à un temps de l’histoire.

    Postérité

    Julien Freund a creusé un sillon d’esprits libéraux conservateurs au premier rang desquels celui de Chantal Delsol, qui a édité l’étude de Taguieff dans la collection Contretemps qu’elle dirige à la Table ronde. « J’ai admiré chez lui, a-t-elle pu écrire dans Le Figaro, une pensée capable d’accepter avec bravoure la réalité humaine, à une époque où tant de grands cerveaux la fuyaient dans l’espoir insane de devenir des dieux. » 6. Il a de même marqué un autre de ses élèves, l’inclassable Michel Maffesoli. Le GRECE d’Alain de Benoist a tôt saisi l’intérêt de la pensée de Freund, mais l’école d’Action française n’est pas en reste : en témoignent les deux entretiens accordés peu de temps avant sa mort par l’auteur de L’Essence du politique à la revue maurrassienne Réaction, entretiens que mentionne Taguieff dans son essai.

    Pour Taguieff, qui partage les idées de Freund sur la mort de l’idée de Progrès (sauf dans la bouche de nos hommes politiques) et sur l’effacement de l’avenir, celui-ci a « bien aperçu, dès les années 1970, que si les penseurs réalistes du politique étaient redécouverts à la fin du XXe siècle, c’était sur les ruines des utopies de "l’homme nouveau", de la société parfaite et de "l’avenir radieux". Bref, sur les ruines des croyances progressistes. » Freund, père des "nouveaux réactionnaires" ? Freund, terreur des intellectuels droits-de-l’hommistes ? Dans un certain sens c’est probable. Pour Taguieff, en tout cas, il y a du Bernanos en Freund, ne serait-ce que cette commune volonté de « scandaliser les imbéciles ».

    Pour sa critique de l’égalitarisme, du pacifisme et du totalitarisme, il est donc urgent de relire Julien Freund, comme il faut continuer à lire Michel Villey, Marcel De Corte, Jacques Ellul ou François Furet. Ces esprits de premier ordre ont sauvé, par temps de marxisme triomphant, l’honneur de l’université. Leur fréquentation régulière est autrement plus intéressante que les petits maîtres kantiens qui polluent la Sorbonne et parfois les ministères.

    PIERRE LAFARGE L’Action Française 2000 n° 2745 – du 3 au 16 avril 2008

    * Pierre-André Taguieff : Julien Freund – Au coeur du politique. La Table ronde, 158 p., 18 euros.

    1 À noter à ce sujet la récente publication du Contre Rousseau de Joseph de Maistre (Mille et une nuits, 96 pages, 3 euros).

    2 Entretien avec Jean-Pierre Deschodt in Réaction n°12, hiver 1994.

    3 Entretien avec François Huguenin

    et Philippe Mesnard in Réaction n°4, hiver 1992.

    4 Entretien avec J.-P. Deschodt.

    5 Idem.

    6 « Un philosophe contre l’angélisme », Le Figaro, 19 février 2004.

  • Chronique de livre: Vincent Cheynet "Décroissance ou décadence"

    Vous avez aimé la lecture de JC Michéa ? Alors vous aimerez la lecture de cet ouvrage singulier de Vincent Cheynet, rédacteur en chef du journal « La Décroissance ». Découvert au hasard de la lecture d’un article (lire ici), je l’ai acquis en même temps que « L’effondrement des sociétés complexes » de Joseph Tainter et « La guerre des monnaies » de Hongbing Song. Je ne peux d’ailleurs que vous conseiller ces deux autres ouvrages en plus de celui que je chronique en ce jour. En effet, aucune analyse politique ne peut aujourd’hui se dispenser d’une analyse économique, mais aussi d’une réflexion sur deux questions liées : les ressources et l’environnement (pour ne pas dire l’écologie).

    Premier élément notable, qui est une (bonne) surprise, de l’ouvrage qui nous intéresse ici, l’auteur se réfère à un certain nombre de publications des éditions « Le Retour aux Sources » avec qui le réseau MAS coopère. Nous pouvons ajouter à cela les ouvrages de Serge Latouche, penseur emblématique de la décroissance, de Jacques Ellul pour (entre autre) la critique de la société technicienne, l'illusion politique, les nouveaux lieux communs, de JC Michéa pour la critique du libéralisme (capitalisme), de la modernité et de la « gauche » et Joseph Tainter pour L’effondrement des sociétés complexes. L’auteur introduit d’autres auteurs dont, pour ma part, j’ignorais l’existence mais qui paraissent apporter une réflexion intéressante, je pense à Dwight MacDonald pour Le Socialisme sans le progrès (1946), Cédric Biagini, qui a écrit entre autreL’Emprise numérique. Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisées nos vies (2012) ou encore Ivan Illich et Bernard Charbonneau (ami de Jacques Ellul). Liste non exhaustive…

    Deuxième élément notable, l’auteur épingle tout le monde et exerce une critique de tous les partis, tous les bords, tous les auteurs ainsi que les milieux militants qui possèdent tous en leur sein des tares qui confinent d’ailleurs souvent à la pathologie. Ainsi vous observerez autant une critique d’Alain de Benoist, Laurent Ozon ou Alain Soral que de Jean-Luc Mélenchon, de Nicolas Hulot, des « écologistes », de la « gauche », des libéraux-libertaires, etc… Rien ne nous oblige à abonder dans le sens de l’auteur, cela va de soi, mais cela sous-entend que nous lisons quelqu’un à l’esprit clair et aux idées réfléchies et mûries et non un énième ersatz de pensée juvénile écolo-gauchiste.

    Troisième élément notable, le nombre assez impressionnant de sujets qui nous rapprochent : éloge de la verticalité, du rôle du père, de la famille, du Beau, de l’honneur, de la solidarité, de la mesure grecque ou encore le rejet de la « gauche » bobo, les libéraux-libertaires, du bougisme, du positivisme, du scientisme, de la démagogie, de l’argent-roi, de la presse du système … ce à quoi nous pouvons ajouter une position qui pourrait sembler iconoclaste sur l’austérité qui trouvera surement un écho chez certains camarades adeptes de l'ascétisme.

    La thèse centrale de l’ouvrage, pour ainsi dire, exprimée en quatrième de couverture, consiste à fustiger l’idéologie de l’illimité, et ses corollaires: le productivisme, le progressisme, le positivisme.... Pour l’auteur, le capitalisme repose sur la croissance illimitée. Le refus des limites serait une manifestation (de l’idéologie) de la croissance. Pour lui l’accumulation du Capital analysée par Marx correspond à la croissance et notre société est le produit de la croissance, de l’idéologie de l’illimité qui se manifestent dans le fonctionnement de notre société. « L’expansion de l’illimité est un fait anthropologique total » (p.119) «Soit l'inverse de la tradition gréco-latine pour laquelle l'hubris, la démesure, demeurait la faute majeure. » (p. 36) Par ailleurs, l'absence de limites conduit fatalement à l'indifférenciation. Ainsi l’auteur développe l’idée que le mariage homosexuel est un avatar de cette idéologie capitaliste de l’illimité, d’une société qui refuse non seulement les limites économiques mais refuse aussi de poser et d'accepter des limites biologiques, physiques ou sociales, de dire « non ». (pages 87-102). Il poursuit ici l’idée selon laquelle c’est la limite et le « non » qui permettent à l’être humain (à l’individu) de se construire (p.35-47). «La décroissance, c'est dire non. » (p.36) Les frustrations sont nécessaires pour parvenir à l’âge adulte, pour bâtir une société adulte et constituer un quelconque corps social. A ce titre, certains chrétiens seront positivement surpris par la proximité entre la pensée de l'auteur et certaines de leurs conceptions. C’est le refus des limites, incarné superbement par les libéraux-libertaires qui contribue au délitement de l’humanité et de toute forme de société. Il rejoint en cela l’analyse communément acceptée dans la plupart des milieux dissidents selon laquelle la gauche « libérale-libertaire » porte le même projet que la « droite » affairiste, que tout cela forme un tout, un système. La philosophie de l’auteur est plutôt opposée à Jacques Attali, son nomadisme et ses états-hôtels…

    A la fin de l’ouvrage l’auteur poursuit : «  L’immobilité et le silence sont devenus subversifs, car ils sont une incitation à réfléchir à notre condition. » (p. 177) En effet, dans une société qui fait l’apologie du bougisme, du festivisme, de l’agitation, du bruit ou de la vitesse à grand renfort de publicités et d’incitation à la consommation, rester chez soi dans le silence devant un bon ouvrage est presque devenu un acte authentiquement révolutionnaire (remarque personnelle). A ce titre le chapitre « QUE FAIRE ? » qui clôt son livre, débute par une citation de Dwight MacDonald, à méditer : « S’il est encore trop tôt pour définir ce qu’un radical pourrait FAIRE […] nous pouvons conclure sur quelques idées plus concrètes sur ce qu’il pourrait ÊTRE. Quelles sont les attitudes caractéristiques du radical en politique ? On pourrait les esquisser en cinq traits : 1. Le négativisme , 2. L’absence de réalisme, 3. La modération, 4. La limitation, 5. Le souci de soi. »  (p. 174) C’est chacun de nous qui porte en lui la capacité à changer le monde par sa façon de vivre, sa façon de consommer, etc… et ce quels que soient les sujets. Certains connaissent la célèbre citation de Jean Mabire « Nous ne savons pas si nous changerons le mondemais nous savons que le monde ne nous changera pas » et bien cette maxime est vraie seulement si nous faisons un travail sur nous-même. Nous devons changer par nous-même pour ne pas être changé par le monde. C’est pour cela que ce qu’on attend d’un militant ce n’est pas de la posture, mais un véritable travail sur lui-même. « L’habit de fait pas le moine » disaient nos grand-parents… De fait l’auteur écrit quelques pages incisives sur l’austérité, dont je vous conseille vivement la lecture (pages 162 à 173, 11 pages à lire, ça prend 10 à 15 minutes). Combattre l’esprit bourgeois, c’est combattre l’esprit d’accumulation, le toujours plus, la consommation à outrance, le gaspillage, vivre au dessus de ses moyens, etc… et donc aussi admettre qu'une bonne partie du peuple est totalement intégrée dans le système.

    D’autres sujets pourront soulever une véritable réflexion chez vous, comme par exemple la critique du survivalisme de Piero San Giorgio. Si Vincent Cheynet valide les analyses de l’auteur suisse, il rejette le principe des BAD, jugées individualistes et conformes à la mentalité anglo-saxonne, matrice du capitalisme (ce en quoi je suis parfaitement d’accord). Pour l’auteur on ne pourra s’en sortir que collectivement, par la force du groupe (je suis également d’accord sur ce point) et non en jouant la carte solitaire qu’il considère comme une manifestation de l’esprit capitaliste (pages 142-143).

    Vous lirez également des pages très amusantes sur l’art contemporain, que l’auteur passe au vitriol, y voyant une parfaite illustration de l’idéologie de l’illimité et de l’anti-conformisme devenant lui même un conformisme. Je me permets de vous citer deux extraits, pour le plaisir de lire :

    « Il ne faut pas comprendre « l’art » contemporain comme de l’art mais comme le symptôme le plus flagrant d’une société malade » (p. 123) Ou encore « Je demeure à penser qu’à l’aune de l’art contemporain, notre époque est terrifiante ». (p. 124)

    Dans cette partie, l’auteur dégomme au passage la musique techno avec une bonne citation de Cédric Biagini issue de Techno, le son de la technolopole : « A un monde de plus en plus industrialisé, déshumanisé, où triomphe la tyrannie technologique, il fallait nécessairement une bande-son : la techno ». (p. 121) Amusant de lire ça et de voir tous les prétendus anticapitalistes « bouger » sur la techno hardcore en prenant des produits chimiques (ils parlent eux-mêmes « d’acides ») dans les « rave-parties », terminologie angliciste très révélatrice. Mais les kékés de boîtes ou les gosses de riches avec leur projet X ne valent pas mieux. C’est toute une société qui a basculé dans le Néant et le Laid. Quand on refuse les limites, on finit forcément par tomber. Certaines barrières, comme celles que l’on trouve en haut des phares, ne sont pas là pour entraver notre liberté, mais pour nous protéger.

    L’auteur aborde bien d‘autres sujets, mais je pense en substance avoir livré quelques grandes lignes de son ouvrage, sans en révéler forcément toute la teneur. Un livre qui doit figurer dans les bibliothèques, qui apporte une véritable réflexion et aidera tout militant dissident ou radical à se construire et qui peut aussi contribuer à aiguiller les structures qui cherchent à s‘opposer au système libéral, notamment grâce à la profession de foi et à quelques propositions de l'auteur. Le tout pour 12 euros, c'est-à-dire un peu plus qu’une place de cinéma. On déplorera simplement que Vincent Cheynet refuse tout dialogue avec ce qu’on pourrait nommer les « décroissants de droite » comme Alain De Benoist, mais il l’a énoncé lui-même, dire « Non » et poser des limites est nécessaire. Pour ma part, je ne pense pas que ce soit au sein de notre petite sphère dissidente, d’où qu'elle soit, que nous devions nous dire « Non », mais c’est au Leviathan capitaliste qui est en train de nous tuer que nous devons nous opposer en proposant un modèle alternatif. Peut-être qu’un jour Vincent Cheynet franchira le Rubicon…

    Jean/C.N.C

    http://cerclenonconforme.hautetfort.com/archive/2014/04/21/chronique-de-livre-decroissance-ou-decadence-de-vincent-cheynet.htmlLire ou relire:

    Chronique de livre: Jacques Ellul, Anarchie et christianisme

    Chronique de livre: Jean-Claude Michéa, La double pensée

    Analyse: Le libéralisme réellement existant d'après Michéa (Scriptoblog)

    Analyse: Lordon progressiste, Michéa conservateur (Boreas)

     
  • Police impériale, guerre sociale

    La violence policière est une production rationnelle, structurée par des rapports de force économiques, politiques et sociaux, dont l’Etat assure la régulation technique. Elle est au centre d’une mécanique de gouvernement des indésirables et des misérables, des damnés et des insoumis. 

         L’Etat français déploie ses troupes et expérimente la guerre policière aux côtés d’autres armées impériales en ex-Yougoslavie, en Afghanistan ou en Libye. L’extension et la restructuration sécuritaire des grandes villes françaises constituent la dimension intérieure de ce phénomène à l’œuvre dans l’ensemble des grandes puissances impérialistes à travers le réseau des villes mondiales. « Avec leurs marchés boursiers, leurs technopoles, leurs salons de l’armement et leurs laboratoires d’Etat dédiés à la recherche sur les nouvelles armes, ces villes sont les cerveaux du processus actuel de mondialisation dans lequel la militarisation joue un rôle majeur » indique Stephen Graham. La géographie critique de l’impérialisme montre que le processus qui se développe sur le sol français procède effectivement d’un phénomène global. Les travaux de Lorenzo Veracini mettent en évidence l’emploi récurrent de techniques et d’imaginaires coloniaux dans les modes de gestion et de développement des villes mondiales d’Europe et d’Amérique du Nord. Ils mettent en question la « distinction classique entre le visage extérieur et le visage intérieur de la condition coloniale » dans les grandes puissances impérialistes. Stephen Graham fournit plusieurs observations décisives pour intégrer le cas français dans la situation globale. « Alors que les espaces et les réseaux de la vie urbaine sont colonisés par les technologies de contrôle militaire et que les notions de guerre et de maintien de l’ordre, de territoire intérieur et extérieur, de guerre et de paix, sont de moins en moins distinctes, on constate la montée en puissance d’un complexe industriel englobant la sécurité, la surveillance, la technologie militaire, le système carcéral, le système punitif et le divertissement électronique ». Graham précise : 

    Le fait que ces complexes industrialo-sécuritaires fleurissent parallèlement à la diffusion des idées d’organisation sociale, économique et politique chère aux fondamentalistes du marché n’a rien d’accidentel. Les inégalités extrêmes, la militarisation urbaine et l’obsession sécuritaire alimentées par le néolibéralisme se nourrissent mutuellement. 

    La conjugaison d’une industrie de la violence militaro-policière et de la restructuration urbaine semble elle aussi relever d’un processus global où les puissances impérialistes s’allient ou rivalisent entre elles. Kanishka Goonewardena et Stefan Kipfer parlent « d’urbicide » pour désigner la démolition systématique au bulldozer de maisons et de villes palestiniennes par l’Etat israélien, l’anéantissement de Falloujah et d’autres villes résistantes en Irak par la coalition occidentale, ou la démolition de campements, bidonvilles et quartiers populaires, partout dans le monde. 

         Mais les classes populaires ne se laissent pas balayer ou exploiter sans combattre. Nous avons vu comment, partout où elle frappe, la violence policière se montre incapable de soumettre les damnés complètement et durablement. Elle n’est pas la manifestation d’un Etat tout puissant mais celle d’un pouvoir illégitime que les insoumissions mettent dans l’impossibilité récurrente de gouverner sans contraindre. Ce pouvoir illégitime doit s’étendre et se renforcer pour ne pas s’effondrer et pour surmonter ces crises politiques et économiques. L’économiste Michal Kalecki a analysé dans les 1970 le phénomène de keynésianisme militaire qui consistait à restructurer le capitalisme sur la base des dépenses militaires, du développement de l’industrie et des marchés de la guerre et des armes. Nous pouvons considérer les aspects intérieurs de la restructuration contemporaine comme une forme de keynésianisme sécuritaire, un programme de résolution des crises du capitalisme, investissant dans l’industrie du contrôle, de la surveillance et de la répression. 

         L’impérialisme sécuritaire est conduit à poursuivre une expansion dangereuse pour lui-même. Son discours pacificateur est à la fois une propagande, une publicité et mise en scène ; ce système multiplie en réalité les champs de bataille et ses nouvelles prisons deviennent elles-mêmes des fronts de la guerre sociale. 

         Le géographe David Harvey observe ce phénomène sur la scène internationale : 

    La poursuite des politiques néolibérales au niveau économique [...] implique une poursuite si ce n’est une escalade de l’accumulation par des moyens différents, c’est-à-dire de l’accumulation par dépossession. Le développement permanent de la résistance globale, auquel le pouvoir étatique répond par la répression des mouvements populaires, est certainement son corollaire externe. Cela implique la prolongation du conflit de basse intensité qui domine l’économie mondiale depuis une vingtaine d’années, voire plus, à moins qu’une issue au problème de la suraccumulation globale puisse être trouvée. 

    Mathieu Rigouste, La domination policière

     http://www.oragesdacier.info/2014/04/police-imperiale-guerre-sociale.html

  • Les Royalistes sur France Culture

    Le Vendredi 17 avril dernier, les Royalistes sur France Culture

    Présentation de l’émission :

    Ils sont Orléanistes ou légitimistes, supporters de Jean de France ou de Louis-Alphonse de Bourbon, pro ou anti Maurras, de droite ou - plus rarement - de gauche… Si les royalistes de France sont encore divisés par d’historiques querelles, ...

    ...ils s’entendent sur un diagnostic (la République ne peut marcher telle qu’elle a été conçue) et sur une prescription (c’est une monarchie qu’il nous faut). Rencontre avec des fidèles au Roy, dans la cité des sacres et ailleurs...

    En plateau :

    - Yoann Cardot, jeune recrue d’Action française 

    - Pascal Beaucher, secrétaire général de la Nar (Nouvelle action royaliste, mouvement attaché à la monarchie constitutionnelle et marqué à gauche) 

    - Jean-Paul Gautier, professeur d’histoire, auteur de La Restauration nationale, un mouvement royaliste sous la Ve République (Syllepse)

    Ecouter ici

    http://www.actionfrancaise.net/craf/?Les-Royalistes-sur-France-Culture

  • La crise écologique et la menace de l’effondrement

    L’historien des sciences et philosophe Pierre Thuillier a publié en 1995 La grande implosion. Ce livre prémonitoire se présentait dans l’édition originale comme un dossier intitulé « Rapport sur l’effondrement de l’Occident 1999-2002 ». Il imaginait qu’en 2070 une commission d’enquête s’efforçait de comprendre comment la catastrophe avait pu se produire après tant d’avertissements. Sans remonter plus avant, en 1922 déjà, le grand Svate Arrhenius, l’inventeur du réchauffement climatique, dans une conférence faite à l’université de Paris, déclarait : « Le développement a été, pour ainsi dire, explosif et nous courons à une catastrophe. » 

         En empruntant résolument vers 1850 la voie thermo-industrielle, l’Occident a pu donner consistance à son désir d’épouser la raison géométrique, c’est-à-dire la croissance infinie, rêve qui se manifeste depuis 1750 au moins, avec la naissance du capitalisme et de l’économie politique. Toutefois, ce n’est que vers 1950, avec invention du marketing et la naissance subséquente de la société de consommation, qu’il peut libérer tout son potentiel créateur et destructeur. Ce faisant, il construit les structures de la catastrophe : 2050 pourrait marquer la fin de la société de croissance, voire de l’humanité. Le rêve sera devenu un cauchemar. L’astronome royal Sir Martin Rees, autour du livre Our Final Century, donne à l’humanité une chance sur deux de survivre au XXIe siècle. André Gorz nous avait pourtant prévenus en 1977 : « Nous savons que notre mode de vie actuel est sans avenir, que notre monde va finir, que les mers et les fleuves seront stériles, les terres sans fertilité naturelle, l’air étouffant dans les villes et la vie un privilège auquel seuls auront droit les spécimens sélectionnés d’une nouvelle race humaine. » 

         Epousant la raison géométrique qui préside à la croissance économique, l’homme occidental a renoncé toute mesure. Avec une hausse du PNB par tête de 3,5% par an (progression moyenne pour la France entre 1949 et 1959), on aboutit à une multiplication de 31 en un siècle, de 972 en deux siècles et de 30 000 en trois siècles ! Avec un taux de croissance de 10% – tel celui, actuel, de la Chine –, on obtient une multiplication par 13 780 en un siècle ! Et sur 2 000 ans avec seulement un taux de 2%, on arrive à 160 millions de milliards ! Croit-on vraiment qu’une croissance infinie est possible sur une planète finie ? l’hubris, la démesure du maître et possesseur de la nature, a pris la place de l’antique sagesse d’une insertion dans un environnement exploité de façon raisonnée. Le délire quantitatif a soudain fait basculer la situation suivant le théorème de l’algue verte. 

         Un jour, une petite algue est introduite dans un très grand étang. Bien que sa croissance annuelle soit rapide selon une progression géométrique de raison deux, nul ne s’en préoccupe jusqu’à ce qu’elle ait colonisé la moitié de la surface, faisant peser, dès lors, une menace d’entrophisation, c’est-à-dire d’asphyxie de la vie subaquatique. Car si elle a mis plusieurs décennies pour en arriver là, il suffira d’une seule année pour provoquer la mort irrémédiable de l’écosystème lacustre. « C’est pourtant l’idée de continuer sur le même chemin qui domine, remarque le journaliste Jean-Paul Besset. Pour assurer le bien-être de l’ensemble de l’humanité, la Banque mondiale a calculé qu’il faudrait que la production de richesses soit quatre fois plus importante en 2050. Avec une croissance moyenne de 3% par an, c’est possible, dit-elle. Il suffirait ensuite de rassembler les conditions politiques – bonne gouvernance, aide au développement, coopération technique, échanges commerciaux – pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes. Affirmation rigoureusement exacte du point de vue du raisonnement économique. Perspective totalement irréaliste du point de vue des capacités du vivant. Escroquerie intellectuelle, donc. Comment imaginer que le PIB mondial, qui était à 6 000 milliards de dollars en 1950, qui est passé à 43 000 milliards de dollars en 2000, puisse s’élever en 2050 à 172 000 milliards de dollars sans bouleverser plus encore les équilibres naturels, telle une mécanique vertueuse ? » Nous sommes arrivés au moment où l’algue verte a colonisé la moitié de notre étang. Certes, notre croissance n’est pas, Dieu merci, de 100 % par an, mais même avec des taux très faibles, si nous n’agissons pas très vite et très fort, c’est la mort par asphyxie qui nous attend bientôt. Le recul forcé du PIB mondial que l’on observe depuis 2008 est loin d’être suffisant, car il touche assez peu les activités les plus destructrices de l’environnement et la tentation est encore plus forte de chercher une relance de l’économie par une prédation accrue (gaz de schiste, bétonisation à tout va, déforestation, etc.). 

         L’histoire de la catastrophe annoncée a été écrite dans les deuxième et troisième rapports au club de Rome, moins médiatisés que le premier, mais tout aussi importants, sinon plus. On peut, bien sûr, être sceptique sur les travaux de futurologie, mais ceux-là ont le mérite d’être infiniment plus sérieux et solides que les habituelles projections sur lesquelles s’appuient nos gouvernants et les instances internationales. La modélisation repose, en effet, sur la théorie des systèmes de Jay Forrester (en l’occurrence, le modèle World 3). Elle présente deux aspects qui renforcent sa crédibilité : l’interdépendance des variables et les boucles de rétroaction. Or, selon le dernier rapport, tous les scénarios – sauf celui reposant sur une foi proprement « cornucopienne » (de la corne d’abondance) – qui ne remettent pas en cause les fondamentaux de la société de croissance aboutissent à l’effondrement. Le premier situe celui-ci vers 2030 du fait de la crise des ressources non renouvelables ; vers 2040 pour le deuxième, du fait de la crise de la pollution ; vers 2070 pour le troisième, du fait de la crise de l’alimentation. Les autres scénarios sont des variantes de ces trois-là. 

         Un seul est à la fois crédible et soutenable, celui de la sobriété qui correspond aux recommandations de la voie de la décroissance. Pourtant, la schizophrénie ou la dissonance cognitive des responsables reste totale. Ainsi, la publication du rapport Stern, tout aussi alarmiste, a inspiré de beaux discours à Tony Blair, Premier ministre britannique travailliste de l’époque : « Il ne fait pas de doute que les conséquences pour notre planète seront littéralement désastreuses pour un avenir proche. Il n’y a rien de plus grave, rien de plus urgent, rien qui n’exige plus des décisions. » Mais en conclusion de son homélie, M. Blair s’en est retourné comme si de rien n’était à ses guerres et à sa politique néolibérale prédatrice. Et nous voilà aujourd’hui entre le krach et le crash... 

         La catastrophe est déjà là. Nous vivons ce que les spécialistes appellent la sixième extinction des espèces, la cinquième s’étant produite au Crétacé, il y a soixante-cinq millions d’années, avec la fin des dinosaures et autres grosses bêtes, probablement à la suite de la collision d’un astéroïde avec la Terre. Toutefois, la nôtre présente trois différences non négligeables par rapport à la précédente. Premièrement, les espèces végétales et animales disparaissent à la vitesse de cinquante à deux cents par jour, soit un rythme de 1 000 à 30 000 fois supérieur à celui des hécatombes des temps géologiques passés. Deuxièmement, l’homme est directement responsable de cette déplétion actuelle du vivant. Troisièmement, il pourrait bien en être la victime... Si l’on en croit certains, la fin de l’humanité devrait même arriver plus rapidement que prévu, vers 2060, par stérilité généralisée du sperme masculin sous l’effet des pesticides et autres polluants organiques persistants cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques. La sixième extinction des espèces serait due à la surexploitation des milieux naturels, la pollution, le fractionnement des écosystèmes, l’invasion de nouvelles espèces prédatrices et le changement climatique. 

    Serge Latouche, L’âge des limites

     http://www.oragesdacier.info/2014/04/la-crise-ecologique-et-la-menace-de.html