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culture et histoire - Page 1984

  • François René de Chateaubriand et l’origine de l’amitié franco-russe

    On n’aime pas relire les Classiques et on a tort. Relisez par exemple le début immortel de "Guerre et Paix" et vous verrez qu’il est (en partie) écrit en français. Je dirais même qu’il commence par ces lignes inspirées de Virgile : « On a décidé que Buonaparte a brûlé ses vaisseaux, et je crois que nous sommes en train de brûler les nôtres. » Le comte Tolstoï s’explique dans une français limpide, dont feraient bien de prendre exemple les romanciers contemporains. Il explique son parti-pris linguistique, qui détonne dans un roman si national :

    « Le prince s’exprimait en français, ce français recherché dont nos grands-pères avaient l’habitude jusque dans leurs pensées, et sa voix avait ces inflexions mesurées et protectrices d’un homme de cour influent et vieilli dans ce milieu. »

    Dans le chef d’oeuvre cinématographique de Bondartchuk, réalisé au milieu des années 60 et qui est un de plus beaux films oniriques et historiques du cinéma, on entend souvent - et sans sous-titres - les personnages si charmants et élégants de Tolstoï parler en français.

    La langue commune de l’aristocratie et de la classe cultivée est bien la source de l’amitié franco-russe. Cette amitié s’est créée par la culture. Le grand acteur Sacha Guitry, qui fut aussi un immense cinéaste et un grand auteur de théâtre et de bons mots, avait pour parrain le tsar Alexandre III qui adorait voir son père sur la scène ! On sait aussi que les expressions et les mots en français abondent dans l’oeuvre de Dostoïevski, pour ne pas parler de celle de Nabokov, le seul génial romancier trilingue du XXe siècle, auteur de la meilleure prose anglaise aussi avec l’irlandais et latiniste Joyce.

    Mais j’ai promis de parler de Chateaubriand (1768-1848) notre Pouchkine français, l’homme qui sauva la littérature français du néant laissé par les Lumières (sur la forme et le fond), et qui fut aussi ambassadeur et grand historien. Chateaubriand était un ami de la Russie comme le tsar Alexandre 1er fut un ami de la France, même celle de Napoléon, et rédigea une émouvante lettre au peuple de Paris (il y en avait encore un) avant d’occuper la ville. Il produit alors ce discours magique et généreux écrit dans un français d’exception :

    « Les Français sont mes amis, et je veux leur prouver que je viens leur rendre le bien pour le mal. Napoléon est mon seul ennemi. Je promets ma protection spéciale à la ville de Paris ; je protégerai, je conserverai tous les établissements publics ; je n’y ferai séjourner que des troupes d’élite ; je conserverai votre garde nationale, qui est composée de l’élite de vos citoyens. C’est à vous d’assurer votre bonheur à venir ; il faut vous donner un gouvernement qui vous procure le repos et qui le procure à l’Europe. C’est à vous à émettre votre voeu : vous me trouverez toujours prêt à seconder vos efforts. »

    Paris est donc occupée. Concernant l’occupation de Paris par les troupes russes en 1814, après l’abdication de Napoléon, voici ce qu’écrit Chateaubriand :

    « Toutefois cette première invasion des alliés est demeurée sans exemple dans les annales du monde : l’ordre, la paix et la modération régnèrent partout ; les boutiques se rouvrirent ; des soldats russes de la garde, hauts de six pieds, étaient pilotés à travers les rues par de petits polissons français qui se moquaient d’eux, comme des pantins et des masques du carnaval. Les vaincus pouvaient être pris pour les vainqueurs ; ceux-ci, tremblant de leurs succès, avaient l’air d’en demander excuse. »

    ("Mémoires d’Outre-tombe", tome II, livre XXII, chapitre XIII)

    C’est tout de même autre chose que le tourisme contemporain !

    Chateaubriand devient un excellent ministre des Affaires étrangères de Charles X après la guerre ; puis il entre dans l’opposition et demeure le témoin lucide de son temps, après la prise du pouvoir de Louis-Philippe qui annonce la décadence française (de nombreux témoins concordent) et la politique anglophile et erratique de Napoléon III.

    C’est là, dans une lettre très riche qu’il joint à ses "Mémoires" (tome III, livre XXIX, chapitre XIII), qu’il commence à soutenir l’idée d’une alliance franco-russe contre les intérêts de l’Autriche et de l’Angleterre. A cette époque le tsar est bien sûr Nicolas, qui veut reprendre Constantinople et défendre (comme toujours !) les chrétiens d’Orient. Chateaubriand souligne déjà l’hypocrisie antirusse et la trahison occidentale en faveur de l’islam :

    « Une attaque de l’Autriche et de l’Angleterre contre la Croix en faveur du Croissant augmenterait en Russie la popularité d’une guerre déjà nationale et religieuse. »

    Sur l’Angleterre, alors qu’il a été réfugié (pendant la Terreur) puis ambassadeur en Angleterre, Chateaubriand remarque ce qui suit :

    « L’Angleterre, d’ailleurs, a toujours fait bon marché des rois et de la liberté des peuples ; elle est toujours prête à sacrifier sans remords monarchie ou république à ses intérêts particuliers. Naguère encore, elle proclamait l’indépendance des colonies espagnoles, en même temps qu’elle refusait de reconnaître celle de la Grèce... L’Angleterre est vouée tour à tour au despotisme ou à la démocratie selon le vent qui amenait dans ses ports les vaisseaux des marchands de la cité. »

    Alors Chateaubriand se prend à rêver de l’Alliance franco-russe qui sera réalisée au début des années 1890 entre le cabinet français et le tsar Alexandre III, le parrain de Sacha Guitry. Il en trouve tout de suite les causes si naturelles et culturelles, à la fois donc littéraires, historiques et géographiques :

    « Il y a sympathie entre la Russie et la France ; la dernière a presque civilisé la première dans les classes élevées de la société ; elle lui a donné sa langue et ses moeurs. Placées aux deux extrémités de l’Europe, la France et la Russie ne se touchent point par leurs frontières, elles n’ont point de champ de bataille où elles puissent se rencontrer ; elles n’ont aucune rivalité de commerce, et les ennemis naturels de la Russie (les Anglais et les Autrichiens) sont aussi les ennemis naturels de la France. »

    Il voit tout de suite que la France et la Russie peuvent contrôler l’Europe, comme Napoléon l’avait compris à Tilsitt en 1807, lorsqu’il rêvait d’un « partage du monde » franco-russe :

    « En temps de paix, que le cabinet des Tuileries reste l’allié du cabinet de Saint-Pétersbourg, et rien ne peut bouger en Europe. En temps de guerre, l’union des deux cabinets dictera des lois au monde. »

    Enfin Chateaubriand propose à la diplomatie française, qui bien sûr ne le fera pas, de soutenir la Russie dans l’affaire orientale et de s’adresser ainsi au tsar :

    « Nous pouvons tenir ce langage à Nicolas : Vos ennemis nous sollicitent ; nous préférons la paix à la guerre, nous désirons garder la neutralité. Mais enfin si vous ne pouvez vider vos différends avec la Porte (Istanbul) que par les armes, si vous voulez aller à Constantinople, entrez avec les puissances chrétiennes dans un partage équitable de la Turquie européenne. »

    Cela pourrait sembler dépassé. Mais l’OTAN ne s’est-il pas partagé récemment les dépouilles de la Serbie et de la Yougoslavie, et ne veut-on pas partager aujourd’hui les dépouilles de la Syrie entre les Turcs, les commandos d’Al Qaeda et les seigneurs des hydrocarbures ? On peut voir en tout cas que les luttes géopolitiques ne bougent pas avec les siècles.

    Pour en finir avec Chateaubriand, nous ne pouvons que souhaiter que l’Alliance franco-russe revienne au goût du jour et que la culture française redevienne la culture de l’élite russe, au lieu de la londonienne. Il est vrai que de son côté la France doit redevenir digne de Chateaubriand et du Général de Gaulle.

  • Quand les Bulgares campaient devant Constantinople…

    Lors de la Première Guerre Balkanique, la capitale ottomane a failli tomber

    Le 14 mars 1896, le Prince bulgare Ferdinand visite la capitale de l’Empire ottoman, à l’invitation du Sultan Abdul Hamid. Le souverain turc met le palais impérial à la disposition de son hôte. Ce bâtiment magnifique, avec ses élégantes et fines colonnades blanches, se trouve au beau milieu d’un parc à la végétation luxuriante. Le soir de la première journée, l’hôte d’État est debout au sommet des escaliers et jette un regard pensif sur les quais de la ville, où se dressent de somptueux palais, sur le Bosphore et sur la Mer de Marmara et sur les Iles du Prince qui se profilent à l’horizon. C’est sans nul doute à ce moment-là que le prince a rêvé pour la première fois d’un empire bulgare, dont la capitale serait Byzance…

    Il songe au premier empire des Bulgares, centré sur le cours inférieur du Danube. Les Bulgares s’étaient fixés là après que les Khazars les aient chassés du bassin de la Volga. En l’an 705, les Bulgares surgissent à l’improviste et campent devant les tours de Constantinople. Justinien II, l’Empereur aux abois, octroie le titre de “Basileus” au Khan des Bulgares, hissant du même coup le chef de ce peuple de fiers cavaliers au même rang que lui-même et les assiégeants lèvent le camp.

    En dépit de la christianisation des Bulgares, l’Empire Romain d’Orient se vengera quelques siècles plus tard. L’Empereur Basile II bat la horde des Bulgares en 1014 au pied de la montagne Belasica. Il fait crever les yeux à quatorze mille prisonniers ; il épargne un seul oeil à un homme sur cent, pour que ces borgnes puissent reconduire les aveugles au pays. L’empereur vainqueur reçoit le surnom, l’“epitheton”, de “Bulgaroctonos”, le “tueur de Bulgares”.

    Neuf cents ans plus tard, de nombreux conflits ensanglanteront les Balkans : en effet, en 1912, éclate la Première Guerre Balkanique. Une alliance balkanique voit le jour avec la bénédiction de la Russie. L’amorce de cette alliance est le traité du 13 mars 1912, signé entre la Serbie et la Bulgarie. Quelques mois plus tard, la Grèce et le Monténégro y adhèrent. À la fin de l’été, la situation est tendue au maximum. La Turquie décrète la mobilisation générale le 29 septembre et le Sultan masse ses troupes le long de la frontière bulgare. Suite à ce déploiement des armées ottomanes, l’Alliance balkanique déclare la guerre à la Sublime Porte, le 17 octobre. C’est la Bulgarie qui fournira le plus d’efforts dans cette guerre, surtout sur le théâtre thrace. Sofia est de fait le partenaire de l’alliance qui dispose des troupes les plus nombreuses et les plus qualifiées.

    Les alliés balkaniques ont la tâche facile face aux unités turques coupées de leur hinterland en Macédoine. Les Serbes et les Monténégrins conquièrent le Sandjak de Novi Pazar. Salonique capitule le 8 novembre devant les Grecs. Malgré que les Grecs aient reçu officiellement la capitulation, les Bulgares forcent le passage et entrent, eux aussi, dans la ville portuaire du nord de l’Égée. Ce coup de force provoque les premières lézardes dans l’Alliance balkanique.

    La situation est différente en Thrace. Le Sultan fait avancer des troupes toujours plus nombreuses vers le front. Mais c’est sans effet. Les troupes du Roi Ferdinand, commandées par le Général Savov, infligent plusieurs défaites aux Turcs et, en quelques heures, Constantinople est menacée par les soldats du “Tsar de Sofia”. Les troupes démoralisées du Sultan ne peuvent faire face et vaincre la machine militaire bulgare, organisée par ceux que l’on appelait alors les “Prussiens des Balkans”.

    Les péripéties de la campagne militaire font que Ferdinand, qui a fait accrocher au mur de sa chambre un tableau représentant Sainte Sophie, pense que son rêve va très bientôt se réaliser. Le monde entier applaudit avec enthousiasme aux victoires des Bulgares. À la mi-novembre, les armées bulgares atteignent la “Ligne Tchadaldja”, à une journée de marche de Constantinople. Les défenseurs de la capitale ottomane se barricadent. Les officiers ottomans haranguent leurs soldats et leur expliquent l’enjeu du combat : rien moins que l’héritage de la famille d’Osman. En mobilisant leurs forces dans un suprême effort, les Turcs se cabrent. Le front se stabilise après une bataille sanglante, qui a lieu les 17 et 18 novembre. Les assaillants acceptent alors une proposition d’armistice, suggérée par les Turcs les 13 novembre. Le 3 décembre 1912, les représentants de l’Alliance balkanique (à l’exception des Grecs) et ceux du Sultan signent un accord d’armistice.

    Ferdinand accepte car un ennemi inattendu vient de surgir et menace tous les protagonistes du conflit : le choléra. Ferdinand renonce alors à son voeu très cher : faire dire une messe dans Sainte Sophie car on lui avait prédit un jour qu’il mourrait de cette terrible maladie. Cette sombre prophétie ne s’est pas réalisée. Bien au contraire : Ferdinand survivra à ses deux fils et mourra de vieillesse, âgé de près de 90 ans, dans le château de Cobourg, le 10 septembre 1948.

    Lors des négociations de paix en décembre et janvier 1912/1913, on s’est rapidement aperçu que toutes les puissances impliquées, à l’exception de l’Autriche-Hongrie, jalousaient le succès des Bulgares. Le Roi de Grèce est aigri, suite à l’affaire de Salonique et, de surcroît, il aurait bien voulu entrer lui-même dans Constantinople. En plus, le prince héritier Constantin a épousé une soeur de Guillaume II, Empereur d’Allemagne ; celui-ci déteste Ferdinand. De manière totalement inattendue, la Roumanie entre en scène. Elle s’était tenue à l’écart de la guerre mais le Hohenzollern, qui occupe le trône à Bucarest, réclame une compensation pour sa neutralité, qui a permis de couvrir les arrières des Bulgares : il veut le Sud de la Dobroudja, même si cette région n’est pas peuplée de Roumains. La Russie, à son tour, qui est pourtant l’ancienne puissance protectrice de la Bulgarie, se montre jalouse du petit peuple frère slave. En tant que “Troisième Rome”, elle estime être la seule puissance en droit de reconquérir Constantinople, devenue capitale ottomane, pour la gloire de la chrétienté.

    Les négociations n’aboutissent à rien. Un coup d’État éclate à Constantinople. Les Bulgares, les Serbes et les Grecs reprennent alors les armes et, le 3 février 1913, la guerre reprend. Au cours de cette deuxième phase du conflit balkanique, les Ottomans chercheront à reprendre l’initiative, mais leur tentative de débarquer au nord des Dardanelles échoue. Les armées serbes et bulgares prennent la forteresse d’Andrinople (Edirne) à la fin du mois de mars. Les Grecs, pour leur part, occupent Yanina.

    Une guerre de position s’installe en vue de Constantinople. Les Bulgares sont une nouvelle fois minés par une épidméie de choléra et ne peuvent plus lancer d’offensive. Un nouvel armistice est signé : c’est le prélude à la Paix de Londres de mai 1913. Les Bulgares ont certes agrandi leur territoire, mais Constantinople, but de Ferdinand, demeure turque, très loin de ses frontières.

    Erich KÖRNER-LAKATOS.

    (article paru dans “zur Zeit”, Vienne, n°13/2006; http://www.zurzeit.at/ ).

    par R. Steuckers

  • De Sacramento à Vladivostok par André WAROCH

     

    Philippe Nemo, dans son livre Qu’est-ce que l’Occident ? énumère cinq faits majeurs qui ont édifié ce qu’il considère comme une civilisation suffisamment homogène pour être considérée comme telle. La pensée grecque, le droit romain, le christianisme, la « révolution papale » de la fin du Moyen Âge (Réforme et  Contre-Réforme), et l’avènement de la démocratie libérale au siècle des Lumières.

    Néanmoins, Philippe Nemo n’a peut être pas pris conscience du fait que l’un des pôles majeurs (avec l’Europe catholico-protestante) de cette supposée civilisation, se sépare fondamentalement des autres membres de « l’Occident » parce que dès sa naissance, il a rajouté un sixième élément qui fait de lui une civilisation à part entière, je veux parler des États-Unis, et ce sixième élément, c’est le messianisme évangélique qui est en fait la raison d’être de cette nation.

    La République française s’est construite contre le cléricalisme chrétien. Dans les faits, cela revenait à lutter contre l’Église catholique, l’immense majorité des Français en 1789 étant de cette confession. Les États-Unis sont en fait tout aussi anti-cléricaux, le protestantisme étant organisé de façon horizontale, à la différence du catholicisme romain, héritier comme son nom l’indique du centralisme césarien. Mais, au lieu de déclencher une révolution en Angleterre (ou l’Église anglicane tenait sur bien des points le même rôle que l’Église catholique en France), les puritains qui ont créé la civilisation américaine partirent sur une terre dont ils chassèrent ou exterminèrent les autochtones, une terre sans histoire, sans monuments, vidée de ses habitants originels, ou ils purent faire table rase du passé, ce dont rêvaient les révolutionnaires français, mais qu’ils n’ont pu mettre en œuvre, tout simplement parce que la France n’était pas un pays sans histoire, et que les autochtones, ils en faisaient partie. Les révolutionnaires ne pouvaient faire autrement que de se placer, pour une large partie, dans la continuité de l’Ancien Régime (ce qui fut accompli avec Napoléon Bonaparte), et plus largement dans la continuité géopolitique de l’Europe.

    De la manière la plus large possible, on pourrait considérer trois civilisations partageant certains traits culturels communs, trois civilisations qui ne peuvent pas se considérer aussi étrangères entre elles qu’à l’Islam ou la Chine : Les États-Unis, l’Orthodoxie, et ce que j’appellerais, faute de mieux, l’Europe catholico-protestante (je ne me prononcerais pas sur l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande, que je connais trop peu. Ils sont issus de l’immigration britannique, mais n’ont pas le caractère idéologique des États-Unis).

    On peut considérer que cette dernière est actuellement celle des trois qui est la plus malade. Certains sursauteront peut-être, étant donné l’état de délabrement économique dans lequel se trouvent les pays orthodoxes. Certes. Mais le fait capital est celui-là : les Orthodoxes n’ont pas renoncé à se battre pour leur survie. On peut déplorer les exactions des soldats russes en Tchétchénie, seulement voilà. Le seul pays orthodoxe qui a actuellement le potentiel de la puissance a décidé, contrairement à l’Europe catholico-protestante, de s’en servir pour se défendre, et sans ménagement.

    Il serait peut-être temps également de mettre fin à un mensonge vieux de plusieurs siècles, c’est-à-dire le panslavisme. Il n’y aucune solidarité naturelle, aucune conscience chez les Slaves d’appartenir, et pour cause, à une quelconque civilisation commune. Tout simplement parce que ce qu’on a appelé le panslavisme n’était rien d’autre que du pan-orthodoxisme. Il ne s’agit pas de couper les cheveux en quatre. Si, effectivement, les orthodoxes sont slaves très majoritairement, les Slaves ne sont pas tous orthodoxes, très loin s’en faut. Les Slaves polonais, tchèques, slovaques, ukrainiens uniates, slovènes et croates, tous de culture catholique ou protestante, représentent au bas mot quelques quatre-vingt millions de personnes au cœur de l’Europe. La solidarité de la Russie, telle qu’elle existait sous les tsars et telle qu’elle a reparu (avec une puissance d’intervention bien sur très amoindrie) après la chute de l’U.R.S.S., s’exerce, notamment dans les Balkans sous occupation ottomane ou otanesque, aussi bien à l’endroit des Slaves serbes et bulgares qu’à celui des Grecs. Le point commun entre ces trois peuplades étant évidemment leur appartenance à la civilisation orthodoxe. Je précise que je n’appelle pas du nom de solidarité la volonté historique de la Russie d’annexer le territoire de ses « frères slaves polonais », toujours évidemment contre l’avis de ces derniers.

    Le problème commun à ces trois civilisations est l’adhésion à l’universalisme. Dans le contexte de la colonisation du XIXe siècle et du début du XXe, quand les Russes et les catholico-protestants colonisateurs d’Europe de l’Ouest avaient pour eux, non seulement la volonté expansionniste, mais aussi la volonté de prosélytisme politique (pour la France) ou religieux (pour tous les pays européens colonialistes), la supériorité démographique et l’arrogance de croire appartenir à une civilisation supérieure, cela ne posait pas de problème.

    Mais peu à peu, le prosélytisme des États colonialistes  d’Europe de l’Ouest, qu’il soit religieux ou idéologique (ou les deux), fut abandonné, ou du moins ramené, surtout pour la France (qui rejoignait ainsi les États-Unis) à la croyance folle en l’homme universel, supposé être porté naturellement à l’adhésion aux valeurs universelles inventées par la patrie de Rousseau (ce qu’est vraiment la France) et celle de Voltaire (ce que sont vraiment les États-Unis). Quant à la Russie, elle remplaça le messianisme orthodoxe par le messianisme communiste, qui n’eut pas plus de succès avec les musulmans que son prédécesseur.

    Hors, depuis trente ans, c’est à un véritable déferlement migratoire qu’on assiste aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. Il se trouve que les immigrants actuels des États-Unis sont encore très majoritairement de religion chrétienne, pouvant donc se reconnaître à peu près dans les nouvelles Tables de la Loi américaines que sont la Déclaration d’indépendance et la Constitution. Mais s’ils étaient musulmans, ils auraient quand même le droit de venir, et ils ne s’en priveraient pas. Hors c’est ce qui est en train de se passer, tandis que l’Europe de l’Ouest est déjà au bord de la guerre civile pour n’avoir jamais voulu considérer le fait identitaire dans son appréhension du phénomène migratoire. Quant à la Russie, elle fait face au même danger, non pas tant du fait de l’immigration que du caractère toujours impérial de cette nation. La Tchétchénie comme le Daghestan ou l’Ingouchie sont des régions historiquement vides de Russes, et musulmanes.

    Mais le problème de la Russie est finalement d’une autre nature. Les Russes ont colonisé la Sibérie, le Caucase et l’Asie centrale parce qu’ils étaient obligés de le faire. Cela correspondait à des impératifs vitaux pour leur survie, à l’obligation géopolitique de trouver des frontières naturelles dont ils étaient dépourvues et qui étaient indispensables à leur protection. Il ne faut jamais oublier que, jusqu’au XVIIe siècle, la Russie était totalement dépourvue de frontières naturelles à l’est et au sud, et que le relief de steppes qui était le sien permit aux hordes nomades turco-mongoles de se déverser sur elle, de l’annexer, puis, après qu’elle eut réussi à conquérir son indépendance après deux siècles de joug, de l’attaquer continuellement. Voilà comment s’explique l’expansionnisme russe qui, contrairement à celui de ses deux civilisations cousines, est défensif et structurel.

    Les Russes sont, par la force des choses, par leurs steppes vides d’hommes, ouvertes à tous les vents et toutes les invasions, dans une logique de combat perpétuel, tandis que l’Europe de l’Ouest, surpeuplée, protégée de l’Islam pendant des siècles par le rideau méditerranéen et les États-tampons orthodoxes des Balkans, a pu se payer le luxe de se croire à l’abri pour toujours des civilisations hostiles. Cette inconscience amena l’oubli, et l’oubli amena l’immigration islamique, peut-être subie aujourd’hui, mais pendant des décennies provoquée, favorisée, organisée.

    Pour ces trois civilisations qui ont choisi la voie du cosmopolitisme sans limite, le choix à venir sera simple : changer ou disparaître, car d’autres considèrent la société multiculturelle comme devant s’arrêter là ou commence l’islamiquement correct. Nicolas Sarkozy est en France le Constantin des musulmans. Espérons que, cette fois, Maxence gagnera. Dans le cas contraire, l’addition sera beaucoup plus lourde à payer, car à la conversion des indigènes à une religion sémitique, religion qui fut il y a mille cinq cents ans transformée, digérée et recréée par des Européens qui restaient les maîtres chez eux, s’ajoutera cette fois la submersion démographique qui fera de nous, au final, les coptes du Vieux Continent.

    André Waroch http://www.europemaxima.com

  • Biologie et sociologie de l'«auto-organisation»

    Le phénomène d'auto-organisation sociale  — qui se perçoit en filigrane derrière les théories de la «démocratie organique» (1), nostalgiques de la solidarité holiste des isolats ruraux d'avant la révolution industrielle, derrière l'engouement récent pour le self-help  (2) et l'intérêt que celui-ci a suscité chez les Saint-Simoniens, dont notamment le politologue Rosenvallon (3) —   a des racines essentiellement cognitivo-biologiques, comme le démontre avec brio Gilbert J.B. Probst (réf. infra).

    Mais, dans ce domaine fécond autant qu'interdisciplinaire, il y a d'abord une question de vocabulaire. Lorsque l'on parle d'organisation, on devrait tout de suite songer à «organique» et ne pas simplement penser à un quelconque mode statique de régulation structurelle. Dans l'acception sémantique du terme «organisation», les traditions philosophiques grecque et allemande percevront d'emblée la dimension organique/somatique/cognitivo-biologique, tandis que le gros de la tradition sociologique américaine  —qui a le vent en poupe depuis 1945—  ne voit derrière le vocable «organisation»  qu'un simple fait de gestion mécanique, qu'un procédé de régulation sans ressorts intimes profonds.

    De cette différence d'approche et d'acception découle un problème de sociologie: dans les traditions européennes  — abstraction faite de la mise au pas «américanotrope» —  la notion d'organisation sera organique, donc sera auto-organisation holiste dans les collectivités/communautés, ce qui implique que la logique ultime de l'organisation s'alimentera à une source intérieure et ne sera pas impulsée de l'extérieur; dans la tradition américaine, issue d'un empirisme mécaniciste anglo-saxon, l'organisation sera le fait d'un chef d'orchestre extérieur, manipulant des pions interchangeables pour s'assurer le plus de profit possible. La fusion partielle des deux traditions dans notre après-guerre a de ce fait engendré une confusion sémantique désorientante, que nous allons, avec Gilbert J.B. Probst, tenter de dissiper.

    Une vision organique de l'«auto-organisation»

    D'où, lorsque nous parlons d'organisation, nous n'entendons pas le résultat de l'action d'une partie d'un tout, ou d'une volonté extérieure non liée somatiquement au tout, qui formerait et dirigerait, mais le fruit d'un faisceau d'interactions constantes au sein même d'un système en tant que tout. De ce fait, un système auto-organisé, c'est-à-dire organisé selon ses lois intérieures propres, comme une plante, une forêt, un processus minéral ou physico-chimique, un regroupement animal comme une fourmilière, une harde de cerfs, un troupeau de buffles, une tribu de singes ou une société humaine, possèdera les qualités suivantes: complexité unitaire dynamique et processuelle, non déterminée et auto­nome, interactive et faisant référence à soi-même. De ces qualités, il découle que l'organisation n'est jamais une hiérarchie pour la hiérarchie, où la domination s'exerce pour la domination et où règnerait un ordre pour l'ordre. L'organisation n'a donc pas une dimension constructiviste. L'intuition de ce phénomène est ancienne. Les Grecs déjà l'avaient perçu. L'organisation est un «organon», non une institution. L'auto-organisation est toujours d'abord un phénomène processuel et non institutionnel.

    Dans les idéologies contemporaines, la notion d'auto-organisation, souvent saisie très confusément, a été appréhendée en trois étapes majeures:
    1) L'étape dite de la «main invisible», née au XVIIIième siècle et réchauffée régulièrement de nos jours par les penseurs libéraux.
    2) L'étape de la théorie conservatrice organique de l'auto-organisation, s'étendant de 1920 à 1960, avec les écoles organicistes en sociologie dont la plus célèbre fut celle d'Othmar Spann (4).
    3) L'étape qui se dessine depuis 1960, où l'auto-organisation n'est plus perçue en tant que procès de rétro-activité stabilisante, comme dans la deuxième étape, mais comme «auto-organisation innovative».

    L'approche que nous établissons dans le cadre du présent exposé se place sur le terrain théo­rique, épistémologique, et non sur le terrain pratique des nouvelles «auto-organisations» spon­tanées, en marge des structures politiques ou socio-caritatives officielles et destinées à pallier aux lacunes de celles-ci. Ces nou­veaux réseaux d'auto-organisation sont notamment les Bürgerinitiativen  ouest-allemandes (5), les structures informelles d'entraide entre voisins en Grande-Bretagne (6), les divers modes de self-help (7), etc. Notre objectif n'est pas de recenser ici ces multiples manifestations de solidarité allant au-delà des structures figées et bureaucratiques de l'Etat-Providence, mais d'observer comment fonctionnent les choses au plus profond d'elles-mêmes, de repérer ce qui se passe naturellement, de façon à affiner nos instruments conceptuels et à ne pas succomber aux séductions faciles des slogans de toutes sortes, slogans qui sont trop souvent produits d'une ignorance des ressorts intimes des êtres et des structures vivantes.

    La «main invisible»

    Les théories organiques de la «main invisible» postulent une spontanéité anarchique, analogue au grouillement désordonné d'une végétation sauvage qui n'en reflète pas moins l'ordre supposé du monde. Cette doctrine de la «main invisible», dans sa facette organique, a été appelée «catallaxie» par le théoricien Friedrich A. von Hayek (8), idole des protagonistes de la vague néo-libérale qui suivit l'arrivée au pouvoir de Thatcher et de Reagan. Pour Hayek, le marché, en tant que grouillement prolixe d'actions économiques, produit spontanément un ordre catallactique, une catallaxie, au sein de laquelle il y a ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles. Développant ses arguments en notre siècle, Hayek a quelques notions de cybernétique et sait ce qu'est un feedback, une rétroaction, un rééquilibrage interne. Les pionniers de l'idée libérale du marché, comme Adam Smith ou Mandeville, n'avaient évidemment pas une notion aussi précise de la cybernétique. Et, couplée au progressisme messianique, leur idée d'auto-régulation du marché a perdu son innocence organique et s'est dévoyée dans la linéarité quantitativiste et expansive. L'idée vaguement para-cybernétique de la catallaxie libérale des origines était trop faiblement étayée pour résister à l'emprise d'une idéologie dominante, consistant en un cocktail de rationalisme progressiste, de mécanicisme rigide et d'économisme expansif. La position idéologique de Hayek est dès lors indéfen­dable: le libéralisme réel, celui que l'on a pratiqué dans l'histoire, était un bricolage idéologique boîteux, incapable de produire une harmonie durable et efficace (donc une «catallaxie») mais, au contraire, générateur de multiples dysfonctionnements sociaux et politiques.

    La pensée organiciste conservatrice

    La seconde grande phase de la pensée organiciste, qui va de 1920 à 1960, est conservatrice. Contre l'emprise croissante et la faillite morale de l'expansionnisme économiste et rationaliste, la pensée organiciste conservatrice des années 20 et 30 met l'accent sur la stabilité des ordres natu­rels organiques et sur leur adaptativité constante. Le principal phare intellectuel du conservatisme organiciste est indubitablement l'Autrichien Othmar Spann (1878-1950). L'un de ses biographes récents, Walter Becher (9), résume succinctement les reproches que Spann adresse au libéralisme catallectique, qui est incons­cient chez Smith et Mandeville et conscient chez Hayek. Sa critique s'adresse bien sûr à Hayek et a influencé toutes les écoles organicistes solidaristes, appartenant à la mouvance chrétienne-corporatiste d'avant-guerre et, plus partiellement, à la mouvance démocrate-chrétienne personnaliste de notre après-guerre (10).

    Pour Spann et les organicistes, le marché n'est pas un «billard neutre» où les boules-marchandises et les boules-services s'entrechoquent mais un terrain précis, variant selon les circonstances géographiques et historiques. Les circonstances déterminent les variables de toute action économique: il n'y a donc pas d'action économique standard, posée par des individus standards, mais des actions économiques variables, posées par des individus différents, c'est-à-dire différenciés par les circonstances spatio-temporelles. Contrairement aux affirmations de l'école néo-libérale, pour Spann et ses disciples, l'agent économique n'agit pas seul face à l'absolu, sans arrière-plan social (familial, régional, national, corporatif, etc.), mais comme représentant d'un réseau d'intérêts collectifs, de sentiments partagés, de mobiles déterminés par l'histoire, etc. Dans l'optique de Hayek, pour faire prospérer l'ordre économique, il faut agir en faisant abstraction de tous contextes et sentiments sociaux et solidaires et ne faire que ce qui va dans le sens des intérêts de ma propre individualité. Pour Spann, il n'y a pas d'acte économique décontextualisé, dégagé d'un tissu social précis, ayant son histoire et ses circonstances. Penser comme Hayek, c'est favoriser la dislocation de l'économie et préparer le terrain aux tentatives totalitaires de type marxiste/communiste.

    Outre l'excellence de sa critique apportée au réductionnisme décontextualisant des libéraux, l'organicisme conservateur, assez idéaliste et «platonicien» (11), pose le contexte comme trop fermé sur lui-même, trop stable. Le contexte donné, dans l'optique conservatrice, est là une fois pour toute, juxtaposé à d'autres contextes également fermés sur eux-mêmes. L'étape suivante du développement de la pensée conservatrice organiciste a été celle de la cybernétique de première mouture (que nous conviendrons d'appeler «cybernétique I» dans le présent ex­posé). Le biologiste Paul Weiss a étudié dans les années 20 les réactions systémiques et les rapports cycliques au sein même des systèmes biologiques. Le tout, dans cette optique, n'était pas la simple somme arithmétique de ses parties; tout système présentait un jeu d'interdépendances circulaires, faisait référence à soi seul. Ludwig von Bertallanffy, en fondant la théorie systémique en biologie, concentra son attention sur les capacités d'auto-régulation dans les systèmes biologiques qu'il percevait désormais comme ouverts (progrès considérable par rapport aux ferme­tures organicistes antérieures) (12). L'ouverture implique l'interdisciplinarité et le refus non seulement du réductionnisme décontextualisant mais aussi du réductionnisme de la fermeture et de l'isolement.

    Dans les années 30 et 40, Norbert Wiener, Walter Cannon et W. Ross Ashby se préoccuperont intensément des mécanismes de rétro-couplage, nécessaires à la stabilisation des systèmes et à leur adaptation. L'objectif de cette biocybernétique, prenant le relais de la pensée organiciste assez incomplète des sociologues conservateurs, restait toutefois de créer un modèle de gestion «homéostasique», tenant en laisse une ou plusieurs variables du système de façon à ne pas permettre de trop fortes déstabilisation.

    La «déstabilisation innovative»

    L'organicisme conservateur, dans sa phase la plus sophistiquée, celle de la biocybernétique, s'est donc essentiellement concentré sur les phé­nomènes de rétro-couplage, de servo-mécanisme, de stabilisation, de multi-stabilisation ou d'adaptation. L'objectif de ces recherches, quand elles étaient appliquées aux domaines sociologique et politique, était de maintenir en place les systèmes, de réparer les systèmes «abîmés», de les reconduire à un état de stabilité acceptable et jugé bénéfique, de les contrôler selon des principes correcteurs de déviances.

    A partir des observations du Japonais Ma­ruyama, consignées dans un article de la revue American Scientist  de 1963 (13), la communauté scientifique internationale a dû conclure à l'existence d'une phase II de la cybernétique («cybernétique II»), se préoccupant davantage des changements, des instabilités, des déviances dues à des procès amplifiants, des flexibilités, des apprentissages et des auto-organisations innovatifs, etc. Maruyama estimait dès 1963 que la cybernétique, au lieu d'être conservatrice, correctrice et stabilisatrice, devrait bien plutôt renforcer les déviances constructives (deviation-amplifying-processes). Les modèles orientés vers la stabilité et l'adaptativité peuvent conduire à la rigidité, donc à l'homéostase pathologique.

    Or la santé, dans un corps comme dans un tissu social, c'est précisément de briser les homéostases pathologiques (Cf. Watzlawick) (14). L'anarchisme proliférant de la catallaxie et la stabilité par rétro-couplages constants ne peuvent dès lors plus être perçus comme des modèles optimaux. A la «cybernétique II», Maruyama assigne d'abord la tâche de parfaire un équilibre entre les forces intérieures conservantes et les forces dynamiques instabilisantes mais innovatives. Dès lors une organisation, qu'elle soit organique et propre à la logique interne d'un corps animal ou végétal ou d'un tissu ou d'une collectivité vivante, ou qu'elle soit extérieure, propre à une création hu­maine comme une entreprise, une association, une armée, etc., n'est jamais un ordre immuable mais bien un organ(ism)e vivant.

    Une biocybernétique innovante

    Les logiques conservatrices, qui veulent maintenir à tout prix le statu quo, sont condamnées à la disparition: que l'on songe aux exemples historiques que sont certaines facettes de l'Ancien Régime en France et la Kleinstaaterei  en Allemagne (division du pays en une mosaïque de petites principautés). Cette logique du «devenir», dépassant les diverses logiques de l'«être», ne se retrouve pas seulement dans les disciplines cybernétiques mais aussi dans les domaines physico-chimique (avec Prigogine, Capra, etc.) et biologique (p. ex. la théorie des «fulgurances» chez Konrad Lorenz et la biologie de la connaissance de Rupert Riedl, etc.). En sociologie, de nombreux au­teurs ont tenté de transposer ces éléments d'épistémologie cybernétique dans leurs théories de la pratique; songeons à Edgar Morin, à Luhmann, à Etzioni et bien d'autres.

    L'instabilité fondamentale du monde et des choses implique que, pour être efficace, il faut intérioriser une logique à vitesses multiples, capable de faire face à n'importe quel aléa, n'importe quel bouleversement. Le chef d'entreprise, le responsable, l'homme politique ne peuvent plus manipuler des logiques fermées ni conserver des structures obsolètes et rigides mais, au contraire, approfondir leurs connais­sances en (bio)cybernétique, se donner une disponibilité d'esprit calquée sur ces connaissances, et être prêts à affronter dans la souplesse les défis de toutes sortes auxquels la praxis quotidienne et l'Ernstfall  (l'irruption du tragique imprévu) peuvent les confronter. Deuxième implication de l'«instabilité fondamentale» pour l'homme politique: il doit cesser de percevoir son rôle comme celui d'un constructeur, d'une sorte d'horloger extérieur à une machine qu'il fabrique et manipule. Il doit bien plutôt se considérer comme un catalyseur, un impulseur, un accélérateur des rétro-couplages positifs et des instabilités innovatives.

    Un exemple: l'explosion démographique

    Friedrich Vester, professeur de biocybernétique pour la plupart des grandes entreprises allemandes (15), montre, à la lumière de quelques exemples très concrets, comment raisonner à l'aide d'une nouvelle logique axée sur les découvertes de la biocybernétique, de la biologie de la connaissance et des méthodologies basées sur les ressorts intimes des structures et des êtres vivants. Parmi les exemples choisis par Vester, il y a l'explosion démographique que connaît aujourd'hui notre planète. En 1830, la Terre comptait 1 milliard d'individus. En 1930, ce chiffre avait doublé et atteignait 2 milliards. En 1960, on passait à 3 milliards. De 1970 à 1980, on est passé de 3,5 à 4,5 milliards, pour atteindre 5 milliards en 1987. Face à ce boom, notre civilisation est évidemment à la croisée des chemins: il s'agit de poser le bon choix ou de courir à la catastrophe en persistant dans des erreurs anciennes. L'accroissement démographique planétaire est dangereusement déstabilisateur dans le monde, tout comme le déclin démographique, fait inverse, est déstabilisateur en Europe (nos législations sociales ont été forgées au moment où nos coupes démogra­phiques étaient ascendantes). La déstabilisation due à l'explosion démographique globale n'est pas innovante, tandis que la déstabilisation due au recul des naissances en Europe et dans le monde développé (16) conduit à un tassement des capacités innovantes de l'humanité.

    Quels sont les implications de cette déstabilisation globale? D'abord, l'accroissement démographique provoque un changement très et trop rapide des données, dans tous les domaines imaginables. Du coup, la planification doit se faire sur un terme de plus en plus long, ce qui exige un «saut qualitatif» de notre mémoire. En effet, les structures cognitives de l'homme sont restées au stade atteint il y a 5000 ans. Elles sont inadaptées au bombardement massif de données nouvelles que doit enregistrer notre époque trépidante. Vester nous esquisse brièvement  —une brièveté didactique—  l'histoire des structures cognitives de l'homme.
    Au stade premier, nous avons l'homme primitif, le chasseur-cueilleur imbriqué dans son environnement.
    Au stade second, l'homme sédentarisé, retranché de l'immédiateté du monde grâce aux éléments de médiatisation que sont ses outils, l'urbanisation, la technologie, etc.
    Au stade troisième, non encore pleinement ad­venu, nous avons l'homme conscient des ressorts de la cybernétique, qui sait corriger le tir, qui englobe le risque et les aléas dans ses calculs, ce qui lui permet de se passer de toutes les formes de téléologie religieuse ou laïque.

    Au stade premier, la planification porte sur une jour­née.
    Au stade second, la planification porte sur une année: on doit prévoir la saison prochaine, les récoltes, etc.
    Au stade troisième, la planification devra porter au moins sur 100 ans. Les plans quinquennaux des ré­gimes totalitaires ont été, sur le mode hard,  une préfiguration de cette nécessité. Aujourd'hui, dans les grandes entreprises et banques, les plans de finance­ment tablent sur des espaces-temps de 10 ans. La solution totalitaire d'hier et la praxis actuelle des banques corroborent l'inadéquation de la catallexie libérale, laquelle «laisse faire» sans se pencher sur les innombrables paramètres (dont les faits sociaux et collectifs) qui font la trame du monde. L'engouement néo-libéral, assorti de son refus passionnel de toute planification, n'aura été qu'un combat d'arrière-garde, n'englobant même pas dans ses préoccupations des problèmes aussi évidents que la pollution, les explosions ou les déclins démographiques, tous phénomènes qui ne peuvent être réglés que par l'intervention politique... A condition, bien sûr, que le politique soit aux mains de personnes compétentes et non pas de «bricoleurs», animés par quelques slogans idéologiques simplets et une soif de prébendes inextinguible. A titre d'exemple, Vester cite, dans le cadre de l'accroissement anarchique de la population sur le globe, l'épuisement des matières premières qui implique une planification rigoureuse (tant pour l'exploitation des ressources que pour leur distribution) et, surtout, une diversification des sources d'énergies. L'explosion démographique brésilienne provoque la mort de la forêt amazonienne dont l'humanité entière a besoin, vu qu'il s'agit d'une réserve indispensable de chlorophylle, donc du poumon de la Terre (17).

    Vers la fin du stade second, nous avions une technologie agressive et conquérante, suscitant une expan­sion continue déstabilisante, laquelle devra, au stade troisième en advenance, être remplacée par une technologie correctrice, englobant les nouvelles pratiques de recyclage et tenant compte de l'exiguïté territoriale de notre planète surpeuplée. Les défis au politique sont nombreux: peut-on planifier sur le très long terme, sur les 100 années minimales dont parle Vester, quand les élections se déroulent de quatre ans en quatre ans, de six ans en six ans ou de sept ans en sept ans (les septennats de la Présidence française). Les délais sont trop courts, ce qu'avaient déjà perçu les tenants des solutions totalitaires dans les années 30 (Manoïlesco) (18). Sans pouvoir renoncer à la participation politique d'un maximum de citoyens, nous sommes confrontés à la nécessité de planifier sur le très long terme dans le cadre d'une continuité rigou­reuse, ne pouvant être soutenue que par une élite non politicienne, dont chaque représentant se forme et renforce son savoir pendant plusieurs décennies de son existence. Les savants devront-ils dicter leurs ordres aux politiciens ? Et, si oui, par quels moyens coercitifs ?

    Les défis de la biocybernétique et des nouvelles recherches en biologie nous permettent
    1) de redéfinir l'organicisme méthodologique en le débarrassant de tous ses colifichets romantiques et de ses recours à une hypothétique transcendance.
    2) De critiquer les mécanismes électoraux des sociétés contemporaines (19).
    3) De mettre en évidence la nécessité des planifications à long terme et, ipso facto, de l'inanité des en­gouements néo-libéraux.
    4) D'inclure le tragique dans tous nos calculs et donc de mettre fin aux reliquats de prophétisme bonheurisant, d'eudémonisme niais, que véhiculent les idéologies occidentales.

    Ces quatre pôles de notre interventionnisme métapolitique pourront être sollicités sans plus de fioritures littéraires et donc être «servis» utilement à un public plus vaste et plus sobre, notamment aux techniciens et aux professions médicales. Dans cet orbite, la biologie est mobilisée au profit de notre projet dans un plan plus vaste. La biologie ne sert plus seulement à décrire et énumérer les phénotypes humains, à étayer le discours médical, à socialiser la santé par le biais de l'eugénisme mais sert à asseoir une épistémologie extensible à l'ensemble des disciplines. Notre biohumanisme devient de ce fait moins étriqué.

    Robert STEUCKERS. Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1989
    Gilbert J.B. PROBST, Selbst-Organisation, Ordnungsprozesse in sozialen Systemen aus ganzheitlicher Sicht, Verlag Paul Parey, Berlin/ Hamburg, 1987, 180 S., DM 39,80.

    Le texte qui précède est la version écrite d'un cours donné lors d'un séminaire d'avril 1988, dans le cadre des «universités» organisées par le comité de rédaction d'Orientations.  
    (1) Alain de Benoist nous donne une excellente définition de la «démocratie organique» dans son ouvrage: Démocratie: le pro­blème,  Ed. Le Labyrinthe, Paris, 1985.
    (2) Il convient de se référer à un ouvrage très important du sociologue américain John Naisbitt, Megatrends. Ten New Di­rections Transforming Our Lives  (Futura-Macdonald & Co., London & Sidney, 1984). Une édition française de ce livre est également parue. Ecrit dans la foulée du thatchéro-reaganisme, l'ouvrage cherchait essentielle­ment à jeter les bases d'une stratégie de survie dans la société qui semblait s'annoncer, c'est-à-dire une société où les institutions de l'Etat-Providence auraient été «déconstruites». Non exempts de relents universalistes (avec, notamment, un plaidoyer pour une «économie mondiale»), les chapitres du livre expliquent et tentent d'accentuer des tendances inéluctables comme l'informatisation de l'industrie et des technologies, une attention accrue pour le long terme, la nécessaire décentralisation des grosses instances politiques et économiques, le recentrage de l'entraide sociale sur les communautés charnelles ou soudées par une «proximité» quelconque, l'assomption des hiérarchies trop rigides au bénéfice des «réseaux communicatifs dynamiques», un déclin des logiques binaires de l'«ou bien... ou bien» au profit des logiques à dimensions multiples, etc. Deux chapitres (le 6 et le 7) concernent en fait l'«organicité» (et sa traduction politique, la «démocratie organique/participative»).
    (3) Cf. Pierre Rosanvallon, La crise de l'Etat-Providence,  Seuil, 1981. Lire surtout le chapitre trois de cet ouvrage, consacré aux solidarités, où l'auteur plaide pour un «réencastrage» de la solidarité dans la société et un accroissement de la visibilité sociale. Ces mouvements sociaux contribueront, dit-il, à créer un espace «post-social-démocrate»; nous ajouterions que, pour nous, la «post-social-démocratie» signale, implicitement ou explicitement, un effondrement des présupposés mécanicistes de la philosophie politique rationaliste et positiviste que le socialisme, pour son malheur, a hérité de l'illuminisme et du libéralisme. Cet effondrement provoque la réapparition timide d'éléments organicistes, dont le self-help  est une expression.
    (4) Pour redécouvrir Spann, lire deux ouvrages récents consacrés à son œuvre: 1) Walter Becher, Der Blick aufs Ganze. Das Weltbild Othmar Spanns, Universitas, München, 1985. 2) J. Hanns Pichler (Hg.), Othmar Spann oder die Welt als Ganzes, Böhlau, Wien-Köln-Graz, 1988.
    (5) Cf. Alberto Tarozzi, Iniziative nel sociale. Utopie progettuali e nuovi movimenti sui problemi della casa e del nucleare nella Rft,  Franco Angeli editore, Milano, 1982. Voir surtout pp. 30 à 53.
    (6) Pierre Rosanvallon, op. cit., pp. 128-129.
    (7) John Naisbitt, op. cit., pp. 131 à 157.
    (8) F.A. Hayek, Droit, législation et liberté,  PUF, 1980 (vol. 1) et 1981 (vol. 2). Cf. surtout dans le volume 1, pp. 41 à 65. Et dans le volume 2, pp. 129 à 161.
    (9) Walter Becher, op. cit., pp. 169 à 172.
    (10) Cf. Michel Bouvier, L'Etat sans politique, tradition et modernité,  L.G.D.J., Paris, 1986. L'auteur, avec une remarquable précision, classe les différentes doctrines politiques catholiques du siècle, où l'on retrouve des linéaments d'organicisme. En prenant acte de son panorama, on comprend plus aisément le passage d'une formulation corporatiste, parfois fascisante, à une formulation plus personnaliste, parfois socialisante. Bouvier nous introduit dans l'arsenal des argumentaires catholiques et dévoile ainsi leur souplesse d'adaptation.
    (11) Les interprétations de Spann, formulée par la «destra radicale» italienne, mettent l'accent sur la platonisme du sociologue viennois. Cf. l'introduction à Il vero Stato  de Spann par le Gruppo di Ar (in Othmar Spann, Il vero Stato, Ar, Padova, 1982).
    (12) Cf. Frans Thoen, «La notion de système chez Ludwig von Bertalanffy», in Orientations,  n°3, mai-juin 1982. Cf. également, Ludwig von Bertalanffy, «Hasard, nécessité, évolution», in Krisis,  n°2, avril 1989.
    (13) M. Maruyama, «The Second Cybernetics: Deviation ampli­fying mutual causal processes», in American Scientist, 51, pp. 164-179. Article cité par G.J.B. Probst, réf. infra.
    (14) Cf. l'œuvre de P. Watzlawick en général et, plus précisément, le volume collectif de P. Watzlawick, J. Helmick Beavin et Don D. Jackson, Une logique de la communication, Seuil, 1972.
    (15) Cf. Frederic Vester, Neuland des Denkens. Vom technokratischen zum biokybernetischen Zeitalter,  Deutsche Verlag-Anstalt, Stuttgart, 1980. Frederic Vester, Unsere Welt - ein vernetztes System,  dtv, München, 1983.
    (16) Cf. à ce propos, le texte d'un professeur de la University of Pennsylvania, Daniel R. Vining, Jr., «Below-Replacement Fertility in Five Regions of the World», in Mankind Quarterly, Vol. XXIX, 3, 1989, pp. 211-220.
    (17) Cf. l'analyse du Professeur Wolfgang Engelhardt, «Drittwelthilfe und Naturschutz» (in Mut,  n° 255, November 1988), Directeur Général des Collections de Sciences Naturelles de l'Etat de Bavière. Le Prof. Engelhardt démontre bien à quelles catastrophes peut conduire l'entêtement des dirigeants du Tiers-Monde quand ils veulent absolument construire chez eux des structures indus­trielles comparables à celles de l'Europe du XIXième siècle. La volonté de la bourgeoisie brésilienne de construire des complexes de hauts-fourneaux fonctionnant au charbon de bois scelle la mort de la forêt amazo­nienne.
    (18) Cf. Mihail Manoilescu (orthographe allemande), Die einzige Partei als politische Institution der neuen Regime,  Otto Stollberg, Berlin, 1941. Cf. également, Gottfried Neeße, Partei und Staat,  Hanseatische Verlagsanstalt, Hamburg, 1936.

  • Sur le cinquantenaire du 13 mai 1958 : les fossoyeurs

    Le 6 mars 1958, trois mois avant le retour du général De Gaulle au pouvoir, l'écrivain et journaliste Pierre-Antoine Cousteau, dans un article prophétique, dont la fermeté de pensée n'a d'égale que la qualité du style, la clarté de l'analyse et la radicalité du propos, prédit dans Rivarol (n° 373) le largage de l'Algérie par l'homme de Colombey et l'inexorable décomposition du monde blanc. Cousteau, emporté par un cancer foudroyant en décembre 1958, n'a pu voir la réalisation de ses prophéties mais, à lire ce texte prémonitoire, on s'aperçoit qu'il n'est pas d'expression plus stupide que « nul n'est irremplaçable » : Cousteau n'a pas été remplacé.
    Le 31 mars 1942, le général Alan Brooke (depuis maréchal lord Alan Brooke), chef de l’État-Major Impérial britannique, notait dans son journal intime : « Ainsi s'achève ce premier trimestre d'une année cruciale, au cours de laquelle nous avons déjà perdu une grande partie de l'Empire britannique et sommes en bonne voie pour en perdre bien plus encore... Il y a des moments où je souhaiterais de n'être pas à la barre d'un navire qui semble foncer irrésistiblement sur les récifs... »
    Chaque jour, Brooke enregistre, dans ses carnets, de nouveaux désastres. L'Egypte est menacée par Rommel ; en Extrême-Orient, Hong-Kong et Singapour, Sumatra, Java et le sud de la Birmanie tombent les uns après les autres aux mains des Japonais. En bon patriote anglais, Brooke souffre dans sa chair de toutes ces amputations. Il a l'impression d'assister à l'effondrement d'un monde, qui, pour lui, n'est pas le « meilleur des mondes », qui est le seul monde possible. Sans l'Empire, le civis britannicus n'est plus rien qu'un pauvre bonhomme relégué dans les brumes d'un îlot insalubre. Et chaque lambeau d'Empire qui se détache est, en soi, une catastrophe ; chaque fois Brooke en énumère les conséquences spécifiques : « Sans la base de Singapour, comment conserver notre puissance maritime en Extrême-Orient ? Sans la route de Birmanie, comment maintenir nos liaisons avec la Chine ? Sans le pétrole et le caoutchouc des Indes orientales, comment soutenir notre effort de guerre ? Sans l'Inde et Ceylan, comment préserver notre économie ? Sans les puits de pétrole de l’ « Anglo-lranian »  , que deviendraient nos forces du Moyen-Orient ? Sans le canal de Suez et la vallée du Nil, c'en serait fait de nous, etc. »

    LA CROISADE DES DÉMOCRATIES, D'ABORD CONTRE L'HOMME BLANC
    Ces cris d'angoisse jalonnent, tout au long des années noires, les carnets de Brooke, ils finissent par former une sorte de litanie gémissante. Brooke est mieux placé que quiconque pour savoir ce que signifient, pour l'Angleterre, ces lointains pans de murs qui s'effondrent. Et, dans sa candeur de soldat, il n'imagine qu'un seul moyen de tout remettre debout, de tout sauver : la victoire.
    Cette victoire si incertaine et si passionnément souhaitée, elle a fini par venir. Point par la seule vertu des Britanniques, grâce à la plus fantastique coalition de tous les temps. Mais enfin, cette victoire est venue, les vœux d'Alan Brooke ont été exaucés, Churchill a pu parader, en brandissant, dans la fumée de son cigare, son index et son médius écartés en forme de V.
    L'Anglelerre avait gagné la guerre. Mais, parce qu'elle avait gagné cette guerre-là, elle a tout perdu. Nul ne se demande plus, à Londres, avec anxiété, ce que le pays deviendrait si Singapour, la Birmanie, les Indes orientales, l’lnde, Ceylan, Suez et la vallée du Nil lui échappaient. Ces questions-là sont réglées. Une bonne fois pour toutes, l'Empire est perdu. Pas par une Angleterre vaincue, par une Angleterre triomphante. Et précisément parce que l'Angleterre a triomphé, parce que la logique du triomphe des croisés antifascistes impliquait fatalement la défaite des hommes blancs, Anglais compris. Alors que sa défaite et la victoire de ses ennemis européens eussent impliqué la primauté des hommes blancs, Anglais - eux aussi - compris.
    Ni Brooke ni son chef Winston Churchill n'avaient voulu cela, bien sûr. Mais, si le premier n'avait pas à se poser la question de la pertinence de cette guerre, s'il n'avait rien d'autre à faire qu'à accomplir son devoir de soldat et à l'accomplir le mieux possible, avec toute son énergie et son intelligence, jusqu'à la victoire, il est malaisé, par contre, de ne pas juger sévèrement Churchill, qui, lui, est un homme politique et dont la fonction était de prévoir les conséquences politiques de cette guerre.
    Or, cette guerre, Churchill l'a voulue, au moins autant que Hitler et, sans doute, avec encore plus de passion. On ne le calomnie point en le constatant. Lui-même ne s'en est jamais caché. Il s'en fait gloire dans tous ses ouvrages. Il est fier de son bellicisme anti-munichois, fier d'avoir poussé de toutes ses forces au déclenchement du conflit, fier de s'être opposé ensuite à toute espèce de compromis, fier d'avoir mené les hostilités jusqu'à la capitulation sans conditions, jusqu'à la victoire totale.
    Mais une victoire se juge à ses résultats. Il est déjà fâcheux - cela arrive parfois - qu'une longue guerre s'achève sans véritables vainqueurs et que les morts du parti nominalement victorieux soient morts pour rien. Il est encore plus fâcheux qu'une guerre se termine par la défaite des vainqueurs et que les morts soient morts, en somme, pour que leur patrie soit estropiée. C'est le cas de la victoire anglaise de 39-45. À quoi ont abouti les sacrifices des soldats, des marins et des aviateurs du Royaume-Uni ? À ce qu'Albion amène prestement l'Union Jack au premier froncement de sourcils des fakirs en caleçons demi-longs de la non-violence hindoue. À ce qu'elle abandonne à une horde de pouilleux en babouches cette Égypte qu'elle défendit si tenacement contre les chars de Rommel. À ce qu'elle déguerpisse dare-dare des raffineries de l'Anglo-Iranian, de Singapour, des Indes orientales, de la route de Birmanie, de toutes ces positions que Brooke, penché avec angoisse sur ses cartes, au printemps de 1942, considérait comme vitales.
    On ne voit pas ce qu'une Angleterre, vaincue militairement, aurait pu perdre de plus. On voit, en revanche, ce qu'elle eût pu garder en se faisant la gérante d'un Empire européen.
    Churchill, dont on préparait fiévreusement les nécrologies ces dernières semaines dans toutes les salles de rédaction, fait peut-être encore figure de vainqueur dans la presse-issue. Pour l'histoire impartiale, il sera, il restera le fanatique obtus qui, pour anéantir le fascisme, a détruit l'Empire britannique.
    On se consolerait aisément de cet effondrement si toute notre civilisation d'homme blanc n'en était blessée à mort.
    Mais je le répète, la logique de cette croisade ne pouvait porter d'autres fruits. Mû par le même fanatisme antifasciste que Churchill, on sait les efforts frénétiques que fit le président Roosevelt pour pousser à bout les Japonais et les obliger à l'attaquer. L'idéaliste paralytique de la Maison Blanche invoquait la nécessité de sauver le marché chinois ! À qui est-il aujourd'hui le marché chinois ? À qui est la Chine ? Aux Bolcheviks. Ici aussi, la logique de la croisade a joué, implacablement.
    Et elle a joué aussi pour les satellites des deux grands fossoyeurs. Dans leur sillage, toutes sortes de roquets donnaient de la voix ; aboyaient les mêmes slogans antifascistes. Où sont-ils maintenant ? Qui se souvient encore des démocrates polonais, hongrois, roumains, bulgares et tchèques gorgés de promesses sonores, mais condamnés à l'anéantissement par la fatalité de l'alliance russe ?
    D'autres, sauvés par la géographie, n'ont pas péri, mais ils y ont laissé leurs provinces d'outre-mer. La Hollande avait un empire qui était une étonnante réussite coloniale. Il ne lui en reste plus rien. L'amitié de Churchill et de Roosevelt a fait son oeuvre.
    Dans ces conditions, ce qui est extraordinaire, ce n'est point que la France, gouvernée depuis quatorze ans par des hommes issus des studios de la B.B.C., ait perdu d'aussi énormes tronçons de son Empire, c'est qu'elle n'ait pas encore tout perdu, c'est qu'elle mette - contre la gigantesque coalition de ses ennemis de l'intérieur et de l'extérieur, contre Mauriac et contre Khrouchtchev - tant d'obstination à refuser de se laisser dépouiller.

    SI L'ON PERMETTAIT A DE GAULLE DE REVENIR, CE SERAIT POUR FOURGUER L'ALGÉRIE
    Dans cette affreuse débâcle de l'Occident, c'est encore la France - malgré ses chefs indignes - qui sauve le mieux l'honneur de l'homme blanc. Elle n'est pas partie d'Indochine honteusement, comme les Anglais de l'Inde et de l'Egypte. Et elle refuse de capituler, en Algérie, devant les néo-barbaresques qui, au mieux, feraient retomber ce pays dans une sauvagerie médiévale et, au pire, le livreraient à l’U.R.S.S.
    Reste à savoir combien de temps encore la France pourra résister à cette frénésie du renoncement.
    Il est grave que, dans l'actuel désarroi des politiciens ataxiques du Système, on recommence à prononcer un nom qui est le symbole même de notre suicide impérial, le nom d'un homme qui fournirait une couverture idéale à notre abdication africaine. Et il est grave que l'on prononce ce nom, précisément et seulement pour cela. Si l'on permettait à De Gaulle de revenir, ce ne serait pas pour réformer les institutions - d'ailleurs comment cet hurluberlu le pourrait-il ? - ce serait pour fourguer l'Algérie.
    Pour ce mauvais coup, un Mendès ne suffit plus. Il ne fait pas le poids. De Gaulle, lui, fait le poids. Il aurait des chances de faire accepter la purge. Il reste, pour pas mal de cornichons de la droite, le sauveur, le mainteneur, l'homme d'ordre (alors qu'en réalité, nul plus que ce microcéphale n'a contribué à plonger le pays dans le gâchis où il se trouve).
    Quant aux gens de gauche, communistes et progressistes qui seraient disposés à favoriser son retour, ils n'ont pas la sottise de se faire la moindre illusion sur la débilité mentale du personnage. Mais ils savent que, pour certaines besognes bien définies, qui, par-dessus tout, leur tiennent à cœur, on peut lui faire une confiance aveugle. Précisément parce que De Gaulle s'est totalement imbriqué dans l'affreuse logique qui a mené Roosevelt et Churchill à Yalta, qui a fait perdre la Chine aux Américains et perdre le Moyen-Orient et l'Extrême-Orient aux Anglais.
    Pour beaucoup de nos compatriotes, Mendès est l'incarnation française de cette braderie. C'est une injustice. Mendès n'a fait que suivre le mouvement. Le branle avait été donné par le discours de Brazzaville. Et le premier coup de pioche dans l'Empire que Pétain conservait intact, c'est De Gaulle qui le porta lorsqu'il envahit, en 1941, la Syrie et le Liban en promettant l'indépendance à ces territoires alors pacifiés, puis, en 1945, lorsqu'il évacua sans gloire, sans ébauche de résistance ces mêmes territoires, sur un ultimatum insultant de son ami Churchill.
    Toutes les autres démissions du Système étaient en puissance dans cette démission-là. On le sait à L'Express, à France-Observateur, à Témoignage chrétien. On sait aussi que, si quelques autres paladins de la croisade antifasciste - Bidault et Soustelle, par exemple - ont subi une évolution qui les fait régulièrement traiter de "fascistes" par les gardiens de l'orthodoxie, M. De Gaulle, lui, n'a pas varié. Lorsqu'il reçoit des copains à Colombey, ce sont MM. Vinogradov, Masmoudi et Roger Stéphane, c'est-à-dire le représentant des bourreaux de Budapest, l'ambassadeur du pays qui arme les assassins de nos soldats et un journaliste inculpé de trahison.
    Oui, pour la liquidation de l'Algérie et l'installation des Soviets à Bizerte, M. De Gaulle est bien le right man. Dans sa retraite de la Côte d'Azur, le vieux Churchill, fossoyeur de l'Empire anglais, peut être fier de son élève. La croisade des démocraties continue. Contre la France.
    ✞ Pierre-Antoine COUSTEAU. Article paru dans le numéro 373 de RIVAROL le 6 mars 1958.

    Écrits de Paris mai 2011

  • La détention d’armes à feu aux Etats-Unis

    « Les fusillades sont très fréquentes aux États-Unis, où la détention d’armes à feu est un droit constitutionnel, même si des associations tentent en vain de changer la législation. »

    Telle est la conclusion de la dépêche AFP, suite au drame récent à Newtown, dans le Connecticut, reprise en cœur par les sites d’informations des médias dominants.

    On retrouve ainsi l’analyse habituelle concernant les très ébruitées fusillades ayant lieu outre-Atlantique. Comme dans le fameux documentaire Bowling For Columbine de Michael Moore, un lien direct – et quasi-exclusif – est présenté entre ces affreux faits divers et la détention partiellement libre d’armes à feu aux États-Unis.

    Depuis plusieurs décennies, de nombreuses organisations, américaines ou « internationales », s’activent pour combattre les lois autorisant la détention d’armes aux États-Unis, par les voies légales et médiatiques. Comme le note le militant pro-guns Wayne LaPierre dans son ouvrage Guns Freedom and Terrorism (2003), tous les événements impliquant des armes à feu, fusillades, accidents, et même terrorisme, sont l’occasion pour les lobbies anti-armes de se manifester en puissance. De l’autre coté, de nombreuses associations américaines s’acharnent à combattre de manière souvent radicale toute réduction de l’accessibilité aux armes à feu, en utilisant des termes sans nuance, tels que « Liberté » ou « Tyrannie ».

    Face à cette situation, il parait pertinent de s’interroger. Tout d’abord, pourquoi des organisations parfois extra-nationales (et donc peu concernées) s’engagent-elles dans ce débat de manière si obstinée ? Et de la même façon, pourquoi une résistance si obtuse, à base de millions de dollars, de réseaux d’action, de manifestations voire d’actions violentes de la part du peuple américain pour sauvegarder ce Droit, dans une nation normalement « sécurisée » par les forces publiques ? Cette résistance, que nous nous permettrons de qualifier de populaire, ne mériterait-elle pas d’être observée, comprise dans ses fondements ? Peut-être, par comparaison, pourrions-nous trouver dans ces actions un enseignement utile pour nous, citoyens européens, citoyens français ? C’est ce que nous nous proposons d’étudier.

    En premier lieu, très rapidement, nous noterons la faiblesse des habituels arguments contre la détention d’armes aux États-Unis. Nous noterons ensuite que ce droit, défendu farouchement, va plus loin qu’une simple réaction de peur et de violence d’individus simples et paranoïaques voulant tirer à vue sur un intrus qui n’en est peut-être pas un. Ayant compris qu’il s’agit d’une volonté populaire de préservation de la Liberté et de l’authenticité culturelle, nous verrons en quoi ce combat, sur sa forme comme sur son fond, devrait être compris et « imité » – sur d’autres sujets – par les citoyens de la nation française.

    En tant que Français, un des premiers sujets sur lequel on souhaite interroger un Américain de la campagne profonde, lorsqu’on le rencontre, c’est son étrange volonté de porter des armes. Nous avons donc ouvert le sujet avec Matt, Américain d’une quarantaine d’années, détenteur d’armes et proche de la NRA [1]. En bon Français provocateur, nous lui avons fait remarquer que les armes sont des engins de morts, dont la nature unique est de tuer nos semblables. Il répondit alors tranquillement qu’il « existe des événements malheureux, choquant l’opinion, où les armes ont pris des vies, mais aucune statistique n’existe sur les vies qu’elles ont préservées ».

    Cette réponse nous laissa interdit, et approbateur. Plus tard, en nous documentant, nous avons découvert que notre ami n’avait tort que sur un point : il existe bien des statistiques illustrant son argument. L’étude de Lott et Mustard, Crime, Deterrence and Right-Carry Concealed Handguns, est connue pour avoir prouvé statistiquement que l’ouverture de la détention d’armes en Floride avait fait baisser la criminalité. L’étude cite différents travaux, montrant ainsi que, en fonction des critères et des méthodes de calculs, de 100 00 à 500 000 crimes seraient évités chaque année grâce au fait que la victime ait manifesté sa possession d’armes à feu.

    Une législation ouverte sur la détention d’armes, en plus de « guérir », permet surtout de « prévenir » la criminalité et la délinquance, tout délinquant ayant à prendre en compte l’éventuelle capacité de feu de sa victime. Ainsi, toujours dans l’étude de Lott et Mustard, on apprend que les « hot burglaries » (cambriolages se produisant avec la présence des occupants, et donc souvent accompagnés de violences) ne représentent que 13 % des cambriolages aux États-Unis, où le port d’armes est facilement accessible, contre 50 % des cambriolages en Europe.

    Quant aux statistiques élevées de morts par balle (le fameux chiffre des 11 000 présenté dans le documentaire de Michael Moore), nous proposons qu’une étude détaillée des circonstances de ces décès soit faite. La ghettoïsation des USA, pays ou la régulation sociale est parfois complètement abandonnée, génère de nombreux crimes « mafieux » dans des zones de non-droit, gonflant ainsi cette statistique. Ces crimes supposant l’usage illégal d’armes non déclarées n’ont cependant rien à voir avec le débat de la détention légale d’armes.

    En effet, nous ferons remarquer qu’en France, malgré une législation de contrôle assez stricte, l’apparition de zones de non-droit et la multiplication de « règlements de compte » semblent être d’actualité, suivant ainsi la triste évolution des zones urbaines, déjà bien aboutie aux États-Unis, nation leader dans les horreurs socioculturelles et sociétales de notre modernité occidentale.

    Pour aller plus loin sur les éléments statistiques au sujet du port d’armes, nous proposons au lecteur de se porter sur les ouvrages de LaPierre et l’étude de Lott et Mustard, véritables synthèses sur le sujet. Il s’agissait ici surtout dans un premier temps d’affirmer que la question de la détention d’armes est un faux débat. Si l’arme était la principale responsable d’un crime commis par un aliéné, comme récemment au Colorado, dans le Wisconsin ou celle trés récente de Newtown, les médias devraient alors s’interroger sur la facilité d’accès aux armes, illégales et légales, en Europe lors des « affaires » qui nous concernent, comme pour le massacre norvégien [2], l’affaire Merah, les règlements de compte de Grenoble ou de Marseille, ou encore l’affaire Dupont de Ligonnès à Nantes. (Rappelons-le d’ailleurs, les différences entre pays occidentaux ne marquent pas une barrière claire entre le droit d’être armé ou non, mais une palette de contraintes à l’accès et des larges variantes dans la légitimité de d’utilisation.) Ce manque de réciprocité dans l’analyse de sujets similaires en dit assez sur la validité de leurs conclusions.

    Intéressons-nous à présent à cet acharnement d’une minorité populaire à maintenir absolument l’accès aux armes. L’opposition violente et durable des associations pro-guns contre le Brady Handgun Prevention Act de 1994 est un bon exemple de leur détermination. Cette loi visait simplement à réaliser quelques contrôles de casier judiciaire sur les citoyens demandant l’acquisition d’une arme. Rien de bien restrictif, et pourtant les associations se sont battues sans répit, au point d’ailleurs de réussir à faire modifier intégralement la proposition de loi.

    L’argument premier avancé par les défenseurs du port d’armes est le maintien de la « liberté », garantie constitutionnellement (Deuxième Amendement). À première vue l’invocation de la liberté paraît étrange, mais elle est en réalité très sensée si l’on se souvient par exemple de l’apport de Hegel à ce sujet. La société permet d’accéder à la liberté véritable car ces règles de conduite, ses lois, régissent les rapports aux hommes et assure la sécurité des personnes et de leurs biens. On évite ainsi la situation inévitable d’une absence de règle : l’État de nature, qui est pour Hegel l’arbitraire pur [3] La société est donc la liberté par la sécurité au sens large.

    Au regard de la conception initiale et traditionnelle des Américains concernant la société, où l’État est une notion abstraite ou secondaire [4] placée derrière l’initiative et la responsabilité individuelle, il est absolument cohérent qu’un Américain attaché à ses racines refuse d’accepter qu’un « gouvernement », potentielle tyrannie à ses yeux, soit en charge de la sécurité de sa famille à sa place. La sécurité des siens, c’est la liberté par la préservation de la vie, et ceci est du ressort de la responsabilité de chaque individu. Interdire à ces derniers la détention libre d’armes revient à « protéger les criminels et les despotes », nous dit Ron Paul.

    En tant que Français, notre tradition et conception de la société est cependant différente. Notre nation porte l’idée d’un pouvoir étatique fort, centralisé, veillant à une population avec un esprit davantage collectiviste. Dans ces conditions, nous ne pensons pas que, sur le plan conceptuel, le port d’armes généralisé soit cohérent avec notre tradition nationale. Pour autant, l’entêtement populaire américain à conserver ce droit fondamental peut être pour nous une source de réflexion, sur le fond, mais aussi sur la forme.

    Le rappel de la conception de Hegel au sujet de l’intérêt de vivre en société nous amène à un jugement sévère de notre situation actuelle en France. Il ne semble pas, dans le fait, que le gouvernement s’inquiète de la sécurité de ses concitoyens honnêtes, tant il laisse les armes proliférer au sein du petit banditisme. Il nous paraît inutile de nous étendre sur l’évidente gravité de la situation socio-économique française ; nous nous contenterons de noter que les Français se retrouvent aujourd’hui face à une double insécurité : l’évidente insécurité physique bien sûr, mais aussi une insécurité économique. Par la réorganisation du monde du travail, les travailleurs les moins qualifiés sont devenus des « outsiders », enchaînant emplois précaires et chômage, sans garantie de futur professionnel (et donc de structuration personnelle). Les lecteurs avertis sauront en quoi ces deux insécurités sont d’ailleurs intimement liées, à travers l’avancée du mondialisme.

    Ceci amène certains citoyens Français à « quitter » quelque peu cette société qui n’assure plus à sa famille les fondamentaux inhérents au but même de la vie en collectivité, et à rechercher une certaine autonomie, une reprise en main individuelle, justement très caractéristique de l’esprit américain dans son authenticité populaire. Nombreux sont ceux qui s’intéressent à la possession d’armes (sans pour autant en faire une question politique) et l’accompagnent en toute logique d’autres réorientations comportementales : redécouverte des métiers manuels traditionnels, recherche d’un lieu de vie éloigné des milieux urbains, refus de l’endettement, consommation identitaire, alimentation plus saine et « désintermédiée »…

    La démarche est souvent naturelle, comme faite par réflexe, mais chez de nombreuses personnes il s’agit d’une évolution voulue et construite. Dans la bouche de ces dernières apparaissent les termes « survivalisme », « retour aux sources », « ré-enracinement », « autonomie ». Ces dynamiques sont à la fois des réactions de protection face à un monde contemporain douteux tel que décrit plus haut, et des volontés profondes de rétablir des liens avec le réel et le passé que l’absurdité mondialiste et consumériste a détruits.

    Pour le jeune cadre urbain d’aujourd’hui, toutes ces dynamiques sont « che-lou », « useless » et typiques des « beaufs » voire des « fachos ». Rechercher l’accomplissement de soi en dehors du plaisir immédiat de boites de nuit, c’est « relou », les armes sont un truc de « parano », la vie en dehors des grandes villes c’est « chiant » et réservé aux « bouseux ». Il est assez logique que le jeune branché d’aujourd’hui, aliéné par l’hédonisme égoïste caractéristique de son époque, n’arrive pas à comprendre ce qui pousse quelqu’un à faire de la sécurité de sa famille une priorité. Il ignore avec condescendance les projets de vie qui diffèrent du sien, comme il ignore la détresse de certains de ses compatriotes, qui ont vu leur sécurité physique et économique balayée par un mondialisme féroce et apatride. Loin du destin du « beauf » de Valenciennes, Roubaix ou autre ville ravagée, le jeune branché jouit matériellement d’un monde dans lequel il est momentanément gagnant, étant correctement payé par une grosse structure justement vecteur de l’avancée mondialiste, comme une grande banque par exemple, ou une entreprise œuvrant dans les « technologies de la nomade attitude », ou l’on ne sait quelle autre activité stérile.

    Pourtant, la réalité pourrait lui rappeler un jour qu’il n’est que l’esclave heureux et déshonoré du système qu’il adule. La pérennité de son pouvoir d’achat dépend d’une structure monétaire au bord de l’agonie. Sa sécurité physique n’est que fébrilement garantie, par quelques agents de police que l’État arrive encore tout juste à payer pour surveiller le luxueux quartier où il s’est empressé d’emménager. L’absence de sens, sur tous les plans, de notre monde d’aujourd’hui, ne peut qu’aboutir un jour ou l’autre à une affreuse descente aux enfers, brutale, ou plutôt, comme le soutien Michel Drac, progressive, dans la continuation de la déliquescence actuelle [5] .

    Les parties I et II de Survivre à l’effondrement économique de Piero San Giorgio donnent suffisamment d’éléments neutres et factuels pour considérer un écroulement de nos sociétés occidentales dans leur quasi intégralité comme fortement probable. À quel horizon ? « Je me mouille, ce sera entre 2012 et 2020 », nous dit, avec pertinence, Piero San Giorgio.

    Auparavant aveugle aux malheurs des premières victimes directes du mondialisme et à l’abjection morale de nos sociétés, le jeune cadre branché, touché en plein « cœur », prendra alors peut-être conscience. Il se dira qu’il a eu tort de tout miser sur sa « coolitude » et les « applis » de son « Iphone ». Peut être sentira-t-il alors enfin ce désir naturel d’autonomie, ce réflexe qui finalement reste à l’esprit de la minorité américaine authentique, cette volonté de maîtrise du concret et de l’environnement immédiat typique de l’esprit pionnier. Seulement, il sera peut-être aussi trop tard. La porte du « beauf parano », à cet instant, sera peut-être fermée. Et bien gardée.

    Pour quitter l’aspect purement pratique, intéressons-nous aussi au mouvement de résistance pro-guns américain sur la forme. Ce qui semble inspirer cette résistance est avant tout une volonté de conservation d’un droit inhérent à leur histoire nationale. Sa nature constitutionnelle en fait en substance un « principe fondateur », et une vraie particularité nationale. Peut-être devriez-nous nous aussi, du côté français, veiller à la conservation (ou la restauration ?) de certains de nos principes fondateurs, de nos particularités nationales qui ont fait la force et la survie de notre nation, à travers 1 500 ans d’existence [6]. Attention, nous ne faisons pas là un simple caprice de patriote, rêvant une France ancrée dans sa tradition et s’y appuyant pour préparer l’avenir (même si, finalement, il nous paraît assez évident que l’épanouissement d’un peuple suppose forcement cette démarche et que pourtant, le système médiatico-économique actuel insulte les passés européens et ne présente aucun projet pacifique d’avenir commun à l’échelle national).

    Si nous en appelons à une réflexion sur notre nature nationale propre, c’est parce qu’il s’agit d’une nécessité cruciale dans le cas français. Comme le notait déjà Ernest Renan (dans Qu’est ce qu’une Nation ? , 1882) [7], la nation française ne repose pas sur une unicité d’ordre ethnique, géographique ou religieuse. La France est avant tout une volonté, un rassemblement par les valeurs, et nous en déduisons qu’elle nécessite un pouvoir populaire fort et centralisé, une approche juste et fédératrice de son histoire ainsi qu’un projet commun clairement défini. Dans ces conditions seulement, la pluralité de la France devient une force. À l’inverse, elle peut provoquer un éclatement singulièrement violent. Et ceci est d’autant plus vrai aujourd’hui, du fait de l’accroissement des diversités nationales. La redéfinition d’une France exaltant son identité profonde et authentique est donc une obligation, si l’on veut éviter demain un chaos national que subiront les générations futures.

    La mort du pouvoir économique et politique national à travers l’Union européenne, l’insulte constante, économique ou symbolique [8] faite à la France des campagnes [9], les inutiles attaques perfides lancées contre l’Église et la foi catholiques, le déracinement du travailleur, la braderie de la Nationalité Française [10] la destruction de la cellule familiale, etc., sont autant d’exemples de l’émiettement de notre authenticité nationale, mais aussi du bon sens que nous enseigne notre histoire. Ces évolutions participent du modernisme mondialiste, elles nous sont vendues comme étant le « progrès » ultime et irrémédiable. Mais une question essentielle se présente : mènent-elles au bonheur de nos enfants ?

    Finalement, quid de la détention d’armes aux USA ? Et bien laissons donc les Américains défendre leur authenticité comme ils l’entendent, et occupons nous de défendre la nôtre.

    Léon Saint-Quay http://www.egaliteetreconciliation.fr

    [1] National Rifle Association, principale association pro-guns américaine

    [2] Jean-marie Le Pen avait indirectement posé cette question en jugeant irresponsable le fait qu’aucun policier ne fût armé pour mettre rapidement fin au massacre. Les medias s’était insurgés, sans pour autant apporter le moindre argument contradictoire valable.

    [3] Éléments développés en particulier dans le cours que Hegel donnait au lycée de Nuremberg, Propédeutique Philosophique.

    [4] Voir, entres autres, l’ouvrage The American Story de Garet Garrett.

    [5] À retrouver dans les propos de M Drac, reçu le 13 Avril 2012 par l’Action Française et le Cercle Jacques Bainville : http://www.dailymotion.com/video/xq....

    [6] Implicitement, nous proposons donc ici comme date de naissance de la nation francaise le baptême de Clovis. Nous avons bien conscience que cette considération peut faire l’objet de tout un débat qui est pour nous d’ailleurs ouvert.

    [7] Renan donne en réalité cette définition pour le concept de Nation en général. Nous le jugeons cependant absolument conforme à la réalité française en particulier. Pour d’autres nations, comme par exemple le cas allemand, nous pensons que d’autres approches parfois avancées sont elle aussi recevables.

    [8] Nous en profitons pour saluer l’excellent article paru dans le numéro de septembre 2012 de Salut public qui répondait à un billet nauséabond et méprisable sur les campagnes paru dans Technikart en mai 2012.

    [9] On admettra que la France est une nation qui tire son identité et sa force de sa ruralité. Pour les aspects économiques, de nombreux éléments chiffrés sur la prédominance rurale dans le développement français se retrouvent dans La Révolution industrielle 1780-1880 de Jean-Pierre Rioux, 1971.

    [10] Nous pensons ici, entre autres, au Droit du sol.

  • L’accès aux armes diminue la criminalité !

    Tuerie de Newtown. Après l’émotion, le débat. Après les larmes d’Obama, une loi interdisant la vente de certaines armes aux USA ? Mais quid du deuxième amendement qui prévoit le droit du peuple à se défendre ? En France, beaucoup ont du mal à comprendre l’attachement du citoyen américain à ses armes (comme à la peine de mort d’ailleurs). La National Rifle Association et ses 4,2 millions de membres seraient des barbares. Et Clint Eastwood, quasiment un facho. Pourtant, après chaque tuerie, les Américains sont davantage à se ruer dans les armureries qu’à réclamer un contrôle plus strict. Extraits du livre de notre contributeur Paul Lycurgues, « Aux armes citoyens ! Plaidoyer pour l’autodéfense » (éditions Mordicus). Seconde et dernière partie.

    […] Les auteurs américains, qui s’intéressent depuis longtemps à la question du rapport entre crime et armes à feu, n’ont jamais pu démontrer de corrélation positive entre les deux. Il y aurait au contraire, pour certains, une corrélation négative ; l’accès aux armes ferait ainsi diminuer la criminalité !

    L’étude la plus complète à ce jour sur le lien entre les taux de criminalité et de possession d’armes à feu aux États-Unis a été réalisée par un économiste de renom, le Dr. John Lott. Le travail de Lott 1 est remarquable pour plusieurs raisons. D’abord, il a résisté à un féroce débat contradictoire depuis sa publication : de l’aveu même de certains de ses contradicteurs, sa méthodologie (trop complexe pour être détaillée ici) est scrupuleuse, et ses résultats sont généralement considérés comme solides. Ensuite, parce qu’il met en évidence une nette diminution de plusieurs catégories de crimes immédiatement après le vote, dans certains États, de législations autorisant le port d’arme dissimulée. L’effet dissuasif semble être la principale raison de ce phénomène : moins que la perspective d’une interpellation, c’est la possibilité que leurs victimes soient armées qui semble principalement décourager les criminels 2.

    En effet, même le plus irréfléchi des délinquants effectue, plus ou moins consciemment, un calcul coût / bénéfice avant d’entreprendre une activité illicite. Plus le bénéfice escompté est important (produit du vol ou du trafic) et le coût potentiel bas (le risque d’une courte peine de prison, probablement non exécutable du fait de la surpopulation carcérale actuelle), plus son intérêt à opérer croît. En augmentant le coût potentiel des activités criminelles, on réduit aussi mécaniquement l’intérêt à violer la loi. C’est exactement le même principe qui a empêché jusqu’ici l’éclatement d’un troisième conflit mondial après l’entrée dans l’ère atomique : le coût potentiel d’un conflit est devenu si élevé que toute grande guerre d’agression entre puissances nucléaires est devenue impossible.

    Ainsi, une évidence saute aux yeux : les armes ne « créent » pas de crime. Les pays dans lesquels circulent le plus d’armes à feu ne présentent pas de taux de criminalité particulièrement élevés. Plus ennuyeux pour nous autres, Français : le contrôle strict des armes à feu ne réduit pas la criminalité, pas plus qu’il n’empêche les criminels et psychopathes violents de se procurer les armes nécessaires à leurs forfaits. Le cas de Richard Durn qui, au conseil municipal de Nanterre, avait massacré 8 personnes et en avait blessé 19 autres, nous a tragiquement rappelé cette évidence. Les banlieues françaises les plus « chaudes », selon le criminologue Xavier Raufer, « grouillent d’armes lourdes » 3 ; de l’aveu même de la police, le niveau de violence des braquages s’est considérablement accru depuis 10 ans. En somme, si l’on peut donc reconnaître un effet aux législations sur les armes, c’est bien d’avoir réservé de facto le monopole des armes à la police et aux criminels. Les honnêtes gens, eux, sont plus désarmés que jamais, alors même que la police n’a jamais été aussi peu capable de les protéger.

    1.Lott, John Jr, « More Guns, Less Crime: Understanding Crime and Gun Control Laws » – University of Chicago Press. ↩
    2.Une conclusion que tirent également Rossi et Wright dans leur magistral « Armed and Considered Dangerous : A Survey of Felons and Their Firearms » (Aldine Transaction, 1986). De l’aveu même de milliers de criminels interrogés par les auteurs, une victime potentiellement armée est le principal facteur dissuasif dont les criminels admettent tenir compte. ↩
    3.Interview, La Libre Belgique, 2001. ↩

    Paul Lycurgues, dans Boulevard Voltaire

    http://fr.altermedia.info

  • Qu’est-ce que la guerre ?

    “La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens.” Si cette affirmation de Clausewitz était fondée, le monde serait plus facile à comprendre. Clausewitz, un vétéran prussien des guerres napoléoniennes, qui consacra ses années de retraite à rédiger ce qui allait devenir le plus fameux ouvrage sur la guerre Von Griege (De la guerre), écrivit en effet que la guerre est la continuation des “relations politiques (des politischen Verkehrs) mélangée à d'autres moyens” (mit Einmishung anderer Mittel).

     

    L'allemand original exprime une idée plus subtile et plus complexe que les traductions fréquemment proposées. Malgré ce problème, la pensée de Clausewitz demeure incomplète. Elle suppose l'existence d'États, d'intérêts nationaux, et de calculs rationnels sur la manière de les mener à bien. Mais la guerre est antérieure de plusieurs millénaires à l'État, à la diplomatie et à la stratégie. Elle est presque aussi vieille que l'homme lui-même, et plonge ses racines jusqu'au plus profond du cœur humain, là où le moi érode la raison, où l'orgueil prévaut, où l'émotion est souveraine et l'instinct roi. “L'homme est un animal politique”, disait Aristote. Clausewitz, disciple d'Aristote, se contenta de dire que l'animal politique est un animal qui fait la guerre. Il ne se hasarda pas non plus à aborder l'idée selon laquelle l'homme est un animal pensant dont l'intellect commande le besoin de chasser et l'aptitude à tuer.

     

    Cette idée n'est pas plus facile à envisager pour l'homme moderne qu'elle ne l'était pour un officier prussien, petit-fils d'un pasteur et élevé dans l'esprit du XVIIIe siècle, le siècle des Lumières. Malgré toute l'influence que Freud, Jung et Adler ont exercée sur nos conceptions, nous avons conservé les valeurs morales des grandes religions monothéistes qui condamnent le meurtre de nos semblables en toutes circonstances, sauf les plus extrêmes. Ce que nous dit l'anthropologie, et que sous-entend l'archéologie, c'est que nos ancêtres non civilisés pouvaient avoir été des créatures sanguinaires. La psychanalyse tente elle aussi de nous persuader que le sauvage affleure en chacun d'entre nous. Nous n'en préférons pas moins reconnaître l'humanité de notre nature dans la conduite quotidienne de la majorité civilisée de l'époque moderne – imparfaite, il est vrai, mais certainement coopérative et fréquemment bienveillante. La culture semble être, à nos yeux, le facteur le plus déterminant du comportement humain. Dans l'impitoyable querelle académique entre nature et culture, c'est l'école prônant la théorie de la culture qui rencontre la plus grande adhésion. Nous sommes des animaux culturels et c'est la richesse de notre culture qui nous permet d'accepter notre indubitable potentiel de violence, tout en croyant malgré tout que cette violence est une aberration culturelle. Les leçons de l'histoire nous rappellent que les États où nous vivons, leurs institutions, leurs lois même, sont parvenus jusqu'à nous par une succession de conflits, souvent de la plus sanglante espèce. Notre ration quotidienne de nouvelles parle de sang versé, parfois dans des régions toutes proches de notre patrie, et dans des circonstances qui vont totalement à l'encontre de notre conception de la normalité culturelle. Nous parvenons malgré tout à placer les leçons respectives de l'histoire et de l'actualité dans une catégorie particulière et bien distincte, celle du différent qui ne ternit en rien nos espérances pour le monde de demain et d'après-demain. Nous nous persuadons que nos institutions et nos lois ont suffisamment entravé le potentiel humain de violence pour que celui-ci, dans son expression quotidienne, s'en trouve légalement condamné ; toutefois, dans le cadre des institutions de l'État, ce même potentiel sera utilisé et adoptera le statut particulier de “guerre civilisée”.

     

    Les limites de la guerre civilisée sont définies par deux types humains antithétiques, le pacifiste et le “porteur d'armes légal”. Le porteur d'armes légal a toujours été respecté, ne serait-ce que parce qu'il a les moyens de l'être ; le pacifiste, lui, s'est vu reconnu au cours des 2000 ans de l'ère chrétienne. Leur réciprocité s'exprime dans le dialogue échangé entre le fondateur du christianisme et un soldat de métier romain qui lui demandait de guérir, d'une parole, l'un de ses serviteurs : “Moi qui n'ai rang que de subalterne”, confie le centurion au Christ, lequel s'émerveille de sa foi. Cette foi, le centurion, en tant que soldat, la considérait comme un complément au pouvoir légal qu'il personnifiait. Peut-on supposer que le Christ reconnaissait le statut moral du porteur d'armes légal, qui doit vouer sa vie aux exigences de l'autorité et peut ainsi se comparer au pacifiste prêt à se sacrifier plutôt qu'à violer ses propres convictions ? C'est une pensée complexe, mais que la culture occidentale ne trouve pas difficile à assimiler. De la sorte, le soldat de métier et le pacifiste engagé parviennent à coexister – parfois très intimement : dans le Commando 3, l'une des unités britanniques les plus coriaces de la Seconde Guerre mondiale, les brancardiers étaient tous des pacifistes ; mais ils étaient considérés avec le plus grand respect par leur commandant, à cause de leur bravoure et de leur disponibilité au sacrifice. La culture occidentale ne serait en effet pas ce qu'elle est si elle ne respectait pas à la fois le porteur d'armes légal et celui pour qui le seul fait de porter une arme est intrinsèquement illégitime. Notre culture n'est pas avare de compromis et elle est parvenue ainsi, en ce qui concerne le problème de la violence publique, à en déprécier les manifestations tout en légitimant son usage. Le pacifisme a été élevé au rang d'idéal. Le port légal d'armes – selon un strict code d'éthique militaire et dans le corpus d'une législation humanitaire – a été, lui, accepté comme une nécessité pratique.

     

    “La guerre comme continuation de la politique” fut la formule choisie par Clausewitz pour exprimer le compromis adopté par les États qu'il connaissait. Elle respectait leur morale dominante – souveraineté absolue, diplomatie organisée et traités légalement contraignants – tout en permettant au principe d'intérêt national de s'imposer. Bien que n'admettant pas l'idéal pacifiste, que le philosophe prussien Kant commençait seulement à transférer de la sphère religieuse à celle de la politique, elle opérait cependant une nette distinction entre le porteur d'armes légal et le rebelle, entre le mercenaire et le brigand. Elle présupposait un niveau élevé de discipline militaire et un impressionnant degré d'obéissance des subordonnés vis-à-vis de leurs supérieurs hiérarchiques. Elle escomptait que la guerre suivrait des formes étroitement définies – siège, bataille rangée, escarmouche, raid, missions de reconnaissance, de patrouille et d'avant-postes –, chacune possédant ses propres conventions admises. Elle présumait que la guerre avait un commencement et une fin. Mais elle ne se rapportait pas à une guerre sans début ni fin, à une guerre endémique ignorant la notion d'État, ni à des populations encore non étatisées pour lesquelles il n'existait pas de distinction entre le porteur d'armes légal et le porteur d'armes illégal puisque tous ses représentants mâles étaient a priori des guerriers. Cette dernière forme de guerre a prévalu durant de longues périodes de l'histoire de l'humanité et, indirectement, a toujours empiété sur la vie des États civilisés, finissant même par être récupérée à leur usage grâce au recrutement de troupes “irrégulières”, dans les rangs de la cavalerie légère ou de l'infanterie. Les officiers des États civilisés préféraient détourner les yeux devant les méthodes illégales et non civilisées employées par ces soldats irréguliers pour s'enrichir lors des campagnes, ils se voilaient la face devant leurs formes barbares de combat. Et pourtant, sans leurs services, les armées surentraînées au sein desquelles Clausewitz et ses compagnons avaient été formés auraient été difficilement en mesure de garder leurs positions. Toutes les armées régulières, y compris celles de la Révolution française, ont recruté des irréguliers pour des patrouilles, des escarmouches ou des missions de reconnaissance. Le développement de ces forces – Cosaques, “chasseurs”, Highlanders, “frontaliers”, hussards – a été l'un des aspects les plus caractéristiques de l'histoire militaire du XVIIIe siècle. Les autorités policées qui les utilisèrent choisirent de jeter un voile sur leurs mises à sac, leurs pillages, leurs viols, meurtres, enlèvements et extorsions coutumiers, et sur leurs actes de vandalisme systématique. Ils préféraient ignorer cette forme de guerre plus ancienne et plus répandue que celle qu'ils pratiquaient eux-mêmes ; “la guerre… une continuation de la politique”, voilà une pensée qui, une fois formulée par Clausewitz, s'avérait capable d'offrir à l'officier qui s'interrogeait un abri philosophique commode et de lui épargner une confrontation avec les aspects plus archaïques, plus sombres et plus fondamentaux de son métier.

     

    Mais Clausewitz était lui-même à moitié convaincu que la guerre était entièrement ce qu'il en affirmait. Au début de l'un de ses plus fameux passages, il suggère que “les guerres des peuples civilisés sont moins cruelles et destructrices que celles des sauvages”. Mais il n'approfondit pas cette pensée car, avec toute la puissance philosophique dont il disposait, il s'efforçait de faire accepter une théorie universelle de ce que la guerre devait être, et non de ce qu'elle était et avait été en réalité. Il y réussit très largement. Les hommes d'État et le commandement suprême s'appuient toujours sur les principes de Clausewitz pour la pratique de la guerre. Mais, lorsqu'il leur faut en décrire fidèlement la réalité, le témoin oculaire et l'historien doivent s'écarter de la méthodologie clausewitzienne, bien que son auteur ait été lui-même simultanément un témoin et un historien de la guerre, et qu'il ait dû observer ou pu consigner dans ses écrits quantité de choses sans rapport avec ses théories. “Sans une théorie, les faits demeurent silencieux”, a écrit l'économiste F.A. Hayek. C'est peut-être vrai des froides réalités de l'économie, mais les faits de guerre, eux, ne sont pas froids. Ils brûlent de la chaleur des feux de l'enfer. Au soir de sa vie, le général William Tecumseh Sherman, qui avait incendié Atlanta et livré aux flammes une bonne partie des États du Sud américain, formula exactement cette idée en des termes amers devenus par la suite presque aussi célèbres que ceux de Clausewitz : “Je suis fatigué et dégoûté de la guerre. Sa gloire n'est que pacotille… La guerre, c'est l'enfer.”

     

    Clausewitz avait vu les feux infernaux de la guerre, il avait vu Moscou brûler. L'incendie de Moscou fut le plus grand désastre matériel des guerres napoléoniennes, un événement à l'échelle européenne d'un impact psychologique proche de celui provoqué par le tremblement de terre de Lisbonne en 1755. À une époque de grande spiritualité, la destruction de Lisbonne fut ressentie comme une terrible manifestation de la toute-puissance divine, elle suscita un réveil religieux à travers le Portugal et l'Espagne. Aux temps de la Révolution, la destruction de Moscou fut considérée comme une manifestation de la puissance humaine, ce qu'elle était bien, en effet. On la considéra comme un acte délibéré – Rostopchine, gouverneur de la ville, s'en attribua le crédit tandis que Napoléon chassait et exécutait les incendiaires présumés – mais Clausewitz, curieusement, ne put admettre que cet incendie fut une action politique volontaire, un cinglant démenti à la victoire napoléonienne. Il écrivit au contraire : “Que les Français n'en aient pas été les agents, j'en étais fermement persuadé ; que les autorités russes fussent responsables de cet acte ne m'apparut guère plus fondé.” Il préféra se persuader qu'il s'agissait d'un accident.

     

    “La confusion que je constatai dans les rues de Moscou lorsque l'arrière-garde les traversait et ce fait que les premières colonnes de fumée se sont élevées tout d'abord dans les faubourgs extérieurs qu'occupaient encore les Cosaques m'avaient convaincu que l'incendie de Moscou avait été une conséquence du désordre et de l'habitude prise par les Cosaques de piller sérieusement tout ce qu'il fallait abandonner à l'ennemi et d'y mettre ensuite le feu. [.. .] C'est, dans tous les cas, un des faits les plus singuliers de l'histoire qu'une action à laquelle l'opinion commune attribue une si grande influence sur le sort dela Russie reste sans père comme le fruit d'un amour défendu et demeurera toujours selon toutes probabilités, comme voilée de mystère.”
    Pourtant Clausewitz aurait dû savoir qu'il n'y avait rien de vraiment accidentel dans cet acte “sans père” que fut l'incendie de Moscou, pas plus que dans aucune des nombreuses autres pratiques illégales qui marquèrent, en 1812, la campagne de Russie. La présence des Cosaques garantissait à elle seule une orgie de pillages, d'incendies, de viols, de meurtres et une bonne centaine d'autres atrocités ; pour les Cosaques, la guerre n'avait en effet rien de politique, elle était une culture et une façon de vivre.
    Soldats du tsar, les Cosaques étaient en même temps rebelles à l'absolutisme tsariste. L'histoire de leurs origines se pare de mythologie et il ne fait aucun doute qu'au fil du temps, ils y ont eux-mêmes contribué. L'essence de ces mythes est à la fois simple et réelle. Les Cosaques – mot dérivé du turc pour “homme libre” – étaient des chrétiens qui fuyaient la servitude imposée par les souverains de Pologne, de Lituanie et de Russie, et préféraient tenter leur chance (”aller cosaquer”) dans les grands espaces de la steppe d'Asie centrale, riches mais encore ingouvernés.

     

    À l'époque où Clausewitz eut à connaître les Cosaques, le mythe de leur origine libre avait grandi tout en perdant de sa réalité. À l'origine, ils avaient fondé des sociétés authentiquement égalitaires – sans maîtres, ni femmes, ni propriété –, incarnations vivantes de ces hordes de guerriers indomptés, libres de vagabonder où bon leur semble, qui inspirèrent depuis toujours les récits épiques du monde entier. En 1570, Ivan le Terrible avait négocié avec les Cosaques de la poudre, du plomb et de l'argent – trois choses que la steppe ne produisait pas – en échange de leur soutien pour libérer les Russes prisonniers des Musulmans. Mais, avant la fin de son règne, il avait commencé à user de la force pour les incorporer au système tsariste. Ses successeurs maintinrent la pression. Pendant les guerres russes contre Napoléon, des régiments réguliers de Cosaques furent levés ; le terme “régulier” s'associe apparemment mal avec la nature des Cosaques mais le procédé demeurait cependant tout à fait conforme à la coutume, dans l'Europe contemporaine, d'incorporer dans les rangs des armées régulières des hommes originaires des forêts, des montagnes ou encore des peuples de cavaliers. Cette évolution s'acheva lorsque, en 1837, le tsar Nicolas 1er institua son fils “Ataman de tous les Cosaques”. Leurs descendants peuplèrent encore les rangs de la garde impériale dans les régiments du Don, de l'Oural ou de la mer Noire, reconnaissables, par leur uniforme exotique, des autres unités de frontaliers (Lesquines, montagnards musulmans et caucasiens).

     

    Toutefois, malgré ce lent processus de domestication, les Cosaques connurent toujours le privilège d'être dispensés de l'impôt du cens qui marquait chaque sujet russe au fer rouge du servage ; tout comme ils étaient exemptés de la conscription, considérée par les serfs comme une condamnation à mort. En fait, même à la fin du tsarisme, le gouvernement russe continua de traiter les diverses populations cosaques comme de libres sociétés de guerriers pour lesquelles la responsabilité d'un engagement militaire incombait au groupe tout entier et non à chacun de ses membres. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, le ministre russe de la Guerre demanda aux Cosaques de lui fournir des régiments complets plutôt que des soldats individuels. Il perpétuait ainsi un système à la fois féodal, diplomatique et mercenaire qui, dès l'apparition de guerres organisées et sous des formes diverses, avait procuré aux États des contingents déjà bien entraînés.
    Les Cosaques que Clausewitz connut en son temps étaient beaucoup plus proches de leurs ancêtres maraudant librement dans la steppe que ne le furent les fringants aventuriers dépeints plus tard avec romantisme par Tolstoï dans ses premiers romans. Il était bien dans la nature des premiers d'allumer en 1812, dans les faubourgs de Moscou, des feux qui allaient embraser toute la capitale. Les Cosaques étaient restés un peuple cruel et un incendie de ce genre n'était pas la pire de leurs actions, même s'il laissa plusieurs centaines de milliers de Moscovites sans abri pour affronter un hiver polaire. Au cours de la retraite qui s'ensuivit, les Cosaques firent preuve d'une telle cruauté qu'elle réveilla chez leurs victimes le souvenir lointain des hordes barbares déferlant sur l'Europe occidentale, cavaliers nomades venus de la steppe, leurs bannières ornées de queues de cheval, semant la mort sur leur passage et marquant la mémoire collective d'une indélébile terreur. Les longues colonnes de la Grande Armée, pataugeant à mi-genoux dans la neige au cours de leur retraite désespérée, étaient suivies à portée de fusil par des escadrons de Cosaques à l'affût de la moindre faiblesse et fondant sans pitié sur les traînards. Quand un groupe de soldats s'arrêtait, exténué, il était aussitôt piétiné et anéanti. Quand les Cosaques rattrapèrent les restes de l'armée française qui n'avaient pas réussi à traverser la Berezina avant que Napoléon n'incendie les ponts, ils les massacrèrent tous. Clausewitz confia à sa femme qu'il avait été le témoin de “scènes épouvantables […]. Si mon âme n'avait pas été endurcie, je serais devenu fou. Et même ainsi, il s'écoulera bien des années avant que je ne puisse me remémorer tout cela sans frissonner d'horreur.”

     

    Pourtant Clausewitz était un soldat de métier, fils d'officier et éduqué pour la guerre, un vétéran de 20 ans de campagnes et le survivant des batailles d'Iéna, de Borodino – la plus meurtrière jamais menée par Napoléon – et de Waterloo. Il avait vu le sang couler à flots, parcouru des champs de bataille jonchés de morts et de blessés gisant comme des gerbes coupées après la moisson. Des troupes étaient décimées à ses côtés, un cheval avait été blessé sous lui, et il n'avait échappé à la mort que par hasard. Son âme, en effet, devait bien avoir été endurcie. Alors pourquoi trouva-t-il si particulièrement épouvantables les horreurs perpétrées par les Cosaques lancés à la poursuite des Français ? En vérité, nous ne pouvons nous endurcir qu'à ce que nous connaissons déjà. Nous rationalisons et même justifions des actes de cruauté accomplis par nous-mêmes ou par nos semblables, tout en étant choqués, voire écœurés, par des comportements également cruels qui, lorsqu'ils sont commis par des étrangers, revêtent une autre dimension. Pour Clausewitz, les Cosaques étaient des étrangers. Ils le révoltaient par leur habitude de foncer sur les traînards pour les transpercer de leur lance, de vendre les prisonniers aux paysans pour de la menue monnaie, et de laisser nus ceux qui étaient invendables afin de s'approprier leurs haillons. Il devait probablement partager le mépris de cet officier français : “Lorsque nous leur faisions face bravement, ils n'offraient jamais de résistance, même s'ils étaient deux fois plus nombreux que nous”. En somme, les Cosaques se montraient impitoyables avec les faibles et lâches envers les braves, une conduite exactement opposée à celle enseignée à un officier prussien et à un gentleman. Ces comportements persistèrent. À la bataille de Balaclava, pendant la guerre de Crimée de 1854, deux régiments de Cosaques furent envoyés en avant pour repousser la charge de la Brigade légère. Un officier russe rapporta “qu'effrayés par l'ordre discipliné des troupes de cavaliers [britanniques] qui les chargeaient, [les Cosaques] n'opposèrent aucune résistance et, au contraire, se tournant vers la gauche, commencèrent à tirer sur leurs propres troupes afin de se frayer une issue pour s'enfuir”. Quand la Brigade légère eut été chassée de la vallée de la Mort par l'artillerie, “les premiers à se reprendre”, raconte un autre officier russe, “furent les Cosaques qui, fidèles à leur nature, reprirent aussitôt la situation en main, rassemblant les chevaux sans cavaliers et commençant à les vendre”. Ce spectacle aurait sans doute accru le mépris de Clausewitz et renforcé sa conviction que les Cosaques ne méritaient pas la dignité du titre de “soldat”. Malgré leur conduite, on ne pouvait même pas les considérer comme de véritables mercenaires, ces derniers respectant généralement les termes de leurs contrats. Pour un homme comme Clausewitz, ils étaient surtout des hyènes, vivant des abats de la guerre mais reculant devant la boucherie qui les menaçait eux-mêmes.

     

    Car la véritable finalité de la guerre, à l'époque de Clausewitz, était bien le carnage. Les hommes se tenaient en rangs, immobiles et passifs, souvent pendant des heures entières, prêts à se faire massacrer. On raconte qu'à Borodino le corps d'infanterie d'Ostermann-Tolstoï a tenu sous un feu d'artillerie tiré de prés deux longues heures “pendant lesquelles le seul mouvement était le resserrement des rangs chaque fois qu'un corps tombait”. Survivre au massacre ne signifiait pas pour autant échapper à la boucherie. Larrey, le chirurgien en chef des armées napoléoniennes, effectua deux cents amputations dans la nuit qui suivit la bataille de Borodino et, encore, ses patients étaient de ceux qui avaient de la chance. Eugène Labaume raconte ce qu'il vit au fond des ravines en sillonnant le champ de bataille : “presque tous les blessés s'y étaient traînés dans un instinct naturel de survie, pour y chercher çà et là refuge […] entassés les uns au-dessus des autres et nageant dans leur sang, impuissants, ils appelaient à l'aide ceux qui passaient à leur portée.”

     

    Ces scènes d'abattoir étaient l'issue inévitable d'une manière de faire la guerre qui incitait les Cosaques – qualifiés de sauvages par Clausewitz – à s'enfuir lorsqu'ils risquaient de s'y trouver entraînés ; elles les auraient fait rire s'ils ne les avaient vues de leurs propres yeux et qu'on se fût contenté de les leur décrire. Lorsque Takashima, le réformateur de l'armée japonaise, fit faire pour la première fois, en 1841, une démonstration des manœuvres militaires européennes devant quelques samouraïs de haut rang, ceux-ci les trouvèrent ridicules. Le Grand Maître de l'Ordre déclara que ce spectacle “d'hommes levant et maniant leurs armes tous en même temps et d'un seul mouvement évoquait un jeu d'enfants”. C'était la réaction de guerriers habitués au corps à corps, pour lesquels le combat représentait un engagement personnel où l'homme démontrait non seulement son courage mais aussi sa personnalité. En 1821, lorsque éclata la guerre d'indépendance en Grèce, les klephts grecs – mi-bandits, mi-insurgés contre le gouvernement turc, que leurs sympathisants philhellènes français, allemands et britanniques (dont la plupart étaient d'anciens officiers des guerres napoléoniennes) tentèrent de former au combat rapproché –trouvèrent eux aussi cela ridicule, mais plus par incrédulité que par mépris. Leur propre style de combat remontait loin dans le temps et Alexandre le Grand avait déjà dû l'affronter lors de sa conquête de l'Asie Mineure. Il consistait à construire des murets au lieu supposé de rencontre avec l'ennemi, puis à provoquer celui-ci avec force railleries et insultes. Quand l'ennemi se rapprochait, ils s'enfuyaient. Ils survivaient ainsi, d'affrontements en affrontements, sans chercher à gagner la guerre, cette idée étant pour eux inconcevable. Les Turcs se battaient aussi selon leurs traditions ethniques qui consistaient à se ruer sur l'adversaire en une charge désordonnée avec un mépris fanatique des pertes. Les philhellènes expliquèrent aux Grecs que s'ils ne se décidaient pas à affronter courageusement les Turcs, ils ne remporteraient jamais une bataille. Mais les Grecs leur objectèrent qu'en exposant leurs poitrines nues aux mousquets turcs, à la manière européenne, ils seraient tous tués et, ainsi, perdraient de toute façon la guerre.

     

    “Pour les Grecs, le rouge au front – pour la Grèce, une larme”, écrivit Byron, le plus célèbre des philhellènes. Il avait espéré, avec d'autres amoureux de la liberté, “faire revivre de nouvelles Thermopyles” aux côtés des Grecs. Découvrir qu'ils n'étaient irréductibles que par leur ignorance des tactiques rationnelles le déçut et le déprima, et il en fut de même pour d'autres idéalistes européens. Au cœur du philhellénisme régnait la croyance que, sous leur saleté et leur ignorance, les Grecs modernes étaient semblables aux anciens. Dans sa préface à Hellas“Les temps héroïques renaissent / L'âge d'or revient” –, Shelley exprima cette croyance dans sa forme la plus succincte : “Le Grec moderne est le descendant de ces êtres glorieux que l'imagination refuse presque de concevoir comme étant de notre sorte; il a beaucoup hérité de leur sensibilité, de leur rapidité conceptuelle, de leur enthousiasme et de leur courage.” Mais après s'être battus aux côtés des Grecs, les philhellènes cessèrent rapidement de croire que ceux-ci étaient à l'image de leurs ancêtres. De ceux qui survécurent et retournèrent en Europe, “tous presque sans exception”, écrit William St Clair, l'historien du philhellénisme, “haïssaient les Grecs avec une profonde répugnance et se maudissaient de s'être laissé aussi stupidement abuser”. Les naïfs élans poétiques de Shelley proclamant le courage des Grecs modernes étaient singulièrement malvenus. Les philhellènes s'obstinaient à croire que ces derniers manifesteraient la même ténacité au combat en formation serrée, dans une “lutte à mort”, que celle des anciens hoplites durant les guerres qui les opposèrent aux Perses. C'était ce style de combat qui, par des voies détournées, avait fini par donner sa marque à leur propre conception de la guerre en Europe occidentale. Ils espéraient au moins que les Grecs contemporains se montreraient désireux de réapprendre les tactiques de combat en formation serrée, ne serait-ce que parce que c'était le seul moyen de conquérir leur liberté contre les Turcs. Lorsqu'ils comprirent qu'ils n'en avaient nulle intention, que leurs “objectifs de guerre” se limitaient à la coutume klepht de narguer les autorités ennemies dans les montagnes frontalières, subsistant de rapines, retournant leur veste lorsque cela les arrangeait, assassinant leurs adversaires religieux quand la chance s'en présentait, paradant dans des accoutrements voyants, brandissant des armes menaçantes tout en remplissant leurs besaces par une corruption déshonorante et, surtout, ne s'exposant jamais, jamais, à être tués – pas même le premier d'entre eux –, les philhellènes furent bien obligés d'en conclure qu'un pareil effondrement de la tradition ne pouvait s'expliquer que par une rupture avec l'héritage héroïque des anciens.

     

    Les philhellènes essayèrent d'enseigner aux Grecs leur culture militaire, mais ils échouèrent. Clausewitz ne se risqua pas à la même entreprise avec les Cosaques mais, si cela avait été le cas, il lui aurait été tout autant impossible de leur faire accepter sa propre culture militaire. Ce que ni lui ni les philhellènes n'ont compris, c'est que leur art occidental de la guerre, celui-là même que le grand maréchal de Saxe, au XVIIIe siècle, a résumé par “l'ordre, la discipline, et la manière de combattre », était l'expression de leur propre culture, à l'instar des tactiques guerrières de survie au jour le jour” des Cosaques et des Klephts.

     

    En résumé, c'est au niveau culturel que la réponse de Clausewitz à la question “qu'est-ce que la guerre ?” est erronée. Cela n'est pas vraiment étonnant. Il est difficile pour chacun d'entre nous de conserver suffisamment de distance par rapport à notre propre culture pour percevoir ce que celle-ci fait de nous, en tant qu'individus. Les Occidentaux modernes, avec leur credo de la toute-puissance de l'individualité, n'ont pas mieux réussi que les autres cet exercice. Clausewitz appartenait à son temps, il était un enfant des Lumières, un contemporain du romantisme allemand, à la fois intellectuel et réformateur réaliste, un homme d'action apte à critiquer la société de son époque et croyant avec passion à son nécessaire changement. Il fut un observateur perspicace du présent et un inconditionnel du futur. Mais il n'a pas su voir à quel point il demeurait lui-même ancré dans son propre passé, le passé d'une classe d'officiers de métier, dans un État européen centralisé. S'il avait poussé plus loin ses capacités de raisonnement – et il était, en vérité, un esprit déjà fort distingué –, il aurait été en mesure de comprendre que la guerre englobe bien plus que le politique, qu'elle représente toujours l'expression d'une culture, étant souvent génératrice de nouvelles formes culturelles, jusqu'à même devenir, dans certaines sociétés, l'incarnation de la culture elle-même.

     

    John KEEGAN

     

     

  • Adrien Abauzit : “Déracinement et surmoi, chaînes de l’esclavage contemporain”

    Parce qu’il a détruit dans le passé les chaînes de la féodalité et qu’il a adouci celles du capitalisme grâce à l’Etat-providence, l’homme occidental est certain d’avoir atteint un degré de liberté inégalé dans l’histoire. Aveuglé par cet orgueilleux postulat, il n’a pu s’apercevoir que de nouveaux boulets, ceux du totalitarisme de marché, étaient venus enserrer ses chevilles ou plutôt, son esprit. Car ce nouvel esclavage ne s’attaque pas à notre corps, mais à notre esprit. Si la méthode diffère, le résultat est en revanche le même : l’homme occidental est un homme enchaîné.

    Combien sont prêts à entendre notre message ? Combien sont ceux, non encore aveuglés par l’entertainment ou diverses drogues, capables de remettre en cause la certitude de leur liberté ?

    L’auteur de ces lignes prétend avoir identifié deux chaînes de notre esclavage. La première de ses chaînes est le rabaissement de l’humanité par le déracinement, qui ne nous interdit pas la liberté, mais qui nous réduit à un état tel qu’un exercice souverain, conscient et réfléchi de nos libertés nous devient impossible.

    La seconde chaîne est la manipulation de notre surmoi. Par ce moyen, le Système a réussi a véritablement mettre notre esprit sous sa tutelle, si bien que, entre la société de Matrix et la nôtre, la différence n’est pas de nature, mais bien de degré.

    Puisse l’auteur avoir réussi à faire passer son message à travers cette conférence. L’auditeur, en conscience jugera.


    Conférence d'Adrien Abauzit - Partie 1 -... par 392f9b896885f0742f570bb60

    Adrien Abauzit est l’auteur du livre, « Né en 1984 »

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    Adrien Abautiz, pour Mecanopolis