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culture et histoire - Page 1980

  • Carl Schmitt, Leo Strauss et le concept du politique

    Avec ses rééditions successives1, le Begriff des Politischen occupe une place exceptionnelle dans l‟oeuvre de Carl Schmitt (1888-1985). D‟abord, il accompagne2 toute cette oeuvre, de 1927 à 1971. Ensuite, il s‟agit du livre le plus célèbre du juriste allemand et de l‟un de ceux qui lui ont valu le plus d‟hostilité. D‟après Heinrich Meier, cette hostilité ressortait de l‟intention de Schmitt. « À une époque où “rien n‟est plus moderne que la lutte contre le politique”, il lui importe de faire ressortir l‟„irréductibilité‟ du politique et l‟„inéluctabilité‟ de l‟hostilité, quitte à être lui-même l‟ennemi de tous ceux qui ne veulent plus se reconnaître d‟ennemis »3. Mais loin de se contenter de cet « examen », il refuse l‟abolition du politique et de l‟hostilité. Il justifie implicitement ce refus éthique par un credo religieux, et explicitement par la dénonciation des effets pervers de la criminalisation de la guerre ou de l‟ennemi. Il n‟est pas possible de se cantonner à l‟interprétation4 qui confine le Begriff des Politischen à la recherche « modeste »5 d‟un critère permettant de délimiter ce qui est politique, le fameux critère ami-ennemi en l‟occurrence. Carl Schmitt veut refonder théologiquement le politique, le dogme du péché originel lui servant de credo anthropologique. Enfin, le Begriff des Politischen est le seul ouvrage à travers lequel l‟auteur mène avec un commentateur : Leo Strauss, un dialogue mi-avoué, mi-caché, qui l‟entraîne à réviser son argumentation. Dans sa discussion avec Schmitt, Strauss se place sur le terrain de la philosophie politique en faisant abstraction de la théologie politique schmittienne, mais sa critique obtient que le juriste se révèle davantage « théologien politique », tant les réponses qu‟il donne font apparaître la foi orientant sa doctrine. Le Commentaire de Strauss, seul auteur contemporain dont Schmitt ait dit qu‟il était un « philosophe important », est donc exceptionnel parmi les études qui ont été consacrées au Begriff6, car de l‟aveu de Schmitt, personne n‟a mieux compris que lui son intention en rédigeant l‟essai7.

    I. Le politique, l’hostilité, la guerre et l’Etat

    L‟approche schmittienne obéit à la problématique fameuse de la décision et de l‟exception. La guerre est l‟épreuve décisive et l‟exception est « révélatrice du fond des choses », puisque Bellone manifeste la logique ultime de la configuration ami-ennemi. Politique et Etat sont en relation dialectique. Le noyau de l‟Etat, c‟est la relation de protection et d‟obéissance, puisqu‟il a pour fonction d‟assurer la sécurité des personnes et des biens (Etat = sécurité). Le noyau du politique, c‟est la relation ami-ennemi, puisque c‟est dans les situations d‟exception que se manifeste l‟essence du politique (politique = hostilité). Etat et politique n‟en sont pas moins liés, car l‟Etat, en tant qu‟unité politique, doit conserver le monopole de la désignation de l‟ennemi8 s‟il veut continuer d‟assurer la protection et d‟imposer l‟obéissance. C‟est en ce sens qu‟il est souverain, c‟est-à-dire capable de maintenir l‟ordre public. Or, les situations exceptionnelles que sont la révolution ou la guerre civile montrent que le monopole étatique peut être remis en question, en cas de dissensus extrême quant à la légitimité du pouvoir. De même qu‟il définit le politique par la relation d‟hostilité, Schmitt définit l‟Etat à travers son antonyme : la guerre civile. Tout antagonisme n‟est jamais complètement supprimé au sein de l‟Etat. Le rapport ami-ennemi demeurant latent au sein de l‟unité politique, celle-ci peut être brisée lorsque les oppositions internes atteignent une certaine intensité, dont le degré extrême est la guerre civile. Celle-ci voit la relation d‟hostilité (la relation politique) s‟exacerber entre l‟Etat et les partis révolutionnaires ou entre les différents partis ennemis, jusqu‟à la victoire de l‟un des protagonistes, ou l‟établissement d‟un compromis entre eux, ou leur épuisement mutuel.
    En tant que duel, la guerre suppose la désignation de l‟ennemi, c‟est-à-dire l‟autre, l‟étranger, l‟antagoniste, dont l‟existence représente concrètement la négation de notre propre forme d‟existence, sans que le conflit puisse être réglé pacifiquement. L‟ennemi n‟est ni le concurrent ni l‟adversaire, car « les concepts d‟ami, d‟ennemi, de combat tirent leur signification objective de leur relation permanente à… la possibilité de provoquer la mort physique »9. L‟ennemi n‟est pas non plus l‟inimicus, c‟est l‟hostis, l‟ennemi public, non l‟ennemi privé. Carl Schmitt repousse l‟accusation selon laquelle le christianisme n‟aurait point le sens du polemos. Le commandement : « aimez vos ennemis », concerne l‟inimicus, non l‟hostis. Visant la paix des coeurs, non la paix politique, la doctrine évangélique « ne signifie surtout pas que l‟on aimera les ennemis de son peuple et qu‟on les soutiendra contre son propre peuple ». L‟ennemi au sens public n‟impliquant aucune haine personnelle à son encontre, ce n‟est que dans la sphère privée que cela a un sens d‟« aimer son ennemi ». Il est essentiel pour notre auteur catholique de dissocier christianisme et pacifisme. Mais, observe Löwith, Schmitt est obligé, pour montrer que l‟exigence chrétienne n‟affecte pas sa distinction politique, de ramener d‟une façon libérale l‟éthique de l‟Evangile à une affaire privée et non publique, de faire de la guerre (de la mort physique), à la place du Jugement dernier (du salut de l‟âme), le « cas extrême » déterminant10 !

    II. Affirmation du politique et critique de la « philosophie de la culture » (« dialogue I »)

    L‟idée que la guerre, non la paix, constitue l‟horizon de la politique, d‟où la primauté du concept d‟ennemi par rapport à celui d‟ami, peut conduire à deux positions. On verra dans l‟Etat l‟instance qui permet de dépasser la crainte de la mort violente. Le libéralisme a ainsi une conception instrumentale de l‟État, mis au service de la vie, de la liberté et de la propriété des individus. Ou bien, l‟hostilité ne pouvant jamais être entièrement éliminée, on continuera de voir dans le risque du conflit mortel l‟essence de la relation politique. Qu‟on insiste sur le droit à la sécurité ou sur l‟inéluctabilité du conflit, les conséquences de la définition du politique par les situations extrêmes, de Machiavel et Hobbes à Max Weber et Carl Schmitt, changent donc profondément. D‟un côté, il s‟agira, au nom du « progrès de la civilisation », de dépasser l‟existence politique en la résorbant dans des activités économiques, sociales, culturelles… De l‟autre, il s‟agira, au nom des « valeurs héroïques », de préserver l‟existence politique en affirmant son irréductibilité à l‟économie, à la société, à la culture… Telle est la problématique de Schmitt. Tel est aussi le premier « dialogue » entre Schmitt et Strauss.
    La « vérité » du politique bat en brèche l‟autonomie du sujet, car elle le soumet à une obligation supra-personnelle. Avant Hegel, Pufendorf avait déjà observé que l‟état politique est tout autre que l‟état social, parce qu‟il implique pour l‟homme un changement radical de condition, à savoir « l‟assujettissement à une autorité disposant du droit de vie et de mort sur lui-même »11. L‟individu peut être libre dans les sphères de l‟économie, de la société, de la culture ; il ne l‟est plus face au politique. Il « peut, observe Strauss, donner sa vie volontairement pour la cause qu‟il voudra ; c‟est là, comme tout ce qui est essentiel à l‟homme dans une société… libérale, une affaire tout à fait privée, c‟est-à-dire relevant d‟une décision libre »12. Mais la guerre le place dans une situation qui le contraint existentiellement. La « liberté pour la mort » de la décision individuelle cède la place au « sacrifice de la vie » que l‟État est en droit d‟exiger (Karl Löwith). « La guerre n‟est pas seulement „le moyen politique ultime‟, c‟est l‟épreuve décisive, et pas seulement dans un domaine „autonome‟ -celui du politique- mais tout simplement pour l‟homme parce qu‟elle a une relation permanente à la possibilité réelle de provoquer la mort physique ; cette relation, constitutive du politique, montre que le politique est fondamental et non pas un „domaine relativement autonome‟ parmi d‟autres. Le politique est le facteur décisif »13.
    C‟est ce passage du Commentaire de Strauss de 1932 que Carl Schmitt développe en 1933 pour souligner son opposition à cette philosophie et à ses « domaines autonomes ». On ne pourra continuer à parler de « l‟autonomie » de la morale, de l‟art, de l‟économie…, dit-il, qu‟aussi longtemps que l‟on méconnaîtra la nature du politique. Du point de vue du libéralisme, « la culture », c‟est la totalité « de la pensée et de l‟action des hommes » qui se distribue en « domaines divers et relativement autonomes ». Or, en affirmant la spécificité du politique, « non au sens où il correspondrait à un domaine nouveau qui lui serait propre », Schmitt conteste cette théorie des « domaines autonomes ». Cette contestation implique « une critique fondamentale du concept dominant de culture »14. Cette critique passe d‟abord par celle de l‟autonomie de l‟art, axe central de la « philosophie de la culture » libérale. Précisément, du Politische Romantik de 1919 au Hamlet oder Hekuba de 195615, en passant par la conférence sur « L‟ère des neutralisations et des dépolitisations » et les versions du Begriff des Politischen, Schmitt récuse continûment l‟autonomie de l‟art. « L‟évolution qui part de la métaphysique et de la morale pour aboutir à l‟économie passe par l‟esthétique, déclare-t-il en 1929, et la consommation et la jouissance esthétiques, si raffinées soient-elles, représentent la voie (directe) vers une emprise totale de l‟économie sur la vie intellectuelle et vers une mentalité qui voit dans la production et dans la consommation les catégories centrales de l‟existence humaine ». Après 1932, les remarques de Strauss poussent Schmitt à souligner encore davantage son opposition à la conception libérale de l‟art et à supprimer carrément l‟idée des « domaines relativement autonomes »16.
    Par son commentaire, le philosophe protège le juriste, qui le lit attentivement, du malentendu consistant à dire qu‟« après que le libéralisme a fait reconnaître l‟autonomie de l‟esthétique, de la morale, de la science, de l‟économie, etc., (Carl Schmitt) veut quant à lui faire reconnaître l‟autonomie du politique, contre le libéralisme mais en restant dans l‟esprit des aspirations libérales à l‟autonomie »17. Un tel projet n‟est pas celui de Schmitt. Soulignant son opposition à ladite « philosophie de la culture », il écrit en 1933, après les observations straussiennes : « l‟unité politique est toujours, tant qu‟elle existe, l‟unité décisive, totale et souveraine. Elle est „totale‟ parce que, d‟une part, toute occasion qui se présente peut devenir politique, et de ce fait, être concernée par la décision politique, et que, d‟autre part, l‟homme est saisi tout entier et existentiellement dans la participation politique. La politique est le destin »18. C‟est pourquoi il ne saurait y avoir de « société » politique, mais seulement une « communauté » politique. Du point de vue de l‟individualisme libéral, rien ne permet d‟exiger le sacrifice de l‟individu. Au contraire, le jus vitae ac necis montre à la fois combien l‟unité politique -l‟Etat- est au-dessus de toute espèce d‟association et combien sont précaires les « droits de l‟homme », puisqu‟en cas extrême -en cas de guerre, « vérité » du politique- l‟Etat a la faculté d‟ordonner à ses nationaux d‟infliger la mort et de risquer leur vie19.

    III. L’appréciation de Hobbes (« dialogue II »)

    Le mouvement essentiel de la modernité, dont le libéralisme est le moteur, est caractérisé par la négation du politique (au sens schmittien). Par conséquent, la première récusation du libéralisme, comme l‟a vu Strauss, c‟est l‟affirmation du politique. Le libéralisme a « déformé et dénaturé l‟ensemble des notions politiques »20. Mais il n‟a pu échapper au politique. Il « a fait de la politique en parlant un langage antipolitique »21. Ressaisir la « vérité » du politique implique donc d‟affirmer le politique contre le libéralisme. Jusqu‟en 1933, Schmitt est conscient que le « systématisme de la pensée libérale » n‟a pas été remplacé en Europe, « en dépit de ses revers ». Il signale par là même la difficulté de son entreprise puisqu‟il se trouve contraint d‟utiliser des éléments de cette pensée. Aussi la mise en place de ses idées n‟est-elle que provisoire. Comme il le dit lui-même, il veut simplement « fournir un cadre théorique à un problème non délimitable », « un point de départ »22. Strauss renforce ses intentions en interprétant sa position théorique comme une tentative de négation rigoureuse du libéralisme : c‟est une « critique radicale du libéralisme qu‟il ambitionne ». Mais le juriste, poursuit-il, ne mène pas cette critique à son terme car, telle qu‟elle est menée, elle reste « contenue (dans) le „systématisme de la pensée libérale‟ toujours vainqueur à ce jour ». Ce qui l‟intéresse donc, « c‟est la critique du libéralisme faisant signe vers son accomplissement ». Or, celle-ci « n‟est possible que si elle s‟appuie sur une compréhension adéquate de Hobbes », le fondateur du libéralisme d‟après Strauss23. Mais Schmitt n‟a pas compris Hobbes. Tel est le noyau du commentaire straussien, qui voit une contradiction centrale dans le fait que le juriste allemand se place sous le patronage du philosophe anglais.
    Strauss montre que Schmitt a remis en vigueur le concept hobbesien d‟« état de nature », car sa notion du politique n‟est pas autre chose que le status naturalis rejeté dans l‟oubli par la « philosophie de la culture ». Celle-ci, arguant de l‟autonomie de la « culture » dans sa totalité, a oublié que cette « culture » est « culture de la nature » et que son fondement ultime, c‟est la nature humaine. Cette nature humaine, Hobbes la pense à partir de la situation-limite qu‟est la lutte à mort. Il définit le status naturalis comme un status belli, lequel « ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée allant dans ce sens ». Or, pour Schmitt aussi, le politique ne réside pas « dans la lutte elle-même », mais « dans un comportement commandé par l‟éventualité effective de celle-ci ». De ce point de vue, le politique est donc « le status „naturel‟, fondamental et extrême de l‟homme ». Strauss est conscient que « l‟état de nature » de l‟Allemand est toutefois très différent de celui de l‟Anglais. Chez celui-ci, il s‟agit d‟un état de guerre abstrait entre individus, où chacun est l‟ennemi de chacun. Chez celui-là, il s‟agit d‟un état de guerre concret entre groupes, la relation politique étant orienté par l‟ennemi et l‟ami. Surtout, Hobbes conçoit le status naturalis comme un état qui doit être dépassé et aboli dans le status civilis, la disparition de la peur de l‟autre ne faisant qu‟un avec l‟institution de l‟Etat, dont la fonction est de délivrer les hommes du bellum omnium contra omnes. « A cette négation de l‟état de nature ou du politique, Schmitt oppose l‟affirmation du politique ». Cette opposition est masquée par le fait que, chez le philosophe de Malmesbury, « l‟état de nature » subsiste entre les nations et qu‟il n‟y a donc pas une « négation totale du politique ». Plus généralement, l‟enracinement anthropologique du conflit implique que l‟artifice ne pourra jamais se substituer entièrement à la nature. La paix reste menacée, à l‟intérieur comme à l‟extérieur, car il n‟y a pas parmi les hommes une raison universelle qui ferait l‟accord de tous les peuples24.
    Mais la différence avec le juriste devient manifeste lorsque le politique est perçu comme une « réquisition existentielle par une force investie d‟autorité »25. Pour Schmitt, l‟Etat peut exiger des citoyens qu‟ils soient prêts à tuer et à mourir. Pour Hobbes, l‟Etat est déterminé par une revendication de l‟individu (la sécurité) s‟appuyant sur un droit naturel (le droit d‟autoconservation) antérieur et supérieur à l‟Etat. En ce sens, l‟Etat ne peut exiger de l‟individu qu‟une obéissance conditionnelle, qui n‟entre pas en contradiction avec la préservation de la vie, dont la protection est la raison dernière de l‟Etat. S‟il affirme qu‟un citoyen ne peut refuser de risquer sa vie dans la guerre, lorsque le salut de l‟Etat l‟exige, c‟est seulement parce qu‟il est rationnel que le citoyen protège dans la guerre l‟institution qui assure sa protection dans la paix. Tous les devoirs civiques dérivent du droit à la vie, seul droit inconditionnel. L‟individu est terminus a quo et terminus ad quem de la construction hobbésienne. Par conséquent, si l‟on entend la politique au sens schmittien, il faut dire que l‟auteur du Léviathan voulait affranchir les hommes de cette politique-là et qu‟il est le penseur « antipolitique » par excellence (P. Manent). S‟il souligne le caractère dangereux de l‟homme pour l‟homme, c‟est dans l‟intention de domestiquer ce caractère, tout comme il essaie de surmonter le status naturalis. Plus encore, il considère comme innocente la « méchanceté » de l‟homme, puisqu‟il nie le péché. Et il nie le péché parce qu‟en relativiste, il ne reconnaît aucune obligation supérieure qui restreindrait la liberté humaine. « Avec un tel point de départ, on ne peut élever des objections de principes contre la proclamation des droits de l‟homme considérés comme des revendications adressées par l‟individu à l‟Etat et contre l‟Etat »26. Leo Strauss développe et précise son propos en 1954 : « s‟il nous est permis d‟appeler libéralisme la doctrine politique pour laquelle le fait fondamental réside dans les droits naturels de l‟homme et pour laquelle la mission de l‟Etat consiste à protéger (ces) droits, il nous faut dire que le fondateur du libéralisme fut Hobbes »27.
    L‟opposition entre Hobbes et Schmitt porte encore sur le conflit entre « l‟affirmation du politique » et « l‟affirmation de la civilisation ». Strauss montre que les principes individualistes qui poussent l‟Anglais à « nier » le politique sont les principes à l‟origine du projet visant à « l‟unité du monde » dépolitisé et pacifié. C‟est précisément contre ce projet, on le verra, que l‟Allemand défend l‟idée de « l‟inéluctabilité » du politique. Hobbes est l‟initiateur de l‟idéal bourgeois de la civilisation, l‟idéal de la sécurité et de la prospérité, qui est à la base de la théorie des droits subjectifs développée par le libéralisme. Si sa doctrine individualiste est adossée à une doctrine autoritaire, c‟est parce qu‟« il sait et voit contre quoi il faut imposer l‟idéal libéral de la civilisation : contre la méchanceté naturelle de l‟homme ; dans un monde qui n‟est pas libéral, il installe les fondements du libéralisme contre la nature non libérale de l‟homme, tandis que ses successeurs, ignorants de leurs présupposés et de leurs fins, font confiance en la bonté originelle de la nature humaine ou nourrissent l‟espoir, sur la base d‟une neutralité censément scientifique, d‟améliorer la nature, alors que rien dans l‟expérience que l‟homme fait de lui-même ne permet de l‟espérer ». L‟idéal hobbésien : paix, sécurité, prospérité, corrobore parfaitement la définition polémique du bourgeois de Hegel, reprise par Schmitt. L‟affirmation du politique équivaut au refus de l‟existence « bourgeoise » dont l‟Anglais fait l‟éloge, puisqu‟il remplace l‟ethos de l‟honneur par l‟ethos de la crainte, passion rationnelle à l‟origine du status civilis. In fine, l‟auteur du Léviathan, dans un monde non libéral, jette les fondations du libéralisme, tandis que l‟auteur du Begriff, dans un monde libéral, entreprend la critique du libéralisme, dont il voit la racine dans la négation hobbesienne de « l‟état de nature »28.
    De 1927 à 1933 et au-delà, Carl Schmitt a modifié sensiblement son avis sur Hobbes, de manière extrêmement significative après le Commentaire de Leo Strauss. En 1927, il est « de loin le plus grand et peut-être le seul penseur politique vraiment systématique ». En 1932, il devient un « grand et vraiment systématique penseur ». En 1933, il n‟est plus qu‟« un grand et vraiment systématique penseur », chez qui, « malgré son individualisme extrême, la conception „pessimiste‟ de l‟homme est si forte qu‟elle maintient le sens politique ». La caractérisation de la doctrine hobbésienne se transforme parallèlement. En 1927, Schmitt parle de « son système de pensée spécifiquement politique » ; en 1932, d‟« un système de pensée spécifiquement politique » ; en 1933, d‟« un système de pensée qui sait encore poser des questions spécifiquement politiques et y répondre ». De 193429 à 193830, la critique de la philosophie du droit et de la philosophie de l‟Etat de Hobbes se précisera. Les modifications apportées au Begriff en 1933 montrent que l‟auteur suit son commentateur, même s‟il ne cite pas ce « savant juif ». Hobbes n‟est pas un penseur « politique » au sens où Schmitt entend ce terme. Ses principes individualistes, en particulier sa désignation de la mort violente comme « le plus grand des maux », contredisent l‟affirmation schmittienne du politique. Malgré son idéal bourgeois de la civilisation, son pessimisme anthropologique maintient chez lui le sens du concept. C‟est pourquoi Schmitt ne peut être totalement considéré comme un « anti-Hobbes ». Fait significatif : à partir de 1938, il identifie son destin à celui du solitaire de Malmesbury31.

    IV. Affirmation du politique, éthique et critique du relativisme (« dialogue III »)

    L‟affirmation schmittienne du politique est une affirmation de l‟éthique, au sens hégélien. Comment cela s‟accorde-t-il avec la polémique contre la morale qui traverse le Begriff ? L‟explication, c‟est que « morale » signifie ici une morale particulière, qui est en totale contradiction avec le politique, à savoir la morale humanitaire et pacifiste. Comme Max Weber32, Carl Schmitt identifie morale et morale humanitaire. En ne se détachant pas de la conception de ses adversaires, il ne remettrait donc pas en cause la prétention de cette morale-là à être la morale. C‟est pourquoi, selon Leo Strauss, « il reste prisonnier de la thèse qu‟il combat »33. Cela ne l‟empêche pourtant pas de porter un jugement éthique sur la morale au sens libéral. L‟affirmation du politique requiert ainsi une conception éthique, même si la compréhension du politique tend à infirmer tout jugement normatif sur le politique. L‟affirmation de l‟éthique consubstantielle à l‟affirmation du politique équivaut au double refus de « l‟existence du bourgeois » et de « l‟idéal de la civilisation », qui entend faire de ce type d‟existence un destin universel, en prétendant construire une société sans politique ni Etat.
    Cette double affirmation correspond à la récusation de l‟individualisme au nom de la vertu civique. Si Hegel, selon le juriste, est un « penseur politique », c‟est aussi parce qu‟il a contre-distingué le bourgeois du citoyen : la condition bourgeoise, inscrite dans le droit privé et l‟économie marchande, est la négation de l‟éthique de l‟Etat. Se référant à cette « première définition polémique et politique », Schmitt caractérise le bourgeois comme « l‟homme qui refuse de quitter sa sphère privée non politique, protégée du risque, et qui, établi dans la propriété privée et dans la justice qui régit la propriété privée, se comporte en individu face au tout, qui trouve une compensation à sa nullité politique dans les fruits de la paix et du négoce, qui la trouve surtout dans la sécurité totale de cette jouissance, qui prétend par conséquent demeurer dispensé de courage et exempt du danger de mort violente »34. Mais l‟individu n‟a d‟existence « authentique » qu‟au sein d‟une communauté pour laquelle il est prêt au sacrifice. Lorsque le citoyen s‟expose au risque de la mort violente pour son peuple, dit Hegel, le courage prend « la figure la plus haute » : c‟est un courage personnel « qui n‟est plus personnel »35. Clausewitz, de son côté, célèbre dans la guerre, le « courage d‟endosser des responsabilités », le « courage face au danger moral » et le triomphe sur « l‟indécision » grâce à « l‟acuité d‟un esprit devinant toute vérité »36. Quant à Max Weber, il souligne que l‟Etat peut exiger « de l‟individu qu‟il affronte le sérieux de la mort pour les intérêts de la communauté »37. Au contraire, l‟idéal libéral d‟un monde pacifié est l‟idéal d‟« un monde sans politique ». « Ce monde-là pourrait présenter une diversité d‟oppositions et de contrastes peut-être intéressants, toutes sortes de concurrences et d‟intrigues, mais il ne présenterait logiquement aucun antagonisme au nom duquel on pourrait demander à des êtres humains de faire le sacrifice de leur vie »38.
    Cet idéal d‟un « état idyllique de paix universelle où la dépolitisation est totale et définitive », Schmitt ne le rejette nullement comme « utopique ». Ne déclare-t-il pas qu‟il ignore s‟il ne pourrait se réaliser ? Il l‟a en horreur. Un monde sans distinction ami-ennemi est un monde où « il n‟y aura plus que des faits sociaux purs de toute politique : idéologie, culture, civilisation, économie, morale, droit, arts, divertissements, etc., mais il n‟y aura plus ni politique ni Etat »39. Strauss insiste sur le mot « divertissements » car il est le finis ultimus de l‟énumération. Ce que Schmitt cherche à faire comprendre, dit-il, c‟est que le politique et l‟Etat sont la seule garantie qui préserve le monde de devenir un monde de « divertissements ». En 1963, l‟auteur du Begriff note que son commentateur a souligné à juste titre ce mot. A cette date, il mettrait « jeu » (Spiel) pour faire ressortir l‟opposition à « sérieux » (Ernst)40. Ce n‟est pas par hasard s‟il utilise en 1932 ledit mot, qui a une longue histoire. Pascal appelait « divertissements » ce par quoi les hommes se fuient eux-mêmes. Hegel parlait des « divertissements » auxquels se livrent ceux qui renoncent au risque politique41. Quant à Clausewitz, il voyait dans la guerre « un moyen sérieux au service d‟une cause sérieuse », la guerre étant le « côté sérieux » de la vie ; l‟homme y est placé devant le risque de son trépas ; c‟est l‟homme nu qui apparaît alors42. Le « sérieux » de la guerre rend ainsi contingent et relatif ce qui est, par nature, contingent et relatif : la vie, la liberté, la propriété privées, tout ce à quoi l‟état de paix semble conférer aux individus une valeur suprême. Un monde sans politique, si « intéressant » et « divertissant » fût-il, n‟a rien qui puisse exiger des hommes qu‟ils risquent leur vie. Dans un monde politique, par contre, il peut y avoir quelque chose qui justifie ce risque. Schmitt exprime son effroi et son mépris pour l‟idéal d‟un monde dépolitisé. Cet idéal ne saurait être celui d‟un homme digne de ce nom. Il n‟est possible qu‟en raison de l‟oubli des enjeux véritables. L‟affirmation du politique contre un idéal qui réduirait l‟humanité à « une société coopérative de consommation et de production »43, est décidément une affirmation de l‟éthique. « Le sérieux de la vie humaine est menacé quand le politique est menacé », écrit Strauss en écho44. En augustinien, Schmitt récuse la « paix de Sardanapale », le régime de lâche tolérance et de jouissance qui ne veut pas que l‟ennemi -celui qui n‟admet pas cette forme de bonheur- porte atteinte à sa félicité. Un chrétien ne saurait tolérer ni cette « paix » ni cette « félicité »45.
    Leo Strauss observe qu‟affirmer le politique en tant que tel revient à affirmer le combat sans souci de la cause pour laquelle il est mené, donc avoir un comportement « neutre » à l‟égard de tous les regroupements ami-ennemi. Carl Schmitt respecterait tous ceux qui sont prêts à se battre et à périr, quel que soit le contenu de leur décision et le sens de leur action. Il serait aussi tolérant que les libéraux, bien que pour des raisons opposées. « Alors que le libéral tolère et respecte toutes les convictions „honnêtes‟ à condition que l‟ordre légal et la paix soient pour elles sacro-saints, celui qui affirme le politique comme tel tolère et respecte toutes les convictions „sérieuses‟, c‟est-à-dire toutes les décisions qui sont orientées vers la possibilité de la guerre. L‟affirmation du politique comme tel se révèle être un libéralisme inversé »46. Ainsi se vérifierait le constat straussien que le « systématisme de la pensée libérale » reste vainqueur et n‟a pas été remplacé. Ce constat recoupe la critique de Löwith sur « l‟occasionnalisme » de la pensée schmittienne. L‟indifférence radicale à l‟égard des contenus politiques caractériserait le concept « formel » et « nihiliste » du juriste, qui voit l‟essence du politique non plus dans la polis (l‟ordre des choses humaines) mais dans le jus belli (le cas extrême existentiel). La guerre, id est le fait d‟être disposé à tuer et à mourir, serait « l‟instant suprême », sans qu‟importe la cause47. Le critique de « l‟occasionnalisme » aurait pu citer Jurieu, l‟adversaire de Bossuet : c‟est par « occasion que les rois ont des ennemis à vaincre, c‟est par institution qu‟ils ont des sujets à gouverner ». Th. Heuss, qui deviendra Président de la République fédérale d‟Allemagne, reproche lui aussi au juriste la réduction de « l‟essence du politique au formalisme indigent de la relation ami-ennemi, la banalisation des différences spécifiques entre engagements politiques, dont les valeurs respectives qui en font la substance sont évacuées au profit de la forme anonyme du conflit comme tel »48. Mais l‟affirmation du combat comme tel n‟est pas le « dernier mot » de Schmitt. Srauss lui-même l‟a reconnu. « Son dernier mot, c‟est „l‟ordre des choses humaines‟ ».
    Carl Schmitt n‟est pas un relativiste à la Max Weber, comme le confirmera sa critique de la philosophie des valeurs49. Le sociologue allemand a posé le double principe de la neutralité axiologique des sciences et de la liberté individuelle des choix valoriels. Ce double principe signifie que les valeurs sont des préférences subjectives non rationalisables, séparées de l‟analyse scientifique et ne pouvant faire l‟objet d‟une science. Il ne saurait y avoir une « science des valeurs » car le Beau, le Bien, le Vrai sont affaires d‟opinion subjective et relative. La séparation des faits et des valeurs implique que la science soit éthiquement neutre, qu‟elle réponde à des problèmes de « fait » et de causalité, qu‟elle soit incompétente devant des problèmes de « valeur » et de finalité, donc impuissante à résoudre les antagonismes valoriels décisifs. Puisqu‟il ne peut y avoir de connaissance authentique du devoir-être et que les valeurs sont irréductiblement plurielles, la solution wébérienne, à la fois agnostique et agonale, est de laisser la décision libre, non rationnelle, à chaque individu. Plus que Schmitt, c‟est Strauss qui a examiné la dialectique de la raison et de la valeur chez Max Weber. Cet examen permet de montrer l‟opposition entre le juriste et le sociologue. L‟homme est libre, dit Weber, dans la mesure où il est guidé par un examen rationnel des fins et des moyens. Les moyens sont déterminés par la rationalité instrumentale, qui met la raison au service des passions. Les fins sont déterminées par le choix des valeurs, qui transfigurent les passions. La dignité humaine est de définir ces valeurs et d‟obéir à la maxime : « deviens ce que tu es » ou « choisis ton destin ». Un impératif catégorique est apparemment conservé : « tu auras des idéaux ». Mais cet impératif n‟est que formel, car il ne détermine pas le contenu des idéaux. « Ecoute Dieu ou diable », mais lutte résolument pour une cause, tel devient l‟idéalisme wébérien. Max Weber en arrive à mettre sur un même plan la raison et les valeurs irrationnelles : « tu auras un idéal » se transforme en « tu vivras passionnément ». Dès lors, qu‟est-ce qui autorise à mépriser la médiocrité au nom des valeurs, si l‟on rejette les obligations éthiques au nom du relativisme de ces mêmes valeurs ? Le sociologue admet que c‟est seulement par un jugement de valeur que l‟on tient les « spécialistes sans âme et les sybarites sans coeur » pour des êtres humains avilis. L‟énoncé final est donc : « tu auras des préférences ». Pour Schmitt comme pour Strauss, c‟est ce relativisme qui est la source du nihilisme50.
    En 1933, le juriste, désireux d‟éviter le malentendu selon lequel il affirmerait le combat sans se soucier de la causa, explicite l‟ancrage et l‟orientation théologiques de son affirmation du politique. Il souligne la « distinction métaphysique entre la pensée agonale et la pensée politique », qui « apparaît dans toute analyse approfondie de la guerre ». Elle est notamment apparue dans la confrontation entre Ernst Jünger et Paul Adams. Le premier représente le principe agonal : « l‟homme n‟est pas fait pour la paix », tandis que le second voit le sens de la guerre dans l‟avènement de l‟autorité, de l‟ordre et de la paix. Dans cette controverse, Schmitt ne se trouve pas du côté du nationaliste « belliciste », mais du catholique « autoritaire ». Pas plus que l‟art, le combat ne contient son but en lui-même. Politique et guerre ne sont pas des éléments d‟une « vision esthétique du monde ». Des formules du type : « la résolution pour la résolution » ou « décider pour décider » ne caractérisent pas leur véritable substance. A cet égard, le juriste ne se situe pas dans la lignée de Nietzsche ou de Max Weber. Il est dans une « opposition métaphysique » avec Jünger, qui retire de la guerre la leçon de « l‟agonalité ». Il réaffirme cette opposition en 1936. Le différend sur l‟essence du politique ne porte pas sur la question : la politique peut-elle ou non renoncer au combat ? Elle ne le pourrait pas sans cesser d‟être la politique. Elle porte sur une autre question : où le combat trouve-t-il son sens ? Dans la conception « agonale », celle de Jünger, la guerre trouve en elle-même son sens, son droit et son héroïsme. Elle est ainsi « mère de toutes choses » (Héraclite). Dans la conception « politique », celle d‟Adams ou de Schmitt, la guerre est un moyen de la politique et son sens est d‟être menée « pour faire advenir la paix »51. L‟affirmation du politique est ainsi bien autre chose que l‟affirmation pure et simple du combat. La théorie schmittienne n‟est donc pas un « occasionnalisme » ni un « libéralisme inversé ». La morale humanitaire et pacifiste n‟est pas inversé en « son autre », la morale guerrière. C‟est dans la perspective « théologico-politique » qui est la sienne qu‟il « précise » sa pensée au sujet des guerres saintes et des croisades de l‟Eglise. En 1927, la rhétorique de la politique « pure » ne leur laisse aucune place. En 1932, ce sont des « entreprises » qui « comme d‟autres guerres reposent sur une décision d‟hostilité ». En 1933, elles reposent « sur une décision d‟hostilité particulièrement authentique et profonde »52.

    V. De l’anthropologie à la théologie politique (« dialogue IV »)

    Carl Schmitt prétend fonder théologiquement le politique : le politique se déploie entre ces deux extrêmes que sont le péché ou la « méchanceté » humaine et le miracle ou « l‟exception ». Parallèlement, la modernité libérale est appréhendée comme une « chute », d‟où l‟attente d‟une « rédemption » (M. Revault d‟Allonnes). Leo Strauss a renforcé la position de l‟auteur tout en faisant abstraction de sa théologie politique, mais les questions qu‟il soulève et les contradictions qu‟il révèle poussent ce dernier « à donner des réponses qui font d‟autant mieux ressortir la foi sous-tendant sa doctrine »53. Le « dialogue » entre le juriste et le philosophe est particulièrement manifeste quand il porte sur les arguments qu‟avance le premier et que récuse le second pour prouver « l‟inéluctabilité » du politique, à savoir : l‟affirmation du « caractère dangereux » de l‟homme, credo anthropologique dont le pivot est la foi dans le péché originel.
    Le Begriff des Politischen s‟appuie sur une anthropologie pessimiste. Considérer l‟homme comme un être « dangereux », pas simplement « mauvais », est le postulat spécifique du politique au sens schmittien, non le postulat de la théologie chrétienne. En effet, le problème de la nature humaine n‟a pas été tranché par la doctrine catholique, à la différence de la doctrine protestante qui voit l‟humanité radicalement corrompue. Elle ne parle pas, à l‟instar des penseurs contre-révolutionnaires du XIXème siècle, d‟une déchéance humaine absolue. Elle parle seulement de « blessure » en laissant subsister la possibilité d‟aller vers le bien. D‟un point de vue religieux, Jacques Maritain, par exemple, a donc raison de critiquer Carl Schmitt et ceux qui exagèrent la malignité de l‟homme. Mais le juriste n‟entend pas suivre un dogme ; il entend récuser l‟axiome de l‟homme bon, à travers une décision « théologico-politique », id est une prise de position sur la nature humaine. De son point de vue, toute doctrine politique prend d‟une manière ou d‟une autre position sur cette question et toute doctrine politique « véritable » se fonde sur une conception négative de la nature humaine54. On pourrait ainsi classer « toutes les théories de l‟Etat et toutes les doctrines politiques en fonction de leur anthropologie sous-jacente », selon qu‟elles posent en hypothèse un homme mauvais ou un homme bon de nature55.
    Cette distinction « sommaire » peut revêtir de multiples formes. Mais elle est déterminante, car on ne saurait échapper au présupposé anthropologique, souligne Schmitt. Les théories qui postulent un homme bon de nature sont, d‟une part, les théories libérales, d‟autre part, les théories anarchistes. Pour les premières, la bonté de l‟homme est un argument pour mettre l‟Etat au service d‟une société qui « trouve son ordre en elle-même ». Pour les secondes, la bonté de l‟homme sert à la négation de l‟Etat, « le radicalisme ennemi de l‟Etat (croissant) en fonction de la foi en la bonté radicale de la nature humaine », car l‟un est lié à l‟autre. Le libéralisme ne va pas si loin, car il « n‟a jamais été radical au sens politique du terme ». Rationaliste, il croit avant tout, avec Condorcet, que l‟homme est perfectible et que la pédagogie finira par rendre superflu l‟Etat. Il s‟est donc borné à soumettre le politique à la morale et à l‟économie, à créer un système de freins et de contrepoids à la puissance publique. Si le radicalisme révolutionnaire est plus profond et conséquent que le modérantisme libéral, et si ce radicalisme s‟accentue aussi, en sens inverse, dans la philosophie de la contre-révolution, cela est dû « à l‟importance accrue des thèses axiomatiques sur la nature de l‟homme ». Pour les anarchistes athées, l‟homme est décidément bon ; tout mal est la conséquence de la pensée théologique et des représentations de l‟autorité qui en dérivent ; seuls sont méchants les hommes qui tiennent l‟homme pour tel. A l‟inverse, les contre-révolutionnaires catholiques radicalisent le dogme du péché originel « pour en faire une doctrine du caractère pécheur et de la dépravation absolus de la nature humaine ». Le marxisme, lui, tient pour superflue la question anthropologique, car il croit pouvoir changer les hommes grâce à la transformation des conditions économiques et sociales. Mais cette question ne saurait être évacuée, parce que « toutes les théories politiques véritables postulent un homme corrompu, c‟est-à-dire un être dangereux et dynamique, parfaitement problématique »56.
    Les présupposés anthropologiques varient selon les secteurs d‟activités. Le pédagogue doit nécessairement tenir l‟homme pour un être éducable et perfectible. Le moraliste postule une liberté de choix entre le bien et le mal. Le théologien pense que les hommes sont pécheurs et qu‟il leur faut une rédemption. L‟homme politique « véritable » suppose que les hommes sont dangereux par nature. Schmitt voit une affinité spécifique entre dogmes théologiques et théories politiques. Tandis que la politique suppose l‟existence de l‟ennemi, la théologie présuppose le caractère pécheur de l‟homme. Hostilité et péché du monde rendent impossible l‟optimisme indifférencié propre aux conceptions, libérales ou libertaires, de l‟homme naturellement bon. Dans un monde d‟hommes bons, règnent la paix et la sécurité. Prêtres, hommes politiques et militaires y sont superflus. « La corrélation de méthode entre postulats théologiques et postulats politiques est (donc) évidente ». Le politique trouve ainsi dans le péché originel sa justification la plus profonde, puisque la négation du péché ne signifie rien d‟autre que l‟anarchie. C‟est précisément dans le chapitre consacré aux « fondements anthropologiques des théories politiques » que le juriste met en évidence l‟ancrage théologique de son concept57.
    La nécessité du politique a pour « présupposé ultime », observe Strauss, la thèse de la dangerosité humaine. Or, ce caractère dangereux est-il indéracinable ? Schmitt ne parle que d‟« hypothèse » ou de « credo anthropologique ». Si ledit caractère n‟est que supposé ou cru et pas su réellement, on peut penser que le contraire est également possible et tenter d‟éliminer ce caractère. « Si le caractère dangereux de l‟homme n‟est que cru, alors il est, et le politique avec lui, menacé dans son principe »58. Que signifie « caractère dangereux » ? Essentiellement « besoin d‟être gouverné ». La vraie confrontation n‟a pas lieu entre pacifisme et bellicisme ou entre internationalisme et nationalisme59, mais entre les « théories anarchistes et autoritaires »60. L‟auteur de Politische Romantik citait de Maistre : « l‟homme en sa qualité d‟être à la fois moral et corrompu, juste dans son intelligence et pervers dans sa volonté, doit nécessairement être gouverné »61. La dangerosité de l‟homme ne peut être comprise que comme corruption morale. « Pour lancer la critique radicale du libéralisme qu‟il ambitionne, Schmitt doit renoncer à l‟idée que l‟homme est méchant comme l‟est l‟animal et par conséquent innocent, pour revenir à la conception de la méchanceté humaine comme bassesse morale »62. En effet, l‟opposition entre bonté et méchanceté perd son sens quand la « méchanceté » est considérée comme « innocente » ou « animale ». Après que Strauss lui ait reproché de mettre en relation la nature humaine et la formule : « animalité, instincts, passions », Schmitt efface en 1933 une série de passages pouvant donner l‟impression d‟une telle équivoque. De même que l‟homme est au-dessus de l‟animal, la distinction ami-ennemi est au-dessus des conflits du règne animal. L‟hostilité entre les hommes contient une tension qui transcende de beaucoup le naturel, écrit-il en 1959. Ce n‟est pas la nature qui est en cause, mais quelque chose de spécifique à l‟homme, de plus que naturel, qui provoque la tension politique63. L‟anthropologie du juriste s‟enracine dans la tradition catholique révisée par les contre-révolutionnaires, pas dans la biologie ou l‟éthologie. Il aurait pourtant pu trouver dans les notions d‟agressivité ou de territorialité, un appui « scientifique » pour sa démonstration. Mais si le mal n‟est qu‟un prétendu « mal » parce qu‟il est biologiquement déterminé, donc sans dimension « morale », le risque, inacceptable pour un catholique, serait de nier le libre arbitre et le péché.
    L‟enjeu véritable du chapitre consacré à « l‟anthropologie » est « l‟ancrage du politique dans le théologique »64. D‟après Strauss, Schmitt ne parvient pas à prouver « l‟inéluctabilité » du politique, dès lors que celle-ci repose sur une dangerosité humaine qui n‟est que supposée ou crue, pas sue. Aussi le philosophe insiste-t-il sur l‟insuffisance de la foi et oppose-t-il le savoir à la foi. Mais le juriste ne se place pas sur le terrain de « l‟irréfutabilité » ; il se place sur le terrain de la « vérité », la vérité de la foi. La Révélation est une source si absolue de « savoir intègre », au sens de la gnose et non de la science, que face à la vérité du péché originel, tout ce que l‟anthropologie pourrait expliquer reste secondaire. La politique a besoin de la théologie, car celle-ci en est la condition sine qua non. Peut-elle disparaître ? On ne peut que la nier, pas l‟éliminer, car elle ne peut être que « sécularisée » sous la forme de l‟idéologie. Théologie et politique sont donc « inéluctables ». Ainsi, au lieu d‟écrire comme en 1932, que dans un monde d‟hommes bons, théologiens et politiques sont « superflus », Schmitt écrit en 1933 : théologiens et politiques « dérangent », ils ne dépérissent pas d‟eux-mêmes, il faut les combattre ou les exclure, donc renouveler la relation d‟hostilité. L‟essence du politique a un substrat théologique, parce que le politique a une destination théologique. Au caractère impérieux du choix entre le Christ et l‟Antéchrist dans la sphère de la théologie, correspond l‟impossibilité d‟échapper à la distinction ami-ennemi dans la sphère de la politique. « J‟ignore si la Terre et l‟humanité connaîtront jamais » un état dépolitisé « et quand cela se produira », déclare le juriste65. Mais Strauss fait remarquer qu‟il ne peut se contenter de dire qu‟« en attendant », cet état « n‟existe pas ». Compte tenu de l‟existence d‟un mouvement puissant qui veut éliminer la guerre, donc abolir le politique au sens schmittien, et même s‟il est admis que son éventualité subsiste « aujourd‟hui », on peut se demander si sa possibilité réelle subsistera demain ou après-demain. En 1932, Schmitt écrit : la dimension polémique est inscrite dans la nature humaine, c‟est pourquoi l‟homme cesse d‟être homme dès qu‟il cesse d‟être politique. En 1933, il n‟écrit plus « aujourd‟hui », mais « à une époque qui masque sous des prétextes moraux ou économiques ses oppositions métaphysiques »66.

    VI. Philosophie politique versus théologie politique (« dialogue V »)

    Pour Strauss comme pour Schmitt, le problème essentiel de la politique moderne est celui de la perte des valeurs, due au relativisme : l‟homme moderne ne croit plus possible la distinction objective du bien et du mal. Il se borne à rechercher la paix. Mais la recherche de la paix à tout prix n‟est possible que si l‟homme renonce à se demander ce qui est juste. « C‟est dans le sérieux de la question de la justice que le politique trouve sa justification »77. A cette question, deux réponses opposées s‟affrontent. Chez Schmitt, la réponse est apportée par la théologie politique ; chez Strauss, par la philosophie politique. Leur refus commun de l‟idéal libéral ne s‟effectue donc pas du tout sur le même terrain.
    Chez l‟un, la question ultime est adressée à l‟homme, car le juste est un objet de foi. La foi elle-même est le « bastion inexpugnable » du politique et son « noyau indestructible »78. Chez l‟autre, la question ultime est posée par l‟homme, car le juste est un objet de raison. Telle est « l‟alternative fondamentale » entre la théologie et la philosophie. « Il est impossible, souligne H. Meier, de combler le gouffre qui sépare la théologie politique de la philosophie politique ; il sépare Carl Schmitt et Léo Strauss même là où l‟un et l‟autre paraissent avoir les mêmes positions politiques, même là où ils sont effectivement d‟accord dans la critique politique d‟un adversaire commun »79. Pour le juriste, toute réponse à la sommation de l‟histoire est un acte de soumission à Dieu. Du fait de la foi qui est au centre de sa pensée politique, il se croit lié à une « obligation », la politique n‟étant pas « libre décision », mais « destin ». De son point de vue, la seule façon d‟être sauvé du relativisme, c‟est la vérité pleine d‟autorité de la Révélation et de la Providence. La critique du libéralisme et le Commentaire straussien font émerger les présupposés théologiques qui permettent à Schmitt d‟affirmer « l‟inéluctabilité » du politique. Pourquoi s‟efforce-t-il de dissimuler ces présupposés ? D‟une part, parce que la vérité de la foi est inaccessible à une discussion avec les incroyants. D‟autre part, parce que le libéralisme « aimerait dissoudre la vérité métaphysique elle-même dans la discussion »80. Il refuse donc d‟exposer au débat le noyau théologique de sa pensée, pour ne pas le relativiser. Au contraire, « il décide d‟obéir à la stratégie suivante : faire de la „métaphysique‟ du libéralisme l‟objet de la critique, tirer au clair „la logique de son système métaphysique global‟ en l‟examinant dans la perspective de la théologie politique et attaquer „la croyance en la discussion‟ sans exposer à la discussion la substance intime de sa propre politique, sans la livrer à la „conversation éternelle‟ ou laisser s‟en emparer „l‟affrontement éternel des opinions‟ qui la relativiserait »81. Strauss, lui, ne pense pas à l‟horizon de la foi quand il écrit que la critique du libéralisme « ne peut être menée à son terme qu‟à la condition de conquérir un horizon au-delà du libéralisme »82.
    Pour lui, cette critique est un commencement nécessaire pour parvenir à une connaissance authentique, c‟est-à-dire, selon le sens originel de la philosophie, pour sortir de la « caverne » de l‟existence historique et accéder à la lumière d‟un « savoir intègre ». Dans cette quête de ce qui est vrai et juste, qui passe nécessairement par la remise en question des opinions dominantes, l‟auteur de Maïmonide rencontre d‟abord le défi lancé par la conviction de l‟époque présente, à savoir que toute pensée et toute action sont historiques et valent hic et nunc. Ensuite, il entreprend d‟examiner à fond le conflit entre les Lumières et l‟orthodoxie. A l‟issue de ce conflit, on s‟aperçoit que les affirmations de la tradition n‟ont pas été réfutées, car elles reposent sur le présupposé irréfutable que Dieu est insondable et omnipotent. Les Lumières n‟ont pu démontrer l‟impossibilité des miracles ou de la Révélation. Elles ont simplement montré que les présupposés de l‟orthodoxie ne sont pas des objets de savoir mais de foi, qu‟ils n‟ont pas à proprement parler la force de ce qui est su. Enfin, dans son « retour à l‟origine », Strauss ne s‟arrête pas au fondateur du libéralisme, à Hobbes, mais c‟est vers Socrate, le fondateur de la philosophie politique, qu‟il se tourne. La question socratienne de l‟Unique nécessaire l‟a ainsi obligé à reprendre sans cesse la confrontation avec le théologique et le politique, le « problème théologico-politique » ayant été le thème de ses investigations, menées d‟un point de vue philosophique. Politique et religion requièrent son attention parce qu‟il recherche la discussion sur ce qui est juste. Mais si la politique a une importance centrale chez lui, la question de l‟ennemi lui importe peu, car un « savoir intègre » ne peut émerger d‟une intention polémique ni d‟une confrontation83.

    VII. La récusation de la philosophie de « l’unité du monde » et de la « philosophie de l’histoire »

    La grande traduction de la notion schmittienne du politique en philosophie des relations internationales, plus précisément, sur le plan des idéaux de la philosophie des relations internationales, est la récusation de la philosophie de « l‟unité du monde » et de la « philosophie de l‟histoire » propre au libéralisme comme au marxisme. Avant comme après la Seconde Guerre mondiale, Carl Schmitt rejette l‟idéal du One World par le marché et la technologie. Il affirme l‟irréductible pluralité politique du monde. Il récuse les conceptions supranationales et universalistes du droit international public. Il leur oppose sa doctrine des « grands espaces » (Grossräume).
    L‟humanité est une biologiquement et moralement, mais plurielle culturellement et politiquement. C‟est ainsi qu‟il y a plusieurs unités politiques dans le monde, et non pas une unité politique du monde. Il ne saurait y avoir d‟unité politique, ni d‟Etat, ni de fédération « universels », car l‟unité politique implique d‟autres unités politiques, l‟Etat, d‟autres Etats, la fédération, d‟autres fédérations. La Société des Nations ou l‟Organisation des Nations Unies favorise-t-elle l‟unification ou la pacification du monde ? Non. Les organisations internationales ne suppriment ni les Etats ni les guerres. Elles ne sont que des organisations interétatiques créées par des traités interétatiques, où siègent des représentants des Etats, dont les résolutions résultent de coalitions d‟Etats qui se nouent ou se dénouent. Elles ne font que distinguer les guerres licites ou illicites, en suivant les décisions des grandes puissances (des membres permanents du Conseil de la SDN ou de l‟ONU). Le projet du One World reste fondamentalement utopique. Il ne fait que masquer un impérialisme arrivé au stade suprême de l‟universalisme.
    De Campanella à McLuhan, toutes les « utopies planétaires » ont un ressort technologique : le progrès technique serait la matrice de l‟unification de l‟humanité84. Le monde se rapproche de son unité au fur et à mesure que croissent les moyens de transports et de communications d‟une part, les moyens de production et de destruction d‟autre part, autrement dit, au fur et à mesure que la puissance humaine domine la Terre et que l‟humanité se rassemble dans une même organisation techno-économique. De ce point de vue déterminé par le progrès technique, la réalisation de « l‟unité du monde » devient inéluctable. En réalité, pour Schmitt, l‟idée du One World n‟est pas une « fatalité technique ». Elle relève d‟une conception téléologique de l‟histoire humaine, selon laquelle le mouvement de l‟histoire s‟identifie à la marche d‟un progrès techniquement déterminé. Cette vision d‟un univers unifié par la technique est partagée par les élites des deux superpuissances (« partagée » au double sens du terme : elle est commune à l‟Est et à l‟Ouest, mais l‟Est et l‟Ouest en ont une conception concurrente). L‟industrialisation est le destin de l‟humanité, reconnaît le juriste. Mais « l‟unité du monde » n‟est pas une question technique, c‟est une question politique : celle de l‟amitié entre les peuples, les classes, les cultures, les religions, les races. Or, loin de l‟unité, le monde politique d‟après 1946 donne l‟image de la dualité, l‟image de la division politique entre le capitalisme et le socialisme.
    Comment penser cette dualité ? Schmitt donne sa vision philosophique du conflit Est-Ouest. Ce conflit a l‟apparence d‟une confrontation entre deux types opposés de systèmes politiques, économiques, sociaux. En vérité, « la tension inhérente au dualisme suppose dialectiquement l‟existence d‟une affinité réciproque. Cette affinité réside dans la vision du monde et de l‟histoire propre aux deux acteurs du duopole mondial. La lutte mondiale entre le catholicisme et le protestantisme aux XVIème et XVIIème siècles supposait un fond commun chrétien. De même, c‟est une interprétation philosophico-historique commune qui sous-tend aujourd‟hui la dualité du monde »85. La foi dans le progrès technique (dans l‟industrialisation) comme matrice de l‟unification du genre humain est la « philosophie de l‟histoire » de l‟Est comme de l‟Ouest. Le conflit Est-Ouest ne fait qu‟opposer deux méthodes visant l‟industrialisation la plus efficace, mené par deux Puissances se réclamant de la démocratie. Ce conflit se déroule dans le cadre d‟un programme idéologique commun, dont le noyau est une interprétation téléologique de l‟histoire. D‟après celle-ci, le progrès industriel -grâce au plan ou grâce au marché- doit mener à la « fin de l‟histoire », c‟est-à-dire à un état final de l‟humanité -le communisme ou la démocratie libérale86.
    L‟existence d‟une même « philosophie de l‟histoire » de part et d‟autre du Rideau de Fer implique-t-elle l‟unification du monde ? Ceux qui répondent oui à cette question croient que le dualisme n‟est qu‟une transition vers l‟unité87. Le conflit Est-Ouest se terminera par une victoire de l‟une des superpuissances et la défaite de l‟autre. S‟ensuivra un monde unipolaire, dominé par une superpuissance unique qui entreprendra, en vertu de la dynamique historique, l‟unification du monde selon ses conceptions et ses objectifs : le socialisme mondial ou le le capitalisme mondial. D‟après Schmitt, au contraire, le « dualisme du monde » n‟annonce pas « l‟unité du monde », car « l‟histoire » -la division politique de l‟humanité- l‟emportera sur la « philosophie de l‟histoire » -sur la croyance en l‟unification de l‟humanité comme sens de l‟histoire. Le monde n‟est pas inclus tout entier dans la dualité Est-Ouest. Il existe des tierces forces et des troisièmes voies, notamment dans le tiers monde : les pays « non alignés » qui refusent la bipolarité comme l‟unipolarité. Le dualisme tendra à la pluralité plutôt qu‟à l‟unité. Le développement industriel ne mène pas au One World mais aux Grossräume88, c‟est-à-dire à des regroupements régionaux ou à des Unions d‟Etats. Au-delà du conflit Est-Ouest, la grande antithèse de la politique mondiale est celle de l‟universalisme du monde unipolaire d‟un côté, de la multipolarité des « grands espaces » de l‟autre. C‟est la dialectique de « l‟occidentalisation » qui tranchera cette antithèse : il y aura soit homogénéisation culturelle de l‟humanité, soit maintien de la pluralité des civilisations89.
    On l‟aura compris, si Schmitt estime qu‟il n‟y aura pas d‟« unité du monde », c‟est aussi parce qu‟il ne veut pas d‟« unité du monde » ! L‟avènement du One World, parce qu‟il signifierait la « centralisation » et la « dépolitisation », entraînerait la fin des indépendances nationales et le règne du Bourgeois universel. Surtout, un tel avènement serait sacrilège : l‟épisode biblique de la Tour de Babel indique le refus divin de l‟unité politique du genre humain. Là encore, la comparaison Schmitt/Strauss est significative. Le philosophe critique l‟idée (hégéliano-kojévienne) selon laquelle l‟histoire du monde est « un mouvement vers l‟Etat universel et homogène ». Mais c‟est parce que l‟avènement d‟un tel Etat « marquerait la fin de la philosophie sur terre ». Lui aussi méprise un monde, celui du « dernier homme », qui n‟est qu‟« intéressant » et « divertissant ». Mais c‟est assurément sur le terrain de la philosophie politique qu‟il se place. Une vie confortable ne s‟exposant pas au danger de l‟interrogation radicale sur soi ne lui paraît pas digne d‟être vécue. Avec « l‟unité du monde », « l‟histoire est terminée, il n‟y a plus rien à faire ». Mais « il y aura toujours des hommes qui se révolteront ». La négation nihiliste de « l‟Etat universel » deviendra peut-être le dernier acte noble possible lorsque cet Etat sera devenu inévitable. Comme l‟écrit Kojève, la « fin de l‟histoire » signifie la fin des grands conflits, donc celle de la philosophie. L‟homme ne changeant plus, il n‟y a plus de raison de changer les principes à la base de sa connaissance du monde. « Mais tout le reste peut se maintenir indéfiniment : l‟art, l‟amour, le jeu, etc., bref, tout ce qui rend l‟homme heureux »90.
    David Cumin - Klesis – Revue philosophique – 2011 : 19 – Autour de Leo Strauss
    * David Cumin est Maître de conférences (HDR) à l‟Université Jean Moulin Lyon III (CLESID).
    1 Piet Tommissen (« Contributions de Carl Schmitt à la polémologie », Revue européenne des sciences sociales. Cahiers Vilfredo Pareto, n°44, 1978, pp.141-170, pp.142-145) a exposé les « variantes du texte ».
    2 Avec les écrits qui lui sont liés, sur l‟Etat, « l‟Etat total », la guerre ou « l‟unité du monde ».
    3 Heinrich Meier, Carl Schmitt, Leo Strauss et la notion de politique. Un dialogue entre absents, Paris, Julliard, 1990, p. 16.
    4 D‟après Julien Freund, le Begriff est « uniquement un essai destiné à fournir un cadre théorique à l‟immense problème du politique » ; son objectif « précis » est de « discerner ce qui est purement politique indépendamment de toute autre relation » (préf. à La notion de politique, op. cit., pp. 22, 23).
    5 Cet adjectif revient à plusieurs reprises sous la plume de Schmitt en 1963 et sous celle de Freund dans sa préface de 1972 à La notion de politique, ibid., pp. 22, 53, 56, 211.
    6 Le commentaire de Leo Strauss : « Anmerkungen zu Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen », est paru d‟abord dans l‟Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik en août-septembre 1932. Il a été republié en appendice à Hobbes‟ politische Wissenschaft en 1965 et, la même année, en appendice à l‟édition américaine de Spinoza‟s Critique of Religion. Dans le recueil Parlementarisme et démocratie (Paris, Seuil, 1988, pp. 187-214), Jean-Louis Schlegel a traduit en français ce commentaire. Trad. à comparer avec celle de Françoise Manent dans l‟ouvrage de Heinrich Meier (pp.129-162). Schmitt a conservé les lettres de Strauss dans un dossier à part : « au sujet de La notion de politique, trois correspondances importantes : 1. Leo Strauss (1929), 1932-1934, 2. Alexandre Kojève (1955), 3. Joachim Schikel (1970), 1968-1970 » (H. Meier, op. cit., p.174).
    7 H. Meier a retracé l‟évolution de cet essai, ibid., pp. 15–25, 35-42, 48–50).
    8 Version schmittienne du monopole wébérien de la violence légitime.
    9 La notion de politique, p. 73.
    10 K. Löwith, « Le décisionnisme (occasionnel) de Carl Schmitt », in Les Temps modernes, 1991 (1935, sous le pseudonyme d‟Hugo Fiala), pp. 15–50, pp. 47–49.
    11 A. Dufour : « Jusnaturalisme et conscience historique. La pensée politique de Pufendorff », in Cahiers de philosophie politique et juridique, Des théories du droit naturel, Caen, Centre de Publications de l‟Université de Caen, 1988, pp. 101–125, p. 108.
    12 La notion de politique, p. 93.
    13 L. Strauss, « Commentaire sur „La notion de politique‟ », in H. Meier, op. cit., p.136.
    14 Ibid., p. 133.
    15 Trad. française Romantisme politique, Paris, Librairie Valois-Nouvelle Librairie nationale, 1928, partiellement reprise in Du politique… (recueil), Puiseaux, Pardès, 1990, « Romantisme politique », pp. 1–17 ; trad. française Hamlet ou Hécube. L‟irruption du temps dans le jeu, Paris, L‟Arche, 1992.
    16 « L‟ère des neutralisations et des dépolitisations », in La notion de politique, p.138, cité par L. Strauss, op. cit., p. 134 et par H. Meier, op. cit., p. 30. H. Meier indique que dans la conférence de 1929 telle qu‟est ajoutée à l‟édition de 1932, Schmitt a biffé et remplacé les mots « culture » et « culturel » pas moins de 31 fois sur 54 occurrences.
    17 L. Strauss, op. cit., p. 134.
    18 Cité par H. Meier, op. cit., p. 32.
    19 La notion de politique, pp.90, 117. La guerre fait comprendre que tout pouvoir est absolu, disait Alain.
    20 Ibid., p. 116.
    21 L. Strauss, op. cit., p. 131.
    22 La notion de politique, pp.118, 155, cité par L. Strauss, op. cit., p. 132.
    23 L. Strauss, op. cit., pp. 150, 160.
    24 Ibid., pp. 138–139.
    25 H. Meier, op. cit., p .56.
    26 L. Strauss, op. cit., pp. 139, 149.
    27 Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986 (1953), pp. 165–166.
    28 L. Strauss, « Commentaire sur “La notion de politique” », pp. 140–141.
    29 Cf. Ueber die drei Arten des rechtswissenschaftlichen Denkens, trad. française Les trois types de pensée juridique, Paris, PUF, 1995, préf. D. Seglard.
    30 Cf. Der Leviathan in der Staatslehre des Thomas Hobbes. Sinn und Fehlschlag eines politischen Symbols, trad. française Le Léviathan dans la doctrine de l‟Etat de Thomas Hobbes. Sens et échec d‟un symbole politique, Paris, Seuil, 2002, préf. E. Balibar, postf. W. Palaver. Cf. aussi « Der Staats als Mechanismus bei Hobbes und Descartes » (1937), trad. française « L‟Etat comme mécanisme chez Hobbes et Descartes », in Les Temps modernes, 1991, pp. 1-14. Tous les écrits de Schmitt sur Hobbes ont été réunis in Scritti su Thomas Hobbes (recueil), Milan, Giuffré, 1986, préf. C. Galli.
    31 H. Meier, op. cit., pp. 58–59, 77.
    32 Sur la primauté du conflit chez Max Weber, son ethos guerrier par opposition à la morale pacifiste, sa volonté, via le nationalisme et la Machtpolitik, de préserver, contre la bureaucratisation, les chances d‟une existence « authentique » c‟est-à-dire « tragique », cf. L. Strauss, Droit naturel et histoire, pp. 69–73.
    33 L. Strauss : « Commentaire sur „La notion de politique‟ », p. 156.
    34 La notion de politique, p. 108, cf. aussi pp. 95, 205, et la Théorie de la Constitution, Paris, PUF, 1993 (1928), préf. O. Beaud, p. 388.
    35 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Vrin, 1982 (1821), pp. 324-333 ; A. Philonenko, Essais sur la philosophie de la guerre, Paris, Vrin, 1976, « Éthique et guerre dans la pensée de Hegel », pp. 55–66.
    36 C. von Clausewitz : De la guerre, Paris, Minuit, 1955 (1832-1837), pp. 51-69.
    37 Cité par C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l‟Etat. De Hegel à Max Weber, Paris, Minuit, 1992, p. 214.
    38 La notion de politique, p. 75.
    39 Ibid., pp. 97–98.
    40 Préf. à La notion de politique, p. 190.
    41 G. W. F. Hegel, op. cit., p.69.
    42 A. Philonenko, « Clausewitz ou l‟oeuvre inachevée : l‟esprit de la guerre », in Revue de métaphysique et de morale, n°4, 1990, pp. 471-512, pp. 473–474.
    43 La notion de politique, p. 102.
    44 Ibid., p. 153.
    45 G. de Plinval : La pensée de saint Augustin, Paris, Bordas, 1954, pp. 164-174.
    46 L. Strauss, op. cit., p. 153.
    47 K. Löwith, art. cit., pp. 25–31.
    48 Cité par A. Dorémus, « Introduction à la pensée de Carl Schmitt », in Archives de philosophie, XLV, 4, 1982, pp. 585–665, p. 658.
    49 Cf. Die Tyrannei der Werte. Ueberlegungen eines Juristen zur Wert-Philosophie, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1960 (2ème éd. aug. in Säkularisation und Utopie. Erbracher Studien, Ernst Forsthoff zum 65. Geburtstag, 1967, pp.37-62), ainsi que : « Le contraste entre communauté et société en tant qu‟exemple d‟une distinction dualiste. Réflexions à propos de la structure et du sort de ce type d‟antithèses » (1960), in Res Publica, XVII, 1, 1975, pp. 100–119, pp. 105-119 ; Théorie du partisan, pp. 317, 325 ; Théologie politique II, Paris, NRF Gallimard, 1988, préf. J.-L. Schlegel, pp. 104, 167–182.
    50 L. Strauss, Droit naturel et histoire, « Le droit naturel et la distinction entre faits et valeurs », pp .44–82.
    51 H. Meier, op. cit.., pp.95-97, citations extraites de « Politik », in H. Franke (Hrsg.), Handbuch der neuzeitlichen Wehrwissenschaften, Bd. I, Wehrpolitik und Kriegsführung, Berlin-Leipzig, W. de Gruyter, 1936, pp. 547–549.
    52 H. Meier, op. cit., pp. 97–98.
    53 Ibid., p. 81.
    54 Théologie politique I, pp. 64–67.
    55 La notion de politique, p. 103.
    56 Théologie politique I, p. 65 ; La notion de politique, pp. 103, 106–107.
    57 La notion de politique, pp. 103, 111.
    58 L. Strauss, « Commentaire sur “La notion de politique” », pp. 145–146.
    59 Leo Strauss a analysé la convergence empirique de l‟antagonisme : internationalisme pacifiste/ nationalisme belliciste et de l‟antagonisme : anarchie/autorité. Le lien autorité/nationalisme s‟explique de la manière suivante. L‟homme étant méchant de nature, il a besoin d‟être gouverné. L‟instauration d‟un gouvernement, c‟est-à-dire le rassemblement des hommes en une unité, ne s‟effectue que contre d‟autres hommes. Il y a ainsi une tendance primaire de la nature humaine à former des groupes exclusifs. Cette tendance à l‟exclusion, et le regroupement ami-ennemi, sont donnés avec la nature de l‟homme. Ils sont donc en ce sens « destin ». La réalité de l‟hostilité, de l‟alliance et de la neutralité entre groupes, « c‟est ce que démontre l‟histoire de l‟humanité jusqu‟à nos jours » (ibid., pp. 147–148, 168–169).
    60 La notion de politique, p. 105.
    61 In Romanticismo politico, Milan, Giuffré, 1981, préf. C. Galli, p.205, trad. italienne de Politische Romantik.
    62 L. Strauss, op. cit., p. 150.
    63 « Die planetarische Spannung zwischen Ost und West und der Gegensatz von Land und Meer » (1959), in Schmittiana III, Bruxelles, 1991, pp.19-44, p. 26.
    64 H. Meier, op. cit., p. 82.
    65 La notion de politique, p. 98.
    66 H. Meier, op. cit., pp. 94–95.
    67 L. Strauss, op. cit., p. 155.
    68 H. Meier, op. cit., p. 86.
    69 Ibid., p. 71.
    70 Théologie politique I, p. 71, cité par H. Meier, op. cit., p. 99.
    71 H. Meier, op. cit., p. 99.
    72 L. Strauss, op. cit., p. 160.
    73 L. Strauss, Maïmonide, Paris, PUF, 1988 (1935), pp. 17–23.
    74 Sur l‟histoire de la philosophie de l‟unité du genre humain, cf. A. Mattelart, Histoire de l‟utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, Paris, La Découverte, 1999.
    75 Cf. « L‟unité du monde II », in Du politique…, pp. 237–249, p. 240.
    76 Schmitt expose le credo Est-Ouest : le développement industriel conduit à l‟abondance généralisée ; celle-ci, en mettant fin à la rareté des ressources, rend sans objet les luttes tournant autour de leur appropriation ou de leur répartition ; elle abolit donc le risque de guerre et permet la réconciliation de l‟humanité. Mais ce credo suppose que les conflits sont économiquement déterminés, ce qui n‟est pas nécessairement le cas. Même dans cette hypothèse, la croissance démographique et la croissance économique, par conséquent la croissance de la consommation de ressources naturelles limitées, renouvellent les problèmes d‟appropriation et de répartition, donc les oppositions politiques. Sera-t-il possible que la technologie émancipe l‟humanité de la nature ? Sera-t-il possible de réguler mondialement la démographie et l‟économie ? Cf. « À partir du “nomos” : prendre, pâturer, partager. La question de l‟ordre économique et social » (1953), in Commentaire, n°87, automne 1999, pp. 549–556.
    77 Selon Pierre Lévy, la guerre froide a été menée pour la domination « d‟un globe suffisamment rétréci pour que la notion d‟empire mondial ne soit pas vide de sens » (World Philosophie. Le marché, le cyberespace, la conscience, Paris, O. Jacob, 2000, p. 25).
    78 Cf. « Grand espace contre universalisme. Le conflit sur la doctrine de Monroe en droit international » (1939), in Du politique…, pp.127-136 ; Völkerrechtliche Grossraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte. Ein Beitrag zum Reichsbegriff im Völkerrecht, Berlin-Leipzig-Vienne, Deutscher Rechtsverlag, 1942, 4ème et dernière éd. aug. (les trois premières se sont succédées en 1939, 1940 et 1941) ; Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum, Paris, PUF, 2001 (1950), préf. P. Haggenmacher.
    79 Sur cette partie, cf. La notion de politique, pp.97-103 ; « Drei Möglichkeiten eines christlichen Geschichtsbildes », art. cit., p.297 ; « Historiographie existentielle : Alexis de Tocqueville », « L‟unité du monde » I et II, in Du politique…, pp.211-214, 225-249 ; « Die Ordung der Welt nach zweiten Weltkrieg » (1962), in Schmittiana II, 1990, pp. 11–30, pp. 12–27 ; « The Legal World Revolution » (1978), Telos, n°72, pp. 73–89 (trad. en langue anglaise de « Die legale Weltrevolution. Politischer Mehwert als Prämie auf juristiche Legalität und Superlegalität »), pp. 79, 86.
    80 L. Strauss, De la tyrannie, Paris, NRF Gallimard, 1954 (1948), « Mise au point », pp. 282–344, pp. 309–342.

  • Ernst Jünger : Sang

    Le genre humain est une forêt vierge, un entrelacs mystérieux dont les couronnes parcourues des souffles de mers ouvertes ne cessent de s'arracher aux vapeurs, moiteurs et touffeurs pour se tendre majestueuses à la rencontre du soleil. Si les sommets se nimbent de parfums et d'efflorescences colorées, dans les fonds prolifère un fouillis de plantes étranges. Si l'on voit, lorsque le soleil se consume, tomber dans les calices de palmiers ondulants une compagnie de perroquets rouges telle une escadre de songes royaux, des bas-fonds déjà plongés dans la nuit monte le pêle-mêle répugnant des bêtes qui rampent et rôdent, les cris stridents des victimes que l'agression sournoise de dents et de griffes rompues au meurtre a tiré du sommeil, du terrier, de la chaleur du nid pour leur donner la mort.

    Jünger,guerreTout comme la forêt vierge s'efforce de dresser vers les hauteurs une masse toujours plus imposante, tirant les énergies de sa croissance de son propre affaissement, des parties d'elle-même qui pourrissent et se corrompent au sein des sols fangeux, chaque génération nouvelle d'humanité est issue du fond qu'accumule la décomposition des lignées innombrables qui reposent ici des rondes de la vie. Certes les corps de ces défunts, après qu'ils ont fini leur tour de danse, sont réduits à néant, balayés aux sables fugaces, ou pourrissent au fond des mers. Mais leurs parties, leurs atomes sont traînés à nouveau, par la vie éternellement jeune et victorieuse, à des mutations sans trêve, exaltés en agents éternels de la force vitale.

    De sorte que le contenu même de l'existence, toute pensée, tout acte et tout sentiment, tout ce qui propulsa cette interminable théorie de devanciers par les champs de la vie, garde valeur éternelle. De même que l'homme s'édifie sur l'animal et ses contingences, de même il s'enracine dans tout ce que ses pères ont créé au cours des temps avec leurs poings, leur coeur et leur cerveau. Ses générations ressemblent aux strates d'un état corallien ; pas le moindre fragment n'est pensable sans d'autres en nombre infini, depuis longtemps éteints, sur lesquels il se fonde. L'homme est le porteur, le vaisseau sans cesse métamorphosé de tout ce qui avant lui fut fait, pensé et ressenti. Il est aussi l'héritier de tout le désir qui avant lui en a poussé d'autres, avec une force irrésistible, vers des buts au loin drapés dans les brumes.

    Les hommes continuent d'œuvrer à l'érection d'une tour d'incommensurable hauteur, faite de leurs générations, des états de leur être entassés l'un sur l'autre, dans le sang, le désir et l'agonie.

    Certes, la tour s'élance à toujours plus abruptes hauteurs, ses merlons haussent l'homme au pavois du vainqueur suprême, le regard se repaît de terres chaque fois plus grandes et plus riches, mais l'édification n'en est pas pour autant régulière et tranquille. Souvent l'ouvrage est menacé, des murs s'écroulent ou sont abattus par les sots, les découragés, les désespérés. Les contrecoups d'états de choses qu'on a cru depuis longtemps surmontés, les éruptions des forces élémentaires qui bouillonnaient à gros remous sous la croûte raidie révèlent la puissante vitalité des énergies immémoriales. 

    L'individu se construit, pareillement, de pierres innombrables. Il traîne derrière lui sur le sol la chaîne sans fin des aïeux ; il est ligoté et cousu par mille liens et fils invisibles aux racines entrelacées de la paludéenne et primordiale forêt dont la fermentation torride a couvé son germe premier. Certes la sauvagerie, la brutalité, la couleur crue propre à l'instinct se sont lissées, polies, estompées au fil des millénaires où la société brida la pulsion des appétits et des désirs. Certes un raffinement croissant l'a décanté et ennobli, mais le bestial n'en dort pas moins toujours au fond de son être. Toujours il est en lui beaucoup de la bête, sommeillante sur les tapis confortables et bien tissés d'une civilisation lisse, dégrossie, dont les rouages s'engrènent sans heurts, drapée dans l'habitude et les formes plaisantes ; mais la sinusoïde de la ment retour à la ligne rouge du primitif, alors les masques tombent : nu comme il l'a toujours été, le voilà qui surgit, l'homme premier, l'homme des cavernes, totalement effréné dans le déchaînement des instincts. L'atavisme surgit en lui, sempiternel retour de flamme dès lors que la vie se rappelle à ses fonctions primitives. Le sang, qui dans le cycle machinal des villes, ses nids de pierre, irriguait froid et régulier les veines, bouillonne écumant, et la roche primitive, longtemps froide et roide couchée dans des profondeurs enfouies, fond à nouveau chauffée à blanc. Elle lui siffle à la face, jet de flamme dardée qui le dévore par surprise, s'il se risque à descendre au labyrinthe des puits. Déchiré par la faim, dans la mêlée haletante des sexes, dans le choc du combat à mort, il reste tel qu'il fut toujours.

    Au combat, qui dépouille l'homme de toute convention comme des loques rapiécées d'un mendiant, la bête se fait jour, monstre mystérieux resurgi des tréfonds de l'âme. Elle jaillit en dévorant geyser de flamme, irrésistible griserie qui enivre les masses, divinité trônant au-dessus des armées. Lorsque toute pensée, lorsque tout acte se ramènent à une formule, il faut que les sentiments eux-mêmes régressent et se confondent, se conforment à l'effrayante simplicité du but : anéantir l'adversaire. Il n'en sera pas autrement, tant qu'il y aura des hommes.

    Les formes extérieures n'entrent pas en ligne de compte. Qu'à l'instant de s'affronter on déploie les griffes et montre les dents, qu'on brandisse des haches grossièrement taillées, qu'on bande des arcs de bois, ou qu'une technique subtile élève la destruction à la hauteur d'un art suprême, toujours arrive l'instant où l'on voit flamboyer, au blanc des yeux de l'adversaire, la rouge ivresse du sang. Toujours la charge haletante, l'approche ultime et désespérée suscite la même somme d'émotions, que le poing brandisse la massue taillée dans le bois ou la grenade chargée d'explosif. Et toujours, dans l'arène où l'humanité porte sa cause afin de trancher dans le sang, qu'elle soit étroit défilé entre deux petits peuples montagnards, qu'elle soit le vaste front incurvé des batailles modernes, toute l'atrocité, tous les raffinements accumulés d'épouvante ne peuvent égaler l'horreur dont l'homme est submergé par l'apparition, l'espace de quelques secondes, de sa propre image surgie devant lui, tous les feux de la préhistoire sur son visage grimaçant. Car toute technique n'est que machine, que hasard, le projectile est aveugle et sans volonté ; l'homme, lui, c'est la volonté de tuer qui le pousse à travers les orages d'explosif, de fer et d'acier, et lorsque deux hommes s'écrasent l'un sur l'autre dans le vertige de la lutte, c'est la collision de deux êtres dont un seul restera debout. Car ces deux êtres se sont placés l'un l'autre dans une relation première, celle de la lutte pour l'existence dans toute sa nudité. Dans cette lutte, le plus faible va mordre la poussière, tandis que le vainqueur, l'arme raffermie dans ses poings, passe sur le corps qu'il vient d'abattre pour foncer plus avant dans la vie, plus avant dans la lutte. Et la clameur qu'un tel choc mêle à celle de l'ennemi est cri arraché à des cœurs qui voient luire devant eux les confins de l'éternité ; un cri depuis bien longtemps oublié dans le cours paisible de la culture, un cri fait de réminiscence, d'épouvante et de soif de sang.

    De soif de sang, entre autres. C'est, outre l'épou­vante, l'autre flot qui noie le combattant de son écume, dans un mascaret de vagues rouges : l'ivresse, la soif du sang, lorsque les tressaillantes nuées de la destruction pèsent sur les champs de la fureur. Si étrange que cela soit à entendre pour qui ne s'est jamais battu pour rester en vie : la vision de l'adver­saire procure, outre un comble d'horreur, la déli­vrance d'une pression pesante et insupportable. C'est la volupté du sang, flottant au-dessus de la guerre comme la rouge voile des tempêtes au mât de la galère noire, et dont l'élan illimité n'est compa­rable qu'à l'amour. Elle attaque déjà les nerfs lorsqu’ au centre des villes fouettées à blanc les colonnes s'ébranlent vers les gares, sous une pluie de roses embrasées, en cortège des morituri. Elle couve dans les masses en frénésie qui les cernent de leur liesse bruyante et de leurs cris stridents, elle est l'une des émotions déversées sur les hécatombes en marche vers la mort. Accumulée dans les veilles des batailles, dans la douloureuse tension du soir d'avant, dans la marche vers les vagues de feu, en pleine zone des ter­reurs juste avant la lutte au couteau, elle s'embrase en fureur grimaçante lorsque l'averse des projectiles disloque les rangs. Elle crispe en boule tous élans, autour d'un désir et un seul : se ruer sur l'adversaire, l'empoigner, comme l'exige le sang, sans le vertige, à la griffe sauvage du poing. C'est ainsi, et depuis toujours.

    Tel est le cercle d'émotions, la lutte qui fait rage dans la poitrine du combattant, lorsqu'il erre par le désert de flammes des gigantesques batailles : l'horreur, l'angoisse, l'anéantissement pressenti, la soif d'un déchaînement intégral dans la lutte. Une fois que ce petit monde en soi, bolide fonçant par le monstrueux, a déchargé son plein de sauvagerie bourrée jusqu'à la gueule en brusque explosion d'instants perdus à jamais pour la mémoire claire, une fois que le sang a coulé à flots de sa propre blessure ou de celle de l'autre, les brouillards tombent devant ses yeux. Il promène autour de lui des yeux fixes, somnambule éveillé de rêves oppressants. Le rêve monstrueux que l'animalité a rêvé en lui, au souvenir des temps où l'homme, parmi des hordes toujours menacées, frayait en guerrier son chemin dans le désert des steppes, se dissipe et le laisse à lui-même, effaré, ébloui par l'insoupçonné dans sa propre poitrine, épuisé par la gigantesque dissipation de vouloir et de force brutale.

    C'est alors seulement qu'il prend conscience du lieu où l'a jeté la course de l'assaut, des périls en foule auxquels il vient d'échapper, et blêmit. Une fois cette limite franchie, et là seulement, commence la bravoure. 

    Ernst JÜNGER

    In La guerre comme expérience intérieure

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  • Ce que Marx négligeait

    Quand Marx eut recueilli le peu qu’il était capable de comprendre du système de Hegel et de sa méthode d’analyse, il crut avoir fait la plus grande trouvaille de sa vie.
    Hegel avait fait de cette méthode un moyen de pénétrer plus avant dans le domaine des idées. Marx, fils de rabbin, ne pouvait en faire que le moyen de pénétrer plus avant dans le domaine matériel, une méthode d’analyse de l’économie et, peut-être, de l’histoire. Le manque d’imagination et d’esprit créateur contraignait Marx à demeurer dans le domaine de l’immédiat et lui interdisait toute incursion dans le domaine du raisonnement proprement dit.
    Voulant analyser avec une méthode qui n’était pas sienne le développement du capitalisme, il ne pouvait encore en analyser que la forme la plus immédiate, c’est-à-dire la forme anglaise, la seule qui fût alors accessible.
    C’est de cela qu’aucun marxiste ne s’est avisé, en exceptant Sorel qu’on peut à peine appeler marxiste.
    Enfin, voulant analyser, au moyen de cette même méthode, le développement de l’histoire, il ne le fit encore que comme le pouvait un homme de sa race, sans imagination. Ne pouvant admettre qu’il pût exister à un acte un mobile désintéressé, niant tout sursaut idéaliste ou religieux, il devait ne faire que ramener le développement de l’histoire à une série de luttes d’intérêts. Il franchit enfin le dernier pas. Considérant que tout n’est que lutte d’intérêts, il était prêt à admettre que les intérêts individuels se groupent pour aider au développement de l’histoire. Il appela classe ce groupement d’intérêts.
    Le but de Marx, en ce faisant, était de définir les lois fondamentales du devenir humain et, par leur examen scientifique, d’en définir, pour l’avenir, les constantes d’évolution.
    Or, après un examen que ses disciples considèrent comme minutieux de l’histoire et des doctrines économiques, il affirma que le facteur essentiel, sinon unique, de l’évolution humaine, est l’opposition constante des intérêts économiques.
    Si l’on veut schématiser au maximum son point de vue, l’humanité, hiérarchie de classes économiques, oscille éternellement entre un communisme pur et la dictature d’une minorité, allant en se rétrécissant, de riches sur les pauvres. C’est ainsi que, du communisme dans la misère de la tribu primitive, on est passé progressivement à l’appropriation des ‘‘moyens de production’’ par le chef de la tribu, puis à la redistribution des biens dans la cité, puis à une nouvelle prolétarisation et ainsi de suite.
    À travers de multiples convulsions, la société humaine parvient à un stade de développement où le pouvoir est à nouveau sur le point de changer de mains à une redistribution des biens est devenue inévitable. Nous allons tendre à nouveau vers une société communiste et il est nécessaire d’aider à cet ‘‘accouchement’’ pour hâter le progrès humain. Je veux comprimer encore plus son point de vue : La société humaine étant en perpétuel devenir, son évolution suit à peu près cette courbe : Une société communiste puis, partant de là, une différenciation de plus en plus poussée par appropriation des ‘‘moyens de production’’ entre groupes et classes : La domination progressive des classes riches sur les classes pauvres. Par contre, l’importance des classes riches en nombre est d’autant plus réduite que leur richesse s’accroît par, la centralisation. Il arrive, par suite, que la classe la plus pauvre représente à quelque moment un tel surnombre que l’équilibre est bientôt rompu. On retourne à une société où les biens sont redistribués. Ainsi règne une sorte de communisme, puis, tout recommence. Il s’agit, en somme, de quelque gigantesque sablier social se retournant dès que le haut, - à peu près vide d’hommes -, est plein de richesses.
    Comme, de plus, la minorité dirigeante doit, de plus en plus, pour ses propres besoins, faire appel à un grand nombre d’auxiliaires puisés dans les classes inférieures, elle constitue elle-même les cadres qui la renversent et le personnel qui la remplacera. Ainsi le cycle se trouve être complet.
    Il est certain que si l’homme n’est qu’un sac à besoins, une abstraction économique, le système est apparemment cohérent, et il est de plus terriblement séduisant. Qu’il est donc facile avec cela de se conduire, non seulement dans la politique mais encore dans tous les domaines de la vie. On analyse ‘‘le rapport des forces entre classes’’, pour employer la terminologie marxiste, puis, quel que soit le domaine en cause, on peut décréter que telle attitude est ou non progressive et que telle catégorie sociale l’est également ou non.
    On pourrait dire encore que ces culbutes successives du sablier social sont apparemment bien observées et que les causes qu’en donne Marx sont exactes. C’est ce qui fait d’ailleurs qu’un premier examen superficiel fait autant de victimes et tant d’adhérents au marxisme.
    Pourtant, si l’on reprend à la base même, l’étude du système, si l’on adopte aussi pour ce faire un point de vue matérialiste, si l’on utilise la méthode dialectique de Hegel, on peut arriver, et l’on arrive en effet, à des conclusions radicalement différentes. De plus, on explique dans ce cas, au passage, toute sorte de phénomènes historiques et sociaux que Marx et ses disciples ont laissés inexpliqués ou dans l’ombre. On constate enfin que ce ne sont pas vraiment des classes qui se sont succédé au pouvoir dans le cours de l’histoire, mais bien des races.
    Les différenciations sociales n’ont été que la conséquence de différences raciales et ce n’est que comme telles qu’elles ont pu paraître influencer le déroulement de l’histoire.
    La chute d’une minorité au pouvoir n’a été que le résultat de son affaiblissement racial et non la suite de la centralisation trop grande de la richesse en peu de mains.
    Gobineau a eu le mérite de mettre le premier en lumière, par une analyse matérialiste de l’histoire, le rôle des luttes raciales, au cours du développement de l’humanité. Cependant, son examen plus poétique que scientifique, en même temps qu’il fait état de faits soigneusement contrôlés, fait une place trop grande à l’intuition. Il paraît, dans ce cas, dépassé par l’ampleur du sujet et le manque de moyens scientifiques de son époque. Le mythe de l’aryen pur n’est qu’un mythe, puisque, dès l’époque préhistorique, on trouve trace de mélanges raciaux, et de tous les types intermédiaires d’une race à l’autre.
    Parler de race pure au sens primitif du mot serait donc un véritable non-sens. Houston Steward Chamberlain s’en est parfaitement rendu compte et, établissant qu’il n’existe pas de race pure au sens mythique du mot, il abandonna la conception gobinienne pour une notion déjà beaucoup plus scientifique : Il peut y avoir stabilisation et, dans ce cas, création véritable d’une ‘‘race’’ qui sera, par la suite, tenue pour pure. C’est là la race qu’on trouve chez le cheval, le chien, et chez beaucoup d’animaux sélectionnés. On peut naturellement arriver au même résultat pour la race humaine. Le produit trouvé le plus favorable et véritablement supérieur devant être sélectionné, puis stabilisé. Cela, naturellement, fit frémir les esprits religieux, chrétiens et autres.
    Sorel, dans ‘‘Les matériaux d’une théorie du prolétariat’’ a paru, à quelque moment, deviner le problème mais ne l’a pas résolu. Après l’avoir frôlé, il s’en détourne puis n’en parle plus. Il souligna à de certains moments le caractère ‘‘anglais’’ du capitalisme analysé par Marx, il insiste sur le fait que chaque pays a connu une forme qui lui est propre du capitalisme, puis du socialisme. Il pouvait alors pousser plus loin l’étude et constater que les différences notables qu’il découvrait avaient une cause précise. Chaque pays a un socialisme qui lui est particulier non par suite de différence ‘‘nationale’’ ou géographique mais bien ethnique. Il n’est pas allé jusque-là et l’illusion nationale anti-scientifique l’a sans doute égaré. Elle égara plus encore beaucoup de ses disciples, notamment Mussolini et Lagardelle. C’est celle qui trompa péguy, tant influencé par Sorel.
    Enfin, on peut ajouter que ce fut l’erreur du nazisme allemand et d’Hitler en particulier d’avoir fait aussi un racisme national au lieu de regrouper les quatre grandes races fondamentales de l’Europe sur une base nouvelle. Au moment où l’allemagne passagèrement victorieuse pouvait disposer de l’Europe, l’application de la discrimination raciale sur une base rigoureuse eût permis la création immédiate d’un équilibre, d’une série d’États racialement unis à travers le continent.
    Sans doute l’entité germanique aurait alors disparu en tant que telle mais tous les problèmes qui divisent à l’heure présente le continent n’auraient sans doute pas la même acuité. Ils eussent été résolus en grande partie et de la manière la plus scientifique qui fût. Le problème si ardu des minorités lui-même ne se poserait pas de la même façon car il eût été apaisé par l’établissement d’un ‘‘droit nouveau’’. La hantise de l’’’allemagne’’ eût disparu ou se fût atténuée car elle ne serait plus apparue comme devant ou voulant dominer l’Europe. Enfin, elle eût éveillé une meilleure conscience des impératifs de défense en face des deux impérialismes rivaux, celui de l’Est et celui de l’Ouest. La vie du ‘‘troisième bloc’’ était là.
    Le racisme allemand, pour n’avoir pas voulu se surmonter lui-même et se plier aux lois les plus naturelles des enseignements bio-raciaux, s’est trouvé vaincu. ainsi, de gobineau à Hitler, l’analyse historique en tenant compte des lois ethniques, n’a jamais été menée jusqu’au bout et de manière totalement scientifique. Personne n’en a tiré les conséquences utiles dans les domaines politiques et militaires.
    Mais, revenons à notre point de départ : Nous avons remarqué que Marx n’a jamais tenu compte des données bio-raciales et que, s’il en a tenu compte, ce ne fut qu’en raison du racisme hébreu.
    C’est pourquoi, dans l’application du système marxiste, ceux qui paraissaient le plus complètement l’accepter, s’en retournaient peu à peu quand ce ne fût qu’involontairement. Utilisant les bases du système qu’ils acceptaient, ils devaient bien vite s’opposer à Marx. Ils étaient amenés à faire intervenir des facteurs que ni Marx ni ceux qui lui étaient apparentés ne soupçonnaient.
    Dès le départ, le socialisme allemand s’opposa à Marx, puis le socialisme russe avec bakounine, enfin le socialisme ‘‘jurassien’’ puis l’espagnol, se dressèrent contre des méthodes qui leur paraissaient étrangères et qui étaient celles de l’Internationale. Pour finir, on peut, avec quelque raison, admettre que le léninisme est assez éloigné du marxisme initial pour représenter une forme sociale particulière. Mais ‘‘la gauche ouvrière’’ elle-même devait se dresser contre l’état-major marxiste de la révolution d’octobre. Telles sont les manifestations les plus visibles de l’opposition fondamentale du socialisme que nous pourrions appeler ‘‘européen’’ face au ‘‘socialisme’’ levantin de Marx.
    En étudiant l’homme non seulement comme valeur économique mais comme unité biologique, nous restons sur le terrain du fait concret, scientifiquement contrôlé et nous élargissons considérablement l’horizon de la recherche. Ainsi, on ne néglige naturellement aucune des données économiques qui appartiennent au développement biologique de l’homme et y contribuent, mais on commence de faire intervenir, en examinant le procès de son développement, les qualités intellectuelles et morales qui sont fournies par son origine ethnique et son hérédité.
    Le développement historique cesse d’être le résultat d’une lutte pour ses seuls besoins économiques, pour devenir le résultat de la lutte pour ces derniers et pour ses revendications morales intellectuelles et autres.
    Nous ne pouvons pas, pour nous, sous-estimer, dans l’analyse d’un fait historique donné, l’intervention d’un facteur moral ou religieux comme facteur secondaire et parfois comme facteur principal.
    Prenons l’exemple de la conquête des colonies, nous y verrons sans doute l’intervention d’un facteur économique comme mobile principal mais nous n’entendrons pas nier que les croisades, premières des entreprises coloniales par exemple, n’aient eu d’abord pour origine une réaction morale ou religieuse. Nous n’en sommes plus comme les marxistes à opposer des ‘‘causes réelles’’ et des ‘‘prétextes’’. Nous établissons au contraire, dans chaque cas, un rapport des causes principales et des causes secondaires, les causes morales pouvant, au contraire de ce que considèrent les marxistes, être déterminantes dans une action militaire ou politique.
    Enfin la lutte de classes elle-même cessera à nos yeux d’être seulement cela pour devenir un combat de sélection de deux groupes biologiques rivaux et de valeurs différentes.
    Nous avons parlé ailleurs de la révolte de Spartacus et de notre façon de la comprendre. Nous ne parlerons donc ici que de la révolution russe prise comme une manifestation de la lutte des races.
    Nous essaierons ainsi d’attaquer les marxistes sur leur propre terrain : Ils ont peint leur révolution russe comme une conséquence de la lutte des classes en Russie. Or, après que trente années sont passées depuis la révolution d’octobre, beaucoup de marxistes sont en peine d’expliquer comment le marxisme a pu conduire à une constitution nationaliste et impérialiste, au stalinisme pour tout dire, par le canal de la lutte de classes.
    Si les marxistes purs se perdent dans des subtilités dialectiques, les staliniens du moins ne se fatiguent pas à le démontrer.
    Staline a raison : Le génial Staline et c’est tout. Évitez seulement de le combattre et de le contredire. Admettez ou n’admettez pas l’infaillibilité de Staline, cela importe peu, eux l’ont admise et cela suffit largement.
    Les marxistes, au contraire, qui suivent ou tentent de suivre les directives d’un Trotzky ou de marxistes encore plus ‘‘purs’’, et qui, comme Spinoza, ne veulent ‘‘ni rire ni pleurer mais comprendre’’, ceux-là se torturent le cerveau mais n’expliquent ni ne comprennent rien.
    Ils ont trouvé un ‘‘Deus ex Machina’’ qui s’appelle ‘‘la bureaucratie’’ mais, selon eux, la bureaucratie n’est pas une classe. pourtant, comme depuis trente ans, elle se renouvelle ailleurs que dans le prolétariat ; Qu’elle établit ses privilèges qui deviennent pratiquement héréditaires, ils ne savent plus où donner de la tête. Les voilà devant un groupe social qui a tous les caractères d’une classe et qu’ils ne veulent pas considérer comme telle parce que le ‘‘système’’ ne la définit ni ne prévoit son avènement au pouvoir. Pauvres marxistes purs, pauvres trotzkystes réduits, au fond de leur impasse, à un onanisme politique, épuisant et stérile.
    Or, la révolution russe est à nos yeux une lutte raciale comme les autres. Le malheur des torturés du marxisme est de vouloir en faire autre chose que ce qu’elle est. Ils n’en font finalement qu’un phénomène isolé, se développant à un moment exceptionnel de l’histoire russe.
    Il faut, au contraire, comme nous le faisons nous-mêmes, la replacer dans le cadre de l’histoire des invasions qui, peu à peu, ont recouvert le territoire qu’on appelle aujourd’hui l’U R S S, encore que, dans les débuts de la révolution, il ne puisse être tenu compte que de la Russie d’Europe.
    Il n’entre pas dans nos intentions de détailler ce développements historique encore que, pour beaucoup, ce fût utile. Nous affirmons qu’il suffit toutefois de prendre en gros l’histoire des grandes migrations qui recouvrirent l’Europe et la Russie pour mieux comprendre la Révolution d’Octobre.
    Sur les quatre grands groupes raciaux qui, à l’époque historique, occupent l’Europe, ont déferlé une multitude de vagues d’invasions venues de l’Orient asiatique.
    Nous admettrons, sans peine aucune, que la race pure y soit introuvable. Pourtant, ce sont deux races fondamentales qui se sont installées dans la Russie : Les turco-mongols, les finno-ougriens. Que, là-dessus, aient déferlé ensuite tous les peuples, nordiques ou asiates, ne fait rien à la chose.
    Il reste que, dans un pays immense et sans communications, des couches multiples de peuples très différents, se sont superposées sans se mêler, empêchées qu’elles en étaient par le climat, et qu’une masse mongoloïde énorme a, peu à peu, recouvert le tout mais dans des proportions variables.
    Il y a donc, sur tout le territoire de la Russie d’Europe, des taches raciales qui sont peut-être unies depuis longtemps sous un seul pouvoir mais qui n’en sont pas moins différentes et opposées souvent. De même que les Soviets y ont découvert une foule de langues différentes, ils eussent pu y découvrir une multitude de groupes ethniques s’ils avaient voulu admettre ou accepter leur existence et comprendre leurs oppositions.
    La théorie marxiste, une fois de plus, s’opposait à la réalité vivante. Gogol eût compris la révolution russe mieux que les marxistes et que les Occidentaux. La révolution russe n’est que la continuation, de nos jours, de la lutte de Tarass-boulba contre l’Occident.
    ‘‘Le’’ socialisme russe n’existe pas. Les luttes sociales ne sont que des reflets de la lutte millénaire des races qui peuplent la Russie. Nous n’en voudrons pour preuve que ce fait : Chaque région, chaque tache raciale, y a eu ‘‘son’’ socialisme particulier : populisme communisant des peuples jaunes, socialisme anarchisant des Ukrainiens, marxisme des juifs, socialisme démocratique des Nordiques et des Occidentaux. Seule, la dictature brutale de la poignée de marxistes a pu maintenir jusqu’à ce jour une unité apparente, relative, du pays.
    Ce n’est pas sans révoltes d’une part, sans concessions et reculs profonds d’autre part. Depuis la révolte de Kronstadt, jusqu’à la dissolution récente de la République de Crimée qui collabora tout entière avec les allemands en 1942, en passant par les épurations massives en Ukraine et aux constitutions successives, il n’y a qu’une suite infinie de luttes particulières ethniquement caractérisées.
    Qu’on se rappelle encore quelques aveux de Lénine lui-même. Donnant les chiffres d’effectifs du parti en 1917, il reconnaissait qu’il n’y avait que 6.000 révolutionnaires ‘‘professionnels’’ en février. Plus tard, au moment de la NEp, il écrivait : ‘‘Nous disons toujours que nous nous engageons à toute vapeur sur la route du socialisme, mais nous oublions de dire qui est ce ‘‘nous’’. Nous, c’est la petite couche des révolutionnaires professionnels, et nous ne voyons pas que le gouffre est de plus en plus large qui se creuse entre nous et le peuple’’.
    Staline est revenu à une notion plus vivante et a fait corps avec son peuple. La vie a vaincu le marxiste et le marxisme lui-même.
    Staline a fait corps avec la plus large masse du peuple, c’est-à-dire que, se détachant du marxisme pur, il a fait siens les mots d’ordre et les attitudes du nationalisme conquérant de la masse mongoloïde qui l’entoure. Ceux qui n’étaient pas de même origine raciale ont été peu à peu éliminés dans les luttes ‘‘de fractions’’.
    Nous voulions seulement en retrouver le mécanisme réel et voilà qui est fait.
    René Binet Socialisme national contre marxisme

  • Les Germains contre Rome : cinq siècles de lutte ininterrompue

    Les sources écrites majeures du monde antique sont romaines, rédigées en latin. Les textes nous livrent donc une vision romaine des 5 siècles de lutte qui ont opposé le long du Rhin, des limes et du Danube, les tribus germaniques à Rome. Konrad Höfinger, archéologue de l'école de Kossina, interroge les vestiges archéologiques pour tenter de voir l'histoire avec l’œil de ces Germains, qui ont fini par vaincre. Ses conclusions : les tribus germaniques connaissaient une forme d'unité confédérale et ont toutes participé à la lutte, en fournissant hommes ou matériel. La stratégie de guérilla, de guerre d'usure, le long des frontières était planifiée en bonne et due forme, au départ d'un centre, située au milieu de la partie septentrionale de la Germanie libre. Nous reproduisons ci-dessus une première traduction française des conclusions que tire Konrad Höfinger après son enquête minutieuse.

    Si nous résumons tous les faits et gestes du temps des Völkerwanderungen (migrations des peuples), nous constatons l'existence, sous des formes spécifiques, d'un État germanique, d'une culture germanique, renforcée par une conscience populaire cohérente. 

    • 1. Dès l'époque de César, c'est-à-dire dès leur première manifestation dans l'histoire, les Germains ont représenté une unité cohérente, opposée aux Romains ; ceux-ci connaissaient les frontières germaniques non seulement celles de l'Ouest, le long du Rhin, mais aussi celles de l'Est. 

    • 2. La défense organisée par les Germains contre les attaques romaines au temps d'Auguste s'est déployée selon des plans cohérents, demeurés identiques pendant 2 générations. 

    • 3. Après avoir repoussé les attaques romaines, les Germains ont fortifié la rive droite du Rhin et la rive gauche du Danube selon une stratégie cohérente et une tactique identique en tous points. Les appuis logistiques pour les troupes appelées à défendre cette ligne provenaient de toutes les régions de la Germanie antique. 

    • 4. Quand les Daces, sous la conduite de Decebalus, attaquent les Romains en l'an 100 de notre ère, les Quades passent à l'offensive sur le cours moyen du Danube et les Chattes attaquent le long du Rhin. 

    • 5. L'assaut lancé par les Quades et la Marcomans vers 160 a été entrepris simultanément aux tentatives des Alamans sur les bords du Rhin et des Goths sur le cours inférieur du Danube. Les troupes qui ont participé à ses manœuvres venaient de l'ensemble des pays germaniques. 

    • 6. À l'époque où se déclenche l'invasion gothique dans la région du Danube inférieur vers 250, les Alamans passent également à l'attaque et s'emparent des bastions romains entre Rhin et Danube. 

    • 7. À partir des premières années du IVe siècle, Rome s'arme de l'intérieur en vue d'emporter la décision finale contre les Germains. À partir de 350, les fortifications le long du Rhin et du Danube sont remises à neuf et des troupes, venues de tout l'Empire, y sont installées. Simultanément, sur le front germanique, on renforce aussi ses fortifications en tous points : ravitaillement, appuis, matériel et troupes proviennent, une nouvelle fois, de toute la Germanie, ce qu'attestent les sources historiques. 

    • 8. Sur aucun point du front, on ne trouve qu'une et une seule «tribu» (Stamm) ou un et un seul peuple (Volk), mais partout des représentants de toutes les régions germaniques. 

    • 9. Les attaques lancées par les Germains en 375 et 376 ne se sont pas seulement déclenchées avec une parfaite synchronisation, mais constituaient un ensemble de manœuvres militaires tactiquement justifiées, qui se complétaient les unes les autres, en chaque point du front. Le succès des Alamans en Alsace a ainsi conditionné la victoire gothique en Bessarabie. 

    • 10. La grande attaque, le long d'un front de plusieurs milliers de kilomètres, ne s'est pas effectuée en un coup mais à la suite de combats rudes et constants, qui ont parfois duré des années, ce qui implique une logistique et un apport en hommes rigoureusement planifiés. 

    • 11. Les combats isolés n'étaient pas engagés sans plan préalable, mais étaient mené avec une grande précision stratégique et avec clairvoyance, tant en ce qui concerne l'avance des troupes, la sécurisation des points enlevés et la chronométrie des manœuvres. Les sources romaines confirment ces faits par ailleurs. 

    • 12. Les événements qui se sont déroulés après la bataille d'Andrinople, entre 378 et 400, ont obligé l'Empereur Théodose à accepter un compromis avec l'ensemble des Germains. Ce compromis permettait à toutes les tribus germaniques, et non pas à une seule de ces tribus, d'occuper des territoires ayant été soumis à Rome. 

    • 13. La campagne menée par le Roi Alaric en Italie et la prise de Rome en 410, contrairement à l'acception encore courante, ne sont pas pensables comme des entreprises de pillage, perpétrées au gré des circonstances par une horde de barbares, mais bien plutôt comme un mouvement planifié de l'armée d'une grande puissance en territoire ennemi. 

    • 14. Ce ne sont pas seulement des Wisigoths qui ont marché sur Rome, mais, sous les ordres du «Général» Alaric, des représentants de toutes les régions de la Germanie. 

    • 15. L'occupation de l'Empire d'Occident s'est déroulée selon un plan d'ensemble unitaire; les diverses armées se sont mutuellement aidées au cours de l'opération. 

    • 16. L'armement et les manières de combattre de tous les Germains, le long du Rhin à l'Ouest, sur les rives de la Mer Noire à l'extrémité orientale du front, en Bretagne au Nord, ont été similaires et sont demeurées quasi identiques pendant tous les siècles qu'a duré cette longue guerre. Ils sont d'ailleurs restés les mêmes au cours des siècles suivants. 

    • 17. Enfin, la guerre qui a opposé Rome aux Germains a duré pendant 4 siècles complets, ce qui ne peut être possible qu'entre deux grandes unités politiques, égales en puissance. Cette longue guerre n'a pas été une suite d'escarmouches fortuites mais a provoqué, lentement, de façon constante, un renversement du jeu des forces : un accroissement de la puissance germanique et un déclin de la puissance romaine. Cette constance n'a été possible que parce qu'il existait une ferme volonté d'emporter la victoire chez les Germains ; et cette volonté indique la présence implicite d'une forme d'unité et de conscience politiques. 

    Après la victoire germanique, à la fin du IVe siècle, se créent partout en Europe et en Afrique des États germaniques, qui, tous, furent édifiés selon les mêmes principes. Que ce soit en Bretagne avec les Angles, en Espagne avec les Alains, en Afrique avec les Vandales, en Gaule avec les Francs, en Italie avec les Goths ou les Lombards, toutes ces constructions étaient, sur les plans politique, économique et militaire, avec leurs avantages et leurs faiblesses, leur destin heureux ou malheureux, le produit d'une identité qu'on ne saurait méconnaître. Il saute aux yeux qu'il existait une spécificité propre à tous les Germains, comme on en rencontre que chez les peuples qui ont reçu une éducation solide au sein d'une culture bien typée, aux assises fermes et homogènes, si bien que leurs formes d'éducation politique et éthique accèdent à l'état de conscience selon un même mode, ciselé par les siècles. Nous avons toujours admiré, à juste titre d'ailleurs, l'homogénéité intérieure de la spécificité romaine, laquelle, en l'espace d'un millénaire, en tous les points du monde connu de l'époque et malgré les vicissitudes politiques mouvantes, est demeurée inchangée et, même, est restée inébranlable dans le déclin. Le monde germanique n'est pas moins admirable pour ce qui concerne l'unité, l'homogénéité et le caractère inébranlable de sa constance: dès qu'il est apparu sur la scène de l'histoire romaine, au Ier siècle avant notre ère, il est resté fidèle à lui-même et constant jusqu'à la fin de la «longue guerre».

    ► Konrad Höfinger, Vouloir n°52/53, 1989. http://www.archiveseroe.eu

    (Konrad Höfinger, Germanen gegen Rom : Ein europäischer Schicksalskampf, Grabert-Verlag, Tübingen, 1986, 352 S., 32 Abb.)

  • NOUS, FRANÇAIS, SOMMES-NOUS TOUS DES ASSASSINS ? par Manuel Gomez

    Le président de la république l’a reconnu publiquement, devant le monde entier : la France est responsable d’une colonisation injuste et brutale. Elle est responsable des massacres d’innocents algériens à Sétif, Guelma et Khenattra.
    Elle mériterait même, tout du moins pour ceux qui l’ont dirigée de 1954 à 1962, et en premier lieu De Gaulle, Mitterrand et les généraux de l’Armée Française, d’être présentée devant un tribunal international pour crimes contre l’humanité.
    J’aurai dû écrire : « Vous êtes tous des assassins », vous, les Français de métropole, car nous, les Européens et les Français d’Algérie, les Pieds Noirs, ne sommes pas concernés.
    D’ailleurs les Algériens n’exigent de nous ni repentance, ni excuse, ni reconnaissance.
    C’est vous, les Français de métropole, qui êtes venus massacrer les Arabes depuis 1830, qui êtes venus voler « leurs terres », « leurs richesses », « leur culture », « leur civilisation », etc.
    Nous, les Européens et les Français, ouvriers, artisans, agriculteurs, expédiés de métropole vers l’Algérie pour mettre en valeur cette colonie, avons également été exploités par la France et, au contraire des Algériens, qui eux ont eu la chance de tout garder en 1962, nous avons tout perdu.
    Ø  Nous n’avons donc aucune repentance à offrir, aucune reconnaissance à proposer.
    Ø  Nous n’avons massacré personne en Algérie, bien au contraire, nous avons été massacrés à Sétif, à Guelma, à Khenattra, à El Halia, rue d’Isly, à Oran et, après le « cessez-le-feu » unilatéral du 19 mars 1962, offert par vous, la France, sous l’œil indifférent de votre armée qui est restée l’arme au pied.
    Ø  Vous avez eu raison, Monsieur le Président de la République Française, de souligner tous ces massacres des armées françaises durant 132 ans et de passer sous silence des « incidents mineurs » qui ne concernent que quelques milliers d’enlèvements, de tortures, d’égorgements, d’assassinats, perpétrés par l’ALN et le FLN que vous venez de serrer dans vos bras et d’honorer au cours de ces dernières 48 heures.
    Ø  Vous avez eu raison de vous incliner devant « LE » disparu Maurice Audin. Mais quand vous inclinerez-vous devant les 3000 et quelques « disparus » européens et français d’Algérie ?
    Au cours de ce « voyage de mémoire » à Alger, vous êtes-vous souvenu qu’après la conquête ce sont les « socialistes » qui ont fait de l’Algérie une colonie de peuplement à la fin du XIXème siècle ? Mais qu’également en mai 1945, lors des massacres que vous avez soulignés, c’était la « gauche » qui gouvernait la France.
    Les Français vous seront reconnaissants de les avoir condamnés… soyez-en assuré.

  • Carl Schmitt, lecteur de Bakounine

    Résumé
    Mentionné à plusieurs reprises bien qu’aucun de ses écrits ne soit cité, Bakounine occupe une place particulière dans quelques-uns des principaux textes de Carl Schmitt (Théologie politique, La dictature, Le concept de politique). Les thèmes que Schmitt choisit de repérer chez Bakounine (satanisme, naturalisme, nature religieuse de l’autorité, refus de la médiation), s’ils sont l’indice d’une connaissance précise de l’œuvre du révolutionnaire russe, permettent également de l’inscrire dans une opposition terme à terme avec les théoriciens de la contre-révolution. La lecture attentive que Schmitt semble avoir faite des textes de Bakounine ne doit donc pas masquer que dans l’œuvre du théoricien allemand, Bakounine est avant tout une figure : celle de l’anarchiste russe, ennemi par excellence qui prétend en finir avec le politique. Apparemment adventice, la convocation de cette figure partiellement mythique touche dès lors à un thème central chez Schmitt, celui de la conception de la politique.

    Texte intégral
    Étudier la lecture d’un auteur par un autre, ce n’est pas seulement poser la question de l’exactitude de cette lecture, du degré de compréhension ou de mécompréhension qu’elle manifeste, c’est aussi étudier le rôle qu’elle joue dans le dispositif théorique mis en place par celui qui propose cette lecture. S’agissant du rapport de Carl Schmitt à Bakounine, et d’une manière plus générale à l’anarchisme, ces deux questions se posent avec d’autant plus d’acuité que Schmitt se réfère souvent à Bakounine et au courant de pensée dont il est censé être le représentant (l’anarchisme, toujours envisagé de pair avec le syndicalisme révolutionnaire), sans jamais pour autant citer expressément le moindre texte de lui. Interroger la lecture schmittienne de Bakounine, c’est donc d’emblée poser trois questions. Une question factuelle : Schmitt a-t-il lu Bakounine ? Une question d’histoire de la philosophie : ce que Schmitt écrit de Bakounine restitue-t-il fidèlement les caractéristiques de sa pensée ? Ma réponse à ces deux premières questions déterminera la troisième : s’il est clair en effet que Schmitt a une connaissance assez précise de certains aspects de l’œuvre théorique de Bakounine, les mentions qu’il en fait n’entrent pas dans une démarche d’historien des idées ou de la philosophie. D’où cette troisième question : quel rôle joue chez Schmitt la figure de l’anarchisme bakouninien ? On verra que poser cette question revient à interroger la mythologie politique propre à Schmitt.
    Je me propose, à partir des différentes thématiques bakouniniennes qui sont pointées par les textes de Schmitt, de montrer d’abord dans quelle mesure il est possible de prolonger la lecture schmittienne de Bakounine, avant d’interroger cette lecture autour du problème central que constitue la conception du politique chez les deux auteurs. Ce qui revient à poser les deux questions suivantes : premièrement, qu’apporte la lecture schmittienne à la connaissance de l’anarchisme bakouninien ; deuxièmement, que nous dit cette lecture de Schmitt lui-même ?
    Il faut toutefois relever d’emblée que la liste des écrits de Schmitt dans lesquels la figure de Bakounine joue un rôle, déborde celle des écrits où apparaît le nom de Bakounine. Cette dernière se réduit pour l’essentiel à trois textes : la Théologie politique, Parlementarisme et démocratie et Théorie du partisan. Dans la mesure où dans chacun de ces trois textes, Bakounine est mentionné comme la figure représentative de l’anarchisme, étudier la lecture schmittienne de Bakounine implique d’interroger le statut de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire dans toute l’œuvre de Schmitt, et donc d’élargir le corpus à un texte comme Le concept de politique (Begriff des Politischen, curieusement traduit en français sous le titre La notion de politique), qui est parsemé de références à l’anarchisme.

    Le parallèle entre contre-révolution et anarchisme
    Que ce soit dans la Théologie politique de 1922 ou dans Parlementarisme et démocratie (1923), la figure de Bakounine est convoquée dans un parallèle saisissant entre les théoriciens de la contre-révolution (Donoso Cortés, Joseph de Maistre et dans une moindre mesure Louis de Bonald) et ceux de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire (Proudhon, Bakounine et Sorel). Le chapitre 4 de la Théologie politique1, consacré à « la philosophie de l’État dans la contre-révolution », montre que cette dernière partage avec l’anarchisme une proposition cardinale touchant le caractère absolu de tout gouvernement et repère parmi les théoriciens de la contre-révolution une montée en puissance de la notion de décision (qui couve sous les formules du type « ou bien… ou bien »), en ce sens qu’il s’agirait de décider à la fois entre catholicisme et athéisme et entre pouvoir absolu et anarchie. Ces théories manifestent pour Schmitt un refus de la dialectique, en tant que celle-ci médiatise les opposés, et elles reposent au contraire sur des oppositions binaires (dont la plus suggestive est l’opposition entre Dieu et le Diable).
    La contre-révolution part de cette prémisse que tout gouvernement est absolu : le souverain est celui qui prend la décision, laquelle ne peut être contestée par aucune autre instance, sans quoi cette instance deviendrait elle-même détentrice de la souveraineté. Il y a donc un lien entre les concepts de souveraineté et de décision, et entre ces concepts et le caractère absolu du pouvoir. Or Schmitt souligne aussitôt que cette prémisse est partagée par l’anarchisme, la seule différence entre anarchisme et contre-révolution reposant sur leur appréciation de la nature humaine : « Toute idée politique prend d’une manière ou d’une autre position sur la ‘‘nature’’ de l’homme et présuppose qu’il est ou ‘‘bon par nature’’ ou ‘‘mauvais par nature’’. » Et Schmitt d’ajouter : « Pour les anarchistes consciemment athées, l’homme est décidément bon, et tout mal est la conséquence de la pensée théologique et de ses dérivés, qui renferment toutes les représentations de l’autorité, de l’État et du pouvoir » (p. 65).
    Au rebours de cette conception de la bonne nature humaine, un théoricien comme Cortés exagère jusqu’à la folie la malignité et la bassesse de l’homme, car c’est pour lui une question de décision politique : un gouvernement absolu doit reposer sur cet axiome. Paradoxalement, Cortés manifeste pour cette raison même un respect beaucoup plus grand du socialisme anarchiste que du libéralisme bourgeois : la bourgeoisie est cette classe qui discute, son « essence est la négociation, les demi-mesures conservatoires » (p. 71), d’où le mépris avec laquelle il la traite et « son respect pour le socialisme anarchiste et athée, auquel il confère une dimension diabolique ». Si Cortés respecte l’anarchisme, c’est qu’il le considère comme son ennemi véritable, celui auquel il s’oppose sur un axiome concernant la nature humaine et qui aboutit à une conséquence politique radicalement opposée à celle qu’il défend. À cette occasion, Schmitt évoque le satanisme de l’époque et parle à son propos d’un « principe intellectuel fort » dont « l’expression littéraire est l’élévation sur le trône de Satan » (ibid.).
    C’est dans ce contexte qu’apparaît la figure de Bakounine :
    C’est seulement avec Bakounine que le combat contre la théologie entre dans la logique intransigeante d’un naturalisme absolu. Assurément lui aussi veut « répandre Satan », et il tient cette mission pour l’unique révolution digne de ce nom.
    Mais Schmitt ajoute aussitôt :
    […] l’importance intellectuelle de Bakounine repose sur sa représentation de la vie, laquelle produit d’elle-même et à partir d’elle-même, grâce à sa justesse naturelle, les formes justes. Pour lui il n’y a par conséquent rien de négatif ni de mal, si ce n’est la doctrine théologique de Dieu et du péché, qui étiquette l’homme comme mauvais pour avoir un prétexte à son désir de domination et à sa volonté de puissance. (p. 72)
    Chez de Maistre, signale ensuite Schmitt :
    […] les contraires, autorité et anarchie, s’opposent avec une détermination totale et constituent l’antithèse évidente évoquée ci-dessus : quand de Maistre dit que tout gouvernement est nécessairement absolu, un anarchiste dit littéralement la même chose ; simplement, grâce à son axiome de l’homme bon et du pouvoir corrompu, il en tire la conclusion pratique opposée : tout pouvoir doit être combattu, parce que tout pouvoir est dictature. (p. 74)
    L’opposition entre anarchisme et contre-révolution met donc en jeu deux éléments, d’une part une prémisse, commune aux deux courants, sur la nature absolue de toute forme de gouvernement, de l’autre un axiome, qui vient déterminer la position politique, sur la nature humaine. La contre-révolution tient l’homme pour mauvais, et affirme pour cette raison que tout gouvernement doit nécessairement être absolu. L’anarchisme tiendrait l’homme pour naturellement bon et affirmerait pour cette raison que toute autorité politique, en tant qu’elle vient contrecarrer le libre développement de l’humanité, est mauvaise et doit nécessairement être détruite. Cette approche mérite qu’on s’y arrête, tant il est vrai qu’elle se distingue des lieux communs qui courent habituellement sur la pensée anarchiste. En particulier, ce que dit Schmitt de l’anarchisme manifeste une bonne connaissance des thèmes qui structurent la pensée de son principal représentant supposé, Bakounine. Pour ma part, j’en retiendrai quatre : le naturalisme, le satanisme, le schème théologique de l’autorité et la question de la conflictualité.

    Les thèmes bakouniniens de la lecture schmittienne

    Le naturalisme
    Que penser de l’affirmation schmittienne selon laquelle l’importance intellectuelle de Bakounine repose sur sa représentation naturaliste de la vie ? À l’évidence, cela ne signifie pas que Bakounine est important dans le champ intellectuel en raison de ses qualités de savant ou de naturaliste – titres qu’il n’a jamais revendiqués et qu’il serait de toute façon difficile de lui attribuer. Dès le milieu des années 1860, dans des manuscrits qu’il reprendra ou développera dans ses écrits ultérieurs, Bakounine expose que l’univers entier est soumis à un mouvement ascendant, qui voit se développer en son sein la solidarité inhérente aux différentes espèces, mouvement qui a pour point culminant la liberté humaine. En cela, il n’annonce pas seulement quelques-unes des formules les plus frappantes de l’anarchisme de la fin du xixe siècle (par exemple celle d Élisée Reclus selon laquelle l’humanité n’est rien d’autre que la nature prenant conscience d’elle-même), il s’inscrit dans une tradition de philosophie de la nature qu’il a pu lire chez Schelling, et surtout chez Hegel, même si précisément, le fait de réinscrire l’humanité dans la nature consiste à prendre le contre-pied de la conception hégélienne selon laquelle la nature n’est rien d’autre que l’idée devenue étrangère à elle-même, et qui introduit de ce fait une discontinuité radicale entre la nature et l’esprit. L’anarchisme bakouninien, ce n’est pas la moindre de ses particularités, revendique une dimension cosmique et un ancrage naturaliste qu’il ne partage avec aucune autre doctrine politique, et il ne fait guère de doute que c’est cet aspect qui a poussé Schmitt à lui accorder une telle importance. Sur le fond d’un système matérialiste du monde fondé sur la notion de solidarité, Bakounine pourra s’opposer au dogme du libre arbitre et souligner que la liberté ne saurait être considéré comme un point de départ individuel, mais toujours comme un produit collectif. Pour Bakounine, la nature elle-même mène à l’anarchie – ce qui annonce une autre formule de Reclus, selon laquelle l’anarchie est la plus haute expression de l’ordre.

    Le satanisme
    En second lieu, on trouve effectivement sous la plume de Bakounine, à la suite de Proudhon, des éloges multiples de Satan, comme représentant mythique d’un principe qui est opposé au principe, à la fois théologique et politique, de l’autorité. Chez Bakounine, les mentions élogieuses de Satan débordent largement le cadre de la polémique antireligieuse. Ainsi lorsqu’il prend la défense de la Commune de Paris contre le patriote italien Giuseppe Mazzini, Bakounine l’identifie à Satan, dans la mesure où elle est la négation exacte du Dieu mazzinien2. Si Schmitt est fondé à parler à ce propos de principe intellectuel fort, c’est que le thème satanique, chez Bakounine, n’est que la pointe effilée des deux autres thèmes qui le sous-tendent, d’un côté le lien entre théologie et politique, de l’autre la question de la décision entre deux principes qu’il est impossible de médiatiser, ce qui débouche sur une théorie du conflit. Sur ces deux derniers points, on verra qu’il est possible de prolonger la lecture esquissée par Schmitt.
    Le satanisme de Bakounine, si l’on veut l’appeler ainsi, se fonde sur une radicalisation d’un thème exposé dans L’essence du christianisme de Feuerbach, celui des racines anthropologiques de la religion. De cet ouvrage, Bakounine tire la proposition que l’idée de Dieu est une idée misanthrope qui repose sur « le mépris systématique de l’humanité », et même de l’intégralité du monde naturel. Ce mépris est rigoureusement proportionnel à l’adoration que l’on voue à Dieu, puisque ce dernier s’enrichit des dépouilles de l’humanité. Par conséquent, affirmer l’existence de Dieu, « c’est proclamer la déchéance du monde et l’esclavage permanent de l’humanité »3. La philosophie de Bakounine est un antithéologisme et aboutit à des éloges de Satan parce qu’elle prend le contre-pied de ces affirmations et proclame que l’humanité peut être source du vrai et du juste, rendant ainsi à l’homme et à la nature ce dont ils ont été dépouillés.
    Le sacrifice est pour Bakounine l’aboutissement concret de ce mépris systématique de l’humanité qui constitue la base de toute religion, et particulièrement de la religion chrétienne. En s’en prenant à l’idée de Dieu, Bakounine s’intéresse au point d’aboutissement de l’inversion anthropomorphique décrite par Feuerbach. En tant que combat contre l’idée de Dieu, l’antithéologisme consiste à montrer que la justice divine n’est rien d’autre que le négatif de la justice humaine, de même que l’amour de Dieu signifie la haine des hommes et le respect du ciel, le mépris de la terre :
    L’action de la religion ne consiste pas seulement en ceci qu’elle prend à la terre les richesses et les puissances naturelles et à l’homme ses facultés et ses vertus, à mesure qu’il les découvre dans son développement historique, pour les transformer dans le ciel en autant d’attributs ou d’êtres divins. En effectuant cette transformation, elle change radicalement la nature de ces puissances et de ces qualités, elle les fausse, les corrompt, leur donnant une direction diamétralement opposée à leur direction primitive.4

    C’est tout particulièrement le cas de la justice :
    La justice elle-même, cette mère future de l’égalité, une fois transportée par la fantaisie religieuse dans les célestes régions et transformée en justice divine, retombe aussitôt sur la terre sous la forme théologique de la grâce, et embrassant toujours et partout le parti des plus forts, ne sème plus parmi les hommes que violences, privilèges, monopoles et toutes les monstrueuses inégalités consacrées par le droit historique.5
    L’antithéologisme bakouninien a donc des motivations politiques. Dans la projection anthropomorphique décrite par Feuerbach intervient un processus d’autorisation par lequel l’homme renonce à être l’auteur de ses actes, pour n’en être que l’acteur. Ce processus d’autorisation permet à certains hommes de consacrer leur domination temporaire en se prétendant autorisés par Dieu à gouverner leurs prochains. Il ne faut donc pas se méprendre sur le versant moral de l’antithéologisme de Bakounine : il s’agit pour lui de prendre le contre-pied, non de toutes les prescriptions religieuses, mais du principe sur lequel elles sont fondées, dans la mesure où celui-ci consiste dans les faits à nier la capacité de l’humanité à être l’auteur de son propre progrès. De ce principe, qui dépossède l’homme de toute capacité, Dieu est l’incarnation idéale, et c’est pourquoi Bakounine estime que l’idée même de morale humaine constitue une négation absolue de l’idée de Dieu.
    Bakounine peut alors se faire l’écho, sans les citer, de formules bruyantes de Proudhon, dont la plus célèbre est celle-ci : « L’homme […] est ainsi constitué dans sa raison et dans sa conscience que, s’il se prend au sérieux, il est forcé de renoncer à la foi, de la rejeter comme mauvaise et nuisible et de déclarer que pour lui, Dieu, c’est le mal »6. L’homme est doté d’une raison et d’une conscience. La première permet l’accès au vrai, la seconde l’accès au juste. Prendre l’homme au sérieux, c’est prendre au sérieux l’idée qu’il est capable de parvenir au vrai avec les forces de sa propre raison et au juste par la lumière de sa conscience. Cette indépendance dans la recherche du vrai et du juste étant considérée comme le bien Dieu peut donc être dénoncé comme le mal. Bakounine ne prétend pas autre chose lorsqu’il souligne que toute théologie postule la mauvaise nature de l’homme et le caractère néfaste de sa liberté7.
    Tout en s’inspirant de Proudhon, la multiplication des éloges de Satan sous la plume de Bakounine revêt alors une signification originale. L’une des ébauches les plus réjouissantes de L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale loue ainsi en Satan « le génie émancipateur de l’humanité », ou encore « la seule figure vraiment sympathique et intelligente de la Bible »8 parce qu’il a invité les hommes à se mettre debout et à goûter au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal9. Le sens de la fable est transparent : l’autonomie morale est défendue à l’humanité, celle-ci devra régler son existence sur les prescriptions divines, transmises par les prêtres, et il faut interpréter l’exclusion de Satan dans la Bible comme l’expression fantastique de l’exclusion réciproque entre Dieu et la liberté.
    Autour de ce dernier thème, Bakounine construit une sorte de preuve morale de l’inexistence de Dieu en montrant que l’exigence même de l’émancipation de l’humanité conduit à la négation de la divinité. La formulation de cette preuve est particulièrement éclairante pour la lecture schmittienne de Bakounine :
    À moins […] de vouloir l’esclavage et l’avilissement des hommes […], nous ne pouvons, nous ne devons faire la moindre concession ni au Dieu de la théologie ni à celui de la métaphysique. Car dans cet alphabet mystique, qui commence par dire A devra fatalement finir par dire Z, et qui veut adorer Dieu doit, sans se faire de puériles illusions, renoncer bravement à sa liberté et à son humanité :
    Si Dieu est, l’homme est esclave ; or l’homme peut, doit être libre, donc Dieu n’existe pas.
    Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle ; et maintenant qu’on choisisse.10
    Il faudra revenir sur cette alternative dramatique, que Bakounine ne cesse de reconduire à partir du milieu des années 1860, dans la mesure où elle semble permettre de prolonger le parallèle schmittien entre anarchisme et contre-révolution. Si on le compare aux textes précédents qui contiennent déjà cette formule11, l’intérêt du texte de 1871 qu’on vient de lire tient à sa coloration morale nettement plus affirmée. Tout d’abord, Bakounine s’y focalise sur la question de la liberté, ce qui implique que la question de l’accès à la vérité soit désormais inscrite dans celle plus générale de l’émancipation. Ensuite, l’idée de Dieu est contredite non seulement par la possibilité pour l’humanité de s’émanciper par elle-même, mais aussi par l’émancipation en tant qu’exigence. C’est pour cette raison qu’on est ici fondé à parler d’une preuve morale. Pour retourner une formule kantienne, on dira donc que l’inexistence de Dieu constitue un postulat de la raison pratique : quiconque prétend œuvrer pour sa propre émancipation et celle de l’humanité doit avoir conscience du choix qui se présente à lui. Toute émancipation véritable consistera en une négation active de l’existence de Dieu, en tant que celui-ci se présente comme l’hypostase et la personnification du principe d’autorité. Il est important de retenir qu’indépendamment des arguments que peuvent lui fournir les sciences de la nature, l’athéisme, pour Bakounine, est une attitude pratique qui résulte d’un choix. Mais ce choix s’inscrit lui-même dans une alternative qui rappelle fortement celles que Bakounine construit sur le terrain politique : le choix de l’athéisme recoupe celui de la révolution, d’où l’accord paradoxal de Bakounine avec Mazzini lorsque celui-ci repère dans la Commune de Paris et l’Internationale une inspiration satanique. Le thème satanique suggère ainsi deux directions : la reconnaissance du schème théologique de l’autorité et l’impossibilité de médiatiser les deux principes en lutte (principe autoritaire et principe libertaire), ce qui conduit à la nécessité de leur affrontement.

    Le schème théologique de l’autorité
    S’agissant du schème théologique de l’autorité, les déclarations de Schmitt dans la Théologie politique doivent être rapprochées d’un passage de Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, première tentative de présentation systématique de ses idées par Bakounine au cours de l’hiver 1867-1868. Dans ce texte, Bakounine souligne que l’État et la théologie ont pour point commun de postuler la nature intrinsèquement mauvaise de l’homme. Les rôles sont ainsi répartis : la théologie explique pourquoi l’homme est mauvais, l’État en tire les conséquences pratiques et opprime en prétendant défendre les citoyens les uns contre les autres. D’où la conclusion de Bakounine :
    N’est-ce pas une chose remarquable que cette similitude entre la théologie – cette science de l’Église, et la politique – cette théorie de l’État, que cette rencontre de deux ordres de pensées et de faits en apparence si contraires, dans une même conviction : celle de la nécessité de l’immolation de l’humaine liberté pour moraliser les hommes et pour les transformer, selon l’une – en des saints, selon l’autre – en de vertueux citoyens. – Quant à nous, nous ne nous en émerveillons en aucune façon, parce que nous sommes convaincus […] que la politique et la théologie sont deux sœurs provenant de la même origine et poursuivant le même but sous des noms différents ; et que chaque État est une église terrestre, comme toute église […] n’est rien qu’un céleste État.12
    Cette déclaration vérifie les analyses de Schmitt sur la position anthropologique fondamentale qui serait celle non pas tant de l’anarchisme (le postulat de la bonne nature) que de la contre-révolution. Que nous dit en effet Bakounine dans cet extrait ? Que la politique, doctrine de légitimation de l’État, et la théologie partagent le postulat de la mauvaise nature humaine, de l’inaptitude de l’humanité à parvenir par elle-même à la moralité et au progrès, et par conséquent de la nécessité d’autorités religieuses et politiques qui viennent éduquer, moraliser, contraindre l’humanité au progrès. On trouverait ainsi sous la plume de Bakounine une annonce de l’analyse de la contre-révolution que produira Schmitt une cinquantaine d’années plus tard.
    Ce point appelle toutefois deux remarques. La première porte sur cet axiome anthropologique que Schmitt croit repérer chez Bakounine. En effet, ce dernier ne formule pas exactement les choses en termes de bonne et de mauvaise nature : il n’y a pas d’un côté la réaction, qui affirme que l’homme est mauvais et doit sans cesse être corrigé et tenu en laisse pour ne pas pécher, et de l’autre la révolution qui affirme que tout le mal vient de l’État et de l’Église. Pour Bakounine, qui est en cela moins moraliste que philosophe de l’histoire ou évolutionniste, la question se pose en termes de capacités : l’humanité est-elle capable de parvenir par elle-même (entendons par là, sans aucun recours à la transcendance, que ce soit celle, théologique, d’un Dieu, ou celle, politique, de l’État) à un développement de ses capacités, à un accroissement de sa puissance d’agir, qui désigne le seul bien véritable ? Le problème n’est donc pas tant pour Bakounine celui de savoir si l’homme est bon ou mauvais, mais si l’homme est capable de s’éduquer. Ce point aura son importance lorsqu’on interrogera le statut bakouninien du politique.
    La seconde remarque porte sur la notion de théologie politique. Pour Schmitt, dans l’ouvrage qui porte ce titre, il n’y aurait pas chez les anarchistes de théologie politique, et ce dernier terme ne servirait que d’anathème pour discréditer l’ennemi. Les commentateurs récents de Schmitt ont eu le mérite d’aller chercher ce à quoi ce dernier pouvait bien faire allusion, et ils se réfèrent en général au texte de Bakounine dirigé contre La théologie politique de Mazzini. Que cette expression ait chez Bakounine une tournure polémique, et sans doute même insultante, cela ne fait guère de doute13. En revanche, on ne voit pas bien pourquoi l’usage polémique d’une notion en exclurait l’usage théorique. Or le schème théologico-politique joue chez Bakounine un rôle décisif, puisqu’il désigne le principe qui est l’exact inverse de celui sur lequel le révolutionnaire russe entend fonder sa philosophie de l’émancipation et sa pratique politique. Chez Bakounine, le processus qui donne naissance aux autorités instituées et les consacre est de part en part un processus religieux : il y a un véritable schème théologique de l’autorité.

    Le rapport à la conflictualité
    C’est sur cette base qu’on rencontre la conception bakouninienne de la conflictualité. Les théoriciens de la contre-révolution ne sont pas les seuls à insister sur la question de la décision, sur la nécessité de décider entre deux options fondamentales. Pour Bakounine aussi, le choix est bien entre pouvoir absolu et anarchie. Dans les textes qui cherchent à rattacher la question religieuse à la politique, Bakounine enjoint ses lecteurs, on l’a vu, de décider entre deux options fondamentales, l’une qui défend l’existence de Dieu et débouche sur la nécessité de l’asservissement de l’humanité, l’autre qui nie l’existence de Dieu et débouche sur la nécessité de son émancipation. Pour Bakounine, il n’y a pas de solution intermédiaire tenable. Le parallèle opéré par Schmitt dans la première Théologie politique entre anarchisme et contre-révolution peut à nouveau être prolongé, d’autant que le refus de médiatiser les extrêmes et l’affirmation de la nécessité de leur affrontement constituent deux traits constants de la manière dont Bakounine se rapporte aux relations politiques.
    Le texte qui argumente cette position de la manière la plus développée est aussi celui qui inaugure la carrière politique de Bakounine – en même temps qu’il referme sa période philosophique. Il s’agit de l’article de 1842 « La Réaction en Allemagne », qui s’inscrit dans les débats internes à la gauche hégélienne14. Dans cet article, Bakounine s’en prend à cette partie de la Réaction qui prétend concilier les extrêmes et il montre, suivant en cela le destin de la catégorie de l’opposition dans la Logique de Hegel, que toute opposition, en tant qu’elle est opposition du positif et du négatif, doit nécessairement déboucher sur une contradiction, qui elle-même n’aura d’autre issue que la ruine mutuelle des deux termes contradictoires, le négatif absorbant le positif et se transformant à son tour en une nouvelle positivité, plus riche de déterminations. Il ne s’agit pas tant chez Bakounine de refuser toute médiation entre les opposés que de souligner qu’il n’y a de médiation possible que dans la lutte : à la conciliation, qui consiste à faire intervenir une instance transcendant l’opposition afin de la conserver en l’état, d’empêcher son développement et donc de permettre le maintien du statu quo, Bakounine oppose cette véritable médiation, immanente à l’opposition, que constitue la lutte entre les opposés – en somme la lutte révolutionnaire. Et comme chez Cortés, les attaques se concentrent contre le parti du juste milieu : les réactionnaires fanatiques méritent le respect, parce qu’ils s’en tiennent à la pureté de leur principe.
    Bien qu’elle ait été formulée plusieurs décennies avant que son auteur ne se réclame expressément de l’anarchisme, cette conception des voies par lesquelles l’émancipation de l’humanité est possible aura des prolongements, non seulement chez Bakounine, mais dans toute la pensée anarchiste, ce que Schmitt n’ignorait sans doute pas. Ainsi, la notion d’action directe, telle qu’elle est élaborée à la fin du xixe siècle, désigne une action menée directement par ceux qui sont concernés, indépendamment de toute médiation étatique (par exemple une grève générale expropriatrice, menée par les intéressés et qui consiste à mettre directement en place un autre mode de production, est une action directe ; un assassinat qui prétend défier le pouvoir d’État pour en préparer la conquête n’est pas une action directe). La conception bakouninienne de la conflictualité, en tant qu’elle refuse toute médiation entendue comme conciliation, impose dès lors qu’on s’intéresse au statut du politique chez Bakounine, statut qui est la problématique de fond des passages que Schmitt lui consacre.

    Le statut du politique : Bakounine comme ennemi

    Bakounine, théoricien de l’usage immédiat de la violence ?
    Parlementarisme et démocratie, en son chapitre 5, range l’anarchisme de Bakounine parmi les « théories irrationnelles de l’emploi immédiat de la violence », aux côtés du syndicalisme révolutionnaire de Sorel. Pour Schmitt, toute théorie de l’emploi direct de la violence repose sur une philosophie de l’irrationalité, sur « une théorie de la vie concrète immédiate »15 : dans ce passage, c’est le syndicalisme révolutionnaire théorisé par Sorel qui est visé, raison pour laquelle cette « théorie de la vie concrète immédiate » est rapprochée de la philosophie de Bergson, mais les remarques de Schmitt à ce propos ne font que prolonger celles que contenait la Théologie politique à propos du naturalisme de Bakounine. On peut aborder la question du statut du politique dans la lecture schmittienne de Bakounine à partir de cette question de l’emploi immédiat de la violence. Employer immédiatement la violence signifie avant tout deux choses : que la pratique politique est conçue essentiellement dans sa dimension négative, ou encore qu’il n’y a de politique révolutionnaire que négative ; que l’action destructrice, qui constitue la part négative ou politique de l’action révolutionnaire, ne recourt à aucune médiation pour s’exercer, et en particulier pas à la médiation de l’État.
    Quelques remarques sur la manière dont Bakounine pose la question de la violence révolutionnaire dans ses programmes anarchistes sont ici nécessaires. Pour Bakounine, il est vrai que la révolution est un événement violent et que la liquidation de l’ordre établi ne saurait être obtenue pacifiquement. Mais encore faut-il s’entendre sur la nature de cette violence. En effet, même dans les textes qu’il ne destine pas à la publication (par exemple dans ses programmes de sociétés secrètes), Bakounine proscrit explicitement l’utilisation de la violence sur les personnes, qu’il considère comme quelque chose de contre-révolutionnaire lorsqu’elle est consciemment planifiée. Qu’une violence sur les personnes s’exerce à l’occasion d’événements révolutionnaires, notamment sur celles qui incarnent l’ordre qui est en passe d’être renversé, c’est quelque chose d’inévitable (la violence du fait révolutionnaire a quelque chose d’irréductible), mais la tâche des révolutionnaires est précisément d’endiguer cette violence pour la retourner en violence contre les institutions. C’est une affirmation à peu près constante chez Bakounine qu’une véritable révolution s’en prend avant tout à l’ordre des choses plutôt qu’à celui des personnes. Par exemple, il est très important qu’une révolte paysanne s’accompagne de grands incendies de titres de propriété, plutôt que du lynchage de grands propriétaires. À ce titre, et à ce titre seulement, il est possible de voir en Bakounine un théoricien de l’emploi immédiat de la violence – même si cela contredit une imagerie qui ne retient de l’anarchisme que l’usage politique de la bombe et du revolver.
    On peut alors revenir au passage de Parlementarisme et démocratie qui contient la formule la plus frappante à propos de Bakounine. Ce texte reprend à nouveaux frais la symétrie, déjà avancée par la Théologie politique l’année précédente, entre Cortés, qui fait de l’anarchiste une figure satanique, et Proudhon, qui voit dans le catholique un grand inquisiteur fanatique, et estime qu’on a là les deux véritables ennemis et que tout le reste n’est que demi-mesure. Or trois ans plus tard, dans une note ajoutée à la deuxième édition de ce texte, Schmitt précise que cette opposition ne vaut que « dans le cadre des traditions culturelles occidentales. […] C’est seulement avec les Russes, notamment avec Bakounine, qu’apparaît l’ennemi proprement dit de toutes les idées reçues de la culture européenne »16.

    La politique antipolitique de Bakounine
    Pourquoi Bakounine constitue-t-il pour Schmitt la figure par excellence de l’ennemi – formule qui n’a rien d’anodin pour une théorie où la discrimination de l’ami et de l’ennemi devient le critère distinctif du politique, faisant du politique un champ autonome parmi toutes les activités humaines ? Cela se peut comprendre à partir du statut bakouninien du politique et de passages des deux Théologies politiques (celle de 1922 et celle de 1969). Pour Schmitt, il y a indéniablement une supériorité de la position contre-révolutionnaire sur la position anarchiste. Non seulement Schmitt est politiquement plus proche de la réaction catholique que de l’anarchisme bakouninien, violemment athée, mais il considère en outre que les théories de la contre-révolution sont politiquement plus fortes, plus cohérentes, plus conséquentes, à la fois théoriquement et pratiquement, que leur adversaire anarchiste.
    À l’occasion de la guerre franco-allemande de 1870-1871, Bakounine esquisse une politique contre le politique qui consiste dans l’action immédiate (c’est-à-dire non médiatisée par l’État) du peuple, action qui coïncide selon lui avec la révolution sociale. L’enjeu philosophique et politique des textes qui entourent l’engagement de Bakounine à l’occasion de ce conflit est à l’époque de penser une défense nationale qui se passe des forces régulières de l’État, raison pour laquelle Bakounine, au moment de la guerre franco-allemande de 1870, se prononce en faveur de la guerre de partisans. Cette option n’échappe pas à Schmitt qui évoque brièvement la figure de Bakounine dans sa Théorie du partisan : parce qu’il refuse la médiation de l’État, Bakounine a perçu l’importance de la figure du partisan, comme combattant moderne.
    L’union qui se dessine dans les textes de 1870 entre révolution sociale et régénération nationale n’est possible que parce que Bakounine estime que le patriotisme ne se restreint pas au culte de l’organisation étatique mais pense que la nation, débarrassée de la structure étatique, demeure un fait naturel et historique. Dans la Lettre à un Français, il affirme ainsi : « En dehors de l’organisation artificielle de l’État, il n’y a dans une nation que le peuple ; donc la France ne peut être sauvée que par l’action immédiate, non politique, du peuple. »17 Le problème est alors que la population, « rentrée en possession d’elle-même », selon les termes de l’affiche rouge placardée à Lyon à la veille de la tentative d’insurrection de septembre 1870, prenne en main sa propre défense comme nation.
    Cet usage du concept de politique n’est pas un hapax dans les textes écrits par Bakounine à cette époque. Dans la dernière partie de la Lettre à un Français, consacrée aux « conséquences d’un triomphe prussien sur le socialisme », Bakounine suggère que « l’émancipation économique » doit entraîner avec elle « l’émancipation politique du prolétariat, ou plutôt son émancipation de la politique »18. Plus explicite encore, le manuscrit que Bakounine rédige à Marseille après l’échec de l’insurrection lyonnaise estime que la révolution sociale et la révolution politique sont inséparables, mais que cette dernière doit être radicalement réinterprétée :
    La révolution politique, contemporaine et réellement inséparable de la révolution sociale, dont elle sera pour ainsi dire l’expression ou la manifestation négative, ne sera plus une transformation, mais une liquidation grandiose de l’État, et l’abolition radicale de toutes ces institutions politiques et juridiques, qui ont pour objet l’asservissement du travail populaire à l’exploitation des classes privilégiées.19
    La révolution politique correspond ainsi à la part négative de la révolution sociale, en ce que cette dernière signifie l’émancipation à l’égard de toute autorité officielle et doit permettre à terme l’extinction de toute forme de domination. La politique révolutionnaire ne peut être qu’une politique négative, une politique antipolitique. Bakounine entre ainsi dans cette catégorie de théoriciens pour qui « le qualificatif de politique » peut être « assimilé […] à celui d’étatique, ou du moins mis en relation avec l’État », selon l’expression employée par Schmitt dans Le concept de politique20.
    Dans la mesure où Bakounine semble ici, pour une fois, tenir à la précision des termes, on peut tenir pour opératoires les propositions suivantes : le politique est assimilable à l’étatique ; la politique est une activité qui se rapporte à l’État ; officiellement ou positivement, elle est l’utilisation de l’État pour garantir les privilèges d’une minorité aux dépends de la majorité ; négativement, ou dans un sens révolutionnaire, elle signifie la destruction de l’État21.
    On comprend mieux dès lors cette attaque contre l’anarchisme que contient la première Théologie politique de Schmitt :
    Toute prétention à une décision est nécessairement mauvaise pour l’anarchiste, car le juste va de soi si l’on ne trouble pas l’immanence de la vie avec de semblables prétentions. Naturellement, cette antithèse radicale l’oblige à se décider de manière décidée contre la décision. […] Pour le plus grand anarchiste du xixe siècle, Bakounine, on en arrive au paradoxe étrange qu’il devait nécessairement devenir théoriquement le théologien de l’antithéologique et, dans la pratique, le dictateur d’une antidictature. (p. 74-75)
    On ne peut à nouveau que souligner la pertinence de ces analyses, qui font écho à trois caractéristiques de l’anarchisme bakouninien : premièrement la prégnance de la thématique antithéologique, sur laquelle je ne reviens pas, mais aussi deuxièmement l’attachement de Bakounine à la composante religieuse de la révolution. Pour Bakounine, la révolution est religieuse en ce sens qu’elle suppose que ceux qui la mettent en branle soient pénétrés par les principes libertaires, au même titre que les croyants sont imprégnés par la croyance en Dieu. Et en troisième lieu, cette analyse pointe du doigt la question fondamentale de la dictature – et ce point est d’autant plus frappant que Schmitt, au moment où il rédigeait ce texte, ne pouvait avoir accès aux textes que Bakounine consacre spécifiquement à cette question.
    La question de la dictature constitue en effet l’horizon théorique et pratique des relations entre Bakounine et le jeune Serge Netchaïev. Dans la lettre de rupture qu’il lui adresse en juin 1870, et qui n’a été connue qu’à partir des années 1960, Bakounine expose à son jeune compagnon sa propre conception de la dictature, qui ne consiste pas à opposer dictature et révolution, mais plutôt dictature occulte et dictature officielle. Chez Bakounine, les sociétés secrètes sont vouées à exercer une dictature occulte parmi les révolutionnaires, ce que l’on peut se représenter de la manière suivante : dans une assemblée, les membres de la société secrète peuvent faire avancer les idées révolutionnaires selon une stratégie concertée (en cela, ils dictent, mais d’une manière non officielle, à cette assemblée ses positions), sans jamais apparaître pour autant comme une dictature instituée. Il est bien clair que ce rôle de la dictature fait courir de graves risques de contradiction à l’anarchisme bakouninien et qu’il exprime en même temps la limite de la croyance de ce dernier en la spontanéité révolutionnaire. La seule garantie que fournissent les sociétés secrètes contre leur institutionnalisation, c’est leur programme, ce que l’expérience historique nous a habitués à considérer comme insuffisant. Or Bakounine n’a jamais renoncé à former des sociétés secrètes, même si ces dernières ont évolué au fil du temps. Du milieu des années 1860 jusqu’à son entrée dans l’Internationale en 1868, les sociétés secrètes expriment clairement le scepticisme de Bakounine à l’endroit des capacités politiques du peuple, que ce soit dans sa composante ouvrière ou paysanne : l’initiative révolutionnaire revient de droit à la « petite église de la liberté » que constitue la minorité révolutionnaire des classes privilégiées. Cette position, Bakounine la corrige dès lors qu’il fait l’expérience, au sein de l’Internationale, des capacités d’auto-organisation de la classe ouvrière, mais cela ne le pousse pas pour autant à renoncer à former des sociétés secrètes, dont l’existence se justifie selon lui par la nécessité d’initier un mouvement révolutionnaire, ce qui engage, on va y revenir, la question de la décision, fondamentale dans l’anarchisme bakouninien lu par Schmitt.
    Chez Schmitt, Bakounine apparaît ainsi comme la figure à la fois exemplaire et limite (exemplaire parce que limite) de l’anarchisme, entendu comme doctrine qui se propose d’en finir violemment avec la domination politique. Plus largement, l’anarchisme est réputé faire partie de ces théories qui entendent substituer à la domination politique l’objectivité de la nécessité économique :
    Rien n’est plus moderne aujourd’hui que la lutte contre le politique. Financiers américains, techniciens de l’industrie, socialistes marxistes et révolutionnaires anarcho-syndicalistes unissent leur force avec le mot d’ordre qu’il faut éliminer la domination non objective de la politique sur l’objectivité de la vie économique. (p. 73)
    Le fond du propos schmittien est donc le suivant : l’anarchisme bakouninien est cette doctrine politique paradoxale qui veut en finir politiquement avec le politique, ou plus exactement, qui, pour en finir effectivement avec le politique, doit elle-même devenir politique.
    Cette interprétation est présentée dans l’introduction à la seconde Théologie politique en 1969 :
    Pour des athées, des anarchistes et des scientistes positivistes, toute théologie politique […] est, d’un point de vue scientifique, réduite à néant depuis longtemps. Ils n’emploient plus le terme qu’à des fins polémiques, comme une formule toute faite ou une insulte, pour en exprimer la totale et catégorique négation. Mais le plaisir de la négation est un plaisir créateur ; il est à même de produire à partir d’un néant ce qui est nié, et de l’amener dialectiquement à l’existence. (p. 83)
    La fin de cette déclaration constitue une citation masquée de la conclusion de l’article de 1842, « La Réaction en Allemagne » : la destruction de l’ordre ancien était elle-même porteuse d’une nouvelle positivité historique et « la passion de la destruction est en même temps une passion créatrice »22. Reprise ironiquement par Schmitt, cette déclaration signifie que la volonté d’en finir avec toute domination politique ne peut avoir d’effectivité qu’à la condition d’être un critère de discrimination de l’ami et de l’ennemi, donc d’être la source d’une nouvelle politisation.
    Il faut donc à présent prendre acte de ce que Bakounine constitue pour Schmitt la figure de l’ennemi par excellence parce qu’il incarne une telle volonté d’en finir avec le politique. L’anarchisme doit alors être analysé comme la composante extrême d’une tendance historique à la dépolitisation.

    Anarchisme et dépolitisation
    Le statut du politique est au centre de l’intérêt que Schmitt porte à l’anarchisme. Les références au révolutionnaire russe dont son œuvre est parsemée tendent toutes à en faire une sorte de figure extrême du libéralisme, entendu comme dépolitisation du monde. Bakounine apparaît comme le théoricien le plus représentatif de l’anarchisme comme lutte contre le politique. L’identification par Schmitt d’un noyau naturaliste chez Bakounine, qui sous-tend son attaque contre le politique, légitime selon lui qu’on rapproche le théoricien russe du libéralisme, dont il constitue en quelque sorte la forme extrême. Anarchisme et libéralisme partiraient en effet d’un même postulat anthropologique, celui de la bonté naturelle de l’homme, pour parvenir à la négation radicale de l’État ou à sa mise au service de la société23. Mais l’intérêt de l’anarchisme, pour Schmitt, réside précisément dans sa forme extrême qui fait de lui la vérité ultime du libéralisme.
    Il y a cependant lieu d’interroger cette « antithèse radicale » que Schmitt croit repérer dans l’anarchisme, car elle est davantage une construction qui découle de la conception schmittienne du politique. En effet, un auteur comme Bakounine repousse moins la décision que son caractère transcendant, non la dictature mais son caractère institué. Au contraire, Bakounine ne cesse d’insister sur la nécessité pour les opprimés de prendre des décisions collectives, de se réapproprier leur destin en luttant contre toute instance de décision qui leur serait extérieure. C’est l’objet notamment des textes passionnants qu’il consacre à son expérience de militant de l’Internationale à Genève. On peut alors faire deux critiques à Bakounine : ou bien lui reprocher de ne pas aller assez loin dans cette direction, ou bien exclure par principe le postulat sur lequel repose sa position, à savoir la capacité des opprimés à s’auto-organiser (en somme nier le premier considérant des statuts de l’Internationale, qui affirme que l’émancipation du prolétariat sera l’œuvre des prolétaires eux-mêmes). Si l’on formule la première critique (celle que la tradition anarchiste a d’ailleurs adressée notamment aux sociétés secrètes de Bakounine), on rejette d’une manière décidée, non pas le fait même de la décision, mais la séparation d’une instance de décision transcendante et sa consécration théologique, ce en quoi Bakounine fait figure de penseur de l’immanence politique. Si Schmitt prend toujours le soin de distinguer le politique de l’étatique (sans préciser, du reste, ce que serait une politique non étatique), la contradiction qu’il croit déceler chez Bakounine, et qui n’est en fait qu’un paradoxe apparent, manifeste la réaffirmation constante, chez le théoricien allemand, d’une conception autoritaire de la décision qui la lie à la question de la souveraineté et s’apparente à une pétition de principe.
    Les limites de l’argumentation schmittienne sur l’anarchisme tiennent à sa trop grande politicité, au fait qu’elle s’appuie sur une conception de la politique comme simple discrimination de l’ami et de l’ennemi, qui en fonderait l’autonomie. Or c’est précisément cette autonomie du champ politique que rejette Bakounine. La politique, lorsqu’elle est une politique révolutionnaire, une politique antipolitique, n’a de sens qu’en tant qu’elle se rapporte à l’histoire. On ne peut parvenir à l’« antithèse radicale » que repère Schmitt qu’à condition de détacher l’activité politique, activité essentiellement négative dans le cas de Bakounine, de son arrière-plan historique. L’anthropologie politique à laquelle Schmitt réfère le point de vue du théoricien anarchiste sur le politique est en outre bien réductrice. Jamais Bakounine ne soutient en effet que l’homme serait naturellement bon. L’optimisme naturaliste de Bakounine porte sur l’évolution de l’humanité. Parce que l’humanité est par nature une espèce qui évolue et progresse, on ne peut s’en tenir à une évaluation de la nature bonne ou mauvaise des individus qui la composent. Or l’activité politique n’a de sens que référée à une histoire qui est censée représenter l’accomplissement progressif de l’humanité, qui est essentiellement un processus d’humanisation de l’humanité. Pour donner sens à la politique anarchiste, il faut donc une analyse de l’évolution de l’humanité et de la place qu’y tient l’histoire.
    Enfin, la logique de l’inversion et de la symétrie que mettent en œuvre la Théologie politique et Parlementarisme et démocratie a ses limites, que Schmitt ignore délibérément lorsqu’il estime que le problème pour Bakounine se ramène à celui, simplement psychologique, du désir de domination, ou encore que la doctrine théologique du péché est le seul mal. Ces simplifications indiquent que la figure de Bakounine chez Schmitt est avant tout une construction théorique qu’il est commode d’opposer aux théories qui font de la discrimination de l’ami et de l’ennemi le critère distinctif du politique.

    Bakounine : un mythe politique schmittien
    Il faut revenir pour conclure sur le statut de l’anarchisme bakouninien dans la pensée de Schmitt et sur l’assimilation de Bakounine à une sorte de figure extrême du libéralisme, qui aboutirait finalement à réduire l’unité sociale à une entité purement technique.
    Le socialisme de Bakounine ne peut pas être restreint à une réorganisation de la société sur des bases strictement économiques, de sorte « qu’il n’y aurait d’unité sociale […] qu’au titre où les locataires d’un même bâtiment, les abonnés du gaz reliés à une même usine ou les voyageurs d’un même car constituent une unité sociale »24, selon la formule employée par Schmitt dans Le concept de politique. Le rôle que joue une instance comme la commune dans les écrits programmatiques de Bakounine25 permet d’affirmer l’irréductibilité du social à l’économique. C’est la commune, entité sociale avant d’être politique, qui reconnaît aux coopératives de production le statut d’associations, avec les droits politiques qui en découlent. C’est la commune qui prend en charge l’éducation des individus, grâce aux frais dégagés par le fonds d’héritage, et on trouve dans le socialisme de Bakounine une esquisse de projet éducatif qui, tout en s’en tenant au plan des principes, engage la compréhension par le théoricien russe du développement de l’individu et sa conception des rapports entre famille et société. Il y a chez Bakounine la reconnaissance d’une spontanéité du social qui se manifeste par l’auto-organisation. Dès lors, réduction de la politique à l’étatique ne signifie pas absence de décision dans l’évolution des sociétés, mais refus d’une instance séparée qui ne viserait que sa propre conservation. Une « bonne politique » qui ne dit pas son nom est présente chez Bakounine, par-delà l’étatique, celle de l’auto-organisation du social.
    Dès lors, comment évaluer l’importance de l’anarchisme bakouninien sous la plume de Schmitt autrement que comme une construction théorique qui permet de cibler l’ennemi ? Une dimension russophobe, rarement soulignée surdétermine le choix du révolutionnaire russe comme figure de l’ennemi radical et fait partie des mythes politiques propres à Schmitt, où la russophobie le dispute fréquemment à l’anticommunisme, au point qu’il est parfois difficile de savoir si l’une est au fondement de l’autre, ou l’inverse. Bakounine est intéressant pour Schmitt, parce qu’il est non seulement anarchiste, mais aussi russe. En cela, il est supposé être radicalement étranger à la culture européenne, il est un Oriental, son anarchisme est donc censé être plus authentique que celui de Proudhon, ou encore que le socialisme de Marx, tous deux étant encore trop marqués par la pensée bourgeoise.
    On pourrait finalement dire de la figure de Bakounine chez Schmitt qu’elle constitue l’incarnation de l’impossible dépolitisation du monde humain. En songeant à la distinction nietzschéenne entre nihilisme passif et nihilisme actif, on pourrait voir à l’œuvre chez Schmitt deux figures de la dépolitisation : une dépolitisation passive, dont le libéralisme serait le vecteur, et une dépolitisation active, dont l’anarchisme bakouninien fournirait la meilleure illustration, en tant qu’il porte précisément le projet d’en finir avec toute domination politique. La question que pose dès lors la lecture schmittienne de Bakounine est celle d’une redéfinition du politique, qui permette de le penser par-delà la domination.
    Jean-Christophe Angaut : http://asterion.revues.org
    Notes :
    1 C. Schmitt, Théologie politique, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988.
    2 M. Bakounine, Œuvres complètes, Paris, Champ libre, 1974-1982, vol. I, p. 45 et p. 254.
    3 M. Bakounine, Fragments sur la franc-maçonnerie, Fragment E, respectivement p. 2 et p. 6, dans Œuvres complètes, cédérom, Amsterdam, IISG, 2000.
    4 M. Bakounine, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, dans Œuvres, vol. I, Paris, Stock, 1980, p. 166-167.
    5 Ibid., p. 167-168.
    6 P.-J. Proudhon, Jésus et les origines du christianisme, dans Écrits sur la religion, Paris, Marcel Rivière, 1959, p. 526.
    7 M. Bakounine, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, édition citée, p. 193 : pour la théologie, « la liberté humaine ne produit pas le bien, mais le mal, l’homme est mauvais de sa nature ».
    8 M. Bakounine, Œuvres complètes, vol. VIII, p. 473.
    9 Bakounine estime en outre que Satan s’est comporté « en révolutionnaire expérimenté », s’adressant à la femme pour conquérir le cœur de l’homme (ibid.).
    10 Ibid., p. 99.
    11 Voir les Fragments sur la franc-maçonnerie de l’été 1865 (Fragments A et E), où elle est dirigée contre les francs-maçons qui voudraient concilier l’existence de Dieu avec celle de la liberté humaine. Voir aussi Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, p. 101, dont ces pages de L’Empire sont une reprise presque littérale.
    12 M. Bakounine, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, p. 194 (Bakounine souligne).
    13 Voir sur ce point J.-C. Monod, La querelle de la sécularisation. De Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002. L’auteur mentionne (p. 195) La théologie politique de Mazzini, mais à la suite de Schmitt, il estime que l’idée de théologie politique n’a chez Bakounine qu’une valeur polémique.
    14 Voir ma traduction de ce texte dans J.-C. Angaut, Bakounine jeune hégélien. La philosophie et son dehors, Lyon, ENS Éditions, 2007.
    15 C. Schmitt, Parlementarisme et démocratie, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, 1988, p. 83.
    16 Ibid., note p. 87.
    17 M. Bakounine, Œuvres complètes, vol. VII, p. 20 (Bakounine souligne).
    18 Ibid., p. 97 (Bakounine souligne).
    19 Ibid., p. 200.
    20 C. Schmitt, La notion de politique, trad. M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, p. 58.
    21 Sur ce point comme sur tant d’autres, Bakounine doit être rapproché de Proudhon qui, dans ses Carnets de 1852, confiait : « Je fais de la politique pour la tuer et en finir avec la politique » (cité par P. Chanial, « Justice et contrat dans la république des associations de Proudhon », Corpus, n° 47, 2004, p. 113).
    22 M. Bakounine, « La Réaction en Allemagne », dans J.-C. Angaut, Bakounine jeune hégélien, p. 136.
    23 C. Schmitt, La notion de politique, p. 103-104.
    24 Ibid., p. 100.
    25 Le plus développé est le Catéchisme révolutionnaire de 1866, paru dans les Œuvres complètes de Bakounine, édition citée.
    Astérion adhère à revues.org

  • Capitalisme libéral et socialisme, les deux faces de Janus

    L'effondrement des régimes marxistes, en Union soviétique et en Europe orientale, et le triomphe du modèle capitaliste occidental sont généralement présentés comme l'issue d'un conflit qui opposait depuis des décennies 2 conceptions du monde fondamentalement antagonistes. Cette vision manichéenne, sur laquelle se fondent les démocraties occidentales pour réaffirmer leur légitimité, mérite néanmoins d'être mise en question. En effet, l'opposition entre les 2 systèmes qui se partageaient le monde sous la direction des États-Unis d'Amérique et de l'Union soviétique était-elle si essentielle, et ne masquait-elle pas d'étranges convergences, voire même d'inavouables connivences ?
    En 1952, dans son Introduction à la métaphysique, Heidegger écrivait : « L'Europe se trouve dans un étau entre la Russie et l'Amérique, qui reviennent métaphysiquement au même quant à leur appartenance au monde et à leur rapport à l'esprit » (1). Si, pour lui, notre époque se caractérisait par un « obscurcissement du monde » marqué par « la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l'homme, la prépondérance du médiocre » (2), et si cet obscurcissement du monde provenait de l'Europe elle-même et avait commencé par « l'effondrement de l'idéalisme allemand », ce n'en est pas moins en Amérique et en Russie qu'il avait atteint son paroxysme.
    L'affirmation de Heidegger, qui pose comme équivalentes, au plan de leur rapport à l'être, 2 nations porteuses d'idéologies généralement pensées comme antinomiques peut paraître provocatrice. Elle ne fait pourtant que reconnaître, au plan métaphysique, la parenté certaine qui existe, au plan historique, entre capitalisme et socialisme (dont le marxisme n'est que la forme la plus élaborée et la plus absolue).
    Capitalisme et socialisme sont aussi intimement liés que les 2 faces de Janus. Tous 2 sont issus de la philosophie du XVIIIe siècle, marquée par la trilogie : raison, égalité, progrès, et de la Révolution industrielle du XIXe siècle, caractérisée par le culte de la technique, du productivisme et du profit, et s'ils s'opposent, c'est beaucoup plus sur les méthodes que sur les objectifs.

    Divergences de méthodes
    L'émergence du socialisme moderne tient au fait que non seulement la proclamation de l'égalité des droits par la Révolution de 1789 laissa subsister les inégalités sociales, mais que furent supprimées toutes les institutions communautaires (gérées par l'Église, les corporations, les communes) qui créaient un réseau de solidarité entre les différents ordres de la société, Quant à la Révolution industrielle, si elle marqua un prodigieux essor économique, elle provoqua également une détérioration considérable des conditions de vie des classes populaires, de sorte que ce qui avait été théoriquement gagné sur le plan politique fut perdu sur le plan social, La protestation socialiste tendit alors à démontrer qu'une centralisation et une planification de la production des richesses était tout-à-fait capable de remplacer la libre initiative des entrepreneurs et de parvenir, au plan économique, à l'égalité qui avait été conquise au plan juridique.
    Bien que divergeant sur les méthodes (économie de libre entreprise ou économie dirigée), libéraux et socialistes n'en continuaient pas moins à s'accorder sur la primauté des valeurs économiques, et partageaient la même foi dans le progrès technique, le développement industriel illimité, et l'avènement d'un homme nouveau, libéré du poids des traditions. En fait, tant les libéraux que les socialistes pouvaient se reconnaître dans les idées des Saints-Simoniens, qui ne voyaient dans la politique que la science de la production, et pour lesquels la société nouvelle n'aurait pas besoin d'être gouvernée, mais seulement d'être administrée.

    Négation de l'autonomie
    La même négation de l'autonomie du politique se retrouve ainsi chez les libéraux et les socialites de toute obédience. À l'anti-étatisme des libéraux, qui ne concèdent à l'État qu'un pouvoir de police propre à protéger leurs intérêts économiques, et la mission de créer les infrastructures nécessaires au développement de la libre entreprise, répond, chez les sociaux-démocrates, le rêve d'un État qui aurait abandonné toute prérogative régalienne et dont le rôle essentiel serait celui de dispensateur d'avantages sociaux. On trouve même chez les socialistes proudhoniens un attrait non dissimulé pour un certaine forme d'anarchie. Quant aux marxistes, bien qu'ils préconisent un renforcement du pouvoir étatique dans la phase de dictature du prolétariat, leur objectif final demeure, du moins en théorie, le dépérissement de l'État. Le totalitarisme vers lequel ont en fait évolué les régimes marxistes constitue d'ailleurs aussi, à sa manière, une négation de l'autonomie du politique.
    La pensée de Marx, nourrie de la doctrine des théoriciens de l'économie classique, Adam Smith, Ricardo, Stuart Mill et Jean-Baptiste Say, est toujours restée tributaire de l'idéologie qui domine depuis les débuts de l'ère industrielle (3). Le matérialisme bourgeois, l'économisme vulgaire se retrouvent ainsi dans le socialisme marxiste. Marx rêve en effet d'une société assurant l'abondance de biens matériels et, négligeant les autres facteurs socio-historiques, il voit dans l'économie le seul destin véritable de l'homme et l'unique possibilité de réalisation sociale.
    Mais ce qui crée les liens les plus forts est l'existence d'ennemis communs. Or, depuis l'origine, libéraux et marxistes partagent la même hostilité à l'égard des civilisations traditionnelles fondées sur des valeurs spirituelles, aristocratiques et communautaires.
    Le Manifeste communiste (1848) est à cet égard révélateur. Loin de stigmatiser l'œuvre de la bourgeoisie (c'est-à-dire, au sens marxiste du terme, le grand capital), il fait en quelque sorte l'éloge du rôle éminemment révolutionnaire qu'elle a joué.
        « Partout où elle (la bourgeoisie) est parvenue à dominer — écrit Marx —, elle a détruit toutes les conditions féodales, patriarcales, idylliques. Impitoyable, elle a déchiré les liens multicolores qui attachaient l'homme à son supérieur naturel, pour ne laisser subsister entre l'homme et l'homme que l'intérêt tout nu, le froid “paiement comptant”... Elle a dissous la dignité de la personne dans la valeur d'échange, et aux innombrables franchises garanties et bien acquises, elle a substitué une liberté unique et sans vergogne : le libre-échange » (4).
    Prenant acte de cette destruction des valeurs traditionnelles opérée par la bourgeoisie capitaliste, Marx se félicite que celle-ci ait « dépouillé de leur sainte auréole toutes les activités jusque là vénérables et considérées avec un pieux respect » et qu'elle ait « changé en salariés à ses gages le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science ».
    La haine du monde rural et l'apologie des mégapoles s'expriment également sans détours chez Marx, qui juge positifs les effets démographiques du développement capitaliste.
        « La bourgeoisie — écrit-il — a soumis la campagne à la domination de la ville. Elle a fait surgir d'immenses cités, elle a prodigieusement augmenté la population des villes aux dépens des campagnes, arrachant ainsi une importante partie de la population à l'abrutissement de l'existence campagnarde ».
    Il n'hésite pas non plus à faire l'éloge du colonialisme, se félicitant que « la bourgeoisie, de même qu'elle a subordonné la campagne à la ville (...) a assujetti les pays barbares et demi-barbares aux pays civilisés, les nations paysannes aux nations bourgeoises, l'Orient à l'Occident ». Cette domination sans partage de la fonction économique est magnifiée par Marx, de même que l'instabilité qui en résulte. C'est en effet avec satisfaction qu'il constate que « ce qui distingue l'époque bourgeoise de toutes les précédentes, c'est le bouleversement incessant de la production, l'ébranlement continuel de toutes les institutions sociales, bref la permanence de l'instabilité et du mouvement... Tout ce qui était établi se volatilise, tout ce qui était sacré se trouve profané » (5).

    Le faux débat
    Mais la bourgeoisie capitaliste n'en a pas moins souvent cherché à faire croire qu'elle défendait les valeurs traditionnelles contre les marxistes et autres socialistes, ce qui amène Marx à rappeler, non sans une certaine ironie, que les marxistes ne peuvent être accusés de détruire des valeurs que le capitalisme a déjà détruites ou est en voie de détruire. Vous nous reprochez, dit Marx, de détruire la propriété, la liberté, la culture, le droit, l'individualité, la famille, la patrie, la morale, la religion, comme si les développements du capitalisme ne l'avait pas déjà accompli.
        « Détruire la propriété ? Mais — dit Marx — s'il s'agit de la propriété du petit-bourgeois, du petit paysan, nous n'avons pas à l'abolir, le développement de l'industrie l'a abolie et l'abolit tous les jours. (...) Détruire la liberté, l'individualité ? Mais l'individu qui travaille dans la société bourgeoise n'a ni indépendance, ni personnalité. (...) Détruire la famille ? Mais par suite de la grande industrie, tous les liens de famille sont déchirés de plus en plus ».
    Tous ces arguments de Marx ne relèvent pas seulement de la polémique. En effet, les sociétés capitalistes présentent bien des traits conformes aux idéaux marxistes. Ainsi, à l'athéisme doctrinal professé par les marxistes répond le matérialisme de fait des sociétés capitalistes, où toute religion structurée a tendance à disparaître pour faire place à un athéisme pratique ou à une vague religiosité qui, sous l'influence du protestantisme, tend à se réduire à un simple moralisme aux contours indécis, dont tout aspect métaphysique, tout symbolisme, tout rite, toute autorité traditionnelle est banni.

    Résultat : le grégarisme
    De même, au collectivisme tant reproché à l'idéologie marxiste (collectivisme qui ne se réduit pas à l'appropriation par l'État des moyens de production, mais consiste également en une forme de vie sociale où la personne est soumise à la masse) répond le grégarisme des sociétés capitalistes. Comme le note André Siegfried, c'est aux États-Unis qu'est né le grégarisme qui tend aujourd'hui à gagner l'Europe.
        « L'être humain, devenu moyen plutôt que but accepte ce rôle de rouage dans l'immense machine, sans penser un instant qu'il puisse en être diminué (...) d'où un collectivisme de fait, voulu des élites et allègrement accepté de la masse, qui, subrepticement, mine la liberté de l'homme et canalise si étroitement son action que, sans en souffrir et sans même le savoir, il confirme lui-même son abdication » (6).
    Curieusement, marxisme et libéralisme produisent ainsi des phénomèmes sociaux de même nature, qui sont incompatibles avec toute conception organique et communautaire de la société.
    L'idéologie mondialiste est également commune au marxisme et au capitalisme libéral. Pour Lénine, qui soutient le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, la libération complète de toutes les nations opprimées n'est en effet qu'un instrument au service de la Révolution et ne peut constituer qu'une « phase de transition », la finalité étant « la fusion de toutes les nations » (7). Or, cette fusion de toutes les nations est également l'objectif du capitalisme libéral qui, tout en ayant utilisé les nationalismes des peuples de l'Est pour détruire l'Union soviétique, vise en fait à établir un marché mondial dans lequel toutes les nations sont appelées finalement à se dissoudre. Toutes les identités nationales sont ainsi destinées à disparaître pour être remplacées par un modèle uniforme, américanomorphe, au service duquel une intense propagande est organisée, modèle dont les traits caractéristiques sont le métissage, la culture rock, les jeans, le coca-cola, les chaînes de restaurant fast-food et le basic English, le tout étant couronné par l'idéologie des droits de l'homme dont les articles de foi sont dogmatiquement décrétés par les grands-prêtres d'une intelligentsia qui n'a d'autre légitimité que celle qu'elle s'est elle-même octroyée (8).
    En fait, tant le marxisme que le capitalisme libéral approuvent sans réserves toutes les conséquences économiques et sociales de la Révolution industrielle, qui se traduisent par la destruction de tous les liens communautaires, familiaux ou nationaux, le déracinement et la grégarisation. Une telle évolution est en effet nécessaire aussi bien à l'établissement d'un véritable marché mondial, rêve ultime du capitalisme libéral, qu'à l'avènement de l'homme nouveau, libéré de toute aliénation, qui constitue l'objectif du marxisme. Pour ce dernier, le prolétariat était d'ailleurs appelé à jouer un rôle messianique et à porter plus loin le flambeau de la Révolution, afin de mener à son terme la destruction de toutes les valeurs traditionnelles.

    Bourgeoisie et prolétariat chez Berdiaev
    Pour le philosophe chrétien et traditionnaliste Berdiaev, capitalisme libéral et marxisme ne sont pas seulement liés au plan des sources idéologiques, mais ils sont également les agents d'une véritable subversion. « Tant la bourgeoisie que le prolétariat — écrit Berdiaev — représentent une trahison et un rejet des fondements spirituels de la vie. La bourgeoisie a été la première à trahir et à abdiquer le sacré, le prolétariat lui a emboîté le pas » (9). Soulignant les affinités qui existent entre la mentalité du bourgeois et celle du prolétaire, il déclare :
        « Le socialisme est bourgeois jusque dans sa profondeur et il ne s'élève jamais au-dessus du sentiment des idéaux bourgeois de l'existence. Il veut seulement que l'esprit bourgeois soit étendu à tous, qu'il devienne universel, et fixé dans les siècles des siècles, définitivement rationalisé, stabilisé, guéri des maladies qui la minent » (10).
    Si, pour Berdiaev, l'avènement de la bourgeoisie en tant que classe dominante a correspondu à un rejet des fondements spirituels de la vie, Max Weber voit, pour sa part, une relation étroite entre l'éthique protestante et le développement du capitalisme moderne. Ces 2 points de vue ne sont pas aussi contradictoires qu'ils peuvent paraître de prime abord. En effet, outre que la spiritualité ne se réduit pas à l'éthique, l'éthique protestante a tendu à devenir une simple morale utilitariste qui s'apparente en fait à la morale laïque, et qui n'est plus sous-tendue par une vision spirituelle du monde. Max Weber relève d'ailleurs que « l'élimination radicale du problème de la théodicée et de toute espèce de questions sur le sens de l'univers et de l'existence, sur quoi tant d'hommes avaient peiné, cette élimination allait de soi pour les puritains... » (11).
    L'utilitarisme de l'éthique protestante apparaît d'ailleurs clairement dans sa conception de l'amour du prochain. En effet, selon celle-ci, comme le rappelle Max Weber, « Dieu veut l'efficacité sociale du chrétien » et « l'amour du prochain ... s'exprime en premier lieu dans l'accomplissement des tâches professionnelles données par la lex naturae revêtant ainsi l'aspect proprement objectif et impersonnel d'un service effectué dans l'organisation rationnelle de l'univers social qui nous entoure » (ibid.). C'est d'ailleurs par la promotion de cette conception éthique dans le monde chrétien que le protestantisme a pu créer un contexte favorable au développement du capitalisme moderne.
    Mais l'état d'esprit qui en est résulté, et qui s'est développé sans entraves aux États-Unis d'Amérique, paraît bien éloigné de toute sorte d'éthique. Comme l'a relevé Karl Marx à propos des « habitants religieux et politiquement libres de la Nouvelle Angleterre » : « Mammon est leur idole qu'ils adorent non seulement des lèvres, mais de toutes les forces de leur corps et de leur esprit. La terre n'est à leurs yeux qu'une Bourse, et ils sont persuadés qu'il n'est ici-bas d'autre destinée que de devenir plus riches que leurs voisins » (12).

    La bibliocratie du calvinisme
    Étudiant les liens qui existent entre l'esprit du capitalisme et l'éthique protestante, Max Weber avait souligné la “bibliocratie” du calvinisme, qui tenait les principes moraux de l'Ancien Testament dans la même estime que ceux du Nouveau, l'utilitarisme de l'éthique protestante rejoignant l'utilitarisme du judaïsme. Avant lui, Marx avait d'ailleurs déjà relevé les affinités qui existent entre l'esprit du capitalisme et le judaïsme même si cette analyse était peu conforme aux principes du matérialisme historique. Considérant que « le fond profane du judaïsme [c'est] le besoin pratique, l'utilité personnelle », Marx estimait ainsi que, grâce aux Juifs et par les Juifs, « l'argent est devenu une puissance mondiale et l'esprit pratique des Juifs, l'esprit pratique des peuples chrétiens », concluant que « les Juifs se sont émancipés dans la mesure même où les chrétiens sont devenus Juifs » (ibid.).
    Ignorant délibérément la complexité des origines de l'idéologie socialiste, Berdiaev privilégiait quant à lui les affinités entre socialisme et judaïsme. Selon Berdiaev, le socialisme constitue en effet une « manifestation du judaïsme en terreau chrétien », et « la confusion et l'identification du christianisme avec le socialisme, avec le royaume et le confort terrestre sont dues à une flambée d'apocalyptique hébraïque », au « chiliasme hébreu, qui espère le Royaume de Dieu ici-bas » et « il n'était pas fortuit que Marx fût juif » (ibid., p. 154). Cioran rejoint sur ce point Berdiaev lorsqu'il écrit : « Quand le Christ assurait que le “royaume de Dieu” n'était ni “ici” ni “là”, mais au-dedans de nous, il condamnait d'avance les constructions utopiques pour lesquelles tout “royaume” est nécessairement extérieur, sans rapport aucun avec notre moi profond ou notre salut individuel » (13).
    De différents points de vue, capitalisme libéral et socialisme moderne paraissent ainsi liés, non seulement au plan historique, mais également par leurs racines idéologiques, et ce n'est probablement pas un hasard si leur émergence a coïncidé avec l'effondrement du système de valeurs qui, pendant des siècles, avait prévalu en Europe, et qui affirmait, du moins dans son principe originel, la primauté de l'autorité spirituelle sur le pouvoir temporel, et la subordination de la fonction économique au pouvoir temporel.

    Conversion rapide des anciens marxistes au libéralisme
    L'écroulement des régimes marxistes, incapables d'atteindre leurs objectifs économiques et sociaux, n'aura donc pas changé fondamentalement le cours de l'Histoire, puisque la Weltanschauung commune au marxisme et au capitalisme continue toujours à constituer le point de référence de nos sociétés. Se trouvent en effet toujours mis au premier plan : le matérialisme philosophique et pratique, le règne sans partage de l'économie, l'égalitarisme idéologique (qui se conjugue curieusement avec l'extension des inégalités sociales), la destruction des valeurs familiales et communautaires, la collectivisation des modes de vie et le mondialisme. C'est peut-être d'ailleurs ce qui permet d'expliquer pourquoi les socialistes occidentaux et la majeure partie des marxistes de l'Est se sont aussi facilement convertis au capitalisme libéral, qui paraît aujourd'hui le mieux à même de réaliser leur idéal (14).
    Mais la chute des régimes marxistes a l'Est nombre de valeurs qui, bien qu'ayant été niées pendant des décennies, n'avaient pu être détruites. On voit ainsi, dans des sociétés en pleine décomposition qui redécouvrent les réalités d'un capitalisme sauvage, s'affirmer à nouveau religions, nations et traditions. Toutes ces valeurs qui refont surface, et dont l'affirmation avait été jugée utile par les États occidentaux, dans la mesure où elle pouvait contribuer au renversement des régimes marxistes, sont toutefois loin d'être vues avec la même complaisance dès lors que cet objectif a été atteint.
    L'idéologie matérialiste des sociétés occidentales s'accommode en effet assez mal de tout système de valeurs qui met en question sa prétention à l'universalité et qui n'est pas inconditionnellement soumis aux impératifs du marché mondial. Tout véritable réveil religieux, toute affirmation nationale ou communautaire, ou toute revendication écologiste ne peuvent ainsi être perçus que comme autant d'obstacles à la domination sans partage des valeurs marchandes, obstacles qu'il s'agit d'abattre ou de contourner.

    Objectif : le marché mondial
    Ainsi, l'établissement d'un véritable marché mondial qui puisse permettre aux stratégies des multinationales de se développer sans entraves étant devenu l'objectif prioritaire, des pressions sont exercées au sein du GATT — par le lobby américain — pour que les pays d'Europe acceptent le démantèlement de leur agriculture, quelles que puissent en être les conséquences sur l'équilibre démographique et social de ces pays, sur l'enracinement de leur identité nationale et sur leur équilibre écologique.
    De même, les cultures et les langues nationales doivent de plus en plus se plier aux lois du marché mondial et céder le pas à des “produits culturels” standardisés de niveau médiocre, utilisant le basic English comme langue véhiculaire, et aptes ainsi à satisfaire le plus grand nombre de consommateurs du plus grand nombre de pays. Quant aux religions, elles ne sont tolérées que dans la mesure où elles délivrent un message compatible avec l'idéologie du capitalisme libéral, et si elles s'accommodent avec les orientations fondamentales de la société permissive, qui ne sont en fait que l'application, au domaine des moeurs, des principes du libre-échange.

    L'écologie dans le collimateur
    L'écologie, enfin, n'est prise en compte que si elle ne s'affirme pas comme une idéologie ayant la prétention d'imposer des limites à la libre entreprise. Les valeurs néo-païennes qu'elle véhicule (que le veuillent ou non ses adeptes) sont par ailleurs vivement dénoncées. Ainsi, Alfred Grosser se plaît à relever que « ce n'est pas un hasard si l'écologie a démarré si fort en Allemagne où la nature (die Natur) tient une place tout autre qu'en France. La forêt (der Wald) y est fortement chargée de symbole. La tradition allemande ... c'est l'homme mêlé, confondu à la nature ». Ne reculant pas devant les amalgames les plus grossiers, il n'hésite pas à écrire : « La liaison entre les hommes et la nature, le sol et le sang, cette solide tradition conservatrice allemande a été reprise récemment par Valéry Giscard d'Estaing à propos des immigrés. C'était la théorie d'Hitler ». Et Grosser de conclure avec autant de naïveté que de grandiloquence : « La grandeur de la civilisation judéo-chrétienne est d'avoir forgé un homme non soumis à la nature » (15).
    L'idéologie capitaliste libérale, actuellement dominante, entre ainsi en conflit avec d'autres ordres de valeur, et ces nouveaux conflits, dont nous ne voyons que les prémisses, pourraient bien reléguer au rang des utopies la croyance en une “fin de l'histoire”. En effet, ces conflits n'opposent plus, comme c'était le cas depuis 2 siècles, 2 idéologies jumelles qui, tout en se combattant, partaqeaient pour l'essentiel les mêmes idéaux fondamentaux et ne s'opposaient que sur les moyens de les réaliser. Les sociétés fondées sur le capitalisme libéral vont en effet avoir désormais à affronter des adversaires dont l'idéologie est irréductible à une vision purement économiste du monde. L'antithèse fondamentale ne se situe pas en effet entre capitalisme et marxisme, mais entre un système où l'économie est souveraine, quelle que soit sa forme, et un système où elle se trouve subordonnée à des facteurs extra-économiques.
    On voit ainsi reparaître l'idée d'une hiérarchie des valeurs qui n'est pas sans analogies avec l'idéologie des peuples indo-européens et celle de l'Europe médiévale, où la fonction économique, et notamment les valeurs marchandes, occupait un rang subordonné aux valeurs spirituelles et au pouvoir politique (au sens originel de pouvoir régulateur de la vie sociale et des fonctions économiques). Bien que, dans cet ordre ancien, la dignité de la fonction de production des biens matériels fût généralement reconnue (16), il était toutefois exclu que les détenteurs de cette fonction puissent usurper des compétences pour l'exercice desquelles ils n'avaient aucune qualification. L'économie se trouvait ainsi incorporée dans un système qui ne considérait pas l'homme uniquement comme producteur ou consommateur, et l'organisation corporative des professions mettait beaucoup plus l'accent sur l'aspect qualitatif du travail que sur l'aspect quantitatif de la production, donnant une dimension spirituelle à l'accomplissement de toutes les tâches, même des plus humbles. Quant à la spéculation, au profit détaché de tout travail productif, ils n'étaient non seulement pas valorisés, comme c'est le cas aujourd'hui, mais ils étaient profondément méprisés, tant par la noblesse que par le peuple, et ceux qui s'y adonnaient étaient généralement considérés comme des parias.

    Le monothéisme du marché et de l'argent
    Ce n'est en fait que depuis 2 siècles que les valeurs marchandes ont pris une place prépondérante dans la société occidentale, et que s'est instituée cette véritable subversion que Roger Garaudy qualifie de « monothéisme du marché, c'est-à-dire de l'argent, inhérent à toute société dont le seul régulateur est la concurrence, une guerre de tous contre tous » (17). Un champion de l'ultra-libéralisme, comme Hayek, reconnaît d'ailleurs lui-même que « le concept de justice sociale est totalement vide de sens dans une économie de marché ».
    Cette subversion des valeurs est particulièrement sensible dans le capitalisme de type anglo-saxon que Michel Albert oppose au capitalisme de type rhénan ou nippon : le premier pariant sur le profit à court terme, négligeant outrancièrement les secteurs non-marchands de la société, l'éducation et la formation des hommes, et préférant les spéculations en bourse à la patience du capitaine d'industrie ou de l'ingénieur qui construisent et consolident jour après jour une structure industrielle ; le second planifiant à long terme, respectant davantage les secteurs non-marchands, accordant de l'importance à l'éducation et à la formation et se fondant sur le développement des structures industrielles plutôt que sur les spéculations boursières (18).
    Il est d'ailleurs intéressant de relever que c'est le capitalisme de type rhénan ou nippon, qui conserve un certain nombre de valeurs des sociétés pré-industrielles et s'enracine dans une communauté ethno-culturelle, qui se révèle être plus performant que le capitalisme de type anglo-saxon, qui ne reconnaît pas d'autres valeurs que les valeurs marchandes, même s'il aime souvent se draper dans les plis de la morale et de la religion.
    Mais le meileur équilibre auquel sont parvenues les sociétés où règne un capitalisme de type rhénan ou nippon n'en demeure pas moins fragile, et ces sociétés sont loin d'être exemptes des tares inhérentes à toutes les formes de capitalisme libéral. On peut d'ailleurs se demander si le capitalisme de type rhénan ou nippon, qui s'appuie sur les restes de structures traditionnelles, n'est pas condamné à disparaître par la logique même du capitalisme libéral qui finira par en détruire les fondements dans le cadre d'un marché mondial.
    Par delà ces oppositions de nature éphémère qui existent au sein du capitalisme libéral, la question est finalement de savoir si celui-ci parviendra à établir de manière durable son pouvoir absolu et universel, marquant ainsi en quelque sorte la fin de l'histoire, ou s'il subira, à plus ou moins longue échéance, un sort analogue à celui de marxisme. En d'autres termes, une société ne se rattachant plus à aucun principe d'ordre supérieur et dénuée de tout lien communautaire est-elle viable, ou cette tentative de réduire l'homme aux simples fonctions de producteur et de consommateur, sans dimension spirituelle et sans racines, est-elle condamnée à l'échec, disqualifiant par là-même l'idéologie (ou plutôt l'anti-idéologie) sur laquelle elle était fondée ?
    ► Pierre Maugué, Vouloir n°97/100, 1993. http://vouloir.hautetfort.com/
    • Notes :
    1) Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, p. 56, Gal., 1967.
    2) Acheminement vers la parole, p. 56.
    3) Werner Sombart, Le Socialisme allemand, 1938.
    4) Karl Marx, Le Manifeste communiste, in Œuvres complètes, La Pléiade, Gal., 1963.
    5) René Guénon fait la même constatation que K. Marx, mais, loin d'y voir l'annonce d'un monde nouveau, supérieur à l'ancien, il y voit au contraire une déchéance, la fin d'un cycle. Il relève ainsi que « partout dans le monde occidental, la bourgeoisie est parvenue à s'emparer du pouvoir », que le résultat en est « le triomphe de l'économique, sa suprématie proclamée ouvertement » et qu'« à mesure qu'on s'enfonce dans la matérialité, l'instabilité s'accroît, les changements se produisent de plus en plus rapidement » (Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 91, Véga, 1964).
    6) André Siegfried, Les États-Unis d'aujourd'hui, pp. 346, 349 et 350, A. Colin, 1927.
    7) Lénine, Œuvres, t. 22, p. 159, Éd. sociales, 1960.
    8) Comme le relève Régis Debray, « Nous avions eu Dieu, la Raison, la Nation, le Progrès, le Prolétariat. Il fallait aux sauveteurs un radeau de sauvetage. Voilà donc pour les aventuriers de l'Arche Perdue, les Droits de l'Homme comme progressisme de substitution » (Que vive la République, Odile Jacob, 1989).
    9) Nicolas Berdiaev, De l'inégalité, pp. 150 et 152, Âge d'Homme, 1976.
    10) N. Berdiaev, op. cité, p. 150. Dans le style qui lui est propre, Louis-Ferdinand Céline avait relevé la même analogie entre esprit bourgeois et esprit prolétaire. « Vous ne rêvez que d'être lui, à sa place, rien d'autre, être lui, le Bourgeois ! encore plus que lui, toujours plus bourgeois ! C'est tout. L'idéal ouvrier c'est deux fois plus de jouissances bourgeoises pur lui tout seul. Une super bourgeoisie encore plus tripailleuse, plus motorisée, beaucoup plus avantageuse, plus dédaigneuse, plus conservatrice, plus idiote, plus hypocrite, plus stérile que l'espèce actuelle » (L'École des cadavres, Denoël, 1938).
    11) Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, p. 129, Plon, 1964.
    12) Karl Marx, La question juive, pp. 50 et 55, coll. 10/18, UGE, 1968.
    13) Cioran, Histoire et Utopie, Gal., 1960.
    14) C'est ainsi que le modèle de la société libérale avancée, qui s'est imposé en Occident, correspond parfaitement à certains objectifs qu'Engels avait fixés au 21e point de son avant-projet pour le Manifeste du Parti communiste. Il écrivait ainsi : « (L'avènement du communisme) transformera les rapports entre les sexes en rapport purement privés, ne concernant que les personnes qui y participent et où la société n'aura pas à intervenir. Cette transformation sera possible du moment que ... les enfants seront élevés en commun, et que seront détruites les deux bases principales du mariage actuel, à savoir la dépendance de la femme vis-à-vis de l'homme, et celle des enfants vis-à-vis des parents ».
    15) Alfred Grosser, interview paru dans Le Nouveau Quotidien (Lausanne) du vendredi 24 janvier 1992 sous le titre : « Après le dieu Lénine des communistes, voici la déesse Gaïa des écologistes ».
    16) Dans l'Inde traditionnelle, les vaishya, représentants de la troisième fonction, ont la qualité d'arya [noble]. Toutefois, dans le monde méditerranéen, chez les Romains et les Grecs de l'époque classique, on constate une dépréciation du travail manuel, qui n'existe pas en revanche dans les sociétés celtiques et germaniques, où l'esclavage tenait une place beaucoup moins importante.
    17) Roger Garaudy, « Algérie, un nouvel avertissement pour l'Europe », in Nationalisme et République °7.