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culture et histoire - Page 1982

  • Julien Freund et l’essence du politique par Georges FELTIN-TRACOL

     Il est des livres qui traversent les années sans bénéficier de la moindre publicité et qui acquiert pourtant une notoriété certaine. L’essence du politique est l’un d’eux. Depuis sa parution en 1965 aux Éditions Sirey dans la collection « Philosophie politique » dirigée par Raymond Polin, l’ouvrage de Julien Freund n’a pas cessé d’être consulté par des générations d’étudiants dans les bibliothèques universitaires ou publiques. Saluons les Éditions Dalloz d’avoir enfin décidé de sa réimpression.

     

    Julien Freund a l’ambition de démontrer le plus clairement possible ce que le politique a d’essentiel. « L’essence, écrit-il, a un caractère ontologique. Elle définit alors une des orientations et activités vitales ou catégoriques de l’existence humaine, sans lesquelles l’être humain ne serait plus lui-même; par exemple il y a une politique parce que l’homme est immédiatement un être social, vit dans une collectivité qui constitue pour une grande part la raison de son destin. La société est donc la donnée du politique, comme le besoin est la donnée de l’économique ou la connaissance celle de la science. » Il en ressort que le conflit, loin d’être un fait exceptionnel ou une anomalie, appartient pleinement à la vie. Penser le politique signifie donc considérer l’affrontement en tant que part intégrante et fondamentale de l’humanité, et c’est la raison pour laquelle J. Freund attache une si grande importance à la paix, car « objet et théâtre de la lutte politique, la paix est un produit de l’art politique ».

     

    Sa démarche s’inscrit dans une perspective pragmatique qui n’accorde pas au politique une exclusivité absolue. Julien Freund est le premier à reconnaître l’existence d’autres essences (l’économique, le religieux, le scientifique, l’artistique et, plus tard, la technique remplaçant la morale). Il avait même l’intention de les étudier une à une. Malheureusement, hormis L’essence du politique, il n’a laissé que L’essence de l’économique qui parut en 1992 peu de temps après sa disparition.

     

    Dès les premières pages, à l’opposé du raisonnement dogmatique, il avertit que « la société […] est une condition existentielle qui impose à l’homme, comme tout milieu, une limitation et une finitude. Vivre en société signifie donc du point de vue politique qu’il incombe à l’homme de l’organiser et de la réorganiser sans cesse en fonction de l’évolution de l’humanité, déterminée par le développement discordant des diverses activités humaines ». Ce réalisme de bon aloi, affirmé et assumé, à une époque où l’Université française suivait aveuglément divers mirages idéologiques a fait de Julien Freund un penseur à part, non-conformiste, vite rejeté par ses pairs moutonniers dans les limbes de l’institution.

     

    Le politique repose sur trois présupposés que J. Freund agence en couples : le commandement et l’obéissance, le privé et le public, l’ami et l’ennemi. Cet ordonnancement lui facilite l’examen par étapes successives de concepts philosophiques, politologiques et juridiques variées telles que, par exemple, la souveraineté, la puissance, la révolte, la communauté, la liberté, l’amitié, la violence… Il détermine par ailleurs pour chaque couple de présupposés une dialectique. Ainsi, l’ordre est la dialectique du commandement et de l’obéissance; l’opinion celle du privé et du public, la lutte celle de l’ami et de l’ennemi. À de nombreuses reprises, il n’hésite pas à citer Carl Schmitt – le grief majeur que lui reprochent amèrement ses détracteurs – d’autant qu’il lui exprime publiquement sa dette en écrivant : « Toute ma reconnaissance va également à M. Carl Schmitt pour les belles journées passées en sa compagnie dans la retraite de Plettenberg – qui est devenu son San Casciano – et au cours desquelles nous avons longuement débattu du politique. » Il conclut : « J’ai deux grands maîtres », Raymond Aron et Carl Schmitt.

     

    Cette reconnaissance affichée à l’auteur allemand a trop longtemps pesé sur Julien Freund considéré de la sorte comme son disciple français ou l’importateur en France de théories fallacieuses, si ce n’est factieuses. Il serait trop simple de faire de L’essence du politique, à l’origine thèse de philosophie soutenue sous la direction de Raymond Aron, une adaptation française des options schmittiennes. C’est en outre méconnaître fortement le tempérament de J. Freund. Quand il entreprend ce travail considérable, il possède une solide expérience d’adulte. Faire croire qu’il aurait été un jeune étudiant à peine sorti de l’adolescence, tombant sous le charme « venimeux » du juriste allemand est à la fois ridicule et stupide. J. Freund a simplement eu l’intelligence de comprendre, parmi les premiers, la formidable perspicacité des considérations de C. Schmitt.

     

    L’attrait pour une pensée déjà incorrecte à l’époque, agrémenté de vigoureuses remarques, n’a fait qu’accentuer la méfiance des belles âmes et des bien-pensants. Ainsi, J. Freund note que « la politique provoque la discrimination et la division, car elle en vit. Tout homme appartient donc à une communauté déterminée et il ne peut la quitter que pour une autre. Il en résulte que la société politique est toujours société close. […] Elle a des frontières, c’est-à-dire elle exerce une juridiction exclusive sur un territoire délimité. Qu’importe l’étendue d’un pays ! […] Elle est l’âme des particularismes. En effet, toute société politique perdurable constitue une patrie et comporte un patrimoine. […] Le particularisme est une condition vitale de toute société politique ». Il est dès lors évident que « le concept d’un État mondial est […] politiquement une absurdité, car il ne serait ni un État, ni une république, ni une monarchie, ni une démocratie, mais tout au plus la cœxistence d’individus et de groupes comme les abonnés au gaz ou les occupants d’un immeuble ». Ces propos prennent une singulière résonance en ces temps de promotion de la lutte contre les discriminations et d’apologie sentencieuse en faveur d’un monde sans frontières… Parions que L’essence du politique ne sera pas le livre de chevet des animateurs de certaines associations revendicatives !

     

    Si l’intelligentsia a ignoré J. Freund, c’est parce qu’il décortique les mécanismes de l’idéologie qui « est une véritable machine intellectuelle distributrice de conscience : elle donne bonne conscience à ses partisans en leur fournissant les justifications, les disculpations, les prétextes et les excuses capables d’apaiser leurs éventuels remords ou scrupules, mais accable de mauvaise conscience les adversaires qu’elle dégrade en êtres collectivement coupables. Il n’y a plus de faute ni de responsabilité, mais des actes ou entièrement innocents ou entièrement inexcusables, suivant que l’on appartient à tel ou tel groupe, race ou classe. L’appartenance sociale peut ainsi devenir une espèce de péché originel. Aussi, chaque fois qu’une situation politique devient idéologique, l’éthique se trouve monopolisée, et c’est parce que de nos jours les problèmes politiques s’expriment à la fois en terme de puissance et d’idéologie que la culpabilité et surtout la culpabilité collective sont devenues des instruments politiques. La morale devient ainsi un stratagème, un pur moyen de justification et d’accusation, c’est-à-dire de dissimulation. Il ne faut pas mésestimer les capacités de séduction de cette éthique dégradée ni son efficacité politique. Elle est une véritable arme. » N’est-ce pas une appréciation visionnaire ?

     

    Julien Freund se défie en outre de la constitution d’une justice internationale. Avec une belle lucidité, il explique par anticipation ce qui se réalisera à la fin de la décennie 1990 dans les Balkans. « L’appel à la conscience appartient davantage au domaine de la ruse politique qu’à celui de la morale proprement dite. Avec le développement et la prospérité des polémiques idéologiques cette méthode s’est encore renforcée. En effet, le mot d’ordre n’est plus seulement d’instaurer la paix, mais encore la justice internationale. Ce qui fait que certains groupes de nations ont tendance à s’ériger en juges des autres, à trouver des coupables dans chaque conflit plutôt que d’essayer de le régler, car là où il y a des juges il faut aussi des coupables. […] Encore faut-il que cette méthode des condamnations actuellement en honneur dans les relations internationales ne tourne pas à une parodie de justice. Il est en effet bien rare que les nations, quelles qu’elles soient, qui distribuent à discrétion la culpabilité, ne tombent pas elles-mêmes sous les mêmes chefs d’accusation dont elles accablent les autres, non seulement au regard de leur histoire passée, mais aussi présente. On peut même se demander si les nations n’ont pas besoin de vilipender les autres pour dissimuler leurs propres tares. Les crimes nazis sont inqualifiables et il faut avoir soi-même l’âme criminelle pour leur trouver un soupçon d’excuse. Mais que dire des États-Juges du procès de Nuremberg qui ont à leur actif le massacre de Katyn et celui de populations entières du Caucase ou la bombe d’Hiroshima ? »

     

    On l’aura compris : L’essence du politique recèle bien d’autres réflexions pertinentes, plus que jamais contemporaines. Ce traité rétablit enfin quelques vérités. La fin des idéologies modernes n’implique pas l’effacement du politique. Intimement et intrinsèquement attaché à l’homme, le politique ne peut pas disparaître. Il peut en revanche se métamorphoser, prendre de nouvelles formes, investir de nouveaux champs. Sa présence n’en est pas moins permanente. L’essence du politique est une magnifique réhabilitation de la dimension politique. Raison supplémentaire pour le (re)découvrir sans tarder.

     

    Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com

     

    • Julien Freund, L’essence du politique, Éditions Dalloz, 2004, 867 p., postface de Pierre-André Taguieff, 45 €.

     

    • Paru dans Relève politique, n° 5, hiver 2005.

  • CAPITALISME ET MORALE

    La Fondation Atlas et la Fondation Templeton lancent un concours d'essais sur le thème "la libre entreprise affecte-t-elle le caractère moral ? » Elles mentionnent que l’on pourra s’inspirer des débats organisés par la Fondation Templeton sur le thème "Le libre marché corrode-t-il le caractère moral ?". Ayant examiné les papiers des treize contributeurs à ce débat, je me suis aperçu qu’un seul sur les treize avait une expérience quelconque de l’entreprise. Encore ce dernier avait-il surtout l’expérience d’entreprises spécialisées dans la finance. Cela ne signifie pas qu’ils ne pouvaient avoir des idées intelligentes sur le marché lui-même, dont ils sont des acteurs comme chacun de nous. Mais cela signifie que ce n’est guère auprès d’eux que l’on peut trouver des éclairages sur la question posée par le concours. Ayant passé l’essentiel de ma carrière professionnelle dans deux très grandes entreprises multinationales, ayant par ailleurs beaucoup fréquenté les petites entreprises pendant les quelques années où je me suis égaré dans la politique, j’ai pensé que j’avais peut-être une contribution concrète à faire sur le sujet du concours.
    L'entrepreneur est celui qui observe la société autour de lui, décèle de nouveaux besoins à satisfaire et met en œuvre les moyens nécessaires pour y parvenir. C'est un créateur qui répand la richesse et fait vivre nombre de personnes moins douées ou moins audacieuses. C'est de loin le personnage le plus utile de la société et les peuples devraient lui vouer de l'admiration, ce qu'ils feraient sans doute s'il n'était dénigré par des théories fumeuses et envié par des hommes politiques moins créatifs.
    L'entreprise repose sur des contrats. Au départ, quelqu'un (l'entrepreneur) pense qu'il existe dans la société un besoin latent à satisfaire, mais il n'a pas les moyens de le satisfaire seul. Il crée donc une entreprise et convainc différentes personnes de lui apporter des ressources, en leur expliquant que la vente des biens ou des services créés par l'entreprise permettra une certaine rémunération de ces ressources. Cette rémunération pourra être liée aux résultats (on l'appelle alors dividendes et ceux qui acceptent ce genre de risque s'appellent les actionnaires), ou elle pourra être définie d'avance (elle s'appelle alors intérêt, et les bénéficiaires sont les prêteurs). Ces participants sont liés les uns aux autres par des contrats. L'entreprise est alors en mesure de passer d'autres contrats, au premier rang desquels ceux qui vont lui apporter leur travail. Violer un contrat présente tellement d’inconvénients que les dirigeants efficaces trouvent beaucoup plus confortable de pratiquer systématiquement l’honnêteté.
    Une entreprise ne peut être efficace que si les travailleurs s'y sentent bien. La préoccupation majeure de tout bon entrepreneur, est de faire en sorte que ce soit le cas. C'est très difficile, car chacun de nous croit volontiers que ses mérites ne sont jamais suffisamment reconnus, et les syndicats nous incitent à le penser. Dans l'entreprise privée, on y parvient pourtant, puisqu'il n'y a que 5% de syndiqués, et il n'est pas rare de voir les syndicalistes eux-mêmes demander discrètement une place dans l'entreprise pour leurs enfants. Dans la fonction publique, les patrons ont une carrière assurée, et ils s'intéressent moins à leurs subordonnés. D'où un mécontentement larvé, un taux de syndicalisation plus fort, et des grèves à répétition, dont les usagers et le pays pâtissent.
    Sur un marché libre, une entreprise ne peut survivre que si elle satisfait sa clientèle et ses employés et si elle engendre plus de richesses qu'elle n'en consomme. Si un concurrent survient qui satisfait mieux sa clientèle parce que ses produits sont meilleurs ou moins chers, l'entreprise devra s'adapter ou mourir. Si les goûts ou les besoins de la clientèle changent, et ils changent souvent, l'entreprise devra également s'adapter ou mourir. Le maître mot est le mot adaptation. Malheureusement, en France, l'enseignement, les syndicats, les pouvoirs publics, tous, se crispent sur le maintien des situations existantes au lieu de favoriser les adaptations aux situations nouvelles.
    L'adaptation serait considérablement facilitée par la disparition du code du travail et l'établissement de contrats spécifiques, librement négociés, entre l'employeur et l'employé, fut-ce avec les conseils de syndicats de l'entreprise. Le rôle de l'État pourrait se borner à fournir des contrats types pour aider les nombreux illettrés qu'il forme au sein de l'Éducation Nationale. Toutes sortes de contrats pourraient ainsi voir le jour, beaucoup plus adaptés aux besoins réciproques des individus et des entreprises qu'aucune législation ne pourrait les imaginer.
    Cette adaptation serait aussi considérablement facilitée par la libération complète des salaires, car l'existence d'un salaire minimum empêche des centaines de milliers de gens d'accéder à l'emploi. Mais un salaire d'embauche prudent ne signifie pas un salaire figé, car il contribuerait au plein emploi, et en régime de plein emploi, la négociation entre un employeur et un salarié est favorable au salarié. Dans le système d'emploi complètement rigide que nous connaissons, où le travailleur est piégé dans l'entreprise et le patron piégé avec les gens qu'il a embauchés, le patron n'est pas incité à se donner beaucoup de mal pour garder ses employés. Au contraire, sur un marché libre du travail, et dans une situation de plein emploi, c'est le cercle vertueux : le patron est obligé de faire un effort beaucoup plus grand pour retenir les meilleurs :
    - en les traitant avec considération
    - en leur faisant comprendre le pourquoi de ce qu'ils font,
    - en leur donnant des initiatives et des responsabilités à la mesure de leurs capacités.
    Et les moins bons ont tout intérêt à faire un effort pour devenir meilleurs.
    On dit que les multinationales corrompent les hommes politiques. En fait, ce sont les hommes politiques qui les pressurent. Au début, une multinationale qui s'installe investit et perd de l'argent. Dans l'exploration pétrolière, elle peut ne jamais en gagner, mais si elle vient à découvrir un gisement, il est fréquent que l'Etat modifie unilatéralement les termes du contrat initial pour augmenter sa part des bénéfices. Et comme cette extorsion sert surtout à grossir une administration inefficace, à acheter des armes, ou à alimenter la cassette personnelle de dirigeants corrompus, les vrais pauvres n'en voient pas la couleur.
    La plupart des multinationales ont un code d'éthique qui permet aux responsables locaux de savoir ce que le groupe attend d'eux. Voici quelques extraits du code d'EXXON, la plus grande société pétrolière du monde :
    "La politique de notre groupe est bien entendu d'appliquer strictement toutes les lois qui lui sont applicables.
    Mais il ne s'en tient pas là. Même lorsque la loi est souple, EXXON choisit la voie de la plus haute intégrité. Les coutumes, les traditions, et les mœurs, varient d'un endroit à l'autre, et il doit en être tenu compte. Mais l'honnêteté n'est sujette à critique dans aucune culture…
    Une réputation fondée de conduite scrupuleuse dans les affaires est pour la société un actif qui n'a pas de prix…
    Nous sommes sensibles à la façon dont nous obtenons nos résultats. Nous comptons sur le respect de nos standards d'intégrité d'un bout à l'autre de l'organisation. Nous ne tolérons pas qu'un membre de l'organisation obtienne ses résultats au mépris de la loi ou par des actions non scrupuleuses….
    Nous ne voulons pas de menteurs parmi nos managers, qu'ils mentent dans le but erroné de protéger la compagnie, ou pour se mettre en valeur. L'un des dommages les plus graves commis par un manager lorsqu'il dissimule de l'information, est qu'il envoie ainsi un signal à ses collaborateurs : le signal que les politiques et les règles de la société peuvent être ignorées lorsqu'elles sont gênantes. Ceci est de nature à corrompre et à démoraliser une organisation. Notre système de management ne peut se passer de l'honnêteté…"
    Ce code est distribué à tous les membres du groupe, et les cadres sont tenus de le signer. Certains pensent que c'est un paravent. Ils se trompent lourdement. Des directeurs ont été licenciés parce qu'ils avaient donné des pots de vin pour avoir des contrats. J’ai été moi-même pendant quelques années responsable de son application en tant que contrôleur d’une filiale du groupe. Si j'avais laissé passer des manquements à l'éthique du groupe, les auditeurs de la maison mère n'auraient pas manqué de le découvrir, et c'est moi qui aurait été licencié.
    Il y a la même proportion de gens honnêtes et de gens malhonnêtes dans l’entreprise que partout ailleurs. Mais dans la libre entreprise, soumise à la concurrence, la survie de l’entreprise exige de ses dirigeants et de ses employés des comportements moraux. S’ils ne sont pas honnêtes en entrant dans l’entreprise, ils apprennent à le devenir.
    Jacques de Guenin http://libeco.net/

  • Julien Freund

    Quand Julien Freund est mort à Strasbourg le 10 septembre 1993, à l’âge de soixante-douze ans, c’est l’un des plus grands politologues et sociologues français de ce siècle qui disparaissait. Il était né à Henridorff (Moselle) le 8 janvier 1921, d’une mère paysanne et d’un père ouvrier socialiste. Aîné de six enfants, il avait dû interrompre prématurément ses études après la mort de son père et était devenu instituteur dés l’âge de dix-sept ans. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il participa activement à la Résistance. Pris en otage par les Allemands en juillet 1940, il parvint à passer en zone libre et, dès janvier 1941, milita à Clermont-Ferrand (où s’était repliée l’université de Strasbourg) dans le mouvement Libération d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie, puis dans les Groupes-francs de Combat animés par Henri Frenay, tout en achevant une licence de philosophie.

    Arrêté en juin 1942 à Clermont-Ferrand, puis en septembre à Lyon, il fut avec Emmanuel Mounier l’un des accusés du procès Combat. Incarcéré à la prison centrale d’Eysses, puis à la forteresse de Sisteron, il parvint à s’évader le 8 juin 1944 et rejoignit jusqu’à la Libération les maquis FTP des Basses-Alpes et de la Drôme. Rentré à Strasbourg en novembre 1944, il se consacra quelque temps au journalisme et à l’action politique, expériences qui furent pour lui une source de déception en même temps que le point de départ d’une longue réflexion. Il fut en 1945-46 responsable départemental du Mouvement de libération nationale (MLN) de la Moselle, et quelque temps secrétaire académique du SNES.

    Ayant postulé dès 1946 à un poste de professeur de philosophie, il avait passé son agrégation, puis enseigné successivement au collège de Sarrebourg (1946-49), au lycée de Metz (1949-53) et au lycée Fustel de Coulanges de Strasbourg (1953-60). De 1960 à 1965, il avait été maître de recherche au CNRS, spécialisé dans les études d’analyse politique. En 1965, année de la soutenance de sa thèse de doctorat à la Sorbonne, il avait été élu professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, où il fut le principal fondateur, puis le directeur de la faculté des sciences sociales. Proche de Gaston Bouthoul, il créa en 1970 l’Institut de polémologie de Strasbourg. On lui doit aussi la fondation en 1967 d’un Centre de recherches et d’études en sciences sociales, en 1972 de la Revue des sciences sociales de la France de l’Est, et en 1973 d’un Centre de recherche en sociologie régionale. Il a également enseigné en 1973-75 au Collège de l’Europe de Bruges, puis en 1975 à l’université de Montréal. Nommé en 1979 président de l’Association internationale de philosophie politique, il avait pris peu de temps après une retraite très anticipée pour ne plus cautionner un enseignement et une administration universitaires qu’il réprouvait. Depuis, retiré à Ville, il se consacrait entièrement à ses livres. Une soirée en son honneur a été organisée en décembre 1993 par le conseil de l’université des sciences humaines de Strasbourg.

    Marqué par la pensée de Max Weber, de Georg Simmel, de Vilfredo Pareto et de Carl Schmitt, auteurs qu’il contribua à mieux faire connaître en France, Julien Freund s’était imposé d’emblée avec son livre sur L’essence du politique, issu de la thèse de doctorat qu’il avait soutenue le 26 juin 1965 sous la direction de Raymond Aron (le philosophe Jean Hyppolite ayant préféré se récuser pour n’avoir à patronner ses thèses). Sur la nature du politique, sur les présupposés de cette catégorie (la triple relation entre obéissance et commandement, ami et ennemi, public et privé), sur les notions de valeur, de conflit, d’ordre, etc., il y multipliait les vues originales et novatrices. Il ne cessera d’ailleurs, par la suite, de s’intéresser aux invariants de l’esprit humain, qu’il s’agisse de l’esthétique, de l’éthique, de l’économique ou du religieux.

    Ses livres, presque tous fondamentaux, se rapportent aussi bien à la science politique qu’à la sociologie, à la philosophie ou à la polémologie. Après L’essence du politique (Sirey, 1965, trad. espagnole en 1968), il avait publié Sociologie de Max Weber (PUF, 1966 et 1983), Europa ohne Schminke (Winkelhagen, Goslar 1967), Qu’est-ce que la politique ? (Seuil, 1968 et 1978), Max Weber (PUF, 1969), Le nouvel âge. Éléments pour la théorie de la démocratie et de la paix (Marcel Rivière, 1970), Le droit d’aujourd’hui (PUF, 1972), Les théories des sciences humaines (PUF, 1973), Pareto. La théorie de l’équilibre (Seghers, 1974), Georges Sorel. Eine geistige Biographie (Siemens-Stiftung, München 1977), Les problèmes nouveaux posés à la politique de nos jours (Université européenne des affaires, 1977), Utopie et violence (Marcel Rivière, 1978), La fin de la Renaissance (PUF, 1980), La crisis del Estado y otros estudios (Instituto de Ciencia politica, Santiago de Chile 1982), Sociologie du conflit (PUF, 1983), Idées et expériences (Institut de sociologie de l’UCL, Louvain-la-Neuve 1983), La décadence. Histoire sociologique et philosophique d’une catégorie de l’expérience humaine (Sirey, 1984), Philosophie et sociologie (Cabay, Louvain-la-Neuve 1984), Politique et impolitique (Sirey, 1987), Philosophie philosophique (Découverte, 1990), Études sur Max Weber (Droz, Genève 1990), Essais de sociologie économique et politique (Faculté catholique Saint-Louis, Bruxelles 1990), L’aventure du politique. Entretiens avec Charles Blanchet (Critérion, 1991), D’Auguste Comte à Max Weber (Economica, 1992), L’essence de l’économique (Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 1993).

    Julien Freund avait encore dirigé plusieurs volumes collectifs, dont quatre numéros spéciaux de la Revue européenne des sciences sociales (Genève) et, avec André Béjin, le recueil Racismes, antiracismes (Klincksieck, 1986). On lui doit également des traductions de Max Weber (Le savant et la politique, Plon, 1959 ; Essais sur la théorie de la science, Plon, 1965, et Agora/Presses-Pocket, 1992 ; « Les concepts fondamentaux de la sociologie » in Économie et société, Plon, 1971).

    Son œuvre comprend aussi un nombre très important d’articles, d’essais, de préfaces et de communications. On en trouvera la liste dans « La bibliographie de Julien Freund » dressée par Piet Tommissen dans le numéro spécial de la Revue européenne des sciences sociales (no54-55, 1981, pp. 49-70) offert à Freund pour son 60e anniversaire. Une autre bibliographie, prolongée jusqu’en 1984 et également établie par Piet Tommissen, figure en annexe de Philosophie et sociologie (Cabay, Louvain-la-Neuve 1984, pp. 415-456 : « Julien Freund, une esquisse bio-bibliographique »).

    Tenu à l’écart par les coteries parisiennes, qu’il surclassait sans peine par l’ampleur de ses connaissances et la profondeur de ses analyses, Julien Freund était en revanche réputé dans le monde entier pour la qualité de ses travaux. Lutteur-né, auteur au savoir immense, remarquable conférencier, il était avant tout un esprit parfaitement libre qui, à maintes reprises, avait refusé de quitter son Alsace natale pour venir s’installer dans la capitale. « Kant vivait à Königsberg et non à Berlin », répondait-il à ceux qui s’en étonnaient. Mais il était aussi un homme truculent, fidèle à ses amitiés, courageux à l’extrême et d’une malicieuse rigueur. Amateur de peinture – il avait épousé en 1948 la fille du peintre alsacien René Kuder (1882-1962) – et de gastronomie régionale, il appartenait à l’espèce rare des pessimistes joyeux. Indifférent aux étiquettes et aux modes, il avait manifesté à la revue du GRECE Nouvelle École une sympathie active qui ne s’est jamais démentie pendant vingt ans. Plusieurs de ses essais y sont parus : Vilfredo Pareto et le pouvoir (no29, printemps-été 1976, pp. 35-45), Une interprétation de Georges Sorel (no35, hiver 1979-80, pp. 21-31), Que veut dire : prendre une décision ? (no41, automne 1984, pp. 50-58), Les lignes de force de la pensée de Carl Schmitt (no44, printemps 1987, pp. 11-27), Le conflit dans la société industrielle (no45, hiver 1988-89, pp. 104-115).

    1995. http://grece-fr.com

  • Des Européens aux Amériques avant les Indiens

    Les indices sont troublants mais les recherches parfois entravées

    Jean Ansar
    le 17/01/2011

    C’est certainement le débat archéologique le plus important du moment avec celui sur l’origine unique, ou multiple, de l’homme dit moderne. Il faut bien voir qu’il ne s’agit pas de peuplements historiques précédant Christoph Colomb, les Vikings ou les moines irlandais. Sans oublier les Templiers et autres Romains perdus. Nous sommes bien avant l’histoire. Dans la préhistoire.

    On a découvert sur des sites archéologiques d’Amérique du Nord des outils antérieurs de plusieurs milliers d’années à l’époque considérée comme étant celle de la “première occupation”. Ces objets présentent de curieuses similitudes avec des outils de l’âge de pierre que l’on trouve datant de la période solutréenne. Or les Solutréens vivaient il y a 17 000 ans sur le continent européen. Sur une aire géographique englobant l’actuel Sud de la France, l’Espagne et le Portugal.

    Mieux, on a retrouvé des fragments d’ADN d’origine européenne sur des os remontant à 15 000 ans dans une tribu présumée d’Indiens du nord-est des États-Unis… et pas seulement. Comment expliquer ces similitudes entre des populations de deux continents séparés par 5 000 km d’océan? Peu à peu, les archéologues ont rassemblé des arguments allant dans le sens d’une hypothèse tout à fait inédite, notamment d’ordre génétique. Y aurait-il eu une migration humaine venue d'Europe ?

    Un débat qui gène

    On devrait se réjouir de voir les connaissances évoluer, mais ce n’est pas le cas .Car toutes ces découvertes se heurtent au mépris, au dénigrement, à la loi du silence ou à l’escamotage. Pourquoi? Parce qu’elles remettent en cause les fondements d’une repentance politique ayant confisqué l’archéologie du continent au profit des victimes.

    Il est incontestable que l’immigration européenne aux Amériques a, depuis la fin du Moyen Age, a provoqué des « chocs de civilisation », destructeurs pour les cultures déjà installées, qui ont subi destructions et génocides. Sur le territoire des actuels Etats Unis il a été, depuis, accordé aux Indiens des droits liés a leur qualité, reconnue, de «premiers américains». Or ces droits, avec tous les avantages liés, seraient battus en brèche s’ils n’étaient pas les seuls premiers. Et peut être pas les premiers du tout.

    Le cas le plus célèbre est celui de l’homme de Kennewick, nom donné aux restes d'un homme préhistorique retrouvés près du fleuve Columbia, à côté de la ville de Kennewick, dans l'État de Washington au nord-ouest des États-Unis. Une polémique a été soulevée lorsque les tribus indiennes (dont les Umatillas, les Colvilles, les Walla-wallas, les Yakimas et les Nez-percés) ont souhaité récupérer les ossements de l'homme de Kennewick, qu’ils nomment « le grand ancêtre », pour le rendre à la terre. Ils ont eu gain de cause, comme l’autorise depuis 1990 une loi fédérale, le Native American Graves Protection and Repatriation Act. Début avril 1998, le corps des ingénieurs de l'armée, composé de militaires gouvernementaux faisant du génie civil, a enseveli l'emplacement où avait été découvert le squelette.

    Privés de leur objet d'étude, les scientifiques intentèrent un procès au gouvernement dans l'espoir d'obtenir le droit d'analyser ce squelette à la morphologie inattendue. Et qui bouleversait l’acquis. A partir de l'homme de Kennewick il devenait impossible d’établir une filiation sérieuse entre les 450 générations qui arrivent aux Amérindiens d'aujourd'hui  et, a fortiori, aux populations nomades. Les vestiges de l'homme de Kennewick ont finalement été rendus aux scientifiques après plusieurs procès en appel. On a voulu empêcher une recherche scientifique dont les résultats n’auraient pas été politiquement corrects.

    Les hypothèses de peuplements initiaux

    Le peuplement de l’Amérique par les Indiens est officiellement le fruit d’une migration venant du continent asiatique par le détroit de Béring, pour l’essentiel. Mais l’essentiel n’est pas forcément l’exclusif. Pourquoi n’y aurait il pas eu d’autres migrations: de Polynésie, d Afrique et surtout d’Europe? On sait que les « Caucasiens » ont peuplé l’espace asiatique, jusqu’a la Chine et au-delà. Avant de disparaître sous le poids du nombre… Ils ont peu être suivi le même chemin que les Asiates et certains les ont peut être précédés. Pourquoi pas ? Pourquoi surtout la question ne pourrait elle pas être posée ?

    Il y a celui des Anasazis. Les Anasazis sont un peuple disparu du Grand Sud-Ouest de l’Amérique du Nord, répartis en plusieurs groupes dans les États actuels du Colorado, de l’Utah, de l’Arizona et du Nouveau-Mexique. Leur civilisation est remarquable à plusieurs titres Elle a laissé de nombreux vestiges monumentaux et culturels sur plusieurs sites, dont deux sont classés sur la liste du patrimoine mondial établie par l'UNESCO.


    Ensuite, les vestiges retrouvés par les archéologues témoignent d'une maîtrise des techniques de la céramique, du tissage et de l'irrigation. Enfin, les Anasazis savaient observer le soleil et dessinaient des symboles restés mystérieux dans le désert. Étaient-ils indiens ? La question taboue est posée par certains chercheurs malgré la diabolisation.

    Plus récemment encore les projecteurs se sont braqués sur le « windower people ». On a trouvé en Floride des restes humains et des vestiges culturels d’une civilisation de toute évidence européenne comme le confirme l’ADN qui a disparu, sans doute victime d’un génocide selon les traces de violences découvertes. On pense que les exterminateurs auraient été les Navajos plus nombreux.

    Une autre culture présumée par ses découvreurs comme également européenne aurait subi le même sort au Nevada. Cela fait quand même beaucoup de présomptions sur la possibilité d’un autre peuplement. Tout cela est, bien sûr sujet à débat critique. L’inacceptable est le refus de discussion scientifique pour respecter des tabous politiques.

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  • 1793 – 2011, des sans-culottes à Troisième Voie. Histoire du nationalisme-révolutionnaire français par Christian BOUCHET

     Je vais traiter ce soir d’un thème quasi-inédit à ma connaissance, à savoir, l’histoire sur les deux cent cinquante dernières années environ d’un courant politique français : le nationalisme-révolutionnaire.

    Je remercie Serge Ayoub de m’avoir fait l’honneur de m’inviter à prononcer cette conférence sur une mouvance à laquelle j’appartiens depuis près de quarante ans. J’espère vous apporter des informations inédites. Cela étant, il faut que vous ayez conscience que dans le temps qu’il m’est imparti pour cette prise de parole je ne peux faire qu’effleurer mon sujet. Mon dilemme a été de tenter de trouver une troisième voie, on n’en sort jamais, entre vous infliger une thèse inaudible et interminable et me contenter de vous faire du name dropping sans vous permettre de placer les groupes cités en perspective. Par ailleurs, pardonnez-moi mes faibles capacités d’orateur, je suis un homme de l’écrit et la prise de parole en public n’est ni dans mes habitudes ni mon point fort.

    Avant d’aborder l’histoire du nationalisme-révolutionnaire, il convient d’analyser précisément ce qui se cache derrière ce terme. On peut utiliser pour ce faire trois définitions : la première considère le nationalisme-révolutionnaire comme une version européenne des mouvements de libération nationale des pays du Tiers-Monde, la deuxième le voit comme une gauche nationaliste, enfin la troisième en fait une idéologie où se rejoindraient les extrêmes politiques.

    L’idée du nationalisme-révolutionnaire comme une version européenne des mouvements de libération nationale des pays du Tiers-Monde est séduisante, elle a été en particulier développée par François Duprat dans ses écrits des années 1970. Cela correspond bien à une réalité géopolitique : l’Europe occupée, à partir de 1945, par les U.S.A. et l’U.R.S.S., puis par les U.S.A. uniquement. Par contre, où cette définition pèche c’est par son côté trop restrictif : tout d’abord elle ne s’applique qu’à une période historique récente, ensuite elle ne permet pas de saisir les spécificités idéologiques du mouvement N.R.

    On peut alors aller plus loin, et compléter ce que l’on vient de dire en affirmant que ce courant est une gauche nationaliste. L’idée est défendue en Europe par un certain nombre de groupes qui ont prit cette définition comme nom, j’en connais au moins des exemples en Italie – ou le grand quotidien N.R. Rinascita se présente comme l’organe de la gauche nationale – et en Espagne.

    Dans la première moitié des années 2000, Thomas Ferrier, un jeune historien nancéien a publié plusieurs écrits théoriques sur ce thème.

    Pour lui, il n’existerait que six courants politiques, trois à gauche et trois à droite. À savoir : la gauche sociale-démocrate, la gauche internationaliste, la gauche nationaliste, la droite libérale-démocrate, la droite conservatrice et la droite nationaliste.

    Partant de ces prémisses, il a développé la thèse suivante : « la gauche sociale-démocrate et la droite libérale-démocrate se rejoignent au centre. La droite nationaliste est à mi-chemin entre la gauche nationaliste et la droite conservatrice. La gauche nationaliste est à mi- chemin entre la droite nationaliste et la gauche internationaliste.

    Pour simplifier la gauche nationaliste a le programme économique de la gauche internationaliste et le programme politique de la droite nationaliste. Au socialisme international de l’extrême gauche, la gauche nationaliste oppose le socialisme national. »

    Il proposait ensuite un certain nombre de clivages permettant de différencier la gauche nationaliste de la droite nationaliste :

    — « Le clivage prolétaire / bourgeois : la droite nationaliste défend la bourgeoisie alors que la gauche nationaliste défend le modèle du travailleur (Ernst Jünger) ou du prolétaire (Filippo Corridoni), associé au culte du héros (Carlyle, Nietzsche).

    — Le clivage laïcisme / christianisme : la droite nationaliste est naturellement chrétienne ou pour accorder au christianisme une grande place; la gauche nationaliste est souvent athée et généralement laïque.

    — Le clivage 1789 / anti-1789 : la gauche nationaliste se reconnaît comme héritière de la révolution française alors que la droite nationaliste est hostile à 1789.

    — Le clivage république / monarchie : la gauche nationaliste est républicaine et la droite nationaliste est naturellement monarchiste, même si parfois elle prétend accepter le principe républicain.

    — Le clivage démocratie / pouvoir du chef – aristocratie : la gauche nationaliste est pour la démocratie alors que la droite nationaliste y est très opposée.

    — Le clivage socialisme / libéralisme : la gauche nationaliste est socialiste, la droite nationaliste est antisocialiste et libérale économiquement.

    — Le clivage Europe / anti-Europe : la gauche nationaliste est pour l’unification européenne, voire même pour le concept de nation européenne; la droite nationaliste est hostile à toute construction européenne, tout au plus défend elle le concept oxymorique d’Europe des Nations. »

    On a là quelque chose d’assez séduisant mais qui, à mon sens n’est pas totalement satisfaisant tant historiquement qu’idéologiquement. En effet, le nationalisme-révolutionnaire a des origines historiques, nous le verrons, à la fois de droite et de gauche et il défend des idées qui sont souvent des synthèses issues de la droite et de la gauche. Se déclarer ainsi de « gauche nationale » a donc à mes yeux un effet amoindrissant quand à notre spécificité.

    D’où la troisième définition que je vous propose. Pour la comprendre, il faut abandonner l’idée d’une représentation linéaire du monde politique où les extrêmes fuient vers l’infini au profit d’une représentation circulaire où il existe une droite et une gauche se faisant face et deux centres se faisant face de même : l’un mou et l’autre dur. Un auteur français, Fabrice Bouthillon, a bien expliqué cela dans un texte récent où il écrit : « C’est pour renouer ce qui avait été dénoué par la révolution française que se sont multipliées dans toute l’Europe, après 1789, ces tentatives de compromis entre la Droite et la Gauche que constituent les centrismes. […] Il existe deux types de centrisme, soit par soustraction, soit par addition des extrêmes. » Le modèle du second, qui est en fait un centrismes radical, combinant et l’extrême gauche, et l’extrême droite, c’est ce que nous nommons le nationalisme-révolutionnaire : un courant qui assimile les notions de droite et de gauche.

    L’idée n’est pas récente, on la retrouvait déjà chez les N.R. allemands des années 1930 qui se présentaient comme des « Links Leute von Recht » et chez Oswald Mosley, après la Deuxième Guerre mondiale, pour ne citer que deux exemples. L’universitaire Jean-Pierre Faye avait d’ailleurs déjà développé, dans les années 1970, une analyse a peu près similaire en estimant que les N.R. était ceux qui se trouvait entre les pôle d’un aimant ayant la forme traditionnelle d’un fer à cheval.

    Thomas Ferrier, que j’ai cité à l’instant, quand il nous parlait de la gauche nationaliste, nous en proposait aussi, un arbre généalogique ainsi conçu : « Les révolutionnaires les plus nationalistes en 1789, les communards les plus nationalistes (les blanquistes, Louis Rossel), la tradition du socialisme national français du XIXe siècle : Charles Fourier, Joseph Proudhon, Auguste Blanqui, Benoît Malon, Albert Regnard, Georges Sorel, Jules Guesde, Jean Allemane, Jean Jaurès, Maurice Barrès jeune, le socialisme national français des années 1920 et 1930 : Georges Valois, Marcel Déat, le belge Henri de Man, Gaston Bergery, le socialisme national français de la Résistance (Charles de Gaulle d’une certaine manière, Philippe Barrès) et de la Collaboration (Charles Spinasse, le journal Le Rouge et le bleu, Pierre Drieu la Rochelle, toujours Marcel Déat, etc.), le socialisme national d’après-guerre, parfois devenu socialisme européen : le Jean-Pierre Chevènement de Patrie et Progrès, des gens comme Jean Thiriart ou François Duprat. »

    On a là l’essentiel de ce que je vais vous développer ci-après, avec la réserve que Thomas Ferrier ne percevait pas, ou ne voulait pas percevoir, l’influence de certains courants purement de droite dans la genèse du courant N.R., sur lesquels je vais un peu insister.

    Dans un premier temps, intéressons-nous à nos lointains ancêtres, à ceux dont l’action historique a inspiré l’engagement des nôtres que ce soit hier ou aujourd’hui : les sans-culottes, la Montagne blanche et le bonapartisme radical.

    Dans ces trois cas, il convient avant d’aller plus loin de noter que les groupes concernées eurent un recrutement essentiellement populaire, voire prolétarien. C’est important et il convient de noter la persistance de ce phénomène résumé plus tard par Jean Jaurès dans sa célèbre phrase : « À celui qui n’a plus rien, la nation est son seul bien ». De plus, ces trois courant furent dans leurs revendications essentiellement favorables à une plus grande démocratie, voire à une sorte de lutte des classes puisqu’ils identifiaient parfaitement l’appartenance à la classe bourgeoise de leurs ennemis.

    Pendant la Révolution de 1789, les sans-culottes avaient pour mot d’ordre « Vive la Nation ! ». Pourquoi ? Parce que la Grande Révolution avait transformé le royaume de France en nation française. Les sujets était alors devenu un peuple de citoyens et l’apparition de la nation n’avait pas été celle d’un principe abstrait mais d’une pratique politique permettant l’élaboration des règles de droit défendant l’intérêt collectif face aux intérêts individuels.

    Sous la Convention, la constitution du 24 juin 1793 (ou de l’an I) est sans doute un modèle pour nous en ce qu’elle cherche à établir une véritable souveraineté populaire grâce à des élections fréquentes au suffrage universel, le mandat impératif, la possibilité pour les citoyens d’intervenir dans le processus législatif et tous les pouvoirs attribués à un corps législatif élu pour un an. Mais ce qui est le plus intéressant pour nous, c’est le décret du 23 août 1793 concernant l’« Armée de l’An II ». On y trouve le thème du peuple en arme et de la mobilisation totale, base de toute vision N.R. de la société. Je cite ce fameux décret : « Dès ce moment jusqu’à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées. Les jeunes gens iront au combat; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances; les femmes feront des tentes et serviront dans les hôpitaux; les enfants mettront le vieux linge en charpie; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l’unité de la République. »

    De plus, il n’est pas insignifiant, à mes yeux, que certains généraux jacobins comme Moreau et, à un moindre titre, Pichegru, participent à des conspirations avec des royalistes radicaux comme Cadoudal sous le Consulat. On a là le début d’un oxymore politique qui s’est continué avec la Montagne blanche – courant aussi nommé carolo-républicanisme -, un mouvement royaliste légitimiste apparu dans le sud de la France suite à la révolution de Juillet 1830.

    Bien qu’il soit assez fascinant, il est très peu connu dans nos milieux alors qu’il aura une influence non négligeable à son époque, au point que Karl Marx l’évoque dans son Manifeste du Parti communiste.

    Sans s’attarder sur les détails, on peut en donner trois caractéristiques :

    1 – c’est un mouvement populaire (petits agriculteurs, artisans, tacherons) opposé à la bourgeoisie louis-philipparde qui opprime politiquement et socialement ses membres,

    2 – c’est un mouvement démocratique qui invoque le suffrage universel comme seul moyen de restaurer la monarchie légitime,

    3 – c’est un mouvement qui dépasse les clivages politiques puisqu’il va faire de nombreuses alliances avec les républicains les plus radicaux pour faire obstacle aux candidats bourgeois louis-philippards ou républicains modérés.

    Quant au bonapartisme radical, c’est celui qui, après 1870, ne va pas se rallier progressivement au camp des modérés et des conservateurs mais va continuer le combat politique pour une restauration impériale. Là aussi, comme pour la Montagne blanche, il fait preuve d’un hyper-démocratisme en se déclarant en faveur des plébiscites et du référendum, allant jusqu’à en adopter les noms comme auto-désignation synthétisant son orientation puisqu’il se dénomma successivement Comités plébiscitaires et Parti de l’Appel au peuple.

    Ce qu’il est important de relever aussi c’est que c’est la première structure politique nationaliste avec laquelle il n’y a pas de solution de continuité entre elle et nous puisque les organisations que je viens de citer existèrent jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale et qu’elles donnèrent nombre de militants aux mouvements nationalistes des années 1930.

    Quand je parlais des sans-culottes ou de la Montagne blanche, nous étions dans une filiation de désir ou de référence, là, on est dans une filiation idéologique réelle puisque des personnalités qui peuvent nous avoir influencées l’ont été elles-mêmes par les idées de ces partis ou de leur organes de presse comme L’Appel au peuple ou L’Autorité.

    Puisque je parle de filiation directe, on arrive maintenant aux premiers groupes que l’on peut considérer comme réellement N.R. Ce sont ceux que Zeev Sternhell a défini comme la droite révolutionnaire. Je vous conseille de lire son livre qui existe dans une édition de poche. Vous y trouverez, à la charnière du XIXe et du XXe siècle, bien des thèmes que nous défendons toujours et qui sont réellement apparus alors.

    Marc Crapez, un autre auteur qui a traité de cette période, préfère, à juste titre, au terme de droite révolutionnaire celui de socialisme national et il estime que c’est un courant directement issu de la Révolution française. Il date sa première manifestation à la fin du Second Empire avec un renouveau de l’hébertisme (nom venant de Jacques-René Hébert, dirigeant de ma fraction « Les exagérés » qui étaient les Montagnards les plus ultras et les plus nationalistes) auquel il fait succéder les boulangistes, les blanquistes et les syndicats jaunes de Biétry. Dans cette mouvance, assez vaste et parfois confuse, il faut dire un mot d’une expérience courte mais significative qui résume bien ce que fut cette famille politique : il s’agit de La Cocarde. Ce quotidien parut de mars 1888 à 1905. De septembre 1894 à mars 1895, il fut un organe « socialiste national » sous la direction de Maurice Barrès. La Cocarde illustra, au tournant du siècle, les multiples convergences entre extrême gauche et extrême droite (critique de la démocratie représentative et du républicanisme modéré, activisme, nationalisme, revanche, etc.). La Cocarde fut antiparlementaire et xénophobe, mais elle parlait avec estime de Jean Jaurès et avec émotion de la Révolution française. Barrès, durant la période où il dirigea le quotidien, tenta de concilier nationalisme et socialisme. Il voulait organiser le travail, supprimer le prolétariat et réduire par la décentralisation l’omnipotence de l’État.

    Dans l’héritage de ce socialisme national, on trouve Gustave Hervé. Il est issu de l’extrême gauche et en 1912, il entame une évolution vers le patriotisme de cœur et de raison. En juillet 1914, il devient un des socialiste les plus virulents en faveur de la défense nationale.

    Il transformera même le titre de son organe de presse La Guerre sociale en La Victoire, en janvier 1916.

    En 1919, Gustave Hervé créa un petit Parti socialiste national, où il fut rejoint par des figures de l’extrême gauche d’avant la guerre comme Alexandre Zévaès, ancien député guesdiste, Jean Allemane, leader d’un des partis socialistes de la période 1890 – 1902, et Émile Tissier (lui aussi ex-marxiste guesdiste).

    Lors de la Marche sur Rome (1922), Hervé saluera son « vaillant camarade Mussolini ». Son Parti socialiste national deviendra, en 1925, le Parti de la république autoritaire puis la Milice socialiste nationale en 1932 dont il confiera la direction à un certain Marcel Bucard qui le quittera, fin 1933, pour fonder le Francisme.

    Dans une tradition plus marquée par la droite, et un peu plus tardivement, il faut prendre en compte, en 1912, l’expérience du Cercle Proudhon de Georges Valois qui issu de l’anarchie était entré à l’Action française.

    Valois, nous sert de pont avec les années 1930. Vous n’ignorez pas qu’il fondera, en 1925, le Faisceau doté d’un quotidien, Le Nouveau Siècle. Le Faisceau est créé sur le modèle mussolinien, mais il est « ni anti-socialiste, ni anticommuniste, ni antisémite ».

    Dénonçant l’impuissance du parlementarisme, la faillite des vieux partis, la « paix manquée », le Faisceau a pour but de créer au-dessus des partis et des classes un véritable « État national et populaire ». L’accent est mis aussi sur la défense des intérêts ouvriers et l’organisation de la justice dans la vie sociale.

    Quand Valois dissout le Faisceau en mars 1928, une partie de ses proches manifestent leur désaccord avec lui et créent le Parti fasciste révolutionnaire avec Philippe Lamour et Pierre Winter. On les retrouvera peu de temps après parmi les animateurs de ce qu’on a nommé les « non-conformistes des années 30 », créant, avec l’architecte Le Corbusier, des revues comme Plans et Prélude, travaillant de concert avec des groupes de petites taille comme L’Ordre nouveau, le Mouvement travailliste français, le Front social ou le Front national syndicaliste. C’est incontestablement d’eux dont nous sommes les héritiers directs, mille fois plus que des ligues.

    Vient ensuite la période sombre de la Deuxième Guerre mondiale. Nul n’ignore que le national-socialisme a, en Allemagne, sévèrement réprimé le courant N.R. dont les principaux dirigeants ont connu l’exil ou les camps.

    En France, une partie de nos grands anciens choisira, à un moment où à un autre, la Résistance soit intérieure, soit à Londres. Certains y perdront la vie comme Jean Arthuys ou Georges Valois. Au lendemain de la guerre on les retrouvera pour certains au R.P.F., tandis que d’autres comme Alexandre Marc, continueront, via La Fédération, puis divers cercles, un travail idéologique assez proche du nôtre et l’influençant souvent tournant principalement autour du nationalisme européen.

    Une autre partie de ceux dont nous nous revendiquons aura une attitude possibiliste voire collaborationniste motivée par des réflexions qui ne sont plus guère compréhensibles actuellement.

    Sans doute une partie de ce que l’on nomme la gauche collaborationniste, en particulier Marcel Déat, est-elle sur des bases idéologiques assez intéressantes et mériterait une étude dépassionnée. Il faudrait aussi parler du Mouvement social révolutionnaire où milita Abellio ainsi que du Mouvement nationaliste-révolutionnaire constitué par des trotskistes ralliés à la Révolution nationale.

    Je viens de citer Marcel Déat et les partisans de Léon Trotsky. D’une manière surprenante, c’est un disciple du second René Binet et un neveux du premier, Charles Luca, qui maintiendront la flamme du nationalisme-révolutionnaire dans les années 1940 – 1960.

    René Binet commença à militer dans les années 1930 aux Jeunesses communistes du Havre. Exclu en 1935, il s’orienta vers la IVe Internationale et participa à la fondation du Parti communiste internationaliste en mars 1936, dont il fut élu membre du comité central. Il écrivit également dans le journal trotskiste La Vérité et il anima la revue locale du P.C.I., Le Prolétaire du Havre. Durant la guerre, il devint collaborateur. Une thèse a été avancé affirmant qu’il avait d’abord été infiltré par le mouvement trotskiste dans un groupe collaborationniste de gauche avant d’être gagné aux idées de l’ordre nouveau. Quoiqu’il en soit, après la guerre, en 1946, il créa le Parti républicain d’unité populaire (P.R.U.P.), regroupant quelques centaines de personnes, pour la plupart d’anciens trotskistes ou militants du P.C.F. — dont Maurice Plais, ancien adjoint communiste à la mairie de Clamart —, qui fusionna en 1947 avec les Forces françaises révolutionnaires et devint en 1948 le Mouvement socialiste d’unité française, qui fut interdit l’année suivante. Il fut le contact en France de Francis Parker Yockey et il contribua à la création, avec Maurice Bardèche, du Mouvement social européen. Il décéda accidentellement en 1957.

    À cette date, il avait déjà été remplacé par Charles Luca. Celui-ci créa une série d’organisations qui furent successivement dissoutes : en 1947, les Commandos de Saint-Ex, dissout par le ministre de l’Intérieur Jules Moch en novembre 1949 pour trouble à l’ordre public. Ils furent immédiatement reconstitués, sous le nom de Mouvement national Citadelle qui prit le nom de Parti socialiste français en octobre 1953 puis, deux ans plus tard, de Phalange française.

    Significativement, ce groupe sera le parti-frère en France de la Deutsche Soziale Union d’Otto Strasser.

    Il sera dissout en mai 1958 par un décret du gouvernement Pflimlin. L’organisation se reconstitua aussitôt sous le nom de Mouvement populaire français (nom signifiant car l’organisation internationale des strasseriens se nomme alors le Mouvement populaire européen) qui sera dissout de nouveau à l’été 1960. Charles Luca quittera alors l’exposition de premier plan et il est décédé, il y a une dizaine d’année. J’ai eu l’occasion d’être en contact avec lui dans ses vieux jours.

    Le temps sera alors venu pour Jean Thiriart, lui aussi un ancien trotskiste passé à la Collaboration.

    Condamné à trois ans de prison à la Libération, Thiriart ne refait politiquement surface qu’en 1960, en participant, à l’occasion de la décolonisation du Congo belge, à la fondation du Comité d’action et de défense des Belges d’Afrique qui devient quelques semaines plus tard le Mouvement d’action civique. En peu de temps Jean Thiriart transforma ce groupuscule poujadiste en une structure révolutionnaire qui – estimant que la prise du pouvoir par l’O.A.S. en France pourrait être un tremplin pour la révolution européenne – apporta son soutien à l’armée secrète.

    Parallèlement, une réunion est organisée à Venise le 4 mars 1962. Participent à celle-ci, outre Thiriart qui représente le M.A.C. et la Belgique, le Movimento sociale italiano pour l’Italie, le Sozialistische Reichspartei pour l’Allemagne, et l’Union Movement d’Oswald Mosley pour le Royaume-Uni. Dans une déclaration commune, ces organisations déclarent vouloir fonder « un Parti national européen, axé sur l’idée de l’unité européenne, qui n’accepte pas la satellisation de l’Europe occidentale par les U.S.A. et ne renonce pas à la réunification des territoires de l’Est, de la Pologne à la Bulgarie, en passant par la Hongrie ». Mais le Parti national européen n’eut qu’une existence brève, le nationalisme des Italiens et des Allemands leur faisant rapidement rompre leurs engagements pro-européens.

    Cela ajouté à la fin de l’O.A.S. fait réfléchir Thiriart qui conclut que la seule solution est dans la création de toute pièce d’un Parti révolutionnaire européen – le « Parti Historique » – et dans un front commun avec des partis ou pays opposés à l’ordre de Yalta.

    Aboutissement d’un travail entamé dès la fin 1961, le M.A.C. se transforme en janvier 1963 en Jeune Europe, organisation européenne qui s’implante en Autriche, Allemagne, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas, Portugal et Suisse, et qui aura aussi pour nom en 1965 le Parti communautaire européen (P.C.E.).

    L’originalité de Jeune Europe réside dans son idéologie, le communautarisme national-européen, que Thiriart présente comme un « socialisme européen et élitiste », débureaucratisé et vertébré par un nationalisme européen. Récusant la notion romantique de nation, héritée du XIXe siècle, qui s’inscrit dans un déterminisme ethnique, linguistique ou religieux, Thiriart considère comme plus conséquent le concept de nation comme communauté de destin tel que décrit par José Ortega y Gasset, c’est-à-dire comme dynamique, en mouvement, en devenir. Sans rejeter totalement le passé commun, il pense que « ce passé n’est rien en regard du gigantesque avenir en commun […]. Ce qui fait la réalité et la viabilité de la Nation, c’est son unité de destin historique ». Se définissant comme un « Jacobin de la très grande Europe », il veut construire une nation unitaire et se prononce pour un « État-fusion », centralisé et transnational, héritier politique, juridique et spirituel de l’Empire romain, qui donnera à tous ses habitants l’omnicitoyenneté européenne. « L’axe principal de ma pensée politico-historique est l’État unitaire, centralisé, État politique, et non pas État racial, État souvenir, État historique, État religieux », résumera-t-il en 1989.

    Bien qu’implantée dans six pays, cette structure militante ne regroupera jamais plus de cinq mille membres à travers toute l’Europe. Sur ce total, les deux tiers sont concentrés en Italie. En France, du fait de son soutien à l’O.A.S., Jeune Europe sera interdit, ce qui contraindra le mouvement à rester dans une semi-clandestinité et expliquera sa faible influence, ses effectifs n’y dépassant pas les deux cents adhérents.

    Le nouveau mouvement est néanmoins très fortement structuré, il insiste sur la formation idéologique dans de véritables écoles de cadres dès octobre 1965, Thiriart ayant élaboré une « physique de la politique » fondée sur les écrits de Machiavel, Gustave Le Bon, Serge Tchakotine, Carl Schmitt, Julien Freund, et Raymond Aron. Il tente aussi de mettre en place une centrale syndicale, les Syndicats communautaires européens. De surcroît, Jeune Europe souhaite fonder des Brigades révolutionnaires européennes pour débuter la lutte armée contre l’occupant américain, et chercher un poumon extérieur. Ainsi des contacts sont pris avec la République populaire de Chine, la Yougoslavie et la Roumanie, de même qu’avec l’Irak, l’Égypte et l’autorité palestinienne.

    La presse de l’organisation, tout d’abord Jeune Europe, puis La Nation européenne, a une audience certaine et compte des collaborateurs parmi lesquels on peut citer l’écrivain Pierre Gripari, le député des Alpes-Maritimes Francis Palmero, l’ambassadeur de Syrie à Bruxelles Selim El Yafi, celui d’Irak à Paris Nather El Omari, ainsi que Tran Hoai Nam, chef de la mission Viêt-cong à Alger, des personnalités telles que le leader noir américain Stockeley Carmichael, le coordinateur du secrétariat exécutif du F.L.N. Chérif Belkacem, le commandant Si Larbi et Djambil Mendimred, tous les deux dirigeants du F.L.N. algérien, ou le prédécesseur d’Arafat à la tête de l’O.L.P., Ahmed Choukeiri, acceptent sans difficultés de lui accorder des entretiens. Quant au général Peron, en exil à Madrid, il déclare : « Je lis régulièrement La Nation européenne et je partage entièrement ses idées. Non seulement en ce qui concerne l’Europe mais le monde. »

    Si Jean Thiriart est reconnu comme un révolutionnaire avec lequel il faut compter – il rencontre Zhou Enlai, alors Premier ministre chinois, en 1966 et Nasser en 1968, et est interdit de séjour dans cinq pays européens – et si l’apport militaire de ses militants au combat antisioniste n’est pas contesté – le premier Européen tombé, les armes à la main en luttant contre le sionisme, Roger Coudroy, est membre de Jeune Europe – ses alliés restent prudents et n’accordent pas à Jeune Europe l’aide financière et matérielle souhaitée. De surcroît, après les crises de la décolonisation, l’Europe bénéficie d’une décennie de prospérité économique qui rend très difficile la survie d’un mouvement révolutionnaire. En 1969, Jean Thiriart mettra un terme à l’expérience de Jeune Europe. La date est assez étrange et marque qu’il n’avait pas du tout saisi l’importance des événements de mai et l’influence que ceux-ci auraient. Il va disparaître du champ jusqu’aux années 1980 où on le verra réapparaître et militer un temps avec nous.

    Le nationalisme-révolutionnaire va alors connaître une période de très basse eaux où ne seront actifs que l’Organisation Lutte du peuple (O.L.P.) d’Yves Bataille et, au niveau théorique, Les Cahiers du C.D.P.U. de Michel Schneider.

    À l’O.L.P., je crois que nous n’avons jamais été plus de trente membres mais, avec l’équipe des Cahiers, nous avons marqué l’histoire de la mouvance N.R. française en étant des mainteneurs dans une période difficile et des passeurs idéologiques. C’est là que s’est maintenue la pensée de Thiriart et c’est par ce canal que les thèses des groupes italiens de l’époque, dont celle de Freda, ont pénétrées en France.

    En parallèle et un petit peu plus tard, c’est François Duprat, qui a partir de 1973, va, en étudiant les exemples des réussites et des échecs dans les pays étrangers, convaincre un certain nombre de militants que le groupuscularisme ne sert plus à rien et qu’il est préférable d’agir comme un aiguillon idéologique et stratégique au sein d’un grand parti électoraliste.

    Il se positionne là en rupture avec le souhait manifesté, durant les vingt-cinq années précédentes de créer des partis N.R. de type léniniste.

    C’est ce tournant stratégique qui explique l’oscillation qui va marquer l’histoire future des groupes N.R. jusqu’à nos jours et qui explique ses principales scissions. Une oscillation entre la volonté de créer un parti autonome et celle de pratiquer un certain entrisme. Choisiront ainsi la forme de tendance plus ou moins organisée au sein du Front national les G.N.R. (Groupes nationalistes-révolutionnaires) et Unité radicale, et celle du mouvement autonome le Mouvement nationaliste-révolutionnaire, Troisième Voie et Nouvelle Résistance. Quand un certain nombre de cadres de Troisième Voie voudront changer de stratégie, elle connaîtra la scission qui l’emportera, il en sera de même pour Nouvelle Résistance et Unité radicale.

    De 1973 à nos jours on va donc voir se succéder cinq organisations qui vont naître les unes des autres.

    Tout n’est pas de valeur identique et il y aura incontestablement un mouvement de dépérissement des organisations qui va toucher la mouvance à partir de la fin des années 1990. La montée du Front va y attirer tous les cadres de valeur qui jusqu’alors encadraient les groupuscules d’où un recul très net de la qualité de ceux-ci tant au niveau organisationnel qu’intellectuel.

    À partir de 1973, Duprat lance donc Les Cahiers européens qui, en 1974, apportent un soutien important à la première campagne présidentielle de Jean-Marie Le Pen. En juin, le leader du F.N. leur adresse un message clair; il y affirme : « La place des nationalistes-révolutionnaires est au sein du F.N., qui autorise la double appartenance et respecte les choix idéologiques de ses adhérents. » En conséquence, en septembre 1974, Duprat et ses partisans entrent au F.N.; dès novembre, ce sont eux qui créent Le National, l’organe du parti.

    Au sein du F.N., Duprat est chargé de la Commission électorale, c’est-à-dire qu’il est responsable des questions stratégiques et propagandistes : en somme, c’est lui qui fait tourner la machine. Pour Alain Rollat (in Les Hommes de l’extrême droite, Calmann-Lévy, 1985.), « François Duprat apparaît comme le véritable numéro deux du parti. Il est un remarquable organisateur en même temps que l’éminence grise de Jean-Marie Le Pen. Le F.N. lui doit sa discipline interne. »

    En parallèle, François Duprat développe sa tendance. Pour ce faire, en 1976, il crée les Groupes nationalistes-révolutionnaires dont l’influence au sein du F.N. est bientôt importante : Alain Renault qui est le bras droit de Duprat devient secrétaire général adjoint du Front et aux législatives de 1978 un tiers des candidats sont issus des G.N.R.

    Mais tout ne se passe pas sans heurts et, dès le quatrième congrès du F.N. (Bagnolet, 1976), certains éléments nationaux ne cachent pas leur hostilité aux N.R. Cependant, l’importance politique de François Duprat fait qu’ils sont intouchables. Dès qu’il est assassiné, tout change et c’est la purge ! Elle est menée par Michel Collinot et Jean-Pierre Stirbois. Au congrès du F.N. de novembre 1978, Alain Renault tente de convaincre qu’« aucune épuration n’est dirigée contre les véritables nationalistes-révolutionnaires, et qu’ils continuent d’avoir toute leur place au sein du Front », mais personne ne le croit. Les militants N.R. soit sont exclus, soit démissionnent; ils participent alors avec ce qui reste de l’Organisation Lutte du peuple et des Groupes d’Action Jeunesse (qui avaient refusé la stratégie du Front national d’Ordre nouveau) à la création du Mouvement nationaliste-révolutionnaire que va diriger Jean-Gilles Malliarakis. Mouvement qui se transformera en Troisième Voie en 1985 et éclatera entre pro- et anti-lepéniste en 1991. Les seconds créant Nouvelle Résistance.

    Troisième Voie a connu quelques beaux succès. Elle a publié quelque temps un mensuel de qualité diffusé en kiosque, je me souviens d’une réunion où nous avions rempli la Mutualité, etc. Ce qui l’a pénalisé et au final a entraîné sa disparition, ce fut la montée du Front national qui a mangé la quasi-totalité de son espace, mais surtout la personnalité de son leader Jean-Gilles Malliarakis qui empêchait tout travail d’équipe et qui a été la cause du départ les uns après les autres de tous ses cadres de qualité.

    Nouvelle Résistance sera la dernière expérience purement N.R. en France. J’en étais, j’en étais même le Deus ex machina et j’avoue qu’on a été loin dans l’hystérie politique et dans le gauchisme national. On a fait aussi un travail théorique non négligeable, on a publié un hebdomadaire et on a mis un journal imprimé dans les kiosques. Mais on était en déphasage total avec la mouvance ce qui explique que parti à cent soixante-quinze de Troisième Voie on a fini à une trentaine quelques années après. D’où la nécessité de créer Unité radicale et de modifier en apparence la ligne de fond en comble pour maintenir la tête hors de l’eau.

    Ce dernier groupe a été présenté par les médias de manière toute à fait caricaturale et l’affaire Maxime Brunerie n’a pas arrangé les choses.

    Dans la réalité, on était très loin de ce qui a pu être raconté et le modèle organisationnel qui nous inspirait était le travail des trotskistes de Militant au sein du Labour, c’est dire !

    En fait, c’est la scission du F.N. et le mauvais choix fait alors qui a été la cause de notre échec final.

    Avant de conclure, je vais aborder un thème sans lequel mon exposé ne serait pas complet : le désir qui a toujours animé, dès l’origine, les N.R. de mener un combat à l’échelle continentale.

    Vous me direz que, d’une certaine mesure, c’est normal pour un courant professant un nationalisme grand-européen. C’est exact, mais ce qu’il faut prendre en compte c’est que la volonté de créer une internationale N.R. s’est manifestée même avant que cette composante de la pensée N.R. apparaisse réellement. Sans doute parce que c’est le seul courant nationaliste où l’on se bat plus pour une conception de l’homme qui inclut un rattachement à une nation que véritablement pour défendre une nation indépendamment de l’idée qu’elle véhiculerait.

    Quoiqu’il en soit. Dès Biétry, il y a une tentative de création d’une structure européenne avec, entre autre, des liens assez étroits avec l’Union du peuple russe. Dans les années 1930, on retrouvera l’équipe de la revue Plans et L’Ordre nouveau tentant de créer une coordination européenne et à ce titre entrant en contact avec Ramiro Ledesma Ramos, Harro Sulze-Boysen et Otto Strasser. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale on verra se succéder le Front européen de libération de Francis Parker Yockey, le Mouvement populaire européen d’Otto Strasser, Jeune Europe de Jean Thiriart, le Comité de liaison des Européens révolutionnaires, le Groupe du 12 mars et un nouveau Front européen de libération…

    Je ne crois pas révéler un secret d’État en vous disant que Serge travaille actuellement à développer les relations de Troisième Voie au niveau européen.

    Cela étant que faut-il penser de ces relation internationales ? Sont-ce une internationale des boîtes postales comme certains ont pu ironiser ou cela va-t-il plus loin ?

    Pour avoir été un des animateurs du Front européen de libération, je peux vous dire que l’intérêt politique est immense. Il peut y avoir ainsi une mutualisation des idées et des thèmes de combat, la possibilité de découvrir de nouveaux champ d’action et de nouvelles stratégies, de s’enrichir des expériences idéologiques menées ailleurs, et aussi de mener des campagnes au niveau européen contre un ennemi commun.

    Bien sur, le combat européen n’est pas la panacée, mais ce serait une erreur de le négliger.

    J’arrive maintenant au moment de conclure.

    Depuis le début de mon exposé, je n’ai fait que de vous parler de groupuscules. Durant trente-cinq ans pleins, j’ai appartenu à un certain nombre d’entre eux et j’en ai dirigé d’autres, je suis donc bien placé pour savoir de quoi il retourne, pour ne pas être dupe sur leur nombre de militants et sur leur influence réelle.

    Vous êtes donc en droit de vous interroger sur l’intérêt réel de cet engagement. Je l’ai fait aussi, et à de très nombreuses reprises : pourquoi tant de dépense de temps et d’argent, pourquoi tant de sacrifices humains, pour, au final, ne faire que labourer la mer ?

    À vous dire vrai. Il y a très longtemps que j’ai abandonné l’espoir d’une réussite organisationnelle. Par contre, j’ai toujours été convaincu – et je le suis encore – par la justesse des idées et par leur influence possible. Ainsi, je me retrouve assez bien dans cette citation de Gilles Martinet, qui lui a passé une partie de sa vie dans des groupuscules de la gauche dure : « Je n’ai jamais cru à l’avenir des petites organisations se situant en marge des grandes formations historiques. Et pourtant, j’ai participé moi-même à la constitution et à la direction de plusieurs de celles-ci. C’est que je croyais que leur existence et que leur combat pouvaient entraîner des changements au sein des grands partis. »

    Le rôle qu’ont eu les N.R. français au sein du mouvement national a été de servir de laboratoire idéologique et de passeurs d’idées. C’est ce qu’a très bien vu Nicolas Lebourg, un universitaire hostile mais honnête, qui dans sa thèse, Les nationalistes-révolutionnaires en mouvements (1962 – 2002), écrit : « Au sein même du système politique concurrentiel, les groupuscules trouvent leur importance en leur travail de “ veilleur ” et de fournisseur de concepts et d’éléments discursifs aux structures populistes qui ont, quant à elles, accès à l’espace médiatique (p. 704) » et d’expliquer que les nationalistes-révolutionnaires ont fourni au Front national nombre de ses idées essentielles dont l’anti-américanisme et l’anti-immigration et, selon ses propres termes, « l’ont ainsi armé lexico-idéologiquement ». Une action de fond qui, je l’espère, n’est pas terminée.

    Mais pour jouer ce rôle de laboratoire idéologique et de passeurs d’idées, encore fallait-il avoir une structure, une presse, des activistes, etc. C’est ce qui justifiait les constructions groupusculaires auxquelles j’ai participé et c’est ce qui les justifie toujours.

    Christian Bouchet http://www.europemaxima.com

    • Conférence prononcé au Local à Paris, le 24 février 2011, et ensuite mis en ligne sur le site Vox N.R., le 4 avril 2011.