Quand j'étais gamin, un petit vieux qui avait fait quatorze - dix-huit m'avait raconté une drôle d'histoire. A l'époque, on écoutait les anciens.
Alors qu'il revenait du front, il avait pris le train pour revenir chez lui, dans les bons vieux trains aux sièges de bois. Il était entré dans un compartiment où se trouvait un tirailleur sénégalais. Lorsqu'il s'est assis, une odeur pestilentielle lui a pris le nez et la gorge. Cela venait-il du tirailleur sénégalais ? A l'époque, il était encore permis de penser cela. Mais justement non, cela ne venait pas de là, mais de la musette du sénégalais. Dedans se trouvait une tète de «Boche» blond aux yeux bleus grands ouverts que le tirailleur avait emmené chez lui comme un trophée. Il l'avait prélevée avec son coupe-choux sur un cadavre allemand. Il voulait ramener cela en Afrique dans son village natal et susciter ainsi l'admiration de ceux de sa tribu envers le «guerrier».
L'ancien «poilu» m'avait aussi raconté que pendant leurs heures perdues, ceux des troupes coloniales coupaient les oreilles des «Boches» pour en faire des colliers. C'était leur façon à eux de défendre les valeurs républicaines.
Dans les films, on montre souvent les troupes allemandes réserver un sort particulier aux troupes coloniales. Il est vrai qu'ils en avaient gardé un souvenir particulier pendant la première guerre mondiale.
Vérité ici, erreur au-delà. Les Allemands ont toujours trouvé incorrecte l'utilisation des troupes coloniales par les Anglais et les Français. C'était selon la formule consacrée « amener le nègre sur le Rhin ». Quand les Français avaient occupé la Ruhr après la première guerre mondiale, ils avaient trouvé malin, pour humilier un peu plus les Allemands, d'envoyer des troupes coloniales ce qui a d'ailleurs eu comme contrecoup de faire monter l'extrême-droite allemande.
À l'heure où la république nous parle sans cesse de la dette de la France envers les étrangers qui se sont battus pour elle, il est bon de rappeler la vieille histoire de cette relation et faire son récapitulatif.
Pendant la révolution française, la populace parisienne avait massacré les Gardes suisses qui s'étaient mis au service de la France et de son roi. Ce ne fut guère glorieux tout comme pour les Harkis que le gouvernement gaulliste a abandonnés et laissé massacrer.
Pendant la seconde guerre, on a beaucoup parié des républicains espagnols qui sont arrivés les premiers dans leurs blindés à Paris. Serait-il inconvenant de se poser la question de savoir si c'étaient les mêmes qui, quelques années plus tôt en Espagne, violaient les bonnes sœurs, incendiaient les monastères et les églises, égorgeaient les curés.
La république aime insister avec complaisance sur le rôle des étrangers qui se sont battus à notre place et que l'on doit admirer. Ironie de l'Histoire : cela finit par rejoindre la propagande nazie pour qui la République avait complètement abâtardi les Français, incapables de se battre, poussant dans le dos leurs frères de couleur pour aller au casse-pipe défendre les « valeurs républicaines » (les revoilà, celles-là).
D'ailleurs, pendant la première guerre mondiale on n'a pas envoyé à l'abattoir que les troupes coloniales (loin de là). Il suffit de lire les listes interminables de noms sur les monuments aux morts pour trouver ridicule la fixation que l'on fait actuellement sur les vingt mille musulmans qui sont morts (1% des pertes).
Certes la France a encore envoyé en Indochine des troupes coloniales, mais il y a eu beaucoup d'anciens Waffen SS ou tout simplement de la Wehrmacht qui se sont, en fin de compte, jusqu'en Algérie, plus longtemps battus dans l'armée de la république que pour l'Allemagne nazie. Lorsque la république nous dit qu'il faut rendre hommage aux étrangers combattants, on se doute bien que ce n'est pas à ceux-là qu'elle nous demande de penser. A Dien bien Phu Français et Allemands se sont trouvés unis dans le même sacrifice.
Il ne faut pas non plus oublier que certains étrangers qui ont combattu dans l'armée française ont après tourné casaque et nous ont tiré dessus, comme certains chefs du FLN. La France les avait formés et appris à se faire la main à nos dépens. Beaucoup s'étaient engagés uniquement pour la solde. La France les a donc payés.
Ceux qui pendant la guerre, s'étaient engagés pour des raisons idéologiques, l'avaient fait pour combattre l'homme blanc représenté alors par l'Allemagne. Faut-il pour cela leur dire merci pour l'éternité ?
Nous conclurons de tout ceci qu'un peuple guerrier doit avant tout compter sur lui-même. L'apport dans le fond infime qu'ont apporté certains étrangers ne justifie au total aucune dette pour la France, tant sur le plan moral que financier. Nous n'avons à rendre hommage qu'aux vrais guerriers qui se sont battus toute leur vie pour notre pays uniquement.
De la même façon on aurait pu tout aussi bien étudier les Français ou Gaulois qui se sont battus pour une puissance étrangère, des légions gauloises de l'Empire romain jusqu'à la division Charlemagne, sans oublier tous les mercenaires français qui se sont battus pour des causes diverses
Patrice Gros-Suaudeau
culture et histoire - Page 2031
-
À propos des étrangers qui se sont battus pour la France
-
Repères pour une histoire alternative de l'économie
Seront examinés ci-dessous 3 pionniers des conceptions économiques débarrassées des dogmes libéraux. Joseph Aloy Schumpeter qui déduisit de ses recherches que l'économie ne se comprenait pas qu'au départ de concepts strictement économiques. Werner Sombart qui analysa les fondements religieux des comportements économiques. Ses thèses constituent une réfutation définitive de la fiction libérale de l'homo œconomicus. Sombart a étudié les différentes formes “nationales” du socialisme, l'influence des pratiques protestantes et, dans une moindre mesure, israëlites dans la genèse du capitalisme et a élaboré une méthode “idéaltypique” (la Gestaltidee) pour comprendre les faits socio-économiques. Il se rapproche en cela de Max Weber. Enfin Friedrich List, libéral et progressiste selon les critères en vigueur au XIXe siècle, qui est en réalité le critique le plus rigoureux des a priori libéraux. Pour lui, le protectionnisme est nécessaire pour lancer les industries. Les nations n'ont pas toutes, d'emblée, le même stade de développement. Le libre-échangisme est, selon List, l'alibi de la nation le plus avancée. Il l'était hier pour les Anglais ; il l'est aujourd'hui pour les Américains. Donc, l'Europe n'a aucun intérêt actuellement à chanter les louanges du libre-échangisme. D'ailleurs, malgré les discours officiels, les États-Unis n'appliquent pas le libre-échange. Ils l'imposent à leurs concurrents potentiels.La doctrine libérale, première doctrine économique "moderne" sur l'échelle chronologique, naît de la pensée “bourgeoise” de la fin du XVIIIe siècle. C'est Bernard de Mandeville (1670-1733) qui forge le concept central d'homo œconomicus. C'est la naissance de l'anthropologie libérale. Dans l'optique de Mandeville, les vices privés suscitaient les bénéfices publics, en favorisant la consommation. Une idée qui, deux siècles plus tard, trouvera sa concrétisation dans le narcissisme consumériste qui afflige notre époque et dissout tous les liens organiques de la société. Mais, outre cet aspect strictement moral et “religieux-laïcisé”, les idées maîtresses du libéralisme économique sont les suivantes :
- 1) La société humaine est régie par des lois naturelles, génératrices d'un ordre naturel spontané. L’État doit garantir la liberté économique de façon à ne pas contrarier l'effet des lois naturelles.
- 2) Le moteur principal de l'activité humaine est l'intérêt personnel, comme chez l'individu mandevillien. L'égoïsme devient ainsi le fondement du bien-être matériel.
- 3) Défense de la propriété privée et du droit de disposer des fruits de son travail. C'est là le point fort du libéralisme en matière de propagande politique. Les citoyens moyens qui adhèrent au programme politique d'un parti libéral retiennent essentiellement cet aspect du libéralisme théorique.
Ces principes libéraux seront successivement défendus par Adam Smith (1723-1790), Robert Malthus (1766-1834), David Ricardo (1772-1823), John Stuart Mill (1806-1873).Adam SmithAdam Smith reprend la théorie mandevillienne de l'homo œconomicus, prône le libre-échange tant au plan national qu'au plan international. On peut voir en lui le père du mondialisme économique même si, dans ses ouvrages, il mentionne quelques restrictions plus réalistes.
Les héritiers de Smith n'auront pas ces scrupules et simplifieront son œuvre à outrance, n'en retiendront que les slogans les plus simples. C'est, en somme, le sort tragique et mérité du libéralisme. Adam Smith était un homme cultivé, qui avait certainement le sens des nuances ; toutefois, son idée d'ordre naturel n'était qu'une théologie laïcisée. Dieu est sorti de sa démonstration pour y revenir subtilement sous le masque d'un “ordre naturel” immuable. Les Smithiens du XIXe et du XXe siècles vont, eux, vouer un culte à cette idole sortie du fond des âges tourmentés par l'inquiétude métaphysique. L'ordre naturel, la main invisible qui régule le marché, n'est-ce pas une projection humaine, un transfert imaginaire qui veut faire accréditer l'idée que les lois du cosmos sont semblables aux lois que se sont données les hommes pour réglementer leur vie quotidienne ?À leur insu, les libéraux sont les obscurantistes qu'ils ne veulent pas être. Au bénéfice de leur idole, les économistes héritiers de Smith vont négliger tous les facteurs non-économiques dans l'élaboration de leurs systèmes. L'abstraction régnera en satrape impitoyable. Ipso facto, les liens avec la réalité seront souvent très contestables dans les programmes, les doctrines, les théories du libéralisme. Pourquoi ? Parce que l'idée fixe d'un ordre naturel immuable n'est pas compatible avec la mouvance des réalités politiques, sociales et culturelles. Les orthodoxies marxistes et keynésiennes auront, elles, l'avantage de proposer des corpus doctrinaux élaborés après celui de Smith, c'est-à-dire des corpus doctrinaux mis au diapason des réalités du XIXe siècle et des années 1920. Hélas, ces orthodoxies se sont, elles aussi, figées. Même si elles ont produit de brillantissimes dissidences.
SchumpeterEn 1883, l'année où Marx mourait, l'économiste austro-hongrois Joseph Aloys Schumpeter naissait en Moravie. Professeur à Harvard dès 1932, ce n'est qu'en 1942 qu'il formulera sa thèse paradoxale. Quelle est-elle ? Le capitalisme, dit Schumpeter, est le meilleur système économique que l'on puisse imaginer; il n'a qu'un défaut : il ne peut pas survivre. Le capitalisme a l'immense mérite de propager efficacement les progrès techniques et d'allouer convenablement les ressources. En outre, il élimine impitoyablement les structures sclérosées et son dynamisme permet une circulation plus rapide des élites techniciennes. Mais, au fur et à mesure que le capitalisme se développe, l'hostilité à son égard grandit ; aristocrates, militaires, clergé, ouvriers salariés, artisans et commerçants de détail sont mis en marge de l'évolution portée par le capitalisme. Les intellectuels renforcent leur position et criblent la société capitaliste de leurs critiques et de leurs sarcasmes. L'homme n'est pas qu'un homo œconomicus.
Schumpeter affirme donc, sans détours, les limites d'une analyse strictement économique, tout en ne niant pas les spécificités de l'économie. Schumpeter nous enseigne à ne pas pratiquer l'économisme pour l'économisme et à ne pas succomber à la tentation anti-économique. Ces 2 types de déraillements font désormais partie du guignol politicien qui nous précipite dans l'abîme de la crise et de la récession. Bien sûr, en sortant des cadres théoriques classique et marxiste, Schumpeter s'enfonce dans “l'hérésie”, ouvre la voie à toutes les spéculations et ne parvient pas à créer, dans son sillage, un instrument politique efficace.Présenter l'ensemble riche et varié des théories pré- et post-schumpétériennes comporte un risque : la dispersion.Sismondi, List, CareyLes économistes français du CNRS, Jean-Marie Albertini et Ahmed Silem estiment, dans leur ouvrage remarquable et concis, Comprendre les théories économiques (1), que le précurseur de Schumpeter et des hérétiques schumpétériens est le Genevois Jean Charles Léonard Sismonde de Sismondi (1773-1842). Se voulant disciple d'Adam Smith, Sismondi a construit un système économique qui tenait compte du temps, de l'espace et des différences entre les divers producteurs et consommateurs. Voyageur infatigable, Sismondi recense essentiellement des faits précis et échappe au formalisme des classiques et surtout de Ricardo qui allait, lui, influencer considérablement Marx. Sismondi propose l'intervention de l'État pour veiller à ce que les intérêts particuliers n'offensent pas l'intérêt général Par ailleurs, fort de ses observations concrètes, Sismondi nie la vieille idole libérale qu'est l'ordre naturel. Sur la base de ses ouvrages, du matériel empirique qu'il a rassemblé, il sera possible d’échafauder une économie tenant compte des faits réels et non plus d'une formule rescapée des vaticinations scolastiques.Parallèlement à Sismondi, il faut signaler l'immense influence de Friedrich List (1789-1846). Libéral, List ouvre cependant des voies nouvelles. Celle de l'histoire et celle de l'unité européenne, nécessaire à la survie de notre civilisation. List met l'évolution économique en perspective et s'aperçoit que le protectionnisme (celui prôné par le père des théories autarciques, le philosophe combattant Johann Gottlieb Fichte), est nécessaire pour lancer les industries, comme au temps du mercantilisme d'un Colbert, et que le libre-échangisme n'est qu'une étape ultérieure. En relativisant de la sorte le libre-échangisme, List constate que ce qui est valable pour une époque ne l'est pas nécessairement pour l'autre. En cela, il préfigure l'École historique allemande dont nous reparlerons dans la suite de cet article. Son pays, l'Allemagne désunie d'avant 1871, n'avait pas atteint le stade industriel de l'Angleterre. List en déduisait la nécessité d'un protectionnisme initial pour l'Allemagne et dénonçait, dans la défense crispée du libre-échangisme de la part des Anglais, une entreprise impérialiste, un égoïsme national visant à empêcher les autres nations d'accéder à un stade industriel qui aurait pu rivaliser avec Londres. List avait vu juste : c'est le boom industriel allemand qui a poussé l'Angleterre à entrer en guerre en 1914 et à faire alliance avec la nation puissante mais moins industrialisée qu'était la France.Le programme de List est simple : avant de pratiquer le libre-échange, il faut arriver au même stade que l'adversaire et faire alors jouer sportivement les mécanismes de la concurrence. List a vécu longtemps aux États-Unis et a compris l'importance des grands espaces. Il a compris que l'Europe ne pourrait survivre sans s'unifier, sans devenir des “États-Unis” d'Europe. Ses idées, il les a élaborées conjointement avec des économistes américains dont Henri Charles Carey, qui militait pour un libéralisme intérieur et pour un protectionnisme très radical en politique extérieure. C'est la politique américaine actuelle, en dépit des discours libre-échangistes destinés à tromper les Européens, concurrents potentiels. Dans les rapports entre les nations, Carey dénonçait le libre-échange. Pour lui, en 1842, c'était le moyen le plus sûr d'établir pour le monde entier un atelier unique, la Grande-Bretagne, à qui devait être expédiés les produits bruts du globe en subissant les frais de transport les plus coûteux. Aujourd'hui, la Grande-Bretagne et l'Allemagne ont été éliminées, en tant que puissances de premier plan, et ce sont les États-Unis qui sont devenus, au détriment de l'ensemble du continent européen, l'atelier du monde. Les États-Unis cherchent même à éliminer notre industrie sidérurgique. Hier la Lorraine, aujourd'hui la Wallonie et demain la Flandre et la Ruhr. Seul l'acier américain sera vendu dans le monde. Un aspect de la guerre économique que l'on oublie trop souvent, sans doute à cause des clowns syndicalistes et politiciens qui en font une affaire de régionalisme procédurier.L'Europe devient un ensemble de nations prolétaires face à l'atelier américain dont les 225 millions d'habitants consomment déjà autant d'énergies qu'il serait nécessaire pour 22 milliards d'individus. Le monde ne survivrait pas avec une deuxième sangsue Amérique.L'École historique allemandeOutre l'influence de Sismondi et de List, l'École schumpétérienne s'est sagement mise à l'écoute de l'histoire. Albertini et Silem écrivent : « L'histoire a été et demeure encore un moyen privilégié pour empêcher la fermeture de l'économie sur un ensemble théorique abstrait ». C'est d'Allemagne que sont issus la plupart des économistes “historicistes”. Au nom de l'histoire et des legs qu'elle laisse, l'École historique allemande va contester globalement l'idéologie obscurantiste des libéraux anglais.L'Allemagne du début du XIXe siècle ne connaissait pas le libéralisme manchesterien. Le mercantilisme, hérité de Colbert, y survit et s'y nomme le caméralisme. Le caméralisme, praxis propre à l'Ancien Régime, prône un interventionnisme systématique, au profit du Prince, dans des espaces souvent très réduits.Mais au départ, ce n'est pas cet interventionnisme qui va retenir l'attention des historicistes. Leur démarche théorique majeure va être de rejeter la méthode déductive des Classiques et Néo-classiques. Ensuite, elle va refuser le fameux homo œconomicus sans sexe, sans âge, sans patrie et mu par l'unique mobile de l'intérêt. Au déductivisme schématique, elle va préférer une méthode inductive partant de l'observation des faits. L'inductivisme va ruiner l'idée de “lois économiques” et révéler des lois relatives à un type de société donnée. Grâce à l'École historique allemande, nous savons qu'il n'y a pas de lois économiques générales. Le mirage de l'universalisme s'évanouit.
Roscher (1817-1894), Hildebrand (1812-1878) et Knies perfectionnent l'argumentaire et c'est Gustav Schmoller (1838-1917) qui s'avérera le chef de file de ces champions de la clairvoyance. L'économiste britannique Mary Kaldor lui rend d'ailleurs un hommage mérité dans son livre prophétique The Desintegrating West (1978) ; elle rappelle qu'il avait prévu l'assomption de l'Europe au profit de la Russie, des États-Unis et de la Chine. C'est-à-dire au profit des nations dotées de grands espaces.
L'École historique allemande, à laquelle on peut rattacher le père et le fils Pirenne, va permettre d'approfondir les recherches dans le domaine de l'histoire économique. C'est une innovation véritablement révolutionnaire : elle met fin au désir subjectif de construire des systèmes ex nihilo. Elle rappelle un principe de philosophie critique qu'il est bon de méditer : les pseudo-objectivités (comme par ex. l'idée d'un ordre naturel) sont presque toujours des subjectivismes camouflés. Les faits sont évidemment des résultats tangibles de démarches ou d'actes au départ subjectifs. Mais un recours aux faits reste plus sûr qu'un recours à une pseudo-objectivité, invérifiable, qui laisse la porte ouverte à toutes les interprétations et à tous les arbitraires. Meilleur exemple actuel : la praxis politique de Reagan. L'ordre naturel reste une idée vague qu'on ne peut infirmer. D'où son retour, conjointement aux délires biblistes et obscurantistes de l'actuel Président américain.Le libéralisme classique a cru détenir le secret ultime de l'économie ; il a cru défendre les principes d'une économie qui allait durer éternellement. Or, divers régimes économiques se sont succédés dans le temps. Une étude des passages d'un stade à un autre pulvérise l'optimisme messianique libéral. Pourquoi vivrions-nous le dernier stade économico-historique possible ?Dans cette optique, Werner Sombart (1863-1941) a démontré qu'un système économique est un ensemble social caractérisé par un état de la technique. Au seuil d'une époque qui sera révolutionnée par la micro-électronique et la bio-technologie, cela devrait, logiquement, faire douter les libéraux de la validité de leurs dogmes.Max Weber (1864-1920), pour sa part, a prouvé qu'un système n'est pas l'assemblage de n'importe quelles institutions avec n'importe quels comportements. C'est ainsi que Max Weber voit dans les attitudes des Protestants calvinistes et puritains de Hollande et d'Angleterre au XVIe siècle, les ferments du capitalisme ultérieur. Après Sombart et Weber, il faut signaler les travaux du statisticien allemand Wagemann et de son compatriote Eucken, ceux de l'Américain Rostow et de l'Égyptien Samir Amin. Pour ce dernier, le sous-développement afro-asiatique n'est pas un retard mais le produit d'un choc entre 2 types de sociétés et d'économies.Les héritiers de l'École historique sont nombreux ; les études qu'ils ont fait éclore nous donnent une image variée du monde, soucieuse des différences culturelles, ethniques et sociales. C'est dans ce vaste édifice que réside le vrai pluralisme qui n'est pas, on s'en doute, celui des politiciens libéraux-démocrates et de leurs amis journalistes. Il est vrai que, depuis que le monde existe, une foule d'illusionnistes n'a jamais cessé de sévir. Et ça laisse des traces.L'institutionnalisme
L'Amérique n'a pas, derrière elle, les millénaires d'histoire qu'a connu l'Europe. Elle pouvait difficilement se donner, à l'instar de l'Allemagne, une démarche historiciste. L'historicisme allemand s'est mué en institutionnalisme aux États-Unis. Pour les tenants de l'institutionnalisme, il importe de substituer à l'homo œconomicus des Classiques, l'homme, sociologique, c'est-à-dire l'homme situé dans un milieu bien défini. Par institutions, ces théoriciens américains entendent les habitudes de pensée.
les règles législatives qui déterminent l'agir des individus ou des groupes. Il existe donc des rapports dialectiques, dynamiques entre ces institutions et la vie économique. Cette idée de dynamisme constant heurte bien sûr la notion d'un marché éternellement identique à lui-même. Thorstein Veblen (1857-1929), Américain d'origine norvégienne, montre ainsi que l'homme d'affaire (c'est-à-dire l'homo œconomicus transposé dans le réel) n'est nullement un exemple de rationalité économique : il n'est qu'un vulgaire brigand qui doit heureusement modérer ses bas instincts de lucre et d'accapareur parce que la technique et la machine lui dictent une conduite plus décente. Le monde est une lutte entre le businessman et l'artisan, entre la cupidité et l'intelligence technique.
Plus près de nous, John Kenneth Galbraith, dans L'ère de l'opulence (1958), dénonce la croissance quantitative des biens marchands au détriment des biens collectifs. C'est pourquoi il prône une fiscalité concentrée, applicable aux États-Unis, en France ou en Angleterre mais inapplicable dans un pays exsangue, ruiné par le parasitisme partitocratique comme la Belgique. La création d'un hôpital universitaire pour la mafia catholique entraîne la création d'un hôpital universitaire pour le gang libéral-socialiste. Moralité : nous avons 2 hôpitaux à moitié vides et, la gué-guerre faisant rage dans tous les autres domaines du social, nous finissons avec la superbe apothéose de 5.000 milliards de dettes !Parallèlement à l'histoire et aux institutions, le défi de l'intelligence à l'économisme étroit des libéraux s'est porté dans les domaines de la sociologie et de la bio-cybernétique. Enfin, grâce aux travaux de François Perroux, les intuitions de Schumpeter se sont vues complétées et renforcées.François PerrouxPerroux (comme beaucoup d'autres dont Alfred Sauvy et, partiellement, Raymond Barre) prête une très grande attention aux évolutions à long terme, aux évolutions historiques. Il ne s'agit plus d'amasser un maximum d'argent en un minimum de temps, comme le voulaient les fantasmes classiques, mais de prévoir une stratégie de plus longue haleine. Souvent orientée vers l'étude des problèmes du Tiers-Monde et proche des nouvelles recherches que sont la prospective et la futurologie (Bertrand de Jouvenel), cette école socio-économique essentiellement française recherche les lois d'évolution des structures et des contradictions structurelles (et non des lois stables une fois pour toutes). Pour Perroux, l'économiste le plus productif en textes de cette école, le thème central est celui du pouvoir. Enfin, le politique n'est plus houspillé hors des raisonnements économiques. La méthode de Perroux est résolument empirique : on observe, puis on théorise/conceptualise et, ensuite, on élabore, non un dogme ou une doctrine, mais des modèles variés. Perroux rejette l'idée d'un équilibre général (que Keynes recherchait lui aussi) parce que ce n'est qu'une vue de l'esprit née dans le cadre irréel d'une hypothétique concurrence parfaite.Les hérétiques schumpétériens, dont Perroux, accordent une place importante aux structures (population, techniques, institutions, culture, …), soumises aux vicissitudes historiques. Ainsi, la guerre du Yom Kippour d'octobre 1973 bouleverse l'équilibre géopolitique et géo-économique mondial. De tels bouleversements sont impensables dans le cadre iréniste de l'ordre naturel libéral, de l'harmonie paradisiaque à laquelle les libéraux aspirent, en bons héritiers des croyants médiévaux et en bon confrères des adeptes des sectes américaines. Libéralismes, Témoins de Jéhovah, Scientologistes, Fondamentalistes de tout poil font d'ailleurs très bon ménage dans l'Amérique de Reagan, comme déjà dans celle qu'observaient Tocqueville, Max Weber et Marnix Gijsen (2).
Les thèses de Perroux ressemblent aux théories des catastrophes. En évoquant les seuils de rupture (ex.: Yom Kippour), elles réintroduisent le tragique dans la pensée économique. Aux équilibres Smithiens se substituent une économie faite d'affrontements, de combats. Aux “mains invisibles”, avatars de la Providence des chrétiens, se substituent des pouvoirs concrètement situés.En guise de conclusion…Marx pensait que les contradictions, en s'accumulant, allaient détruire le capitalisme pour faire place au paradis socialiste. Vain espoir messianique, hérité curieusement, via Ricardo, des expédients libéraux. Il y a plutôt lieu de croire à une accumulation de distorsions qui fera perdre définitivement au système économique toute espèce de cohérence. Le social, avec l'effondrement de la sphère publique dénoncé par Riesman et Habermas, avec le narcissisme galopant décrit par Lasch, Sennett et Gilles Lipovetsky, connaît déjà cette impasse.Une telle impasse signifie une irrémédiable décadence, semblable à celle de l'Égypte ancienne que Spengler nommait la fellahisation. Les Européens, s'ils ne prennent pas conscience des affrontements réels de ce monde, connaîtront ce sort funeste de la fellahisation. Le consumérisme, le culte du moi, le narcissisme, la culture-spectacle, l'obésité et les stratégies fatales décortiquées par Baudrillard s'accordent parfaitement avec l'a-temporalité du Smithisme, avec le règne des Big Brothers aux masques souriants et publicitaires (3).
Cette anesthésie est fatale. Ceux qui se réveilleront feront immanquablement appel à l'histoire. Pour créer un nouveau droit, une nouvelle économie, une nouvelle politique. Pour restaurer les espaces publics que les Grecs nommaient agoras (4) : Pour élaguer les branches mortes qui portent leur insidieuse torpeur dans la sève même de l'arbre.L'économie n'est certes pas le destin, mais elle est, indubitablement, un espace de combat, un créneau qu'il faudra défendre âprement, avec un acharnement féroce.► Robert Steuckers, Orientations n°5, 1984.http://robertsteuckers.blogspot.fr◊ Notes :- (1) Jean-Marie Albertini et Ahmed Silem, Comprendre les théories économiques, 2 vol., t. 1 : Clés de Lecture, t. 2 : Petit guide des grands courants, Seuil, coll. Points Économie (E16, E17), 1983.
- (2) L'écrivain Marnix Gijsen s'est moqué, dans ses souvenirs américains, de la manie de créer des sectes, de devenir “prédicateur”. Il nous décrit les mimiques, la gestuelle, l'emphase d'un gangster, plusieurs fois assassin, devenu prédicateur itinérant, pour sauver les âmes et, de ce fait, encaissant plus d'argent qu'en braquant les banques.
- (3) Si l'économie n'a plus de cohérence, la société n'en a pas davantage. On ne saurait trop conseiller la lecture des ouvrages récents de sociologie qui stigmatisent cet état de choses ou se bornent à en faire une description méticuleuse. Cf. David Riesman, La foule solitaire, anatomie de la société moderne, Arthaud, 1964 ; Jürgen Habermas, Strukturwandel der Oeffentlichkeit,Luchterhand, Darmstadt und Neuwied, 1962/1980 (11ème éd.). Christopher Lasch, Le complexe de Narcisse, la nouvelle sensibilité américaine, Robert Laffont, Coll. Libertés 2000, 1981 ; sur l’œuvre de Lasch et sur le narcissisme social, on lira le numéro spécial de la revue américaine Telos (n°44, été 1980) consacré à ce sujet. Richard Sennett, Verfall und Ende des öffentlichen Lebens : Die Tyrannei der Intimität, Fischer, Frankfurt am Main, 1983. Gilles Lipovetsky, L'ère du vide : essais sur l'individualisme contemporain, Gallimard, 1983. Jean Chesneaux, De la modernité, Découverte / Maspero, 1983. Jean Baudrillard, Les stratégies fatales, Grasset, 1983.
- (4) Cf. l'ouvrage de Richard Sennett cité en note (3).
-
8 avril 217 : la fin d'un fossoyeur
❏ En poignardant l'empereur Caracalla, le 8 avril 217, le centurion Martialis espérait sauver cette grandiose construction qu'était l'Empire romain. Il faisait aussi œuvre pie, en vengeant l'honneur outragé des grands ancêtres, ces Romains durs à la tâche, ardents au combat et fidèles à la patrie. Car l'empereur éliminé était un outrage vivant aux traditions des fils de la Louve.
Ce Caracalla était, en effet, fils de l'empereur Septime Sévère, Africain de souche punique né à Leptis Magna, et d'une Syrienne dont le père était grand-prêtre du Baal d'Emèse. Significativement. Caraccalla avait, à l'imitation de Septime Sévère, peuplé le Sénat romain d'Africains et d'Orientaux. Ainsi, alors même que le Sénat, privé de pouvoirs réels, n'était plus qu'un symbole, il y avait bien volonté hautement symbolique de couper l'Empire de ses racines latines en peuplant la vénérable assemblée d'une foule cosmopolite. Rome, décidément, n'était plus dans Rome.
Caracalla avait fait du cosmopolitisme le principe directeur de sa politique : en 212, il a promulgué un édit octroyant la citoyenneté à tous les habitants de l'Empire. Ainsi, quelle que fût leur origine, tous étaient désormais placés sur le même pied, censés avoir les mêmes droits. Il n'y avait plus qu'une seule cité, aux dimensions du monde. Cette décision, fruit d'une idéologie égalitaire affirmée avec fanatisme dans les allées du pouvoir, reléguait évidemment le patriotisme romain au rang des vieilles lunes. Quel sens pouvait d'ailleurs avoir un tel patriotisme pour un Afro-Syrien, sinon celui d'un insupportable «racisme », rappelant les heures les plus sombres de l'Histoire où les légionnaires romains pliaient sous le poids de leur glaive les Puniques, Syriens et autres peuples exotiques ?
Le funeste édit de Caracalla reçut le nom de « Constitution antonine » : Caracalla avait en effet été appelé Marcus Aurelius Antoninus quand son Punique de père s'était proclamé, par adoption. posthume, fils de Marc Aurèle ce qui permettait de porter un nom opportunément romanisé, faisant meilleur effet qu'un patronyme aux consonances peu latines...
La mort de Caracalla ne sauva pas l'Empire. Un Empire miné par la dénatalité, l'exode rural et la désertification des campagnes, la multiplication des sectes prêchant le déracinement et le mélange des races. Après Caracalla régnèrent ses cousins Elagabal (218/222) et Sévère Alexandre (222/235), dont les mères étaient des princesses syriennes, exerçant une forte influence. Ces empereurs, comme leurs deux prédécesseurs, imposèrent un « despotisme niveleur » (Marcel Bordet), où coexistaient relâchement de la discipline au sein des armées, fiscalisme écrasant, développement d'une bureaucratie omniprésente et inquisitoriale, assistanat généralisé. Devaient s'ensuivre des décennies de sanglante anarchie puis, après une ultime période de rémission, l'agonie de l'Empire romain.
✍ Pierre VIAL National hebdo du 7 au 13 avril 1994
Pour approfondir : Marcel Leglay, Yann Le Bohec; Jean-Louis Voisin, Histoire romaine, PUF . -
2 novembre 1847 : le camarade Sorel
Né à Cherbourg le 2 novembre 1847, au sein d'une famille de la bonne bourgeoisie, le Normand Georges Sorel a eu tout d'abord un parcours qui avait tout pour satisfaire sa famille : études brillantes, débouchant sur l'Ecole polytechnique - un cadre hors de pair pour repérer et donner leur envol aux meilleurs esprits. Puis Sorel a exercé jusqu'à quarante-cinq ans les fonctions d'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées. Une carrière austère, mais permettant à une intelligence aiguë, inventive, audacieuse de se frotter aux réalités. La chose est précieuse car trop d'hommes de talent se perdent en se coupant du contact avec le réel.
Ayant ainsi accumulé une féconde expérience, Sorel démissionne pour se consacrer à des études et réflexions. personnelles, qui vont nourrir pendant trente ans un nombre impressionnant d'articles et de livres publiés en français, en allemand ou en italien (ce qui permet à Sorel de toucher l'élite des intellectuels organiques de son temps). Il faudrait pouvoir citer tous les ouvrages de Sorel. Les illusions du progrès, La décomposition du marxisme, De l'utilité du pragmatisme sont, entre autres, des textes qui restent précieux. Mais son ouvrage à juste titre le plus connu est ses Réflexions sur la violence. Ce livre a été lu, médité, annoté tant par Lénine que par Mussolini. A lui seul il justifie l'affirmation de Zeev Sternhell : « Vacher de Lapouge et Sorel ont joué dans l'histoire des idées un rôle plus significatif que celui de Guesde ou de Jaurès. »
Sorel s'inscrit dans le vaste mouvement de contestation fondamentale de l'individualisme libéral qui anime, à la charnière du XIXe et du XXe siècle, tout un pan de l'intelligence française. Sur cette ligne de front, le "gauchiste" Sorel côtoie sans complexe les nationalistes les plus cohérents, c'est-à-dire ceux qui savent bien que le bourgeoisisme est l'ennemi principal. Aux vétérans communards ou bonapartistes vient se joindre, à l'orée d'un nouveau siècle, une jeune génération révolutionnaire. A tous Sorel apporte un message d'une grande force de conviction, élaboré avec la rigueur et l'efficacité apprises à Polytechnique. Il s'agit d'attaquer et de rompre ce consensus centriste, auquel se sont ralliés les socialistes parlementaires (rien de nouveau sous le soleil... ) et qui engendre immobilisme politique, décadence intellectuelle et morale. Dans la foulée d'un Renan, Sorel affirme la nécessité, pour les âmes fortes, de se libérer du mirage matérialiste qui est le soubassement du capitalisme. Un capitalisme qui sait utiliser à merveille l'illusionnisme égalitariste : « Dans les pays de démocratie avancée, on observe dans la plèbe un profond sentiment du devoir d'obéissance passive, un emploi superstitieux de mots fétiches, une foi aveugle dans les promesses égalitaires. » Pour que la "plèbe" devienne le peuple, affranchi et responsable, il lui faut se libérer tant du capitalisme que du marxisme, cette imposture basée sur « les immenses avantages que procure une exposition obscure à un philosophe qui a réussi à se faire passer pour profond ».
La libération populaire passe par la violence et il faut des mythes pour, après avoir réalisé la mobilisation collective des esprits, les déterminer à agir. Ces axes de la réflexion sorélienne suscitent encore aujourd'hui la mise au pilori de Sorel, accusé d'être un préfasciste. C'est une bonne raison, pour ceux que les excommunications et les exorcismes laissent impavides, de lire et de relire Sorel.
P. V National Hebdo du 29 octobre au 5 novembre 1998 -
Heidegger et le principe de raison
Durant l'hiver 1955-1956, Heidegger professe à l'Université de Fribourg un cours intitulé Le principe de raison. Il se propose d'étudier, dans le cadre d'un tel cours, ce que dit le principe en question, et comment il le dit.
Rapportant le principe sous sa forme latine : Nihil est sine ratione, et rappelant que, dans l'histoire de la pensée, l'émergence de cette forme est contemporaine du moment leibnizien, Heidegger engage à partir de ce dernier le pas qui rétrocède (Schritt zurück), ou le pas du retour amont. Il s'enquiert, à la faveur d'un tel pas, des résonances plus anciennes que, nonobstant la traduction du grec en romain et l'effet d'oblitération qui suit de cette dernière, les mots du commencement grec réservent chaque fois à qui les écoute attentivement.
Heidegger montre, dans ce pas, qu'à l'échelle de ce qui nous apparaît comme histoire de l'être, l'aube grecque et le moment leibnizien s'entretiennent, ou ont co-propriation. Car ce que dit le principe de raison, aujourd'hui comme au VIe siècle avant Jésus-Christ, c'est, de façon encore inouïe, la mêmeté et/ou le jeu par où, se déployant à la fois dans deux directions de sens opposées, l'être est, sur le mode de l'Un, fond et/ou raison. Ce dont la résonance nous parvient ici et maintenant à partir du texte d'Héraclite, Heidegger nous invite à l'entendre, à la manière du cri de flûte qui annonce, dans le poème de Parménide, l'approche de la Déesse, comme le signe de ce que le Même que sont l'être et la raison nous invite à entrer dans son Jeu. L'énigme de ce Jeu fait l'objet, ou plutôt, selon le mot de Francis Ponge, l'objeu des dernières pages du cours professé par Heidegger à Fribourg.
Heidegger, dans les premières pages du Principe de Raison, se saisit d'une question dont il juge qu'elle n'est pas posée assez originairement. Deux mille trois cent ans se sont écoulés avant que la pensée occidentale réussît à découvrir et à poser ce principe simple qu'est le principe de raison : pourquoi cela ? Où le principe de raison a-t-il dormi si longtemps ? Comment a-t-il rêvé d'avance ce qui en lui était encore impensé ?
Observant de façon mystérieuse que le moment n'est pas encore venu d'y réfléchir, Heidegger se propose, pour commencer, d'écouter attentivement ce que dit le principe de raison et comment il le dit. Questionnant ce qu'il appelle ailleurs la multiplicité congénitale du sens, il s'enquiert de la part d'impensé que recèle la formulation du principe de raison. L'enquête ainsi entreprise montre que l'impensé s'entretient dans le comment de la dite formulation. Le comment désigne ici la série de bifurcations sémantico-logiques à la faveur desquelles, sans laisser derrière lui sa multiplicité congénitale, le sens se décide et par là s'oriente dans la direction historialement déterminée qui est, à partir du commencement grec, celle de la pensée occidentale et/ou celle de la Raison.
De question en question, approfondissant l'écoute, Heidegger décèle, dans le comment de ce qui est dit, deux accentuations différentes du principe de raison : l'accentuation romaine, qui, via l'emploi leibnizien du mot ratio, tire du côté de la Raison au sens de Vernunft, et l'accentuation grecque, qui, spécialement dans l'emploi héraclitéen du mot logos, signale muettement la co-appartenance de l'être et de la raison dans l'envoi de la destination, et/ou dans le saut qui fait entrer la pensée dans le Jeu suprême : le Jeu que Heidegger nomme superbement la mesure de l'Immense.
La formule, ainsi frappée, requiert et répète, dans la variation qu'elle comporte, une formule de Protagoras, que Platon rapporte dans le Théétète : de toutes choses l'humain est la mesure... On remarque que dans la variation heideggerienne, la structure de la formule grecque se conserve, et avec elle le statut indécis du complément du nom. S'agit-il d'un complément objectif ou subjectif ? Le sens chaque fois reste en balance , augurant en cela de la proximité qu'être et raison entretiennent, et découvrant par là l'horizon de significativité auquel nous sommes assignés pour penser.
Sachant que la formulation heideggerienne condense et déplace les schèmes de la philosophie grecque, l'Immense occupe, dans le rapport qu'il entretient avec la mesure, la place que les Grecs assignent traditionnellement à l'apeiron. Mais l'usage heideggerien du mot Immense induit un subtil déplacement dans la façon d'envisager l'horizon sous le rapport duquel il y a quelque chose plutôt que rien, d'où mesure. Les Grecs désignent sous le nom d'apeiron, moins l'infini, que l'inquiétante étrangeté du hors-champ, en quoi se réserve le fonds d'indifférente matérialité dont excipe tout ce qui est. Heidegger quant à lui invoque, lorsqu'il parle de l'Immense, l'horizon sous le rapport duquel la présence se déploie transitairement à partir et en direction de la double absence : la Mort est le don encore impensé de la mesure de l'Immense, ou du Jeu suprême... Plus qu'à l'apeiron anaximandrien, l'Immense dont parle Heidegger s'apparente à l'eskhaton aristotélicien, autrement dit à la fin dont l'existence a besoin pour s'accomplir, car là seulement la réalité, en quoi s'épuise l'entièreté d'un pouvoir-être, se déploie entièrement et par là se laisse mesurer en tant que telle.
Dans sa propre façon de mobiliser les schèmes grecs, Heidegger montre que, nonobstant la traduction du grec en romain et l'effet d'oblitération qui suit de cette dernière, le secret de la co-appartenance de l'être et de la raison s'entretient par voie de tradition, sous le couvert des résonances mobilisées volens nolens par les effets de déplacement intertextuels. Quêtant amont des résonances identiques, Heidegger constate que, symptomatiquement chez Leibniz, qui parle bien latin, mais non plus à partir de la langue des anciens Romains, quelque chose subsiste de l'éclat dont se pare initialement un tel secret : c'est, dans le comment de la formule : Nihil est sine ratione, et plus précisément dans l'abîme que maintient ouvert la double négation, la proximité sémantico-logique dont, au regard de la pensée sans concept, jouissent là-présentement être et raison. On remarquera que, contrairement à ce qui lui est habituellement reproché, Heidegger n'emprunte rien ici aux tours et détours de l'étymologie. Rétrocédant de cette dernière, l'écoute reconduit au sol de la pensée. Nous introduisons presque de force, concède sereinement Heidegger, les idées du Jeu et de la co-appartenance... De façon implicitement référente à Aristote, Heidegger signale ici qu'il parle avec raison (epi to logou), quoique sous l'effet d'une postulation sans concept (aneu logou), car la force dont il se réclame, est contrainte de la vérité (hôsper uti autês tês alêtheias anagkasthentes).
Sur le chemin de pensée qu'il poursuit, Heidegger constate de façon insistante que, semblablement à chacun de nous, il est mené, que ce vers quoi il chemine l'oblige à se demander, et que chaque fois la réponse se présente à lui, puisque, en vertu de la multiplicité congénitale du sens, c'est la ratio qui parle dans les mots Grund (raison) et Vernunft (Raison), et que dans la ratio à son tour parle le logos au sens que lui donnaient les Grecs, de telle sorte que akoloutôs, ou immédiatement et à la suite d'Héraclite, nous avons vu clairement que ce mot désignait à la fois l'être et la raison, tous deux pensés à partir de leur appartenance mutuelle. Certes le nous avons vu clairement renvoie dans l'économie générale du cours à ce qui a été montré supra ; mais il indique aussi que l'expérience de la pensée, telle que Heidegger la cultive ici, relève de l'antique theoria, c'est-à-dire de la contemplation du divin (to theion), - dont Aristote dit qu'elle est comble de la jouissance et de l'élévation (to hediston kai ariston), non sans préciser que le divin est le vivant, dans ce qu'il a d'inépuisablement trophique, attendu que la vie, et la durée continue (aiôn), et la permanence sont dévolues, en tant que fonds, au divin ; car c'est cela même qui est divin.
De façon mystérieuse, le nous avons vu clairement requiert et répète, dans l'expérience de la pensée, telle que la transcrit Heidegger, ce que Héraclite a vu dans l'aiôn : l'Enfant qui joue le Jeu du monde. La réponse qui se présente ici, est vision de l'âme, et en cela, plus originairement encore, fruit de la phantasia qui tient lieu de fonds materialiter à l'activité de cette dernière. A ce titre, elle montre sans le dire en quoi consiste l'abîme (Abgrund) de proximité par où s'entretiennent être et raison. On remarquera qu'en tant que réponse, une telle réponse demeure elle-même sans pourquoi. L'écoute, telle que s'y adonne Heidegger, à l'instar d'Héraclite l'obscur, implique l'entrée dans le cercle herméneutique.
Considérant le sens qu'à l'aube de la pensée grecque, avait pour Héraclite le logos, Heidegger remarque que ce que Héraclite nomme logos, il lui donne aussi d'autres noms, qui sont les termes directeurs de sa pensée. Heidegger montre ici le comment de l'entrée dans le cercle herméneutique, qui est aussi le comment de la pensée. L'entrée dans le cercle se fait à partir et à l'intérieur du logos, car tout se produit, déclare Héraclite, selon le logos, [...] dires et actes, tels que moi je les énonce [...], déclinant chaque chose selon ce qu'elle est (kata phusin), et indiquant comment elle est (okhôs ekhei). A partir et à l'intérieur du logos, la pensée ménage l'ajointement de ce que Heidegger, à la suite d'Aristote, nomme les différends de l'être, car l'être se dit et/ou se laisse dire en ses multiples façons et/ou de multiples façons (to on legetai polakôs).
À partir et à l'intérieur du logos et/ou en vertu de la rection qui la détermine dans le secret de l'intime, la pensée fait venir l'être en tant que phusis et, par effet de mouvement tournant, l'installe chaque fois en tant que kosmos. Mesurant de la sorte les forces antagonistes que sont dans l'alêthêia, ou le déploiement de la phusis, l'éclosion et le retrait, et, dans l'éclosion même, l'ordre et l'éclat, elle entretient ce que Heidegger nomme l'harmonia, comme de l'arc et de la lyre. Ce qui se révèle à Héraclite comme logos, c'est, de façon implicitement référente à la dite harmonia, l'insigne constellation du Même, qu'au regard de sa disposition ontologique (die Fügung des Seins), Heidegger nomme ailleurs Quadriparti. Le Même sont l'être et la raison, précise Heidegger, dans la disposition quadripartite de l'être en tant que force (Kraft), ou, en termes aristotéliciens, dans le déploiement de la dunamis en tant que arkhê : logos, phusis, kosmos, aiôn ; ou, dans la formulation heideggerienne, la terre, le ciel, les divins, les mortels - sachant que, dans la mesure où ils se réclament d'Héraclite, les mots de Heidegger, la terre, le ciel, les divins, les mortels, ne traduisent pas les mots grecs, mais se laissent déterminer et comprendre à la lumière de ces derniers, constituant ainsi le visage sous le couvert duquel ce qui résonne dans les mots grecs, aujourd'hui se présente à nous. La comparaison montre per se comment le Même se déploie sur le mode de l'éclosion et du retrait : il se déploie, nonobstant la différence des mots et l'effet de bougé qui s'en suit, dans la relation qu'entretiennent Heidegger et Héraclite, par voie de tradition. Tout ce qui advient à l'homme historique résultant chaque fois d'une décision prise antérieurement et qui n'est jamais le fait de l'homme lui-même, il s'agit ici de la relation qu'entretiennent Heidegger et Héraclite en tant que passeurs, ou, au sens propre, lieu-tenants de la pensée.
L'harmonia, ou le Même, tel que l'invoque Heidegger, se laisse ainsi déterminer et comprendre comme le moment de la pensée, celui à partir duquel l'envoi de la destination se fait historialement, ou celui à partir duquel l'Immense se laisse mesurer là-présentement ou transitairement. Les forces de sens contraire, remarque Marcel Conche à propos d'Héraclite, n'interviennent pour l'arc que lorsque la corde est tendue. Or elle n'est tendue que par l'archer. C'est dans le laps de temps et/ou dans l'espace de jeu mesuré par la main de l'archer que s'exercent les dites forces. C'est, plus originairement, dans le laps de temps et/ou l'espace de jeu mesuré par la pensée que le Même sont, sur le mode du Quadriparti (logos, phusis, kosmos, aiôn), l'être et la raison.
Heidegger nomme ailleurs cet espace de jeu, le libre : le moment où chaque fois, - chaque fois étant aussi la première fois -, il y a, par effet de mouvement tournant, quelque chose plutôt que rien, et en cela, de façon doublement sagittale, à la fois éclosion et retrait, ou limitrophicité entre l'être comme raison au sens de Grund (pure trophicité, ou Khaos) et l'être comme Raison au sens de limite. Heidegger aime à rappeler que, comme l'indique l'étymologie, les mortels tiennent de l'humus. C'est par effet de retournement phrénique, en quoi le logos fait proprement chair, que, faisant venir la terre et installant un monde, ils ménagent transitairement l'harmonia, non san prétendre ainsi à leur fin initiale.
Heidegger invoque ce retournement au titre de l'aiôn, ajoutant que le mot est difficile à traduire, même si l'on dit communément durée cosmique. L'aiôn, c'est, tel que l'entend Heidegger, ce qui fait monde (weltet) et/ou fait temps (zeitigt), par là ce qui dispense, ainsi faisant qu'il y a quelque chose plutôt que rien. D'où la référence à l'Enfant héraclitéen, que l'Innigkeit, l'innéité, ou l'antériorité, de son jeu consacre royal. L'Enfant qui pousse ses pions, c'est, dans sa mystérieuse précédence, le plutôt que du il y a quelque chose plutôt que rien, ou la trophicité qui se déploie, en même temps qu'elle s'y abîme, dans la disposition quadripartite de l'être, partant, dans l'insigne avénement de la constellation dite du Même. Les mots Grecs, mieux que les autres, disent qu'à l'encontre de l'opinion communément admise, la paideia, par où se continue la phusis, tient du pais, l'enfant, et qu'à ce titre, par effet de mouvement tournant, elle oriente dans le sens du logos ce qui se réserve en abîme dans le secret de l'enfance, autrement dit dans le secret de l'intime. On se souviendra que plus tard les Romains désignent sous le nom d'infans celui qui, à l'instar de la terre et/ou de la tombe, ne parle pas.
L'Enfant royal, qui, eu égard à l'antériorité de son statut, ne parle pas, a ceci de propre à l'enfant qu'il joue (esti paizôn) : il joue (pesseuôn) au jeu des pessoi, des pions, et dans le déplacement qu'il imprime à ces derniers, il libère l'espace de jeu dont le Même que sont l'être et la raison a besoin pour se déployer, comme la lune a ses phases, sous le couvert de différentes époques, de telle sorte qu'il ne laisse pas d'apparaître comme histoire. L'Enfant désigne ici ce que Heidegger dans l'Introduction à la métaphysique nomme le commencement commençant : celui qui, s'emportant sans se laisser lui-même derrière soi, se requiert cependant qu'il se déploie, de telle sorte qu'il demeure l'Un, l'Unique, - Platon dirait l'epekeina, et Aristote l'eskhaton -, l'Un relativement auquel, par effet de conséquence inverse, l'être se dit et/ou se laisse dire de multiples façons. Or vidant l'Un de toute teneur ontologique, Heidegger le reconduit au statut purement fonctionnel du comment dispensateur, - qu'Aristote désigne sous le nom de to poson, le quantum -, mode de la dispensation en quoi s'entretient, de façon par avance et/ou historialement fin-ie, le Même que sont l'être et la raison.
D'où la dimension tragique et en l'occurrence la portée éthique de la question formulée par Heidegger, en guise d'excipit au Principe de raison : la question demeure de savoir si et de quelle manière, en entendant les thèmes et les motifs de ce jeu, nous entrons dans le jeu et jouons le Jeu.
La question "si" renvoie au thème, désormais fameux, de l'oubli de l'être et de l'oubli de l'oubli. La réponse est dans la question puisque, comme le montre amplement l'exemplum heideggerien, le Jeu s'entretient dans les mots, de telle sorte qu'il suffit de les écouter avec attention pour entendre ce qu'ils disent silencieusement, à savoir que d'avance nous sommes volens nolens toujours entrés dans le Jeu.
La question "de quelle manière" a-t-elle, en 1952, une signification au sens large politique ? Heidegger ne dit pas qui se trouve désigné par le nous. Mais constatant qu'il y a donc aussi de grands enfants, il laisse par là entendre que nous sommes nous-mêmes des enfants, de petits enfants. A ce titre, nous sommes le là de l'aiôn, et par là mesurons la place de l'être, même si, dans le même temps, le Même que sont l'être et la raison nous apparaît comme l'une de ces merveilleuses histoires que selon le mot de Platon, l'on souffle à l'oreille des enfants. Entrer résolument, comme le fait Heidegger, dans le jeu partagé de la pensée, c'est se laisser reconduire à ce statut de petit enfant. Le Jeu que Heidegger nous invite à partager, est proprement celui de l'enfance, partant celui de l'autre pensée, laquelle ne laisse pas d'augurer l'avénement d'une possible autre façon de la philosophie. Heidegger nous fournit quelque exemple de la dite façon, dans les dernières pages du Principe de raison.
Pour l'enfant qui demeure toujours en l'homme, dit ailleurs Heidegger, la nuit demeure la couseuse d'étoiles. Elle assemble sans couture, sans lisière et sans fil. Elle est la faiseuse de proximité parce qu'elle ne travaille, ou ne joue, qu'avec la proximité.
http://web.archive.org/web -
Le nationalisme français (avec Serge De Beketch)
-
Le nationalisme, solution contre les méfaits du mondialisme
-
Johan Livernette - Entretien de présentation (avec Florian Rouanet)
Johan Livernette - Entretien de présentation... par Floriano75011 -
Les logiques du totalitarisme communiste (1789-1941)
-
L'alliance Staline - Hitler (1939)