Abbé Guillaume de Tanoüarn – La religion est constitutive de toutes les formes du "vivre ensemble" : « il n’y a pas de société sans religion comme il n’y a pas de communion sans transcendance », disait Malraux. Au début du XVIIIe siècle, le protestant Pierre Bayle fait sensation en se demandant si une société d’athées est possible : il répond par l’affirmative mais souligne la nécessité d’une réglementation de fer pour rendre compatibles les unes avec les autres les personnes qui ne pensent pas la même chose. Avant lui, la conclusion politique des guerres de religion tenait dans cet aphorisme latin : Cujus regio, ujus religio. On prenait acte de la nécessité sociale d’une religion une et, tant qu’à faire, cette religion devait être celle du Prince. Le système inventé par Louis XIV, système dit "du droit divin des rois", avait certes l’inconvénient d’insister plus sur le roi que sur la religion et de proposer aux Français une synthèse théologico-politique nationale et nationaliste largement humanisée, synthèse qui explique les perspectives de la Révolution française, perspectives qui laïcisent la synthèse bourbonienne et la rendent purement politique. La France devient l’objet d’un culte, on lui offre des sacrifices, ce sont des sacrifices humains : sacrifice des ennemis (« qu’un sang impur », etc.) et sacrifice de ses propres serviteurs, durant les vingt-cinq ans de guerre qu’inaugure la bataille de Valmy. Le nationalisme révolutionnaire est ici d’essence religieuse ; dans la terminologie maurrassienne, on parlera de nationalitarisme, comme Maurras le fit à propos du nazisme.
Mais aujourd’hui, qu’en est-il du fait religieux et de la république actuelle ?
La République cinquième du nom est beaucoup plus fidèle qu’on ne le croit à son ascendance révolutionnaire, comme en témoignerait, entre autres, le bonnet phrygien arboré par les gaullistes. Elle partage avec la Iere République le même absolutisme qui, d’une certaine façon, fut celui de Louis XIV (mais on peut en débattre !) et qui a construit la France. Jean-Jacques Rousseau, en 1763, dans Le Contrat social, tente de résumer de façon "moderne" cet absolutisme français en orchestrant la vieille lutte entre l’unité du pouvoir politique et l’autorité spirituelle de l’Église catholique. Son modèle est Sparte ou la Rome antique : pour lui, l’autorité politique doit avoir tout pouvoir. Mais cela n’est admissible que dans la mesure où ce pouvoir représente la volonté du peuple. C’est le vieux pacte de Reims entre le roi et son peuple, dont on retrouve trace sous sa plume mais laïcisé et rendu abstrait. Au lieu d’un échange personnel constant entre le roi et ses sujets, ce contrat social abstrait aboutit à absolutiser une idée. Henri Vaugeois, en essayant de le définir, parlait d’idéocratie. Je crois que ce terme convient très bien à ce qui est en train de se passer sous nos yeux. Les grandes manifestations du dimanche 11 janvier ont fait dire au journal Libération, en une : « Nous sommes un peuple. » Au fond, ces manifestations que l’on refuse de compter ont réuni tous les Français, qu’ils le veuillent ou non, autour de l’idée républicaine et de ses avatars actuels, tout aussi sacralisés : le multiculturalisme, la France Black-Blanc-Beur et le sens cosmopolite de l’histoire.
Considérez-vous donc que la République est devenue une religion ?
Ce serait lui faire trop d’honneur, même si, à travers la franc-maçonnerie, elle a ses rites. Il n’est pas sans signification de constater que le Grand Orient de France était présent en grandes pompes, toutes écharpes dehors, dimanche dernier. Récupération ? Cela dépend de quel point de vue on se place, mais ce qui est clair, c’est que la République donne un sens purement républicain au besoin de sécurité du peuple français qui s’est exprimé si solennellement dimanche. Je dirais plutôt, en restant fidèle à l’herméneutique d’Henri Vaugeois, que la République, sans jamais l’avoir mise aux voix mais en la tenant pour représentative de l’unanimité présumée des citoyens, entend dresser l’idée de république cosmopolite comme désormais constitutive de l’identité française, comme en témoignent les immédiates revendications de régularisation inconditionnelle des sans-papiers et de droit de vote des étrangers. La grande lessiveuse républicaine est en train de faire son œuvre en s’appropriant, comme d’habitude, l’attente du peuple dont elle fait une idée abstraite, celle de république universelle.
Est-on forcé d’être d’accord avec cette idée ?
Le génie politique de Rousseau, qui est vraiment le père fondateur de notre république, infiniment plus que Voltaire, est d’avoir transformé l’idée de démocratie en la rendant acceptable à la France bourbonienne imbue de sa grandeur, sous une autre forme, celle de république. La république n’est pas le gouvernement de la majorité des citoyens, mais celle de l’unanimité présumée du corps social autrefois tout entier royaliste, depuis la Révolution tout entier républicain. Cette unanimité est évidemment exclusive : ceux qui n’acceptent pas l’idée républicaine dans ses différents avatars historiques, depuis "la patrie ou la mort" jusqu’à la république cosmopolite, sont exclus. Pour Rousseau, ils n’ont pas le droit de vivre, en tout cas pas le droit de vivre en France : une députée PS invitait récemment Éric Zemmour à quitter le pays, manifestement elle connaît ses classiques !
Que penser de l’injonction "Je suis Charlie" ?
Ce n’est pas une idée mais un slogan, un slogan compassionnel qui donne son poids de chair à l’idée républicaine mais qui, par lui-même, signifie surtout que le peuple français tout entier s’identifie avec les victimes du terrorisme. La force de ce slogan a permis à Charlie Hebdo de faire une nouvelle une en représentant Mahomet à travers des formes dont je dirais simplement qu’elles sont douteuses. Le problème ? Charlie Hebdo représente l’idéologie nihiliste actuellement en vogue. Le slogan "Je suis Charlie" pourrait ainsi, par la magie républicaine, signifier que la France toute entière s’est identifiée à ce nihilisme dont la formule est simple : tout vaut tout, seule la liberté, quelle qu’en soit l’incarnation, a un sens.
Tout vaut tout, mais doit-on penser que le catholicisme ne peut pas être républicain, au contraire de l’islam, comme le raconte d’ailleurs Houellebecq ?
Il y a une connivence mystérieuse entre l’islam et la République, qui ne se ressemblent pas quant au fond mais qui réalisent deux formes analogiques. L’islam et la République sont fondés sur l’idée que la loi est absolue et qu’elle n’a pas à en référer ni à un ordre naturel, ni encore moins à un ordre divin : Allah est en dehors de sa création qui, dirait-on, ne le concerne pas. La religion islamique, culte de la loi (charia) sans cesse réinterprétée par des fatwas, a ce point commun fondamental avec la République : l’une et l’autre érigent la loi positive au dessus de tout, par delà même le bien et le mal. Pour un républicain, le bien est ce qui est légal, pour un imam, ce sont les fatwas précisant la charia qui permettent aux fidèles de faire le bien en toute tranquillité même quand elles sont sanglantes et quand le bien qu’elles proposent paraît contraire à l’élémentaire instinct moral, à la common decency, comme disait Orwell.
Et le catholicisme ?
Il est difficilement soluble dans la République parce que ce n’est pas une religion de la loi. Nous savons depuis saint Paul que l’observance de la loi rend fou. Il en a tiré les conséquences en donnant son cœur au Christ. Ce que l’on reproche au catholicisme aujourd’hui est d’être la religion du cœur, la religion qui ose continuer à dire que le cœur a ses raisons que parfois la loi ne connaît pas. Rousseau, déjà, dans le dernier chapitre du Contrat social, s’offusquait de cette autorité spirituelle capable de contredire tous les absolutismes politiques. À cet égard, il donnait nettement sa préférence à l’islam sur le christianisme.
Le catholicisme est-il pour autant antisocial, comme le pense Vincent Peillon ?
Pas du tout. La vraie sociabilité ne vient pas de la loi mais du cœur. On disait des premiers chrétiens, dans les Actes des apôtres, qu’« ils ne font qu’un cœur et qu’une âme ». Le christianisme est tellement convaincu, depuis toujours, de sa vocation à donner une cœur à la société des hommes, qu’il s’est autoproclamé depuis le premier siècle (depuis au moins Ignace d’Antioche) catholique, c’est-à-dire universel. Cette universalité n’est pas l’universalité autoritaire de la loi, mais l’universalité ouverte du respect mutuel et de l’amour.
Propos recueillis par Philippe Mesnard
Article paru dans l’Action Française 2000 n° 2901 du 15 janvier 2015
http://www.actionfrancaise.net/craf/?Pour-l-islam-et-la-Republique-la