Qu’on ne croie pas à une irrésistible bouffée narcissique de ma part puisque ce titre se contente de renvoyer à une série que ce quotidien a organisée pour ses 75 ans et qui consiste, pour un certain nombre de personnalités, à raconter leur relation au journal : “Le Monde” et moi.
Je me permets, avec ce billet, de faire comme si j’avais été sollicité.
Sur ce plan ma légitimité n’aurait pas été discutée puisque depuis de très nombreuses années la lecture de ce quotidien est un rituel, une habitude, et qu’une journée où je n’aurais pas pu acheter Le Monde aurait été clairement un jour “sans”. D’autant plus que j’ai toujours eu besoin du papier, Internet ne m’offrant pas le même plaisir délicieusement archaïque.
En même temps j’ai bien conscience, après avoir parcouru toutes les approches singulières du “Monde et moi”, que je pâtis d’un handicap qui est de n’être jamais tombé dans une inconditionnalité de citoyen et de lecteur mais d’avoir sans cesse été la proie d’un soutien critique, un mélange, donc, de satisfaction et d’agacement.
Je ne doute pas que cela aurait pu être perçu comme une insuffisance parce que ce prestigieux journal a besoin d’être célébré sans réserve. Au début du mois de septembre, une multitude d’invités, sur lesquels le journal pourra absolument compter dans tous les sens du terme, aura le bonheur de s’abandonner à un exercice aussi vain que passionnant : imaginer notre futur. Pour ma part je le devine comme l’étrange alliance d’une moralisation de plus en plus corsetée et de transgressions individuelles de plus en plus extériorisées, comme pour compenser la dureté abstraite affichée, se consoler d’un étouffement politique et social irrespirable.
Aussi, je sais gré à Gérard Davet et Fabrice Lhomme de m’avoir convié à Couthures-sur-Garonne au mois de juillet pour un débat d’une heure dans un Festival remarquablement organisé sous l’égide du Monde.
Je formule ces considérations pour expliquer que rien n’est simple avec ce quotidien et que moi-même je n’ai jamais pu me déprendre à son égard du sentiment de son absolue nécessité, du caractère irremplaçable de beaucoup de ses analyses et à la fois d’une mécanique bien rodée que je pourrais résumer de la manière suivante : une sorte d’objectivité partisane.
Il n’est pas un événement national et/ou international, pas une élection, pas une crise politique, pas un bouleversement économique et social pour lesquels je n’ai attendu avec une vive impatience leur traitement par le Monde, comme si, en quelque sorte, le réel ne prenait sens et forme qu’après avoir été filtré et éclairé par ce quotidien. Je ne résistais jamais à cette obligation mais j’avais conscience qu’elle m’offrirait souvent l’opportunité d’une estime intellectuelle et médiatique mais aussi me confronterait à un malaise tenant à des dés pipés, à des jeux qui seraient faits bien avant les argumentations prétendument équilibrées.
Cette perception, outre qu’elle indisposait le lecteur que j’étais à cause d’une élégante mauvaise foi, d’une apparence d’équité, aboutissait surtout à rendre totalement prévisible la consultation, chaque jour, de pages à la fois pénétrantes mais sadiquement orientées.
Les exemples les plus éclatants de ces dérives complexes tiennent à ces fameux éditos, notamment en matière de sécurité et de Justice, où l’énoncé superficiellement honnête de problèmes liés à une réalité gravement imparfaite aboutit à tout coup à des conclusions choisissant un seul plateau de la balance : celui d’une gauche bienséante et artificiellement humaniste contredisant les enseignements que le journal n’ose pas tirer de ce qu’il a parfois remarquablement décrit. A tort ou à raison je sens souvent qu’il convient de forcer le réel pour qu’il s’adapte à la vision du Monde. Et non pas l’inverse.
Cette manière n’est pas dissociable de pincées de condescendance et presque de léger mépris qui s’attachent aux lecteurs ne pouvant abandonner ce quotidien mais rétifs cependant à sa vision de la France et du monde, à son regard sur les enjeux de société, sur l’identité, sur la nation et à son décret sur toutes les décences intellectuelles et éthiques qu’il convient d’arborer pour pouvoir se qualifier de “bon” citoyen, digne donc de ce maître à penser conforme !
Je n’évoque ici que les sujets politiques, sociaux, économiques et judiciaires. Je serais trop long sur les thèmes culturels imprégnés de touches de snobisme, d’une appétence pour l’hermétisme distingué et d’un culte des oeuvres trop remarquables pour plaire à un public commun et bêtement soucieux de ne pas s’ennuyer.
Le Monde et moi : je continue à appréhender ce rapport telle une ascèse voluptueuse. Ce quotidien est, pour la vie, irremplaçable et contestable. Sans doute cette ambiguïté fait-elle sa force.
Il ne laisse personne indifférent. Qu’on ne veuille pas le lire par principe, qu’on le lise avec passion ou écartelé entre ses travers et ses lumières.
Extrait de : Justice au Singulier