Pauline Théveniaud , entretien avec Jérôme Fourquet*
La crise des Gilets jaunes est-elle terminée ?
Il y a un reflux très net de cette crise, mais elle n’est pas complètement résolue. Le mouvement a remué le pays dans ses profondeurs. Plusieurs mois après, il a encore un écho, avec un noyau dur de gens beaucoup moins nombreux mais qui continuent de s’accrocher, quitte à passer à des modes d’action plus virulents et à se chercher des motivations nouvelles. L’incendie est maîtrisé, mais les braises sont toujours là.
Qu’est-ce qui pourrait les raviver ?
Nous sommes face à une situation hautement instable. Une étincelle peut mettre le feu aux poudres. Ça ne sera pas forcément où on l’attend, cela peut très bien ne pas arriver, mais nous sommes bien dans un contexte de tensions accumulées. Et, pour l’instant, elles ne s’évacuent pas.
Quels sont les sujets potentiellement irritants ?
La société est assez fragmentée, éclatée. Ces sujets « potentiellement irritants » sont différents en fonction des secteurs. La réforme des retraites peut être un sujet plus fédérateur, comme ce qui se passe aux urgences.
Gouverner revient-il désormais à gérer des colères catégorielles ?
Dans cette société émiettée, il faut parvenir à répondre à des interrogations de plus en plus sectorielles, voire individuelles. On l’a vu avec les Gilets jaunes, de nouveaux groupes peuvent s’agréger en fonction non plus des classes sociales, mais sur le mode de vie, sur une logique régionale ou plus politique comme la sensibilité environnementale. La convergence des colères est moins évidente, mais cela peut démarrer n’importe comment, n’importe où. Et puis, l’idée s’est installée qu’il faut parfois un certain degré de violence ou de conflictualité pour obtenir gain de cause. Les gens se disent : il a fallu que l’on casse pour avoir 12 milliards d’euros. Cela restera l’un des enseignements de la crise des Gilets jaunes.
La contestation violente s’est-elle banalisée ?
La violence n’est plus disqualifiée d’emblée. Pour une partie de la population, cela fait partie des modes d’action recevables. D’autant qu’une chose lie les différentes îles de cet « archipel français » : la très forte défiance vis- à-vis du sommet.
Cette défiance est-elle résorbable ?
C’est compliqué. Le sentiment de déconnexion des politiques a des causes profondes. Et l’on constate une très grande réticence face à la représentativité, à l’idée de déléguer le pouvoir.
N’est-ce pas plus compliqué encore pour Macron ?
Il y a effectivement un fossé très profond avec toute une partie de la population, qui se sent aux antipodes de ce qu’il représente et véhicule. Mais il a manifestement une base électorale solide et fidèle. Cela ne fait pas une majorité aujourd’hui, mais dans la société « archipel », si vous faites 20-25 %, c’est déjà pas mal. Ce n’est ni glorieux, ni très confortable, ni forcément très satisfaisant sur le plan démocratique, mais cela assure une certaine stabilité car personne n’est en capacité d’agréger davantage.
Cela revient à vivre dans une forme de cohabitation avec toute une partie de la population...
Là, la cohabitation ne se fait plus dans le système politique mais dans la rue, entre un exécutif et ceux qui ont « fermé les écoutilles », qui n’atendent plus rien de lui. D’où ces bouffées de violences ou de protestations : la pression s’évacue comme elle peut.
Le président avait promis « la France réconciliée ». Est-ce encore possible ?
Les fractures, les différences se creusent. Mais il reste en partage une histoire commune, un certain nombre de références, de grands rituels. Il faut essayer de trouver les points qui fédèrent encore. Il y a des moments de relative communion dans les événements heureux, comme la victoire des Bleus, ou lors des attentats, l’incendie de Notre- Dame de Paris, les commémorations.
Quel est le risque, pour le pays, s’il reste dans cet état de fragmentation ?
Il sera de plus en plus difficile à gouverner.
(*) Jérôme Fourquet est directeur du département Opinion publique à l’Ifop et l’auteur d’un éclairant ouvrage l’Archipel français (Seuil). Avec le philosophe Jean-Claude Michéa et le géographe Christophe Guilluy, il fait partie de ces analystes qui ont donné l’image la plus exacte de la France d’aujourd’hui, c’est-à-dire en mille morceaux.
Source : le parisien 18/08/2019
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