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culture et histoire - Page 1116

  • Le Manuel d'Épictète

    4046532303.gifParmi les philosophies antiques, le stoïcisme tient une grande place. Traversant l'antiquité grecque et l'antiquité romaine sur près de six siècles, symbole du sérieux et de l'abnégation de tout un peuple, l'école du Portique apprend à ses disciples à vivre en harmonie avec l'univers et ses lois. Maîtrise de soi, courage, tenue, éthique, ce sont là quelques mots clés pour comprendre le stoïcisme. Le Manuel 1d'Epictète, condensé de cette sagesse, permet à chaque Européen de renouer avec les plus rigoureuses racines de notre civilisation. Brillant exemple de ce que pouvait produire l'univers mental propre au paganisme européen, le stoïcisme continuera d'irriguer la pensée européenne sur la longue durée (avec notamment le mouvement du néo-stoïcisme de la Renaissance). Et au delà de la longue durée, il est important de souligner l'actualité de la philosophie stoïcienne. Philosophie de temps de crise comme le souligne son histoire, le stoïcisme redirige l'homme vers l'action.

    Structure de l’œuvre: Le Manuel est volontairement court. Il s'agit d'un condensé des leçons données par Epictète. Si court qu'il soit, on pourrait s'attendre à une idée différente à chaque aphorisme. Et pourtant les idées centrales ne sont que quelques-unes. Le lecteur ne doit donc pas s'étonner de voir répétées sous des formes différentes, à partir d'observations différentes, les mêmes idées. Ce manuel est un précis de gymnastique, une gymnastique de l'âme. Quelques mouvements y sont codifiés. Ce qui importe n'est pas le nombre mais bien la perfection dans l'exécution. Que chacun puisse donc y voir une porte d'entrée vers une métaphysique de l'absolu, celle de nos origines et qui s'oppose à la métaphysique de l'illimité dans laquelle nous nous perdons aujourd'hui.

    Gwendal Crom, pour le SOCLE

    La critique positive du Manuel d’Épictète au format .pdf

    Le Manuel est l’œuvre attribué à Epictète la plus célèbre. Attribué car tout comme Socrate, il n'écrit rien de son vivant. C'est le disciple d'Epictète, Arrien qui consigna les pensées du maître dans huit à douze œuvres (les Entretiens) dont seuls quatre nous sont parvenus. Le Manuel consiste en un condensé de ces entretiens. Disciple de l'école stoïcienne fondée par Zénon en 301 avant notre ère, Epictète fut par la suite abondamment cité par l'empereur Marc-Aurèle. Epictète forme avec Sénèque (qui le précéda) et Marc-Aurèle la triade du stoïcisme impérial (ou latin). Esclave affranchi né aux alentours de l'an 50 de notre ère, il put suivre durant sa servitude les leçons de Musonius Rufus, grande figure du stoïcisme romain. Une fois libre, il devint un philosophe porté en haute estime par ses contemporains. Epictète vécut dans la pauvreté toute sa vie en ayant pour principale préoccupation de répondre à la question « Comment doit-on vivre sa vie ? ». Il mourut selon toutes vraisemblances aux alentours de l'an 130.

    La pensée stoïcienne dégage à ses origines trois grands axes d'étude: la physique (l'étude du monde environnant), la logique et l'éthique (qui concerne l'action). La pensée d'Epictète a ceci de particulier qu'elle ne s'intéresse pas à l'étude de la physique et ne s'attarde que peu sur celle de la logique, même si Epictète rappelle la prééminence de cette dernière dans l'un de ses aphorismes: Le Manuel, LII, 1-2. Car en effet, toute éthique doit être démontrable.

    Et si la pensée d'Epictète peut être considérée comme une pensée de l'action alors son Manuel est un manuel de survie, comme le considérait selon la légende Alexandre le Grand. Le Manuel est dénommé en Grec : Enkheiridion qui signifie également « que l'on garde sous la main » et désigne communément le poignard du soldat. Voilà pourquoi Alexandre le Grand gardait sous son oreiller nous dit-on, un poignard et Le Manuel d'Epictète.

    Le stoïcisme a pour tâche de nous faire accéder au divin. Il n'est pas une illumination une révélation. C'est une voie d'accès au bonheur par l'exercice et la maitrise rigoureuse de la (froide) raison. C'est une constante gymnastique de l'esprit, une méditation à laquelle on doit se livrer en permanence pour redresser son esprit, redresser toute son âme vers un seul but : être en harmonie avec les lois de l'univers et accepter la marche de celui-ci sans s'en émouvoir. Ainsi, dans ses Pensées pour moi-même 2 (Livre I, VII), l'Empereur Marc-Aurèle remercie son maitre Julius Rusticus (qui fut vraisemblablement un élève d'Epictète) en ces termes: « De Rusticus : avoir pris conscience que j'avais besoin de redresser et surveiller mon caractère... [et] avoir pu connaître les écrits conservant les leçons d'Epictète, écrits qu'il me communiqua de sa bibliothèque ».

    On ne saurait de fait évoquer la pensée d'Epictète sans évoquer la notion de tenue. Car la tenue est une manière d'être, un exemple pour soi et pour les autres comme le souligne Epictète. Ainsi pour le philosophe, il ne faut point attendre pour mettre en pratique ce qui a été appris. La perfection théorique n'a aucune valeur si elle n'est pas suivie d'effets. De plus, le stoïcisme croit aux effets retours du comportement sur l'âme humaine. C'est en effet en s'astreignant chaque jour à la discipline, à la méditation, au maintien d'une tenue que l'âme peut tendre vers la perfection. Simplement théoriser cette perfection ou pire, l'attendre, est vain et puéril. Il faut chaque jour trouver de nouvelles confirmations des enseignements du stoïcisme. Il faut chaque jour méditer cet enseignement comme on pratiquerait un art martial, pour que chaque mouvement appris se fasse naturellement, instinctivement.

    Mais avant de pénétrer plus avant la pensée stoïcienne, il convient d'emblée de préciser qu'il ne faut pas confondre la philosophie stoïcienne avec le caractère « stoïque » qui désigne quelqu'un de résigné, faisant preuve d'abnégation et affrontant les coups du sort sans broncher. La philosophie stoïcienne est avant tout une recette du bonheur visant à se libérer totalement de l'emprise des émotions pour atteindre un état dit d'ataraxie, calme absolu de l'âme. Néanmoins, ce bonheur ne sera accessible qu'en étant « stoïque » : l'abnégation étant la base nécessaire pour accéder à la philosophie stoïcienne. De fait, cette recherche du calme absolu, de la maîtrise de soi intégrale ne put que plaire aux Romains comme le souligne Dominique Venner dans Histoire et Tradition des Européens 3. Peuple droit et rigoureux, cette philosophie enseignait entre autres à bien mourir, c'est-à-dire à affronter la mort en face, et au besoin, de se l'administrer soi-même lorsque l'honneur le commandait. Il sera d'ailleurs tentant de remarquer que la philosophie stoïcienne, par son rapport aux émotions, rappelle le bouddhisme là où le sérieux des Romains n'hésitant pas à se donner la mort rappelle étrangement celui des Samouraïs s'infligeant le seppuku. Que serait devenu une Europe où le stoïcisme aurait remplacé la morale chrétienne ? Qu'en serait-il également d'une noblesse européenne qui telle la noblesse japonaise aurait répondu de son honneur sur sa vie ? Ce sont là des pistes que l'historien méditatif saura explorer à bon escient. Mais avant d'entreprendre tel voyage, examinons comme dirait Epictète ses antécédents et ses conséquents.

    507860584.jpgCar le stoïcisme est une voie dure et qui n'est pas sans risques. Le rejet des émotions et donc de la subjectivité de l'existence expose celui qui s'y livre à une vie terne (car sans émotions) et tourmentée (tourmentée car on ne souffre jamais plus que de ce que l'on cherche à fuir, à nier ou à absolument contrôler). Celui qui recherche le bonheur et la suprême sagesse à travers la philosophie stoïcienne se devra de s'y livrer totalement. Il serrera alors conte lui ses enfants comme des êtres mortels, que l'univers peut à tout moment lui prendre sans que cela ne l'émeuve. Le Manuel, III: « Si tu embrasses ton enfant ou ta femme, dis-toi que c'est un être humain que tu embrasses ; car s'il meurt, tu n'en seras pas troublé ». Mais celui qui ne peut ou ne veut s'engager sur la voie de la philosophie mais recherche un exemple de tenue, une manière de redresser son âme tel l'empereur Marc-Aurèle aura alors à sa disposition les outils d'une puissante et européenne méditation. Tel Marc-Aurèle, il sera en moyen de faire le bien et de s'acquitter de sa tâche en ne cédant pas aux fastes et distractions que la vie pourrait lui offrir. Car c'est également cela la force de la pensée stoïcienne : elle offre deux voies. Une pour le philosophe et une autre pour le citoyen. C'est également en cela qu'elle est une pensée de l'action car elle n'est pas uniquement destinée à un corpus d'intellectuel mais constitue une manière de vivre que chaque Européen, que chaque citoyen peut faire sien. Philosophe et citoyen, tous deux seront en mesure de vivre selon ce qui est élevé. Qu'est ce qui est élevé ? La Sagesse. Que fait l'homme sage ? Le Bien. Comment se reconnaît-il ? Il vit dans l'Honneur.

    Et c'est cet Honneur au-dessus de tout, au-dessus de la vie elle-même qui est invoqué par la pensée d'Epictète. Car rappelons-le, la tenue est la base de la pensée stoïcienne. Sans Honneur, point de tenue. Sans tenue, point de voie d'accès à la Sagesse. Et sans Sagesse, on ne saurait faire le Bien. Il faut d'abord et avant tout vivre dans l'honneur et savoir quitter la scène le jour où notre honneur nous le commandera. C'est ce que ce grand Européen que fut Friedrich Nietzsche rappelle dans Le Crépuscule des Idoles 4 (Erreur de la confusion entre la cause et l'effet, 36): Il faut « Mourir fièrement lorsqu'il n'est plus possible de vivre fièrement ». Et s'exercer à contempler la mort jusqu'à ne plus la craindre, jusqu'à lui être supérieur est une des principales méditations stoïciennes : Le Manuel, XXI: « Que la mort, l'exil et tout ce qui paraît effrayant soient sous tes yeux chaque jour ; mais plus que tout, la mort. Jamais plus tu ne diras rien de vil, et tu ne désireras rien outre mesure ». Celui qui se délivrera de l'emprise de la mort sur son existence pourra alors vivre dans l'Honneur jusqu'à sa dernière heure.

    Pour bien comprendre Le Manuel, il convient de rappeler les trois disciplines du stoïcisme selon Epictète. Selon lui, toute philosophie se répartie entre ces trois disciplines que sont : la discipline du discernement (le jugement que l'on porte sur soi et le monde environnant), la discipline du désir et des passions (celle qui régit l'être) et la discipline de l'éthique (c'est-à-dire celle qui régit l'action). Et par l'usage de la raison, on part de la première pour arriver à la troisième. Ce qui importe, c'est de pouvoir porter un jugement sûr permettant de régler tout notre être de la meilleure manière qui soit pour pouvoir enfin agir avec sagesse et donc ainsi faire le Bien. La première tâche qui nous incombe est donc de focaliser notre attention (et donc notre jugement) sur les choses qui importent.

    3765338834.jpgToute la démarche de celui qui s'engage sur la voie du stoïcisme consiste donc d'abord à pouvoir déterminer la nature de l'univers et à pouvoir se situer par rapport à lui. Et le stoïcisme nous enseigne que la première caractéristique de l'univers est qu'il est indifférent à notre sort. Tout est éphémère et n'est que changement. Nous ne pouvons rien contre cela. La marche de l'univers est inéluctable et nous ne sommes qu'une partie d'un grand Tout. Si les Dieux existent, ont prise sur notre existence et doivent être honorés, ils ne sont eux aussi qu'une partie d'un grand Tout et soumis au fatum. Il devient dès lors inutile de pester contre les coups du sort, de maudire les hommes et les Dieux face au malheur. La véritable Sagesse consiste à accepter tout ce qui peut nous arriver et à aller à la rencontre de notre destin le cœur serein. Voilà entre autres pourquoi on ne saurait craindre la mort qui forcément un jour viendra à nous. Prenant l'exemple des bains publiques pour illustrer les torts que notre environnement ou nos contemporains peuvent nous causer, Epictète nous dit (Le Manuel, IV) : « Ainsi, tu seras plus sûr de toi en allant te baigner si tu te dis aussitôt : « Je veux me baigner, mais je veux encore maintenir ma volonté dans un état conforme à la nature ». Et qu'il en soit ainsi pour toutes tes actions. Ainsi s'il te survient au bain quelque traverse, tu auras aussitôt présent à l'esprit : « Mais je ne voulais pas me baigner seulement, je voulais encore maintenir ma volonté dans un état conforme à la nature. Je ne la maintiendrais pas, si je m'irritais de ce qui arrive » ». C'est l'un des pivots de la pensée stoïcienne. Tout comme l'univers est indifférent à notre sort, nous devons être indifférents à sa marche. Mieux encore, épouser la marche du monde, accueillir le destin d'un cœur résolu, c'est faire acte de piété car c'est avoir fait sien le principe directeur qui guide l'univers lui-même. Et l'univers est par définition parfait donc divin. Ce sont ces considérations métaphysiques qui nous amènent à la raison. Et c'est par la raison que nous accéderons en retour au divin.

    Nous devons donc ne nous préoccuper que de ce qui ne dépend que de nous car selon Epictète, l'une des plus grandes dichotomies à réaliser c'est celle existante entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n'en dépendent pas. Parmi les choses qui dépendent de nous, le jugement que l'on se fait de soi et de l'univers qui nous entoure. Ce qui dépend de nous, c'est tout ce qui a trait à notre âme et à notre libre-arbitre. Et parmi les choses qui ne dépendent pas de nous : la mort, la maladie, la gloire, les honneurs et les richesses, les coups du sort tout comme les actions et pensées de nos contemporains. L'homme sage ne s'attachera donc qu'à ce qui dépend de lui et ne souciera point de ce qui n'en dépend point. C'est là la seule manière d'être libéré de toute forme de servilité. Car l'on peut courir après richesses et gloires mais elles sont par définition éphémères. Elles ne trouvent pas leur origine dans notre être profond et lorsque la mort viendra nous trouver, à quoi nous serviront-elles ? Pour être libre, il convient donc de d'abord s'attacher à découvrir ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. C'est bel et bien la première discipline du stoïcisme : celle du discernement. En se plongeant dans Le Manuel d'Epictète, on apprendra vite qu'il faut d'abord et avant tout s'attacher à ce que l'on peut et au rôle dont le destin nous a gratifié. Le rôle qui nous est donné l'a été par l'univers (que ce soit par l'entremise des Dieux ou par la voie des causes et des conséquences) et c'est donc avec ferveur que nous devons le remplir. C'est en faisant ainsi, cheminant aux côtés de ses semblables, modeste et loyal, que l'on sera le plus utile aux siens et à sa patrie. C'est bel et bien une vision fataliste de l'existence, un amor fati très européen. Rappelons-nous qu'aller à l'encontre du destin, c'est défier les Dieux et l'univers. Et pourtant... cela nous est bel et bien permis à nous Européens. La Sagesse consiste à savoir que cela ne peut se faire que lorsque tel acte est commandé par l'absolue nécessité et en étant prêt à en payer le prix. On se replongera dans l'Iliade pour se le remémorer. Mais comme il est donné à bien peu d'entre nous de connaître ce que le destin leur réserve, notre existence reste toujours ouverte. Il n'y a pas de fatalité, seulement un appel à ne jamais se dérober lorsque l'histoire nous appelle. Voici une autre raison de s'exercer chaque jour à contempler la mort. Car si nous ne nous livrons pas quotidiennement à cette méditation, comment réagirons-nous le jour où il nous faudra prendre de véritables risques, voir mettre notre peau au bout de nos idées ? Lorsque le Destin frappera à notre porte, qu'il n'y aura d'autre choix possible qu'entre l'affrontement et la soumission, le stoïcien n'hésitera pas. Que seul le premier choix nous soit accessible, voici le présent que nous fait le stoïcisme. Le Manuel, XXXII, 3: « Ainsi donc, lorsqu'il faut s'exposer au danger pour un ami ou pour sa patrie, ne va pas demander au devin s'il faut s'exposer au danger. Car si le devin te déclare que les augures sont mauvais, il est évident qu'il t'annonce, ou la mort, ou la mutilation de quelque membre du corps, ou l'exil. Mais la raison prescrit, même avec de telles perspectives, de secourir un ami et de s'exposer au danger pour sa patrie. Prends garde donc au plus grand des devins, à Apollon Pythien, qui chassa de son temple celui qui n'avait point porté secours à l'ami que l'on assassinait ».

    Qu'en est-il à présent des trois disciplines du stoïcisme. Comme il a été dit précédemment, être et action découlent du discernement et l'on peut ainsi affiner la définition des trois disciplines du stoïcisme:

    • Discernement: On s'attachera à déterminer les choses qui dépendent de nous et celles qui n'en dépendent pas.
    •  Être: On se bornera à ne point désirer ce qui ne dépend pas de nous et inversement à désirer ce qui en dépend.
    • Action: On pourra alors agir selon ce que notre être nous commande et ne pas aller vers ce qui nous en détournerait.

    1380867778.jpgIl convient de s'attarder maintenant sur ces définitions de l'être et de l'action. Comme nous le voyons, non seulement nous devons aller dans la bonne direction mais qui plus est nous interdire tout ce qui pourrait nous en détourner. Vivre en stoïque, c'est vivre de manière radicale. Que l'on vive le stoïcisme en philosophe ou en citoyen ne change rien à cela. Il n'y a pas de place pour la demi-mesure. Une droite parfaitement rectiligne, c'est ce qui doit symboliser le chemin parcouru par l'homme antique, l'homme stoïque. Il a été dit plus haut que tout était éphémère, que tout n'était que changement. A partir de cette constatation, sachant que nous ne devons point désirer et accorder d'importance à ce qui ne dépend point de nous, il devient dès lors impossible de s'attacher à ses possessions, à ses amis, à sa famille. Ceux-ci ne nous appartiennent pas et rien de ces choses et de ces personnes ne sont une extension de nous-même. Hommes ou objets, nous n'en jouissons que temporairement. Et cela ne doit pas être vu comme un appel à l'indifférence et à l'égoïsme. L'enseignement qui doit en être retiré est que la vérité et l'exigence de tenue ne doivent pas tenir compte de ces que nos contemporains, si proches soient-ils de nous, peuvent en penser. De même, l'argent et les biens matériels ne sont que des outils. Des outils au service du bien, de la cité, de la patrie. Celui qui se laisse posséder par ce qui est extérieur à lui-même ne mérite pas le titre de stoïcien, le qualificatif de stoïque. Et à ceux qui verront le stoïcisme comme trop dur, Epictète répond que la Sagesse a un prix. Nous ne pouvons désirer la paix de l'âme et les fruits d'une vie de servitude. A vrai dire, à vouloir les deux à la fois, on n'obtient bien souvent ni l'un ni l'autre. Et à ceux qui se décourageront en chemin, Epictète rappelle que nous pouvons trouver en nous tous les outils pour persévérer. Face à l'abattement, invoquons la ferveur, face à la fatigue, invoquons l'endurance, face aux insultes et aux coups, invoquons le courage.

    Quelles sont alors les valeurs qui doivent être invoquées en toutes circonstances par l'Européen sur la voie du stoïcisme ? Puisque tout n'est qu'éthique, puisque tout n'est que tenue, que doit-on se dire inlassablement pour être prêt le jour où le destin nous appellera ?

    • Méprise mort, maladie, honneurs, richesses
    • Ne te lamente de rien qui puisse t'arriver
    • Maîtrise-toi car tu es le seul responsable de tes actes
    • Joue à fond le rôle qui t'es donné
    • Agis ou lieu de décréter
    • Respecte les liens du sang, de hiérarchie et les serments
    • Ne te détourne jamais de ton devoir
    • Ne te justifie jamais, ris des éloges que tu reçois
    • Ne parle que lorsque cela est nécessaire
    • Ne commet rien d'indigne
    • Par ta conduite, amène les autres à la dignité
    • Ne fréquente pas ceux qui sont souillés
    • Modération en tout. Accepte les bonnes choses de la vie sans les rechercher. Enfin, ne les désire plus
    • Les Dieux gouvernent avec sagesse et justice :

    « Sache que le plus important de la piété envers les Dieux est d'avoir sur eux de justes conceptions, qu'ils existent et qu'ils gouvernent toutes choses avec sagesse et justice, et par conséquent, d'être disposé à leur obéir, à leur céder en tout ce qui arrive, et à les suivre de bon gré avec la pensée qu'ils ont tout accompli pour le mieux. Ainsi, tu ne t'en prendras jamais aux Dieux et tu ne les accuseras point de te négliger »

    Epictète, Le Manuel, XXXI

    781453531.jpgAller au-devant du monde le cœur serein. Rester droit face aux pires menaces et affronter la mort sans faillir, voilà la grande ambition du stoïcisme. En des temps troublés, l'Européen, quel que soit son rang, trouvera dans le Manuel tous les outils pour y arriver. Par la méditation, la raison et la maîtrise de soi il pourra se forger jour après jour une antique et véritable tenue. Le stoïcisme est également l'une des traditions par laquelle on peut se rapprocher du divin puis enfin mériter soi-même ce qualificatif. Devenir « pareil au Dieux » fut l'une des grandes inspirations de nos plus lointains ancêtres au sein de toute l'Europe. Germains et Celtes aux ancêtres divins ou Latins et Hellènes rêvant de prendre place à la table des Dieux, tous étaient habités par cette métaphysique de l'absolu qui guide nos âmes depuis nos origines. Une métaphysique de l'absolu qui les poussait à rechercher la perfection, l'harmonie, la beauté. Avec la raison menant au divin et le divin menant à la raison, le stoïcisme réussit un syncrétisme que beaucoup ont cherché à réaliser en vain pendant des siècles. Et cette sagesse n'est nullement incompatible avec les fois chrétiennes comme avec nos antiques fois européennes. Le libre penseur, l'incroyant lui-même n'en est pas exclu. Voilà pourquoi celui qui ouvre Le Manuel aura alors pour horizon l'Europe toute entière et ce, à travers toutes ses époques. Que celui qui contemple alors notre histoire se rappelle ces paroles d'Hector dans L'Iliade 5 (XII, 243) : « Il n'est qu'un bon présage, celui de combattre pour sa patrie ».

    Pour le SOCLE :

    De la critique positive du Manuel, les enseignements suivants peuvent être tirés :

                        - Le Manuel dicte la tenue idéale à tenir pour un certain type d'Européen.

                        - C'est un devoir sacré pour chacun d'être utile là où il est.

                        - Il ne saurait y avoir de réflexion sans action.

                        - L'honneur est au-dessus de la vie.

                        - L'hubris doit être condamné.

                        - On doit être guidé par une métaphysique de l'absolu.

                        - Le divin mène à la raison. La raison mène au divin.

    Bibliographie

    1. Le Manuel. Epictète. GF-Flammarion.
    2. Pensées pour moi-même. Marc-Aurèle. GF-Flammarion.
    3. Histoire et tradition des Européens. 30 000 ans d'identité. Dominique Venner. Editions du Rocher.
    4. Le crépuscule des idoles. Friedrich Nietzsche. Folio Essais.
    5. L'Iliade. Homère. Traduit du grec par Fréréric Mugler. Babel.
    http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2016/09/24/le-manuel-d-epictete.html
  • Provence : L'Action française fait sa rentrée le 8 octobre ! Vous êtes attendus !

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    Jeunes et anciens de Marseille, de Provence ou même des régions voisines, seront bienvenus, sont même attendus, à cette réunion de rentrée qu'annonce  - et à laquelle invite - la très esthétique affiche ci-dessus.

    La réunion se tiendra donc au local d'Action Française Provence, 14 rue Navarin à Marseille, le samedi 8 octobre à 16 heures, et se prolongera en soirée où sera proposé un programme à la fois intéressant et sympathique ... 

    Vous en saurez plus dans les jours qui viennent. Mais, dès à présent, nous conseillons à nos lecteurs et amis désireux de participer, de réserver leur après-midi et leur soirée du samedi 8 octobre ...  

    Une invitation par courriel sera diffusée prochainement.  •  LFAR

    Pour de premiers renseignements : 06 08 31 54 97

    http://lafautearousseau.hautetfort.com/

  • Histoire approximative pour politicien médiocre par Georges FELTIN-TRACOL

    Le 19 septembre dernier à Franconville dans le Val-d’Oise, un bateleur sur le retour, exceptionnel bonimenteur et ancien « résident » élyséen pendant cinq pitoyables années lançait une polémique vite reprise et amplifiée par le système politico-médiatique. Naguère chantre du métissage imposé (qu’on se souvienne de son lamentable discours du 17 décembre 2008) (1), Nicolas Sarközy lança à un auditoire toujours ravi d’être cocufié : « Nous ne nous contenterons plus d’une intégration qui ne marche plus, nous exigerons l’assimilation. Dès que vous devenez français, vos ancêtres sont Gaulois. »

    La sortie calculée de l’ancien gouverneur du district hexagonal de l’Occident globalitaire – qui aspire à le redevenir par simple désir d’effacer un formidable échec (battu, pensez donc par Flamby !) – souleva l’indignation des belles âmes. Jamais en reste dans le conformisme le plus rance, l’une d’elles, Laurent Joffrin, répliqua doctement que « la véritable identité française […] est celle du mélange (2) ». Et pourtant, entre le politicien et le journaliste bien-pensant, les divergences ne sont que superficielles. En multiculturaliste zélé, Joffrin penche pour l’intégration tandis que l’ancien président soutient, lui, l’assimilation, ce qui rend les deux discours de 2008 et de 2016 parfaitement compatibles. Quelques jours plus tard, le 24 septembre, à Perpignan, Sarközy ajoutait que « nos ancêtres étaient les troupes coloniales mortes au Chemin des Dames lors de la Première Guerre mondiale, les tirailleurs musulmans morts à Monte Cassino ».

    La référence aux Gaulois ne date pas d’Ernest Lavisse et du dessein uniformisateur des caciques de la IIIe République balbutiante (3). Accaparée par le projet prométhéen de forger un type unique d’« homme français », la « République des Jules » privilégia l’antériorité gauloise à une époque où l’origine romaine rappelait trop la présence catholique et l’apport franc l’Allemand détesté. Pour l’occasion, les républicains pillèrent sans hésiter dans les recherches effectuées sur les fonds propres d’un passionné d’archéologie gauloise, l’Empereur des Français Napoléon III.

    L’affirmation péremptoire et vaguement historique « Nos ancêtres les Gaulois » connut sa consécration officielle avec la parution en 1959 du premier album d’Astérix. Le petit et courageux Gaulois de l’irréductible village armoricain aurait symbolisé l’âpre résistance de Charles De Gaulle aux menées atlantistes et assimilationnistes alors en cours en Algérie encore française. On ne sait pas en revanche que la formulation contribua à l’arasement voulu des cultures vernaculaires ainsi qu’à l’amalgame fragile et provisoire des populations les plus instruites de l’empire colonial français. Des instituteurs zélés faisaient apprendre à leurs élèves africains, indochinois ou océaniens que leurs aïeux se nommaient Brennus et Vercingétorix au mépris de tout fondement ethno-culturel réel.

    Grossière approximation historique, « Nos ancêtres les Gaulois » incarne surtout la formule assimilatrice par excellence qui nie et écarte les cultures populaires. On entend sans cesse que la France aurait une tradition assimilatrice. Erreur, c’est l’immonde et abjecte République qui assure cette funeste et détestable pratique. À l’âge industriel, si elle excluait les cultures régionales et les patois paysans, l’assimilation parvenait parfois avec difficulté à inclure de petites minorités étrangères (italienne, polonaise, espagnole, portugaise…) guère distantes du modèle socio-culturel dominant. Ce contexte n’est maintenant plus valable. « L’assimilation est aujourd’hui un mirage, reconnaît Laurent Joffrin, qui voudrait que les minorités se coupent totalement de leur culture d’origine (4). » Auparavant, si les populations provenant d’Europe acceptaient de se fondre dans la culture française, c’est parce qu’elles y trouvaient de nombreuses correspondances. Ce temps est dorénavant révolu en raison du trop grand écart culturel entre les Européens et des immigrés venus d’Afrique et d’Asie.

    Prôner l’assimilation signifie promouvoir et encourager le métissage, c’est-à-dire accepter la fin définitive de la France européenne. Cet effacement s’accompagne de la célébration jusqu’à la nausée des sempiternelles valeurs républicaines parmi lesquelles se place désormais en pointe une affligeante laïcité. Le récent débat sur le voile musulman démontre la difficulté qu’a l’idéologie républicaine de s’extraire de son moule uniforme et centralisateur.

    La laïcité et sa manifestation politique, le laïcisme, travaillent à l’indifférenciation du monde, à la réification des peuples et à la marchandisation des cultures. En portant le voile qu’elles estiment être un gage de pudeur, les musulmanes refusent de se prendre pour des « Vercingétorixettes ». Elles ont raison ! Plus elles seront nombreuses à porter hijab et niqab, plus l’opinion prendra peut-être conscience que, d’une part, le « Grand Remplacement » (Renaud Camus) agit au quotidien dans les rues, les transports en commun, les salles de classe, et que, d’autre part, la réémigration sera à terme inévitable.

    Dans la bouche du candidat démagogique de la « primaire de la droite et du centre », « Nos ancêtres les Gaulois » instaure la primauté d’une laïcité hostile à toutes les singularités communautaires. Le modeste héritage gaulois se retrouve ainsi instrumentalisé au profit d’une exécrable idéologie cosmopolite. Par-delà les Gaulois, les Grecs, les Romains, les Francs, les Burgondes, les Wisigoths, les ancêtres de la majorité des Français en 2016 n’en demeurent pas moins des Borées !

    Georges Feltin-Tracol

    Notes

    1 : « Quel est l’objectif ? Cela va faire parler, mais l’objectif c’est de relever le défi du métissage, déclarait le futur mec de Carla. Défi du métissage que nous adresse le XXIe siècle. Ce n’est pas un choix, c’est une obligation. C’est un impératif : on ne peut pas faire autrement au risque de nous retrouver confrontés à des problèmes considérables. Nous devons changer, alors nous allons changer. On va changer partout en même temps : dans l’entreprise, dans les administrations, à l’éducation, dans les partis politiques. Et on va se mettre des obligations de résultat.

    Si ce volontarisme républicain ne fonctionnait pas, il faudra alors que la République passe à des méthodes plus contraignantes encore. » Qu’en pensent donc les éternels grandes gueules droitardes prêtes à voter une nouvelle fois pour ce sycophante madré ?

    2 : Laurent Joffrin, « Sarkozix le Gaulois », dans Libération, le 21 septembre 2016.

    3 : Dans les banlieues de l’immigration, les racailles allogènes n’hésitent plus à qualifier les ultimes Européens de France de « fromage » et de « Gaulois » pour exprimer tout leur mépris. Ces deux mots sont honorables et montrent que certains conservent une claire conscience de leur appartenance ethnique. En 1998, dans son Archéofuturisme, Guillaume Faye retournait ce qualificatif et annonçait vouloir remplacer la France multiculturalisée par une Gaule enfin ré-européanisée. C’était bien vu.

    4 : Laurent Joffrin, art. cit.

    http://www.europemaxima.com/

  • Livres & Histoire • Irlande 1916, le printemps d’une insurrection

    3667361592.jpgEn 2007, Philippe Maxence, éminent connaisseur de l’histoire et de la question irlandaises, publiait Pâques 1916, renaissance de l’Irlande, remarquable étude du Rising, sans doute l’une des meilleures parues en français.

    Le centenaire de l’insurrection de Dublin est prétexte à la publication d’une version abrégée, amputée des précieuses annexes, documents et dictionnaires qui accompagnaient la version originale, heureusement toujours disponible.

    Si les spécialistes et les passionnés de l’époque, ceux qui vibrent en entendant chanter The foggy dew, savent par cœur le Rebelle de Pearse et sa proclamation de la république d’Irlande sur les marches du GPO, éprouveront une certaine frustration, force est d’admettre que ce livre, même réduit au seul récit des événements, constitue encore une excellente initiation à la période et à ses héros.

    De cette tragique fin avril 1916 à l’indépendance de 1949, Maxence entraîne son lecteur sur les pas des héros de l’Irlande, fait vibrer à leurs exploits, pleurer à leur mort, démontre l’exemplarité, bien au-delà de l’île verte, de leur combat et de leur sacrifice et, dans un nouvel avant-propos sans concession pour l’Irlande actuelle, apparemment oublieuse de sa gloire passée, invite tous les Européens amoureux de leur culture et de leur terre, à s’inspirer des « héros de 1916 » pour préparer à leur tour l’insurrection et la résurrection de leurs patries.

    Philippe Maxence, Irlande 1916, le printemps d’une insurrection
    Via Romana, 200 p, 12 €.

    http://lafautearousseau.hautetfort.com/

  • JULIUS EVOLA : « LA SPIRITUALITÉ PAÏENNE AU MOYEN-ÂGE CATHOLIQUE » 1/2

    Quiconque a eu l’occasion de lire régulièrement nos articles, et notamment ceux publiés à plusieurs reprises dans Vita Nova, connaît déjà le point de vue qui sera le fil conducteur des présentes notes : nous faisons allusion à cette idée d’une opposition fondamentale entre deux attitudes distinctes quant à l’esprit, où il faut voir l’origine de deux traditions bien différenciées sur le plan aussi bien historique que suprahistorique.

    La première, c’est l’attitude guerrière et royale, la seconde, l’attitude religieuse et sacerdotale. L’une constitue le pôle viril, l’autre, le pôle féminin de l’esprit. L’une a pour symbole le Soleil, le « triomphe », elle correspond à l’idéal d’une spiritualité dont les maîtres-mots sont la force, la victoire, la puissance ordonnatrice, et qui embrasse toutes les activités et tous les individus au sein d’un organisme simultanément temporel et supratemporel (idéal sacré, de l’Imperium), en affirmant la prééminence de tout ce qui est différence et hiérarchie. L’autre attitude a pour symbole la Lune ; comme cette dernière, elle reçoit d’un autre la lumière et l’autorité, elle s’en remet à autrui et véhicule un dualisme réducteur, une incompatibilité entre l’esprit et la puissance, mais aussi une méfiance et un mépris pour toute forme d’affirmation supérieure et virile de la personnalité : ce qui la caractérise, c’est le pathos de l’égalité, de la « crainte de Dieu », du « péché » et de la « rédemption ».

    Ce que l’Histoire – jusqu’à nos jours – nous a montré en fait d’opposition entre autorité religieuse et pouvoir « temporel », n’est qu’un écho, une forme plus tardive et plus matérielle en laquelle a dégénéré un conflit qui, dès l’origine, se rapportait à ces deux termes, c’est-à-dire un conflit entre deux autorités, également spirituelles, entre deux courants se référant au même titre, bien que d’une manière opposée, au supramonde. Il y a plus : l’attitude « religieuse », loin de correspondre sans autre forme de procès au spirituel et d’épuiser ce qui relève du domaine suprême de l’esprit, n’est que le produit, relativement récent, d’un processus de dégénérescence qui a frappé une tradition spirituelle plus ancienne et plus éminente, de type précisément « solaire ».

    En effet, si nous examinons les institutions des plus grandes civilisations traditionnelles – de la Chine à la Rome antique, de l’Égypte à l’Iran, du Pérou précolombien au vieux monde nordico-scandinave – nous trouvons constamment, sous des traits uniformes, l’idée d’une fusion absolue des deux pouvoirs, royal et spirituel ; au faîte de la hiérarchie, nous ne trouvons pas une église, mais une « royauté divine », non pas l’idéal du saint, mais de celui qui, par sa nature supérieure même, par la force nécessitante du rite en tant que « technique divine », joue, par rapport aux puissances spirituelles (ou « divinités ») le même rôle viril et dominateur qu’un chef en face des forces des hommes. C’est un processus de dévirilisation spirituelle qui, de là, a conduit à la forme religieuse, puis, en augmentant constamment la distance entre l’homme et Dieu, et la servilité du premier vis-à-vis du second au seul bénéfice de la caste sacerdotale, a fini par miner l’unité traditionnelle en donnant lieu à la double antithèse d’une spiritualité antivirile (sacerdotalité) et d’une virilité matérielle (sécularisation de l’idée d’État et de Royauté, matérialisation des aristocraties antiques et sacrées). Si l’on doit surtout aux rameaux aryens les formes lumineuses des anciennes civilisations « solaires », en Occident, c’est surtout à l’élément levantin que l’on doit le triomphe de l’esprit religieux – jusqu’à l’asiatisation du monde gréco-romain, jusqu’à la décadence de l’idée impériale augustéenne, jusqu’à l’arrivée même du christianisme.

    Dans les présentes notes, nous nous proposons d’éclairer quelques aspects peu connus de la civilisation médiévale, afin de démontrer qu’elle inclut la tentative (tantôt visible, tantôt cachée) d’une grande réaction, la volonté de reconstruire une tradition universelle dont le but, malgré les apparences formelles et la conception courante du Moyen Age comme un âge « catholique » par excellence, est antichrétien ou, plutôt, dépasse le christianisme.

    Le réveil nordico-aryen de la Romanitas

    Très vraisemblablement, cette volonté de restauration tira son origine première des races nordico-germaniques, dont l’influence, à l’époque post-byzantine, est un fait universellement acquis. Sur la foi des plus anciens témoignages – y compris, d’un certain point de vue, chez Tacite lui-même -, ces races nous apparaissent comme un type extrêmement proche de celui des Achéens, des paléo-Iraniens, des paléo-Romains, et en général, des Nordico-Aryens, qui se serait conservé, pour ainsi dire, au stade d’une pureté « préhistorique ».

    Et le fait que, en raison des traits extérieurs rudes, sans fioritures, grossièrement et âprement sculptés de leur existence et de leurs mœurs, ces races aient pu apparaître comme « barbares » en face d’une civilisation qui, d’une part, avait dégénéré sous le poids de ses structures juridico-admmistratives et, d’autre part, s’était amollie en recherches de raffinements hédonistes, littéraires et citadins, était quasiment synonyme de décadence, ce contraste ne saurait empêcher que ces races aient véhiculé en propre et abrité dans leurs mythes et dans leurs légendes la profonde spiritualité d’une tradition aryenne originelle, dont le support était une existence empreinte de rapports guerriers et virils, de fierté, de liberté, d’honneur et de fidélité.

    Par ailleurs, nous constatons que ce n’est pas de l’esprit « religieux », mais précisément de l’esprit « héroïque » qu’émanaient les incarnations des divinités principales que, à l’origine, ces races reconnaissaient et vénéraient. C’est le panthéon lumineux des Ases, en lutte perpétuelle avec les « géants » et les natures élémentaires de la terre. C’est Donnat-Thor, destructeur de Thyr et d’Hymir, le « fort entre les forts », « l’irrésistible », le maître de « l’abri contre la terreur ». C’est Wotan-Odin, le donneur de victoire, le détenteur de la sagesse, l’hôte des héros immortels que les Walkyries choisissent sur les champs de bataille et dont il fait ses propres fils – le Seigneur des bataillons tempétueux, celui dont le symbole est identique à celui de la grandeur romaine et de la « gloire » – hvareno iranienne -, l’Aigle, dont la force nourrit le sang non-humain des dynasties royales. En outre, déjà mêlé aux hommes, nous avons des races héroïques, comme celle de Wälsungen, à laquelle appartiennent Sigmund et Sigurt-Siegfried, et qui lutteront jusqu’au bout contre le Ragnarökkr, contre l’obscurcissement des dieux, symbole des âges sombres qui seront le lot des générations futures ; nous avons les races royales gothiques qui se considèrent comme des âmals, les « purs » ou les « célestes », et qui font remonter leur origine à la symbolique Mitgardhz, la « terre du milieu », située – comme l’Hyperborée du solaire Apollon et l’airynem-vaêjo des Iraniens – dans l’extrême Nord ; nous avons une variété d’autres thèmes et d’autres mythes d’origine aryenne très ancienne, également et toujours empreints de spiritualité guerrière et étrangers a tout relâchement « religieux ».

    Si, de l’extérieur, l’irruption des « barbares », a pu sembler destructrice du fait de sa contribution au bouleversement de l’ordonnancement matériel de l’Empire asiatisé, elle signifia par contre, du point de vue intérieur, un apport vivificateur de l’esprit aryen, un nouveau contact galvanisateur avec une force encore à l’état pur, et qui devait donner lieu à une lutte et à une réaction sous le signe, précisément, de cette romanitas et de cet Imperium, qui avaient tiré leur grandeur, dans le monde antique, de leur conformité à un type de spiritualité virile et solaire. Après les premiers siècles de notre ère, les envahisseurs prirent en effet distinctement conscience d’une mission de restauration. Leur « conversion » laissa presque intacts leur ethos et leur intime tradition originelle qui, une fois le symbole de l’ancienne Rome adopté, devait se dresser contre l’usurpation et la volonté d’hégémonie de l’Église, alors qu’en même temps elle entreprenait la formation, spirituelle et matérielle, d’une nouvelle civilisation européenne.

    Nous savons que déjà lors du couronnement du roi des Francs, qui avait lieu le jour considéré par l’Antiquité comme celui de la renaissance de l’invincible dieu solaire (natalis solis invicti), on adopta la formule Renovatio Romani Imperii. Après les Francs, ce furent précisément les Germains qui assumèrent, d’une manière encore plus tranchée, cette fonction. La désignation de leur idéal impérial œcuménique ne fut pas « teutonique » mais « romain » – jusque dans les terres les plus lointaines, ils portèrent les enseignes et les devises romaines : basilei et augusti, leurs rois se parèrent du titre de Romanorum reges, et Rome resta toujours la source symbolique de leur Imperium et de leur légitimité.

    Le semblable rencontre donc son semblable. Le semblable réveille et intègre son semblable. L’aigle paléonordique d’Odin renoue avec l’aigle romaine des légions et du dieu capitolin. L’esprit antique renaît sous de nouvelles formes. Il se crée un grand courant à la fois formateur et unificateur. L’Église, d’une part, se laisse dominer – elle « romanise » son propre christianisme – pour pouvoir dominer à son tour, pour pouvoir se maintenir à la crête de la vague ; et, d’autre part, elle résiste, elle veut arriver au faîte du pouvoir, elle veut primer sur l’Empire. Si c’est dans la tension que se libèrent des éclairs extrêmement riches de signification, n’en demeure pas moins la réalité que, si le Moyen Âge se présente à nous sous l’aspect d’une grande civilisation « traditionnelle » dans son expression la plus parfaite, cela ne s’est pas produit grâce au christianisme, mais malgré le christianisme, en vertu de l’apport nordique qui ne faisait qu’un avec l’idée antique de la Rome païenne, et détermina une force agissant dans deux directions : sur le plan politique et éthique, au travers du régime féodal, de l’éthique chevaleresque et de l’idéal gibelin ; sur le plan spirituel, d’une manière occulte dans l’aspect « interne » de la chevalerie et même des Croisades, à travers le mythe païen qui renaît autour de l’idée impériale, à travers les veines cachées d’une tradition qui débouchera sur Dante et les « Fidèles d’Amour ».

    L’ethos païen de la féodalité

    Il va de soi qu’il est inutile de s’attarder sur le caractère antichrétien du régime social et des idéaux éthiques du Moyen Âge, tant il s’agit de choses connues de tous, aux traits par trop évidents.
    Le régime féodal caractérise la société médiévale. Un tel régime est directement issu du monde nordico-aryen ; il se base sur les deux principes de l’individualité libre et de la fidélité guerrière, et rien ne lui est plus étranger que le pathos chrétien de la « socialité », de la collectivité, de l’amour. Avant le groupe, on trouve ici l’individu. La plus haute valeur, la vraie mesure de la noblesse, dès la plus ancienne tradition nordique (comme celle paléoromaine), résidait dans le fait d’être libre. La distance, la personnalité, la valeur individuelle étaient des éléments indissolublement liés à toute expression de la vie. L’État, sous son aspect politique temporel — de même que selon l’ancien concept aristocratique romain — se résumait au conseil des chefs, chacun d’eux restant libre et seigneur absolu de sa terre, pater, dux et prêtre de sa propre gens. À partir d’un tel conseil, l’État s’imposait comme idée suprapolitique à travers le roi, puisque celui-ci, dans l’ancienne tradition nordique, ne l’était que par son sang « divin », par le fait de n’être finalement qu’un avatar d’Odin-Wotan lui-même.

    Mais, dans le cas d’une entreprise commune de défense ou de conquête, voici qu’une condition nouvelle prenait le pas sur l’autre : il se formait spontanément une hiérarchie rigide, un principe nouveau de fidélité et de discipline guerrière s’affirmait. Un chef – dux, heritigo – était élu, et le libre seigneur se transformait alors en un vassal d’un chef dont l’autorité s’étendait jusqu’au droit de le tuer s’il venait à manquer aux devoirs qu’il avait acceptés. Au terme de l’entreprise, cependant, on revenait à l’état normal et antérieur d’indépendance et d’individualité libre. Le développement qui, de cette constitution paléonordique, débouche sur le régime féodal, peut être avant tout caractérisé par une identification de l’idée sacrale du roi avec l’idée militaire du chef temporaire. Le roi en vient à incarner l’unité du groupe, y compris en temps de paix, du fait du renforcement et de l’extension à la vie civile du principe guerrier de la fides ou fidélité. Autour du roi, il se forme une suite de « compagnons » – fideles ou leudes – libres, mais trouvant dans l’idéal de la fidélité, dans le service de leur seigneur, dans le fait de combattre pour son honneur et pour sa gloire, un privilège et la réalisation d’un mode d’être plus élevé que celui qui, au fond, les aurait abandonnés à eux-mêmes.

    La constitution féodale s’élabora au travers de l’application progressive de ce principe. Extérieurement, elle semble altérer l’ancienne constitution aryenne : la propriété terrienne, à l’origine absolue et individuelle, paraît maintenant conditionnée – c’est un beneficium qui implique loyalisme et service. Cependant, elle ne l’altère en profondeur que là où la fidélité ne fut plus conçue comme une voie permettant d’atteindre à une liberté véritable, sous une forme supérieure et déjà supraindividuelle. Quoiqu’il en soit, le régime féodal fut un principe et non pas une réalité pétrifiée ; ce fut l’idée générique d’une loi d’organisation directe qui laissait le champ libre au dynamisme de forces elles-mêmes libres, rangées les unes sous les autres ou les unes à côté des autres, sans moyens termes et sans altérations – vassal en face du suzerain et seigneur en face du seigneur – de manière telle que tout – liberté, honneur, gloire, destin, propriété – pût reposer sur la valeur et sur le facteur personnalité, et non pas, ou quasiment pas, sur un élément collectif ou sur un pouvoir « public ». Ici, on peut dire que le roi lui-même était appelé à perdre et à reconquérir à tout moment ses prérogatives. Probablement, l’homme n’a jamais été traité d’une manière plus sévère et plus insolente, et cependant ce régime fut une école d’indépendance et de virilité, et non pas de servitude ; dans ce cadre, les rapports de fidélité et d’honneur surent offrir un caractère de pureté et d’absoluité auquel, par la suite, on ne devait plus jamais atteindre.

    Il n’est pas besoin, arrivé à ce point, de s’étendre beaucoup pour démontrer combien cette institution, qui reste pourtant la plus caractéristique de l’esprit du Moyen Âge, n’a pas grand-chose de commun avec l’idéal social judéo-chrétien. En elle, par contre, réapparaît cette fides qui, avant d’être la deutsche Treue, fut la Fides des Romains ; objet de l’un des plus anciens cultes, elle fit dire à Livius qu’elle caractérisait au plus haut point le Romain en face du « barbare ». Elle nous ramène à l’idéal de la bhakti des Aryens de l’Inde, et rappelle surtout l’ethos païen qui anima les sociétés iraniennes : si, de pair avec le principe de l’autorité et d’une fidélité jusqu’au sacrifice (non seulement dans l’action mais encore dans la pensée) vouée aux souverains déifiés, on affirmait aussi le principe de la fraternité, cette dernière restait totalement étrangère à la sentimentalité féminine et communisante introduite par le christianisme. Les qualités viriles, jusque sur le plan de l’initiation (cf. le mithracisme), avaient une valeur autrement plus élevée que celle de la compassion et de la mansuétude, de sorte qu’une telle fraternité – semblable à celle des pairs et des hommes libres du Moyen Âge – demeurait celle, loyale, claire, fortement individualisée et, pouvons-nous même ajouter, romaine, qui pouvait exister entre des guerriers qu’une commune entreprise rassemblait.

    La Tradition secrète de l’Empire

    La fides, qui cimentait les unités féodales particulières en vertu d’une espèce de purification, de sublimation dans l’intemporel, faisait naître une fides supérieure, qui renvoyait à une entité placée plus haut, universelle et métapolitique – représentée, comme chacun sait, par l’Empire. L’Empire, surtout tel qu’il s’affirma idéalement avec les Hohenstaufen, se présenta comme une unité de nature aussi spirituelle et œcuménique que l’Église. Comme l’Église, il revendiqua une origine et une finalité supranaturelles et s’offrit comme une voie de « salut » aux hommes. Mais, de même que deux soleils ne peuvent coexister dans un même système planétaire (et cette dualité Empire-Église fut, justement, souvent représentée par l’image des deux soleils), de même le conflit entre ces deux puissances universelles, points culminants de la grande ordinatio ad unum du monde féodal, ne devait pas tarder à faire rage.

    Le sens d’un tel conflit échappe fatalement à celui qui, s’arrêtant aux apparences extérieures et à tout ce qui, d’un point de vue plus profond, n’est que simple cause fortuite, ne sait y voir qu’une compétition politique, une rencontre brutale d’orgueils et de volontés d’hégémonie, alors qu’il s’agit d’une lutte à la fois matérielle et spirituelle, due au choc des deux traditions et attitudes opposées dont nous avons parlé au début. À l’idéal universel de type « religieux » de l’Église, s’oppose l’idéal impérial comme volonté occulte de reconstruire l’unité des deux pouvoirs, du royal et du spirituel, du sacral et du viril.

    En ce qui concerne ses expressions extérieures, l’idée impériale se limita souvent à ne revendiquer que la maîtrise du corpus et de l’ordo de la Chrétienté ; de ce fait, il est clair qu’en elle on retrouve finalement l’idée nordico-aryenne et païenne de la « royauté divine » qui, conservée par les « barbares », dépasse, au contact des symboles de la romanité antique, les limites d’une race spécifique, c’est-à-dire des traditions des races nordiques particulières, s’universalise, se dresse en face de l’Église comme une réalité œcuménique aussi vraie que l’Église et comme l’âme la plus authentique, le centre d’union et de sublimation le plus adéquat pour cet ethos guerrier et féodal de type païen qui, déjà, transcendait les formes particulières et simplement politiques de la vie à cette époque.

    La prétention même de l’Église, l’idéologie anti-impériale qui lui fut propre confirment ce caractère de la lutte. L’idée grégorienne est une idée anti-traditionnelle par excellence : c’est celle de la dualité des pouvoirs et d’une spiritualité anti-virile qui s’affirme supérieure à une virilité guerrière que l’on tente par ailleurs d’abaisser mesquinement à un plan tout-à-fait matériel et politique : c’est l’idée du clerc souverain trônant au-dessus du chef d’un État conçu comme pouvoir purement temporel, par conséquent au-dessus d’un « laïc » qui tire uniquement son autorité du droit naturel et reçoit l’Imperium comme s’il s’agissait d’un beneficium concédé par la caste sacerdotale.

    Naturellement, il ne peut s’agir là que d’une prétention nouvelle, prévaricatrice et subversive. Sans même parler des grandes traditions préchrétiennes, l’Église, dans cet empire « converti » qui fut celui de la période byzantine, non seulement restait dépendante de l’État, mais, lors des conciles, les évêques s’en remettaient souvent à l’autorité des princes pour sanctionner et approuver définitivement leurs décisions, y compris en matière de dogme, au point que la consécration des rois, par la suite, ne pouvait se distinguer de façon essentielle de celle des prêtres. Il est ensuite à noter que, si les rois et les empereurs, dès la période franque, prenaient l’engagement de défendre l’Église, cela était bien loin de signifier « subordination à l’Église », mais le contraire. Dans le langage de l’époque, « défendre » avait un sens bien différent de celui qu’il a pris de nos jours.

    Assurer la défense de l’Église, ou mainbour, c’était, selon le langage et les idées du temps, exercer sur elle simultanément protection et autorité. Ce que l’on nommait défense était un véritable contrat impliquant la dépendance du protégé, qui était soumis à toutes les obligations que la langue d’alors résumait dans le mot « rides ». Selon le témoignage d’Eginhard, « après les acclamations, le pontife se prosterna devant Charles, selon le rite établi au temps des anciens empereurs » ; et le même Charlemagne, en plus de la défense de l’Église, revendiquait le droit et l’autorité de la « fortifier de l’intérieur selon la vraie foi », tandis que ne manquent pas les prises de position allant dans le même sens, comme celle-ci : Vos gens sancta estis atque regale estis sacerdotium (Étienne III aux Carolingiens) ou encore : Melchisedek noster, merito rex atque sacerdos, complevit laïcus religionis opus.

    L’opposition guelfe contre l’Empire est donc une pure et simple révolte qui reprend comme slogan la parole de Gélase Ier : « Après le Christ, aucun homme ne peut être roi et prêtre » et tend à désacraliser l’idée d’Empire, à étouffer la tentative nordico-romaine de la réunification « solaire » des deux pouvoirs et, par conséquent, de la reconstruction d’une autorité supérieure à celle que l’Église, en tant qu’institution religieuse, n’aurait jamais dû revendiquer pour elle-même.

    Et chaque fois que l’Histoire ne parle qu’implicitement de cette aspiration supérieure, c’est le mythe qui s’en charge : le mythe qui ne s’oppose pas, ici, à l’Histoire, mais l’intègre et en révèle une dimension plus profonde. Voici donc, à la période franque, que revient souvent pour le roi (et la phrase citée plus haut nous en donne un exemple) le symbole énigmatique de Melchisedek et de sa religion royale : de ce Melchisedek, roi de Salem, prêtre d’une religion d’un rang plus éminent que celui de la religion d’Abraham, et qui doit être considéré comme la figuration biblique de l’idée extrabiblique, païenne et traditionnelle au sens supérieur, du Seigneur universel (le çakravarti hindou), de celui qui réunit en lui de manière solaire les deux pouvoirs et se trouve être le point d’union vivant entre le monde et le supramonde.

    Mais cette même signification réapparaît aussi dans de très nombreuses légendes relatives aux empereurs germaniques, où interférent le réel et l’irréel, l’Histoire et le mythe. En plus de Charlemagne, Frédéric Ier et Frédéric II, entrés dans la légende, ne seraient jamais morts. Ils auraient reçu en don du mystérieux « Prêtre Jean », qui n’est autre qu’une figure médiévale du « seigneur universel », les symboles d’une vie éternelle et d’un pouvoir non humain de victoire (la peau de salamandre, l’eau de vie, l’anneau d’or). Ils poursuivraient leur existence au sommet d’une montagne (par exemple l’Odenberg ou le Kyffhaüser), quelquefois en un lieu souterrain. Ici également reviennent les symboles, que nous pouvons définir comme universels, d’une tradition païenne très ancienne.

    En effet, c’est sur une montagne ou dans un lieu souterrain qu’aurait trouvé refuge et que se trouverait toujours le roi paléo-iranien Yima, « le Resplendissant, celui qui, parmi les hommes, est semblable au soleil » ; le Walhalla nordique, siège des rois divinisés et des héros immortalisés, fut souvent conçu sous la forme d’une montagne ; et c’est encore sur une montagne, (la Montagne de l’Ancêtre) que, selon les légendes bouddhiques, disparaîtraient les « éveillés » et les « êtres libres et surhumains » – comme souvent les héros grecs divinisés, y compris Alexandre le Grand, dans certaines légendes du monde hellénique.

    L’Agartha, nom tibétain de la résidence du « seigneur universel » (qui correspond d’autre part, étymologiquement parlant, à l’Asgard de l’Edda, résidence des Ases et des rois divins primordiaux) serait enfouie au cœur d’une montagne. En général, les montagnes symboliques des légendes médiévales, mais également le Meru hindou, le Kef islamique, le Mont Salvat des légendes du Graal, et même l’Olympe, ne sont que diverses versions d’un thème unique ; au travers du symbole de la « hauteur », ils expriment les états spirituels transcendants et « célestes » (convergence avec le symbolisme des lieux souterrains, c’est-à-dire cachés, si l’on songe à la relation entre coelum, ciel et celare, cacher), qui conféraient, traditionnellement, l’autorité et la fonction absolue, métaphysique, de l’Imperium.

    La légende des empereurs jamais morts et ravis sur une montagne nous confirme le fait qu’en ces figures on voulut voir les manifestations de la fonction éternelle, en elle-même immortelle, du domaine spirituel universel qui, d’autre part, selon un thème traditionnel récurrent (cf. l’Edda, le Brahmâna, l’Avesta, etc.) doit se manifester à nouveau à l’occasion d’une crise décisive de l’histoire du monde. En effet, dans les légendes médiévales, on trouve aussi l’idée que les Empereurs du Saint-Empire Romain se réveilleront le jour où feront irruption les hordes de Gog et Magog – symboles du démonisme de la pure collectivité – jadis enfermés par Alexandre le Grand derrière une muraille de fer. Les Empereurs livreront la dernière bataille dont dépendra la floraison nouvelle de « l’Arbre sec » – l’Arbre de la Vie et du Monde, qui n’est autre que la plante dépouillée de Dante mais aussi l’Yggdrasil de l’Edda, dont la mort marquera le Ragnarökkr, l’obscurcissement des dieux.

    Il est donc significatif que, parmi ces mythes qui mettent en évidence la relation de l’idéal impérial médiéval avec l’idée « solaire » traditionnelle – mais également le dépassement de la conception « religieuse » de l’esprit et de la limitation politique et laïque de l’empire et de la royauté – il y en a quelques-uns (cf. par exemple le Speculum Theologiae) qui poussent l’opposition à l’Église et au christianisme au point de donner à l’Empereur ressuscité, qui fera refleurir l’Arbre sec, les traits de l’Antéchrist ; naturellement, non pas au sens habituel (puisqu’il restera toujours celui qui combat contre les hordes de Gog et de Magog), mais probablement à titre de symbole d’un type de spiritualité irréductible à celle de l’Église, au point d’être obscurément assimilé, dans la légende, à la figure de l’ennemi du dieu chrétien.

    Le ferment gibelin, l’âpre lutte pour la revendication impériale, outre son aspect visible, avait donc un côté invisible. Derrière la lutte politique se cachait une lutte entre deux traditions spirituelles opposées, et, au moment où la victoire semblait sourire à un Frédéric II, déjà les prophéties populaires annonçaient : « Le cèdre du Liban sera coupé. Il n’y aura plus qu’un seul dieu, c’est-à-dire un monarque. Malheur au clergé ! S’il tombe, un ordre nouveau est prêt ».

    À suivre

    Julius Evola

    Revue Vita Nova, 1934

    tr. fr. Gérard Boulanger in revue Kalki n°3

    Pardès, 1987

    Source : Métapédia

  • Le mécanisme du terrorisme intellectuel n'a pas varié

    Jean Sévillia répond au Figarovox à l'occasion de la publication de ses Ecrits historiques de combat. Extrait :

    Sur le terrorisme intellectuel :

    6a00d83451619c69e201b7c896a0d7970b-800wi.jpg"[...] Faut-il rappeler les attaques subies au cours des dernières années, pour ne retenir que quelques figures en vue, par les philosophes Alain Finkielkraut ou Michel Onfray, par le journaliste Eric Zemmour, par le comédien Lorànt Deutsch ou par le romancier Michel Houellebecq? Faut-il rappeler les conditions dans lesquelles s'est déroulé le débat - ou plus exactement l'absence de débat - sur le Mariage pour tous, où il était posé par principe qu'en être partisan était le signe d'un esprit ouvert et moderne et qu'en être l'adversaire était le fait d'une mentalité intolérante et rétrograde.

    Dans une société démocratique où le débat d'idées est censé être libre, tout se passe comme si certaines idées étaient interdites, certains sujets tabous, et certaines voix moins légitimes que d'autres puisqu'elles contreviennent à la pensée dominante, qui est la pensée des élites politiques, culturelles et médiatiques. Le mécanisme du terrorisme intellectuel n'a pas varié. Il consiste à jeter l'opprobre sur les opposants à cette pensée dominante en leur collant, explicitement ou implicitement, une étiquette qui a pour but de les réduire au silence en jetant le discrédit sur leur personne et leur propos. Ces étiquettes se traduisent par des mots - réactionnaire, raciste, fasciste, homophobe, etc. - qui n'ont plus un sens objectif: ils peuvent s'appliquer à n'importe quoi et n'importe qui afin de les disqualifierselon le principe de l'amalgame et de la reductio ad hitlerum. Ce qui change, en revanche, c'est l'objet du terrorisme intellectuel, puisque celui-ci est indexé sur l'idéologie dominante. Il y a cinquante ans, quand le marxisme triomphait chez les intellectuels, être anticommuniste valait de se faire traiter de «chien» par Jean-Paul Sartre. Aujourd'hui, alors que l'antiracisme et le multiculturalisme sont présentés comme des impératifs catégoriques, affirmer que l'origine et l'ampleur des flux migratoires pose un problème à la France et à l'Europe en général vaut d'être accusé de racisme. [...]"

    Sur le combat des idées :

    "C'est un refrain que reprend, sur un ton dépité, la presse de gauche: la droite - ou les conservateurs, les réactionnaires, etc. - auraient gagné la bataille des idées. Or ce refrain est largement trompeur. Il est vrai, ce qui est nouveau par rapport au paysage des idées d'il y a quinze ans, que quelques figures telles qu'Alain Finkielkraut ou Eric Zemmour obtiennent de réels succès d'audience quand la télévision ou la radio leur tendent un micro, ce dont je me réjouis. Mais ces individualités demeurent des exceptions sur les ondes, et leurs propos suscitent un violent contre-feu, quand ce ne sont pas des menaces de poursuites judiciaires, parfois mises à exécution. Il est encore vrai que la pensée de gauche mouline dans le vide, mais elle continue néanmoins à mouliner… Il n'est que d'observer la façon dont sont analysés les facteurs qui conduisent des jeunes vivant en France au djihadisme pour constater que les commentateurs tournent toujours autour d'explications sociales - pauvreté, exclusion, déscolarisation, etc. - pour ne pas voir et nommer la réalité, qui est politique, culturelle et religieuse.

    Non seulement le concept de «néoréac», lancé en 2002 par le livre de Daniel Lindenberg, essayiste de gauche, procède d'un amalgame réducteur - non, Pascal Bruckner ne pense pas comme Natacha Polony qui ne pense pas comme Elisabeth Lévy et ainsi de suite - mais le fait que la haute cléricature de gauche ait disparu ou se taise n'empêche pas la basse cléricature d'être en place.Faites un sondage sur ce qu'on pense dans les salles de profs ou dans les rédactions des chaînes publiques de la loi travail ou de la question des migrants, et vous serez édifiés. Or dès lors que tous les Français passent par l'école ou regardent la télévision, ils en subissent l'influence, même si beaucoup savent aussi s'en libérer. Par conséquent, j'en suis bien navré mais, sur le terrain, la «victoire culturelle» n'est pas encore là. En dépit de tout, nous ne sommes pas sortis, culturellement parlant, du paradigme selon lequel il serait bien d'être de gauche et être de droite imposerait de s'excuser. C'est si vrai que la droite, qui ne brille par ses idées, fait tout pour faire oublier qu'elle n'est pas de gauche. Je ne suis pas de ceux qui croient que le clivage droite/gauche est caduc. Cette distinction structure notre vie politique depuis deux siècles, et elle n'est pas près de disparaître, même si ses frontières se sont déplacées, et même si les élites dirigeantes de droite comme de gauche communient dans un libéralisme libertaire qui les rapproche et souvent les confond. [...]"

    Michel Janva

  • Pierre Le Vigan – L’implosion du politique : le danger des droits de l’homme [2/3]

    Nietzsche souligne que, pour être créateur, l’homme a besoin de limiter son horizon. Il écrit : « Ceci est une loi universelle : tout ce qui est vivant ne peut devenir sain, fort et fécond que dans les limites d’un horizon déterminé. Si l’organisme est incapable de tracer autour de lui un horizon, s’il est d’autre part trop poussé vers des fins personnelles pour donner à ce qui est étranger un caractère individuel, il s’achemine, stérile ou hâtif, vers un rapide déclin. La sérénité, la bonne conscience, l’activité joyeuse, la confiance en l’avenir – tout cela dépend, chez l’individu comme chez le peuple, de l’existence d’une ligne de démarcation qui sépare ce qui est clair, ce que l’on peut embrasser du regard, de ce qui est obscur et hors de vue, dépend de la faculté d’oublier au bon moment aussi bien que, lorsque cela est nécessaire, de se souvenir au bon moment, dépend de l’instinct vigoureux que l’on met à sentir si et quand il est nécessaire de voir les choses au point de vue historique, si et quand il est nécessaire de voir les choses au point de vue non historique » (Deuxième considération inactuelle. De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie).

    Claude Lévi-Strauss, pour sa part, exprimait la même idée en affirmant : « Toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même leur négation » (Le regard éloigné, Plon, 1983).

    L’homme doit donc voir moins large (moins grand angle) mais en quelque sorte voir plus loin. Savoir se concentrer et savoir oublier ce qui n’est pas essentiel. Or, l’échange généralisé tend à élargir tous les horizons, à supprimer tous les compartiments de la vision, et même tous les axes de la vision. Or, tout voir, c’est ne rien voir. Un horizon est toujours dans une seule direction à la fois. Il n’y a pas d’horizon de toutes les directions à la fois. On peut formuler cela sous une autre forme : dans une société de communication totale, il n’y plus rien à échanger, et plus aucun horizon à partager par les communautés humaines. Donc plus de communautés humaines autre que l’humanité.

    On nous rebat les oreilles avec le culte de la diversité. Mais notre monde est-il divers ? Il est en fait faussement divers. Le mouvement actuel des choses – appelons cela l’hypermodernité mais sachons qu’elle contient des éléments de postmodernité – tend à détruire toutes les communautés particulières. Quand la différence devient un des droits de l’homme, ce n’est plus une différence, c’est encore une manifestation de l’extension de l’idéologie des droits de l’homme. D’autant que la vraie différence n’est pas garantie par un droit mais par le sentiment d’un devoir. Les gens qui meurent pour leur patrie ou pour leurs idées ne le font pas parce qu’ils en ont le « droit » mais parce qu’ils pensent en avoir le devoir. Même les gens qui revendiquent pour leurs droits le font en fait parce qu’ils estiment avoir le devoir de défendre ce qu’ils pensent être leur droit. Le devoir est toujours premier.

    Les droits de l’homme ont toujours soulevé des objections. Pour l’Église, l’objection est simple : les droits de l’homme peuvent-ils primer sur les devoirs envers Dieu (1) ? La réponse ne peut être que négative de son point de vue. L’Église s’est pourtant ralliée aux droits de l’homme, en revendiquant même la paternité, et expliquant qu’il n’y avait aucune contradiction entre d’une part ces droits et d’autre part l’amour et le service de Dieu.

    De fait, c’est le christianisme qui a rendu possible la notion de droits de l’homme en Occident. « La notion que tout homme a des droits sacrés est profondément chrétienne. L’Antiquité grecque ne l’a pas connue », remarque Bertrand de Jouvenel (2). Pour autant, si l’Église a toujours accordé une importance aux droits de l’homme et à la liberté comme constitutive de ces droits, c’était comme moyen de parvenir à la vérité. Or, pour elle, cette vérité ne peut être que l’existence de Dieu.

    Les droits de l’homme ont toujours aussi fait l’objet d’une critique politique. Elle s’appuie sur le réalisme et l’expérience. Cela n’a en effet pas grand sens de déclarer que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Ils naissent en fait dans des conditions inégales, sont élevés dans des conditions inégales, et ne font pas les mêmes choses de ce qu’ils ont reçu (quand bien même auraient-ils reçu le même patrimoine matériel et culturel). Bref, les hommes naissent différents et évoluent différemment. Voilà ce que nous dit le réel, et qui nous éloigne fort de l’égalité de départ. Ce que l’on peut et doit affirmer, c’est que tous les hommes doivent être respectés.

    Sur un autre plan, Edmund Burke opposait les « droits des Anglais » ou ceux d’autres peuples aux droits de l’homme (Réflexions sur la Révolution de France, 1790). « En vérité, dans cette masse énorme et compliquée des passions et des intérêts humains, les droits de l’homme sont réfractés et réfléchis dans un si grand nombre de directions croisées et différentes qu’il est absurde d’en parler comme s’il leur restait quelque ressemblance avec leur simplicité primitive. »

    Mettre l’accent sur les droits de l’homme, selon les critiques des conservateurs, ou des « réactionnaires », c’est vouloir transformer la société en chaos de « corpuscules élémentaires », la ramener à l’état de nature, c’est-à-dire à la vulnérabilité.

    Qu’est-ce qui caractérise la déclaration des droits de l’homme et, d’une manière générale, la doctrine des droits de l’homme ?

    C’est tout d’abord le fait que c’est l’homme qui déclare ses propres droits (3) . Ce qui nous parait évident ne l’était pas. Kant affirmait : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle [on traduit parfois par ’’état de minorité’’– PLV] dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières »(Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières, 1784).

    La nature de l’homme est de grandir et, ainsi, de devenir libre. La critique conservatrice, en soulignant que dès sa naissance, l’homme est héritier de cadres particuliers, qui fait qu’il n’y a pas d’égalité, a raison, mais elle a – comme Pierre Manent le dit (Cours familier de philosophie politique, Gallimard, 2001) – inutilement raison. En effet, la déclaration des droits de l’homme part, sans doute, de postulats illusoires, mais elle transforme, en faisant lever une espérance, réellement le réel. La passion de l’égalité devient en un sens le moteur de l’histoire. En effet, l’égalité est « une notion politique et sociétale autant qu’économique. Elle concerne le commun autant que le juste »(Pierre Rosanvallon, entretien avec le Nouvel Observateur, 5 septembre 2011).

    Il y a une critique sociale, et socialiste, et notamment marxiste des droits de l’homme qui reprend certains éléments de la critique conservatrice de Burke (ou de Maurras) mais qui va plus loin. « Les droits dits de l’homme, par opposition aux droits du citoyen, ne sont rien d’autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la collectivité » (La question juive, 1844, Aubier, 1971).

    Selon Marx, les droits de l’homme dans la société bourgeoise consistent à se mouvoir librement tant que l’on n’interfère pas avec la liberté d’autrui. Marx précise : « Á chaque homme elle fait trouver en l’autre homme, non la réalisation, mais au contraire la limite de sa liberté. […] Aucun des droits dits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est comme membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire l’individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son bon plaisir privé, et séparé de la communauté. »

    Les droits de l’homme sont ainsi – Marx fait écho à Rousseau – le contraire des droits du citoyen. Ce sont des droits soustractifs, ou encore une liberté « négative », le droit de « ne pas être gêné par », et non des droits d’intervenir, de participer, d’interagir, de coopérer avec.

    Ces droits de l’homme selon Hobbes et Locke (dans la lignée des droits naturels de Grotius), mêmes étendus à la société civile, renforcent la séparation entre celle-ci et l’État. Marx, au contraire, souhaite réunifier ces deux instances. La société doit se réaliser dans le politique et non voir les querelles entre ses ayants-droits arbitrées par le politique, conception bourgeoise qui a finalement triomphé. (C’est maintenant une conception que l’on pourrait nommer petite bourgeoise plus que bourgeoise qui triomphe, car la prétention bourgeoise d’être porteuse d’une certaine universalité s’est perdue entretemps).

    Claude Lefort a critiqué l’interprétation de Marx de la déclaration et de la doctrine des droits de l‘homme. Il lui a reproché de ne pas voir qu’elle pouvait aussi être porteuse d’autonomie (L’invention démocratique, 1981, Fayard, 1994). Marx voit dans la déclaration des droits de l’homme une doctrine de séparation entre société civile et politique, entre possédants et prolétaires, tandis que Claude Lefort insiste sur un droit de se lier aux autres qui serait la conséquence de la déclaration des droits de l’homme. L’analyse de Claude Lefort est malheureusement totalement anhistorique. En effet, de manière concomitante à la déclaration des droits de l’homme, les décrets d’Allarde et le Chapelier ont justement interdit les associations corporatives, exemple même du « droit de se lier » si cher à Claude Lefort. C’est clairement Marx qui a raison sur ce point et non Lefort.

    Il y a pourtant un moment où Claude Lefort voit juste : c’est quand il souligne que chacun est à la fois « sujet et objet, auteur et bénéficiaire des droits, de tous les droits. Bref, il y a dans notre société une indétermination et une circulation du droit qui suscitent sans cesse de nouvelles revendications de droits. »

    Claude Lefort précise sa pensée : « L’État démocratique excède les limites traditionnellement assignées à l’État de droit. Il fait l’épreuve de droits qui ne lui sont pas déjà incorporés, il est le théâtre d’une contestation dont l’objet ne se réduit pas à la conservation d’un pacte tacitement établi, mais qui se forme depuis des foyers que le pouvoir ne peut entièrement maîtriser ». En d’autres termes, l’idéologie des droits colonise la société au détriment de la loi. Ce n’est pas faux et ce n’est pas une bonne chose. C’est tout simplement le contraire de la démocratie comme pouvoir du peuple.
    Pour le dire autrement, le processus démocratique consiste en une production sans fin de nouveaux droits de l’homme. Le point sur lequel il faudrait insister – ce que ne fait pas Claude Lefort – c’est qu’il y a un envers à cette profusion des droits de l’homme. C’est une hémorragie sans fin des droits du citoyen. Il y a une logique de l’actuelle démocratie qui s’oppose à la vraie démocratie.

    La logique des droits de l’homme est en effet une logique séparatrice. Marx expliquait que ces droits ne peuvent concerner qu’une « monade isolée, repliée sur elle-même ». Tocqueville avait fort bien vu cette logique à l’œuvre dans les sociétés démocratiques. Il en appelait à un art  de la démocratie pour relier ce qui avait été délié (4).

    L’individualisme est le corollaire de l’égalisation démocratique

    Si chacun en vaut un autre et si chacun n’a plus à se définir par rapport à sa communauté, chacun ne reconnait d’autre valeur que celle qu’il se donne à lui-même. L’individualisme, ainsi, « tarit la source des vertus publiques » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II). Plus encore, « à la longue, il attaque et détruit toutes les autres [vertus] et va enfin s’absorber dans l’égoïsme ». Par contre, dans les siècles « aristocratiques » (c’est-à-dire antédémocratiques – et pas antidémocratiques), « la notion générale du semblable est obscure », note encore Tocqueville.

    Dans l’époque démocratique, c’est précisément parce que la notion du semblable est omniprésente que chacun cherche à affirmer sa différence, fut-elle – et en général elle l’est – une toute petite différence (« orientation » sexuelle, « orientation »  spirituelle incluant le yoga, le new age, etc).
    Les sociétés aristocratiques impliquent un certain oubli de soi, ou une impersonnalité active, et une certaine indifférence aux questions humanitaires, tandis qu’est vif le sens de l’honneur, qui concerne soi-même mais aussi les autres (par exemple le respect de l’ennemi, le fait de ne pas frapper un homme à terre, etc). Les sociétés démocratiques sont, de leur côté, marquées par le souci de soi (Michel Foucault), parfois poussé à l’extrême, et par la disparition de l’altérité (la différence forte) au profit des petites différences.

    La démocratie, écrit Tocqueville, « ramène [chacun] sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur » (De la démocratie en Amérique, tome II). Comment compenser cela ? En allant au fond du meilleur de la logique démocratique, en diffusant la démocratie à tous les niveaux et sur toutes les portions du territoire de la nation. Il s’agit, note encore Tocqueville, de « multiplier à l’infini, pour les citoyens, les occasions d’agir ensemble, et de leur faire sentir tous les jours qu’ils dépendent les uns des autres » (Ibid).

    La dé-liaison liée au libéralisme, à la révolution industrielle et au processus démocratique s’accompagne d’une re-liaison autour de la nation. Pierre Manent résume fort justement : « Individualisme et nationalisme s’entr’appartiennent, contrairement à l’opinion commune qui en fait des contraires » (Cours familier de philosophie politique).

    Le cas de Maurice Barrès est ici emblématique, qui passa du culte du Moi au culte de la Nation, le cercle des appartenances qu’il appelait « la famille, la race, la nation » élargissant en somme le développement de la personnalité et la canalisant tout à la fois.

    La logique de la démocratie, logique présente dès 1789, mais longtemps contrecarré par le Code Civil de Napoléon, c’est que tout repose sur le consentement. L’adhésion à la famille, à la patrie, à la religion ne se fait plus sans consentement. Autant dire, hormis en partie pour la famille, cellule en quelque sorte protectrice, que cette adhésion ne se fait plus du tout. Même pour la famille, cette adhésion se fait maintenant avant tout sur des bases protectrices, avons-nous dit, et non sur des relations transcendantes, verticales.

    Le nom du père ne veut plus dire grand-chose. Il en est de même pour le « non «  du père quand il survient. Quand le père dit « non », ce « non » du père fait hausser les épaules aux enfants. Cette extrême déliaison de la modernité amène parfois à caricaturer les sociétés holistes pré-démocratiques. Ces sociétés sont parfois présentées comme purement hiérarchiques. Or, le consentement y avait sa part, et, justement, quand il y avait absence de consentement, il pouvait y avoir rébellion, rupture, transgression (la vraie cette fois). La différence avec l’époque actuelle est que, maintenant, même les ruptures sont molles. Est-ce un effet de la féminisation des mœurs ?

    Nous parlons de ruptures molles. Parlons des ruptures politiques

    Il est frappant de voir que, aussi bien Nicolas Sarkozy en 2007 que François Hollande en 2012 n’ont finalement rien changé d’essentiel (5) alors que tous deux avaient fait campagne sur le thème du changement (6). La raison en est que les hommes politiques sont de plus en plus à notre image. Ils vivent dans le présent, et non dans le projet, ils font, plus ou moins bien leur « boulot », leur « job » de président ou de premier ministre, et ils ne remplissent un devoir. Ce sont des hommes ordinaires. On se rappelle la formule de François Hollande : je veux être un président « normal ». Mais un « président normal » n’est justement pas un homme normal car la fonction en question excède la normalité.

    « Le problème de la démocratie contemporaine consiste dans le défaut de convictions incarnées dans des visions du monde » constate Chantal Delsol. C’est pourquoi les objectifs de nos hommes politiques sont si extraordinairement à court terme. Il ne s’agit pas pour eux, par exemple, d’assurer la pérennité de la nation, de lui donner les moyens de sa force dans une ou deux générations, mais d’inverser les courbes du chômage (ou de la délinquance, ou de ce qu’on voudra) avant la fin de l’année.

    D’une manière générale, le choix, en démocratie (nous parlons de la démocratie actuelle), est comme la liberté dans cette même démocratie, c’est un choix et une liberté toujours neuve, toujours vierge, c’est un choix de l’instant et qui ne vaut que dans l’instant. C’est une liberté vierge de tout héritage et (donc) de toute continuité. « D’une promesse d’élévation citoyenne passant par l’accession de tous à l’autonomie, les principes des Lumières semblent bien conduire aujourd’hui à la négation même de ce qui définit notre humanité » écrit Paul-François Paoli ( in Malaise de l’Occident. Vers une révolution conservatrice ?, P-G de Roux, 2014).

    1. Maurras allait plus loin en affirmant que la déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789 représentait l’affirmation des « droits divins de l’individu » (Réflexions sur la révolution de 1789). Luc Ferry dit en somme la même chose, sauf qu’il le connote positivement (L’homme-Dieu ou le sens de la vie, Grasset, 1996).
    2. Les passions en marche, Le Portulan, 1947. De fait, la notion de droits humains a été développée au XVIe siècle par Francisco de Vitoria, Antonio de Montesinos, Bartolomé de Las Casas, Francisco Suarez.
    3. Les droits de l’homme, c’est en ce sens un aspect du projet prométhéen d’auto-institution de soi.
    4. Un art plutôt qu’une procédure, voilà qui était bien vu mais contrecarrait le scientisme qui était dominant à l’époque (et qui l’est toujours).
    5. Si ce n’est s’adapter toujours plus aux exigences de la mondialisation et de l’hyperclasse mondiale.
    6. Tandis que la société ne cessait de changer sous de Gaulle et Pompidou qui pourtant faisaient largement campagne sur le thème de la continuité de la France.

    http://www.voxnr.com/3839/pierre-vigan-limplosion-politique-danger-droits-de-lhomme-23