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culture et histoire - Page 1353

  • Pierre-Antoine Cousteau, fasciste jusqu’à son dernier souffle

    Le livre, Hugothérapie, de Antoine Cousteau, que tout le monde surnommait PAC, vient d'être réédité aux éditions Via Romana. PAC est né le 18 mars 1906, à Saint-André-de-Cubzac et mort d'un cancer le 17 décembre 1958. Il est le frère du célèbre commandant Couteau (qui avait, lui, rejoint Londres) qui témoigna, et c'est tout à son honneur, à son procès et lui évita peut-être que la peine capitale, qui fut prononcée, fût exécutée. Issu de « l'extrême gauche de l'extrême gauche » (c'est lui qui le raconte), le « plus voltairien de nous tous » (dixit Rebatet), évoluera vers le fascisme intégral et collaborera à Je Suis Partout, en compagnie de Brasillach et de Rebatet, avant de prendre la direction du journal. Sa conviction était que l'Allemagne représentait à l'époque, « malgré tous ses crimes, la dernière chance de l'homme blanc ». Doté d'un solide humour et aimant pratiquer le canular, il avait fait croire qu'Edouard Herriot, en visite en URSS dans les années 1930, avait été élevé au grade fantaisiste de « colonel de l'Armée rouge ». Il fit preuve du même humour durant son procès, où il jouait pourtant sa tête. Un des journalistes présents écrira dans le Parisien Libéré « Il parvient à provoquer le rire ce qui, pour un accusé en si fâcheuse posture - et dont l’avenir paraît si singulièrement limité - est une véritable gageure ». Même le futur écrivain communiste Jacques Yonnet exprima son estime pour cet « ultra de la collaboration » et témoigna à décharge, écrivant « C'était un ennemi loyal ». Cousteau rejoignit, à sa libération, en 1953, un an après celle de Rebatet, l'équipe de RIVAROL. Quand il décéda en 1958, Le Monde rendra ainsi compte de sa disparition « Fidèle à son passé, à ses idées et à ses amis, Pierre-Antoine Cousteau n'avait rien perdu de son talent de polémiste. »

    LA PRÉFACE DE JACQUES PERRET

    Mais revenons au livre de PAC, dont le titre complet est Hugothérapie ou comment l’esprit vient aux mal-pensants. Dans une note au lecteur, Jean-Pierre Cousteau, le fils de PAC, cite son père, qui avait longtemps fréquenté les prisonniers de droit commun dans les geôles de la république « On se déshabitue plus facilement de percer les coffres-forts que de mal penser » Le livre, qui fut préfacé par le grand écrivain Jacques Perret, assassine « le père Hugo qui est un grand homme ou un grand sot ». Perret rappelle que Hugo s'était fait pensionner par Louis XVIII pour ses premiers poèmes à la gloire du trône et de l'autel, avant d'être décoré par Charles X puis d'être cajolé par Louis-Philippe. Il prit ensuite « congé acrobatiquement de ses hôtes en 1848 pour opérer une conversion foudroyante et géniale comme nous n'en verrons plus qu'en 1945 ». Guernesey, où Hugo s'était exilé de son propre chef sous l'Empire de Napoléon III ? « C'est, écrit Perret, radio Guernesey et Cousteau nous compose le parallèle avec une piété ingénieuse et d'édifiantes références où nous découvrons même un appel du 18 juin 1860 : si le général De Gaulle avait su ça, il aurait pu se prévaloir d'une incarnation jumelée de Jeanne d'Arc et Victor Hugo » ! Perret et Cousteau rappellent tous deux cette phrase de Hugo, que bien sûr ils approuvent : « Oui, vous avez raison je suis un imbécile » ! En conclusion de l'article de Jacques Perret, paru le 27 août 1954 dans Aspects de la France, nous lisons cette phrase gourmande « Je suis tout content de voir que mon vieux confrère de la presse pourrie, qui a frôlé le poteau et goûté le bagne sans cesser d'être beau joueur, n'a rien perdu de sa verve diabolique. C'est un affreux fasciste, mais j'ai un faible pour les incorrigibles de son espèce. »

    PAC, INSOLENT ET REBELLE ENDIABLE...

    PAC (Paul-Antoine Cousteau) n'évoque pas seulement Victor Hugo, pour l'étriller avec humour et brio, il parle aussi de lui-même, de ses idées, sur un ton insolent, très loin d'être politiquement correct. Exemple « Je n'étais donc (après la commutation de sa peine) plus condamné qu'à la bagatelle des travaux forcés à perpétuité. Je m'en étais tiré à bon compte. J'avais eu de la chance. D'autant plus que si j'avais expié, conformément au programme initial, par un petit matin blême du printemps 47, j'eusse trépassé dans de consternantes dispositions d'esprit. Nullement pénétré de l’énormité de ma forfaiture. Sans dire merci. Sans crier "Vive la France" ! La bouche tordue d'une vilaine rancune. La mort du pécheur endurci, quoi ! avec tout ce que cela comporte d'affligeant pour les âmes délicates ». Cousteau poursuit « J'étais un sujet particulièrement ingrat. L'abus du fascisme hitléro-nippon m'avait ôté jusqu'à la notion du bien et du mal. Je fredonnais "Monica" en me faisant la barbe. Je brocardais la majesté des parlements, je croyais qu'en 39 la paix eût mieux valu que la guerre. Si l'on évoquait devant moi la Conscience universelle, j'éclatais d'un rire bête ». Mais PAC ne s'arrête pas en si bon chemin. Il tient des propos horribles. Exemple « Enfin, qu'on me pardonne cet odieux blasphème, mais une confession n'est valable que si elle est totale, il m'arrivait de dire que Dresde et Hiroshima étaient des bourgades légèrement plus peuplées qu'Oradour, et de mettre dans le même sac les crématoires et l'area bombing. » Bref, son cas paraissait parfaitement désespéré. Il se mit, raconte-t-il (ironiquement bien entendu) à la recherche d'une direction spirituelle. Il est censé l'avoir cherchée chez Rousseau, chez Sartre, chez Duhamel (« qu'un rideau d'ennui protège contre la curiosité du lecteur ») et chez Mauriac, connu pour être un parangon d'hypocrisie.

    Ce dernier a droit à cette humaniste considération « Faisant violence à mes préjugés bourgeois, je l'ai suivi patiemment dans ses copulations circonstanciées de catholiques pratiquants (tant plus ils pratiquent, les personnages de cet auteur édifiant, tant plus ils copulent ) sans parvenir néanmoins à entrevoir, à travers les relents bénis des entrecuisses gasconnes, la justification idéologique du personnalisme (le personnalisme de Mounier dont Mauriac prétendait s'inspirer) ». Et puis, PAC est censé avoir découvert Victor Hugo, supposé devenir son guide spirituel. Pour rire, bien sûr…

    VICTOR HUGO ET LA "CRAPULE CATHOLICO-SOCIALISTE"

    PAC va lire toute l'œuvre de Victor Hugo (ainsi que les œuvres complètes de nombre d'écrivains. Il a le temps en prison), histoire de pouvoir l'assassiner méthodiquement sous couvert d'un pseudo-exercice d'admiration. Vicieux, ce cher PAC. Faisant semblant de s'en indigner, il se fait une joie perverse pour nous livrer ce commentaire de Gustave Flaubert au sujet du fameux livre de Hugo, Les Misérables « Ce livre est fait pour la crapule catholico-socialiste, pour toute la vermine philosophico-évangélique. » Il ne manque pas, dans le même (mauvais) esprit, de citer le "Boche" Nietzsche, qui écrivait dans Par-delà le Bien et le Mal « Ce qui est au premier plan, c'est une France abêtie et devenue grossière, cette France qui tout récemment aux obsèques de Victor Hugo s'est livrée à une véritable orgie de mauvais goût et de contentement de soi. » Ce sournois de PAC fait semblant de s'en indigner, écrivant dignement « De tels propos, tenus par un ennemi garanti héréditaire sur facture, ne peuvent que rehausser la gloire du gigantesque poète français ».

    PAC, modeste en diable, explique « Je ne me permettrai pas, moi chétif incivique, d'analyser le génie littéraire de cet homme colossal ». Il le fait cependant... PAC se moque du "sérieux" de l'écrivain barbu et républicain, qui ne pratique guère l'humour. Il écrit « On est tout de suite mis en confiance par son sérieux. J'aime les gens sérieux. Ils me reposent de cet éternel persiflage par quoi les Français s'efforcent de démontrer à l'univers qu'ils sont spirituels. Hugo, lui, est sérieux. Il prend tout au sérieux, à commencer par lui-même. Il a horreur de l'ironie, il réprouve l'odieuse frivolité du XVIIIe siècle de ce siècle léger il ne goûte que les grands coups de gueule et les grands coups de couperet des années 90 qui mirent un terme si heureux à de répugnantes polissonneries ». Cousteau se fait ensuite grand analyste animalier, notant que « notre plus grand animalier, ce n'est ni Buffon, ni La Fontaine, c'est Hugo ». II relève, avec une feinte admiration, que les procureurs bolcheviks qui usaient d'accusations telles que « rats pesteux » ou « vipères lubriques », avaient pris leurs leçons auprès de Victor Hugo, qui usait et abusait de métaphores animalières. La chauve-souris est l'athéisme, le vautour, le paganisme, le griffon, le christianisme, etc. Cousteau a relevé, rien que dans L'Homme qui rit, 71 espèces distinctes (qu'il cite), allant de l'infusoire à l'hippopotame. A chaque homme, la bestiole qui traduit son physique et sa personnalité. Les femmes sont un peu mieux loties elles sont toujours des anges. Bon, parfois elles se transforment en volatiles mésanges, fauvettes, rossignols, ce qui, reconnaissons-le, n'est pas un mince compliment. PAC, toujours dans l'admiration feinte, note « Plus Hugo pense juste et plus il écrit fort. Plus il pénètre au cœur de la démocratie, plus la ménagerie de ses métaphores s'enrichit. » Il poursuit « On chercherait en vain dans toute l'Histoire de France un homme plus intelligent que Hugo. Si grand qu'il soit par son art, il est encore plus grand par ses idées. Il a tout pénétré et tout compris. » La preuve, relève notre pamphlétaire, « il le savait si bien que, malgré son humilité, il ne cesse de nous avertir qu'il est Le Penseur, n'oubliant ni la majuscule de l'article, ni la majuscule du substantif ». Et contrit en dévotions feintes, PAC ajoute « Devant cette pensée-là, on se sent aussi petit que M. Perruchon face à la mer de Glace ». Fermez le ban.

    "LA CONNERIE ET LA CORNICHONNERIE DU PONTIFE BARBU"

    Ce sont dans des lettres à son épouse que Cousteau, qui lui relate ses motivations et l'avancement de son travail d'écriture, use de ces qualificatifs (connerie, cornichonnerie), pas évidemment dans son livre, Hugothérapie, supposé ironiquement être hagiographique. Où en est Hugo avec Dieu ? Lisons ce qu'en dit PAC « Tout d'abord, Hugo croit en Dieu, en un Dieu aux contours un peu flous, mais bien intentionné et plutôt sympathique avec qui il condescend parfois à dialoguer. Sur certaines photos où son attitude apparaît comme particulièrement inspirée, le poète a écrit de sa main "Victor Hugo causant avec Dieu" ». Ce Dieu n'a évidemment rien à voir avec le Dieu des religions traditionnelles que Hugo exècre. Il est « pour la religion (celle qu'il a inventée) contre les religions ». Les prêtres sont, bien sûr pour Hugo, des fumistes et les dogmes des impostures. Mais Victor Hugo croit au délire que sont les tables tournantes et des esprits frappeurs. Cousteau s'en amuse voici Moïse qui pastiche La Légende des Siècles, Mahomet qui flétrit les despotes (commentaire de PAC « Et il s'y connaissait, ce démocrate »), Shakespeare qui manie sans problème l’alexandrin français, Molière, bien sûr, puis Aristophane qui lui aussi maîtrise parfaitement notre langue, et puis, la Dame Blanche, la mort, qui terrifie les naïfs participants aux soirées hugoliennes de Guernesey. N'oublions cependant pas le Christ, avec lequel Hugo semble avoir établi une relation de confiance puisque celui-ci lui confie « L'enfer n'est pas. Le Paradis est l'état normal du ciel , les ténèbres sont les apparences... Le firmament, ô vivants, est un pardon infranchissable. »

    Cousteau raconte qu'à la suite de ces propos hautement fantaisistes, un des convives, Jules Allix, devint fou furieux, suscitant le scandale dans la petite assemblée... Mais comment, pour changer de sujet, Hugo explique-t-il qu'il y ait tant de gâchis dans un monde où tous les hommes sont bons, et les femmes exceptionnelles ? Facile de répondre à cette question: la société est mal faite. Comme le dit PAC « Il fallait y penser. Hugo y a pensé ». Depuis, d'autres y ont pensé. La criminalité, explique Hugo, est une conséquence de la mauvaise organisation sociale. Les hommes volent et tuent parce qu'ils sont pauvres et ignorants. Commentaire des plus perfides de PAC « Apprenez-leur la règle de trois, la liste des sous-préfectures, les propriétés du triangle rectangle et les os du squelette, et aussitôt ils cesseront de braver le Code Pénal. » Lisons ce passage qui donne une idée de l'humour cynique de Cousteau, et qui donnera certainement envie au lecteur de RIVAROL de lire ce formidable livre « Si Al Capone n'avait pas été poussé par la faim, jamais l’idée ne lui fût venue d'attaquer à la mitrailleuse des banques que l’inanition lui faisait prendre pour des boulangeries. Et, muni de son certificat d'études, Stavisky ne se fût pas embrouillé dans ses comptes. » Hugo condamne avec véhémence l'échafaud et le bagne. Badinter n'avait pas manqué de le rappeler lors du débat sur l'abolition de la peine de mort. Mais pour Hugo, il y a des cas où la société doit se défendre. Napoléon III est voué « au poteau », ni plus, ni moins, ses collaborateurs, au "fouet", à la "chaîne" et aux « sabots sonnant sur le pavé du bagne ». Il est vrai qu'il s'agit, dans leur cas, d'adversaires politiques, pas de vulgaires criminels qui, eux, méritent la compassion.

    CONCLUSION

    Citons une importante pensée du prophète barbu, plus que jamais d'actualité « La république a le devoir de se défendre, même contre le peuple ». Conclusion ironique de Pierre-Antoine Cousteau « Si ce petit recueil contribue, si peu que ce soit, à consolider en France la République et la Démocratie, je n'aurai pas perdu mon temps ». Allez, une dernière avant de nous quitter. Victor Hugo, en évoquant le gouvernement tel qu'il l'imagine : « Moi non plus, je ne veux pas être gouverné par une femme, ni même par un homme ». Par un transsexuel sans doute ? Alors bienvenue dans le parti de Marine Le Pen !

    R.S.

     

    Hugothérapie, 285 pages, Paul-Antoine Cousteau, 12 euros plus 2 de frais de port à l'ordre de Via Romana, 5, rue du Maréchal Joffre, 78000 Versailles.

  • Entretien avec Pierre de Brague Le Cercle Proudhon : Le sursaut de l’esprit français

    Jeune historien et membre d’Egalité et réconciliation, Pierre de Brague oeuvre à la redécouverte d'une expérience politique très originale au XXe siècle le Cercle Proudhon.

    RIVAROL : Quelles sont les origines idéologiques du Cercle Proudhon ?

    Pierre de BRAGUE : Le Cercle Proudhon est à mon sens l'incarnation française la plus aboutie qui soit (au niveau de la formulation intellectuelle), de la conjonction des deux non-dits de la matrice bourgeoise issue de 1789, à savoir cette escroquerie philosophique (les Lumières), politique (la démocratie) et économique (l'exploitation capitaliste) qui constitue notre actuelle mythologie officielle. Face à ce "système", certains ont plébiscité l'appui sur le « monde d'avant », l'Histoire et la Tradition, devenant alors d'affreux réactionnaires pour le libéralisme (dont la définition pourrait être la dictature du présent), et d'autres ont voulu bâtir le « monde d'après », arc-boutant leurs aspirations révolutionnaires sur la défense des intérêts du prolétariat, devenant alors l'alibi progressiste de toutes les compromissions socialistes...

    Lorsqu'elles furent intègres, radicales et authentiques, les mouvances monarchistes et syndicalistes ont représenté, chacune à leur manière, la quintessence des alternatives à cette "civilisation" bourgeoise. Ainsi de l'Action Française et du syndicalisme révolutionnaire. Le Cercle Proudhon est la réunion de certains militants — à mes yeux les meilleurs éléments de ces organisations , la crème de la crème de la radicalité patriote une sorte d'union sacrée anti-démocratique, anti-capitaliste, anti-bourgeoise et anti-Lumières qui nous apparaît impensable au premier abord, mais qui se révèle conforme à ce que le véritable « esprit politique français » a produit (et doit produire) de manière plus ou moins explicite au fil des époques.

    R. : Pourquoi reprendre Proudhon comme figure tutélaire ?

    P. de B. : A première vue, rien de plus éloigné des monarchistes catholiques de l'AF et des syndicalistes révolutionnaires que le supposé anarchiste libertaire se revendiquant de 1789 que serait Pierre-Joseph Proudhon. Mais c'est se borner aux délimitations malhonnêtes du conditionnement intellectuel de ne pas faire l'exégèse profonde de l'homme et de son œuvre. Le Cercle ne tombe évidemment pas dans cet écueil et s'il peut arborer légitimement le sulfureux patronage du penseur franc-comtois c'est par une fidélité quasiment métapolitique à « l'esprit proudhonien », cet esprit parfaitement français, à la fois traditionnel et révolutionnaire, qui, par une vive et libre opposition des antagonismes, se transcende et trouve l'équilibre, cette notion fondamentale à la richesse insoupçonnée (et pour le coup quasiment métaphysique).

    Si l’on s'en tient aux théories, Proudhon, par son fédéralisme, son mutualisme, sa critique acide de la démocratie et de la propriété capitaliste, ainsi que son caractère de farouche pourfendeur de la culture bourgeoise, a su permettre — malgré les tentatives de récupération des socialistes républicains- « à des Français, qui se croyaient ennemis jurés, de s'unir pour travailler de concert à l'organisation du pays français ». Nous touchons là un point essentiel Proudhon était un homme d'ordre et non cet anti-étatiste anti-théiste et anti-propriétaire primaire que l’on veut nous faire accroire... C'est en tant que prophète de « l'ordre social français » que les membres du Cercle célèbrent ce « grand réaliste », ce « Maître de la contre-révolution », ce « Proudhon constructeur » à l'esprit et à la foi révolutionnaire. J'arrête ici, c'est certainement déjà trop de dialectique pour les quelques placides intellectuels de "gôche" qui prétendent s'accaparer la figure de ce rude fils de paysan, viril et guerrier, inaltérable et hardi défenseur du Travail de la la Famille et de la Terre (qui a dit Patrie ?), je ne voudrais pas être désigné responsable de l'ataraxie mentale dont ils souffrent, si peu nombreux soient-ils.

    R. : Cette alliance de royalistes et de syndicalistes révolutionnaires a-t-elle reçu le soutien de leurs "maîtres" Charles Maurras et Georges Sorel ? Quelles furent les principaux animateurs du cercle ?

    P. de B. : Allons immédiatement, si vous le voulez bien, au fond du sujet : Proudhon, Maurras et Sorel, incarnent pleinement et précisément, chacun à leur manière, avec des variations et des idiosyncrasies propres que nous n'ôterons pour rien au monde à l'histoire et à la fortune de l'humanité — cet « esprit politique français » si précieux à mes yeux. Ils le personnifient par leurs "êtres", par leurs pensées, par leurs authenticités mêmes. Ils sont, ensemble et chacun de leur côté, cet esprit révolutionnaire conservateur français qui configure certainement le pire affrontement possible pour la pseudo-"civilisation" ploutocratique actuellement bourgeoise et soi-disant démocratique et libérale dans laquelle nous baignons depuis bien trop longtemps.

    Pour être concret tout en restant succinct que Ton songe aux conjonctions profondes qui animent cette si belle triade. Que ce soit sur l'Action, sur l'Intelligence, sur l'Organisation ou même sur l'État, les concordances, les filiations, les accords, les rapprochements et les frottements sont finalement pregnants ! Et ce jusqu'à constituer une philosophie politique véritablement française, foncière et radicale, qui se définirait par la recherche de l'organisation sociale qui rendra le plus justice à la dignité des travailleurs français et à la défense de leurs libertés et de leurs intérêts spirituels et matériels. J'invite le lecteur à reprendre un par un les mots de cette dernière phrase et à y déceler une quelconque résonance avec notre contemporanéité…

    Il n’y avait donc aucun problème de fond à ce que Maurras et Sorel soutinssent initiative de leurs meilleurs (ou atypiques selon l'angle de vue) disciples, surtout lorsqu'elle se fit sous ce glorieux patronyme de Proudhon. Cessons ici tout essentialisme pour revenir aux réalités et aux contextes il n'était pas question pour les "maîtres" de fusionner leurs mouvements ou de participer activement et personnellement à ce genre d'"expériences" conférant pratiquement à l'aventure. Les maîtres respectifs sont restés à l'écart, en retrait, accompagnant d'abord avec entrain et bienveillance, mais également avec méfiance, la "tentative" du Cercle Proudhon. Notons néanmoins que c'est Sorel qui a fait le premier pas "officiel" dès 1908 dans une revue syndicaliste italienne en dressant l'éloge pragmatique de l’AF, considérée alors comme une vraie force vivante pour l'avenir de la France. Remarquons aussi que Maurras prononça une allocution à la première réunion du Cercle, qui fut tenue à l'Institut d'Action Française, donc dans ses locaux, le 17 décembre 1911 Dans la pure lignée de cet « esprit proudhonien », à l'instar, et peut-être plus encore que leurs aînés, Georges Valois et Edouard Berth furent les principaux protagonistes du Cercle, lui donnant une vie et une aura rares, représentant et formulant magnifiquement la Combativité et la Vitalité française, comme, ai-je l'impression, la France savait — malgré tout — encore en produire il y a quelques décennies... Citons les autres fondateurs et participants rédacteurs aux Cahiers du Cercle Henri Lagrange, Gilbert Maire, René de Marans, Marius Riquier, André Pascalon et Albert Vincent.

    R. : Le rejet de la Démocratie est-il commun aux deux mouvances ?

    P. de B. : Et comment ! Qualifiée de « plus grande erreur au siècle passé », de « maladie mortelle » et de « plus sotte des rêveries », la démocratie est mise en cause par ces deux écoles pour des raisons propres qui sont finalement similaires. À droite, on rejette la république démocratique car c'est le régime et le système politique de l'avènement de la classe bourgeoise, soit ce gouvernement des intérêts étrangers et anti-traditionnels, et à gauche parce que c'est l'alibi majeur de l'exploitation capitaliste. Le Cercle va directement à l'essentiel en attestant de la consubstantialité des institutions démocratiques, des "valeurs" bourgeoises et de la domination socio-économique.

    La démocratie libérale bourgeoise est explicitement vomie en tant que "totalité" pour des raisons politiques et économiques, et en dernière instance parce qu'elle n'est que le symbole d'une vision du monde hypocrite et mortifère. Si l'on accepte de l'utiliser comme un terme générique, cette Démocratie (qui est encore la nôtre aujourd'hui) n'est qu'une fable avilissante, abrutissante, précaire, anti-Production et anti-Culture. « Ramenée parmi nous pour instaurer le règne de la vertu, elle tolère et encourage toutes les licences. Elle est théoriquement un régime de liberté ; pratiquement elle a horreur des libertés concrètes, réelles et elle nous a livrés à quelques grandes compagnies de pillards, politiciens associés à des financiers ou dominés par eux, qui vivent de l'exploitation des producteurs. » Voilà comment le Cercle Proudhon définissait la démocratie dans sa première Déclaration !

    R. : Les animateurs du cercle insistaient sur les vertus viriles, vitalistes et héroïques. L'aspect guerrier était-il au coeur de la démarche de ce groupe ?

    P. de B. : Proudhon restera l'immortel auteur de La Guerre et la Paix, ouvrage majeur par lequel il établit que toute construction humaine — et toute humanité — tient son origine dans la guerre. Il s'agit ici d'exalter le sentiment guerrier, mobilisateur, générateur « du sublime, de la gloire, de l'héroïsme, de l'idéal et de la poésie » et non de vanter la barbarie ou les va-t-en-guerre. Cet esprit combattant se retrouve transposé chez Sorel via ses Réflexions sur la Violence et le mythe de la « grève générale » où l'ouvrier devient le nouveau héros ; quant à Maurras et son Si le Coup de Force est possible, les vertus aristocratiques qu'il défend ne pouvaient que tomber en accord avec cet aspect. Tout ceci évidemment en opposition dialectique avec les pseudo-"valeurs" bourgeoises bien-pensantes hypocrites et maniérées que seraient le pacifisme, l'humanitarisme et l'intellectualisme.

    R. : L'équipe de rédaction n'hésitait pas à attaquer la finance anonyme et vagabonde. En quoi l'anti-capitalisme était-il un élément fondamental de la démarche du cercle ?

    P. de B. : Anonyme, anonyme. Pas tant anonyme que ça si l'on en croit certains textes ! L'anti-capitalisme est effectivement un élément fondamental de la démarche du Cercle, au même titre que l'anti-démocratisme, et pour cause ils sont indissociables, et ce constat n'a pas échappé aux militants du Cercle, bien au contraire. Admettant l'alliance des démocrates et des financiers, comme aujourd'hui celle des socialistes bobos et des néo-libéraux bling-bling, le Cercle y oppose une alliance des royalistes et des syndicalistes révolutionnaires, et ce sans forcer sa cohésion car la mise à bas du « régime de l'Or » (par opposition au "Sang") est une thématique forte chez les partisans de Maurras. Georges Valois lui-même, le principal initiateur du Cercle, la « recrue prolétarienne » de l’AF, fut toute sa vie durant l'homme d'un combat, celui de l'Humain contre l'Argent, et ce quoi que l'on en dise.

    Citons encore une fois la si concise prose du Cercle « La démocratie enfin a permis, dans l’économie et dans la politique, le rétablissement du régime capitaliste qui détruit dans la cité ce que les idées démocratiques dissolvent dans l’esprit, c'est-à-dire la nation, la famille, les mœurs, en substituant la loi de l’or aux lois du sang. La démocratie vit de l'or et d'une perversion de l’intelligence. » Nous retrouvons ici le véritable moteur métapolitique du Cercle c'est le combat de la Vie et de la Civilisation contre son placebo fantoche aliénant et destructeur.

    R. : L'accusation d'antisémitisme lancée contre le Cercle Proudhon est-elle valable ? Plus largement, comment analysez-vous l’antijudaisme présent dans le mouvement ouvrier de la fin du XIXe siècle ?

    P. de B. : l’antijudaïsme du mouvement ouvrier, comme celui du Cercle Proudhon, de Proudhon lui-même ou de beaucoup d'autres, fut rarement racial ou théologique. La question juive s'y présente comme un problème essentiellement économique et social, perçu sous l'angle de la lutte des classes. Concernant le Cercle, si attester de la place prééminente de la bourgeoisie juive dans la société française suite à sa prise de pouvoir au sein même de cette classe bourgeoise (par l'instauration de la république démocratique) est un fait suffisant pour être taxé d'antisémitisme, alors oui le Cercle est antisémite !

    R. : Pour vous, en quoi consiste le mélange de Réaction et de Révolution qui incarne l'esprit français ?

    P. de B. : Il convient de manier les termes avec exactitude, comme dirait un certain Professeur. II est question de Tradition et non de Réaction. Comme explicité plus haut, toute la vérité de cet « esprit français » résulte de la libre opposition des antagonismes, que ce soit au point de vue politique ou individuel. Ce qui, à mon avis, définit le mieux l'esprit français tient en un mot l'équilibre, auquel nous devons impérativement accoler une qualité chérie par Proudhon lui-même, je veux parler de l'ironie. Définition simple mais subtile, et qui se décline à une multiplicité de niveaux. En dehors de ses théorisations politiques, Proudhon devient ici le symbole de la France éternelle, celui qui mêle « esprit classique et christianisme fondamental », ce révolutionnaire patriote, ce gaulois frondeur et spirituel, ce mélange unique et réussi entre la rudesse et la légèreté. Un « miracle français » reconnu dans le monde entier et qui engendrait, il y a encore peu de temps, une vision du monde, une identité et une mentalité propres que les agressions répétées du libéralisme mondialisé anti-humain ont mis à mal, illustrant cette « mutation anthropologique » que Pasolini constatait dans son pays dès les années 1970. Faire revivre l'esprit de la France, voilà ce qui importe !

    Propos recueillis par Monika BERCHVOK. Rivarol 30 avril 2015

    A lire

    Les Cahiers du Cercle Proudhon, préface de Pierre De Brague, Editions Kontre Kulture (http://www.contrekulture.com/), 2014, 496 pages — 18 euros.

     

    Le numéro 68 de la revue Rébellion avec un important dossier sur Sorel, le syndicalisme révolutionnaire français et le Cercle Proudhon (5 euros - Rébellion c/o RSE BP 62124 31020 Toulouse cedex 02).

  • Laurent Garnier : « Subversion générale des programmes et fin du latin »

    Laurent Garnier est professeur de latin dans un grand lycée parisien. Concerné au premier chef par les réformes de l'enseignement, il donne cet entretien à Monde et Vie en toute liberté, en n'hésitant pas à remettre dans un contexte plus large et encore plus inquiétant la dernière attaque contre le latin à l'Ecole.

    Claire Thomas : Est-il exact qu'avec la nouvelle réforme, le latin et le grec ne seront plus enseignés dans les collèges ?

    Laurent Garnier : Si vous écoutez les médias, le Ministère avait d'abord supprimé cet enseignement, mais il l'aurait ensuite rétabli face au tollé suscité par cette mesure. Madame Belkacem, de son côté, assure qu'il n'a jamais été supprimé : c'est une simple « rumeur », et on « baigne dans la désinformation la plus complète » (chez Jean-Jacques Bourdin, le 13 avril dernier). Pour tirer cette affaire au clair, il faut se reporter aux textes officiels. Première constatation le projet de réforme a fait l'objet de plusieurs versions successives, et dans l'une au moins de ces versions, l'enseignement des langues anciennes avait en effet disparu. Ce n'est pas une "rumeur", c'est un fait.

    CT : Mais maintenant ? Cet enseignement est-il rétabli ?

    LG : Les mots « langues et cultures de l'antiquité » et « latin » (mais non « grec ») figurent bel et bien dans la version actuelle, ce qui semble donner raison à Najat Vallaud-Belkacem. Mais c'est une illusion, car ces mots n'ont aucun contenu réel. La supercherie consiste en effet à intégrer le latin aux EPI.

    CT : Qu'entendez-vous par "EPI" ?

    LG : C'est une des principales innovations de la réforme : les EPI sont des « Enseignements Pratiques interdisciplinaires », réunissant les professeurs de plusieurs disciplines, pour faire travailler les élèves en équipes sur des applications « pratiques ». Il y a huit EPI en tout, parmi lesquels : « développement durable », « monde économique et professionnel », « corps, santé et sécurité », « information, communication et citoyenneté ». Sur l'utilité pédagogique de ces nouvelles EPI, voici des exemples fournis par le Ministère : dans un EPI physique/SVT, les élèves réaliseront des maquettes d'éoliennes et produiront un reportage vidéo qui sera diffusé sur le blog du collège. Autre exemple, déjà expérimenté celui-là dans un collège de Bordeaux. les professeurs d'espagnol et de géographie demandent à leurs élèves de rédiger en espagnol un tract destiné aux floriculteurs du Kenya. Je n'invente rien : c'est un reportage de France 2, disponible sur Internet.

    CT : Soit, mais quel est le problème, à partir du moment où le latin continue à être enseigné ?

    LG : Mais comment pourrait-il l'être ? Ce qu'il faut savoir, c'est que ces EPI ne bénéficient pas d'horaires spécifiques les heures qui leur sont consacrées sont empruntées aux disciplines concernées (aux heures d'espagnol et d'histoire-géographie, dans le dernier exemple cité). Or - et c'est le point capital - d'après les documents officiels eux-mêmes, aucune heure d'enseignement n'est prévue pour le latin (ou le grec), je dis bien aucune. Cela veut dire que, dans le cas d'un EPI « langues et cultures de l'antiquité », il faudrait prendre des heures à d'autres disciplines. Lesquelles les mathématiques ? la physique ? l'EPS ? Absurde. Le français ? Mais il ne dispose que de 4 heures ou 4 h 30 selon les niveaux. Et il en faut 3 pour enseigner le latin dans les conditions actuelles. Le Ministère prétend que ces heures seront maintenues, mais il ne nous explique pas de quel chapeau on les sortira. Autre mystère : si vous consultez les nouveaux programmes, vous ne trouvez rien sur les langues anciennes. Etrange enseignement, qui n'a d'existence ni dans les horaires, ni dans les programmes officiels ! En réalité, tout se passe comme si l'on avait voulu court-circuiter toute opposition en ajoutant aux EPI déjà existants un intitulé bidon, qui n'a manifestement rien à voir avec eux... Vous avez dit désinformation ?

    CT : Quelle est donc la logique d'ensemble de cette réforme ?

    LG : Celle du sabotage : on réduit de 20% les horaires des cours traditionnels (au profit des EPI et autres), on ne cesse de restreindre la part des « savoirs fondamentaux » tout en prétendant les renforcer (le français perd encore une heure d'enseignement au collège, alors que, selon certains calculs, un élève en a déjà perdu 300 au cours de sa scolarité !), on supprime tout ce qui pourrait viser à l'excellence (cours de langues anciennes, classes européennes, et, pour une grande part, classes « bilangues »), on amuse la galerie avec des gadgets (EPI, etc.), on masque l'effondrement du niveau en supprimant les redoublements, les notes chiffrées, les objectifs annuels, et on augmente le bourrage de crâne idéologique par le biais des enseignements « transdisciplinaires », dont c'est la fonction explicite, selon Vincent Peillon lui-même. L'Ecole devient une gigantesque garderie, doublée d'une invraisemblable usine à gaz. Sommé de travailler toujours plus « en équipe », l'individu doit se dissoudre dans la masse. Le professeur, pris dans toutes sortes de contraintes, perd sa liberté, et l'élève se voit privé des moyens de devenir un sujet autonome, capable de réflexion et d'esprit critique.

    CT : C'est donc l'aboutissement d'un Mai 68 pédagogique comme on ne l'avait jamais cauchemardé ?

    LG : Un Mai 68, oui, mais qui a la particularité d'être imposé d'en haut, et de se poursuivre depuis des décennies, selon un plan de toute évidence conçu de longue date (déjà formulé en 1947 avec Langevin-Wallon).

    CT : Un plan conçu dans quel but ?

    LG : A qui profite le crime, sinon au système, qui entend disposer ainsi d'une masse d'abrutis qu'il pourra manipuler à sa guise ?

     

    Propos recueillis par Claire Thomas, monde&vie avril 2015

  • « Histoire secrète de l’oligarchie anglo-américaine » | Par Carroll Quigley | Présenté par Pierre Hillard.

    Ce grand livre de Carroll Quigley (1910-1977), professeur à l’université de Georgetown est paru en anglais après sa mort en 1981.

    Nous pouvons affirmer que cette parution en langue française de l’Histoire secrète de l’oligarchie anglo-américaine, est véritablement une œuvre de salubrité publique. 
    En effet, grâce aux travaux de cet universitaire américain, il est désormais possible de mieux connaître les arcanes de ce monde oligarchique opaque dont l’action a été déterminante pour le monde anglo-saxon et, par ricochet, pour la planète entière.

    L’auteur développe et explique à partir d’abondantes pièces d’archives que les élites anglo-saxonnes ont élaborées, dans la deuxième moitié du XIXè siècle, un véritable plan de bataille afin de permettre à l’Empire britannique associé aux Etats-Unis d’asseoir une hégémonie complète sur le monde. Cette volonté de puissance et de domination a été l’œuvre d’une poignée d’hommes liés intimement à la haute finance de la City et de Wall Street.

    Tout un groupe, issu de la haute aristocratie et bourgeoisie britannique en liaison avec une élite américaine, émerge. Fort d’un travail de bénédictin, Carroll Quigley recense les noms et expose les ambitions de cette « super classe » ou « famille technocratique » avant l’heure définie par des liens sociaux et familiaux étroits.

    Pierre Hillard

    « Selon Quigley, les puissances du capitalisme financier (1850-1932) avaient pour ambition de créer un système mondial de contrôle financier dans les mains du secteur privé capable de dominer le système politique de chaque pays et l'économie mondiale… »
    Site officiel de l’auteur (en anglais uniquement)  : www.carrollquigley.net


    Carroll Quigley dans le documentaire d’Alex Jones « Invisible Empire » | Extrait.

    Carroll Quigley dans le documentaire d’Alex...
     par Scriptomaniak

    Détails sur le produit : 
    Sortie : 23 mai 2015
    Prix public : 26,00€
    ISBN : 978-2-35512-062-6
    Format 17x24
    Broché : 450 pages
    Commander le livre. 

    http://www.scriptoblog.com/index.php/archives/actualite-editeur/1692-prevente-de-histoire-secrete-de-l-oligarchie-anglo-americaine-par-carroll-quigley

  • Les nouveaux espaces de liberté : les TAZ ou zones autonomes temporaires

    Il s’agit de se demander comment envisager la liberté politique alors que le cadre étatique n’apparaît plus approprié. Le philosophe Jacques Derrida nous indique une première piste nous autorisant d’esquisser une première débauche. Dans son approche déconstructiviste, il met en évidence le décalage, voire le malentendu existant de nos jours entre l’État et la démocratie, la seconde n’étant plus nécessairement le reflet du premier. Son point de départ à cet égard est le concept d’Etat-voyou apparu récemment dans les relations internationales, c’est-à-dire l’État qui confisque la souveraineté de manière despotique. Et c’est dans cette optique qu’il parle de l’avenir de la démocratie comme celui d’une société secrète : « Il sera difficile d’exclure tout rêve de démocratie à venir comme société secrète, société du secret. Partagé, bien sûr, mais comme tout secret en somme... ». En avançant le terme de « société secrète », le philosophe se réfère à l’idée de conjuration, de confrérie et met en exergue leur pouvoir et leur force face à la montée actuelle des contre-souverainetés et des contre-Etats (ce qu’il appelle la « voyoucratie »). Derrida expose en effet son concept de « démocratie comme société secrète » par analogie avec le contrepouvoir d’une confrérie clandestine mais populaire, c’est-à-dire une force organisée s’opposant à l’Etat-voyou bafouant le droit. Quelle que soit la difficulté de l’approche déconstructiviste déployée par l’auteur, on remarque néanmoins immédiatement toute la pertinence de cette observation dans le cadre de l’État pénal-carcéral et de l’affaiblissement de la citoyenneté ainsi que les perspectives qu’elle ouvre pour notre réflexion. Le propos de Derrida trouve son écho dans la pensée chinoise avec le proverbe, « les mandarins tirent leur pouvoir de la loi ; le peuple tire le sien des sociétés secrètes ». 

    En conséquence, lorsque le philosophe voit dans la démocratie une sorte de conjuration (au sens étymologique), il se rattache en quelque sorte au schéma des contre-sociétés tel que par exemple le mouvement communal au Moyen Âge, c’est-à-dire des groupes d’individus qui, en raison de leurs intérêts communs, décident de s’associer pour gérer leurs propres affaires et faire valoir leur point de vue vis-à-vis du cadre hiérarchique de l’époque (le féodalisme). La commune médiévale apparaît ainsi comme un lieu de décision collective autonome et une organisation d’auto-défense (interface armée/cité). Ceci fait d’ailleurs dire à l’historien William Mc Neill que le régiment moderne s’est substitué à la commune paysanne afin de redonner leur cohérence aux sociétés européennes quittant le Moyen Âge pour entrer dans les Temps modernes. 

    Si l’on transpose maintenant cette idée de contre-société ainsi que le modèle de la commune médiévale à la réalité actuelle, on s’approche alors de la notion d’autonomie. Cette dernière recouvre cependant plusieurs significations allant de l’autarcie économique à l’indépendance politique en passant par les projets autogestionnaires et les utopies anarchistes. Par autonomie ici, nous entendons une conception proche de celle élaborée par le philosophe Cornelius Castoriadis, à savoir la maîtrise de ses propres processus. Ainsi comprise, l’autonomie implique, autant que faire se peut, de ne pas dépendre de facteurs que nous ne contrôlons pas ou, autrement dit, de conserver l’emprise sur son environnement immédiat. De manière similaire, dans sa prospective sur les conditions de vie et les mœurs aux époques de déliquescence institutionnelle, Thierry Gaudin dégage une attitude de ce type en relevant que si un comportement humain est utile à la survie de l’espèce, il se maintiendra : « L’être autonome, individué, a une maîtrise suffisante de lui-même et de son environnement pour faire face aux difficultés. Le qualificatif ‘autonome’ signifie qu’il n’est pas dépendant de facteurs qui lui échappent ». 

    Une des leçons retenues au Japon lors de la catastrophe nucléaire de Fukushima va précisément dans cette direction. Face aux problèmes rencontrés à ce moment-là, face aux graves déficiences des pouvoirs publics et à leur difficulté à gérer la situation, voici la recommandation que l’écrivain Kenji Maruyama adresse à ses compatriotes : « Ce qu’il faut recommander aux Japonais, c’est d’être autonomes. Pour cela, il faut penser en tant qu’individu, ce qui nécessite d’avoir du courage et de ne compter que sur soi. Il faut essayer, autant que possible, de ne se fier qu’à son propre jugement et qu’à ses propres forces. Il faut étayer à partir de ce que l’on a vu de ses yeux et entendu de ses propres oreilles, et, quand d’autres forces que la sienne entrent en ligne de compte, il faut d’abord s’en méfier... » C’est toutefois la pensée anarcho-punk qui nous livre le concept le plus expressif en la matière – la TAZ (zone autonome temporaire). Celle-ci synthétise en effet assez largement les considérations précédentes tout en reflétant relativement bien le Zeitgeist de notre époque (fin des révolutions et des idéologies) : « La TAZ est comme une insurrection sans engagement direct contre l’État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d’imagination) puis se dissout, avant que l’État ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l’espace. » Le père de ce concept s’est délibérément interdit de le définir : « Je crois qu’en extrapolant à partir ‘d’îles en réseau’, futures et passées, nous pourrions mettre en évidence le fait qu’un certain type ‘d’enclave libre’ est non seulement possible à notre époque, mais qu’il existe déjà. Toutes mes recherches et mes spéculations se sont cristallisées autour du concept de ‘zone autonome temporaire’ (en abrégé TAZ) »*. La TAZ est cependant souvent comparée aux utopies pirates, voire aux communautés cosaques traditionnellement égalitaires et démocratiques. De leur côté, les adeptes des TAZ se réclament de l’esprit de révolte de la flibuste et des flibustiers. En outre, dans le cadre de la société de l’information, le web en est aussi une composante importante : « Si la TAZ est un campement nomade, alors le Web est le pourvoyeur de chants épiques, des généalogies et des légendes de la tribu ; il a en mémoire les routes secrètes des caravanes et les chemins d’embuscade qui assurent la fluidité de l’économie tribale ; il contient même certaines des routes à suivre et certains rêves qui seront vécus comme autant de signes et d’augures. » D’ailleurs n’oublions pas que dans cette recherche des nouveaux espaces de liberté, il impose également de prendre en compte l’avènement de la société de l’information. Celle-ci vient apporter sa dimension à cette évolution en favorisant les petites structures, les formes d’organisation plates et « sans-tête ». 

    *Hakim Bey, TAZ : zone autonome temporaire 

    Bernard Wicht, Europe Mad Max demain ?

    http://www.oragesdacier.info/2015/05/les-nouveaux-espaces-de-liberte-les-taz.html

  • Quatre nuances du dernier Houellebecq par Georges FELTIN-TRACOL

    La parution du nouveau roman de Michel Houellebecq, Soumission, a suscité de vifs débats, preuve que son auteur a visé juste et fort. En écrivant cette fiction politique, il pressentait que « ce roman suscitera peut-être des polémiques chez ceux qui gagnent leur vie en polémiquant, mais sera perçu par le public comme un livre d’anticipation, sans rapport réel avec la vie (1) ».

    La majeure partie des controverses concerne la victoire des islamistes à la présidentielle de 2022. Si certains s’indignent de cette hypothèse qui fracasse leur bel enthousiasme républicain, d’autres s’en réjouissent en espérant que cette éventualité réveillera dès à présent les Français de racines européennes, ces « Français de souche » qui n’existeraient pas d’après l’incroyable sentence d’un tribunal pour qui cette qualification ne couvre « aucune réalité légale, historique, biologique ou sociologique (2) ».

    La violence des réactions confirme que « ses livres relèvent de la santé publique (3) » parce que « Houellebecq utilise la cendre du marché pour nous entraîner dans des romans éblouissants (4) ». Pourvu d’un style moins terne, moins austère, que dans Les Particules élémentaires (5), Soumission comporte quatre niveaux de compréhension. La plus lisible se concentre sur le héros, François. Ce quadragénaire, expert de l’œuvre de Joris-Karl Huysmans, enseigne à La Sorbonne et traîne en permanence la victimisationsurmoderne du libéralisme, cette « idéologie des individus libres luttant tous contre tous (6) ». Vivant dans une morne existence casanière, François dépense son temps entre ses cours de littérature, des loisirs marchands aliénants et ses amours éphémères avec quelques-unes de ses étudiantes. Il symbolise surtout une dépolitisation accomplie, conséquence inéluctable de l’ignorance de l’histoire : « Je ne connaissais au fond pas bien l’histoire, au lycée j’étais un élève inattentif et par la suite je n’avais jamais réussi à lire un livre d’histoire, jamais jusqu’au bout (p. 104). » François agit en véritable monade solitaire, en indéniableatome social. Tant envers Myriam, sa jeune amante juive qui va bientôt s’installer en Israël, qu’envers les prostituées sollicitées (Nadia, Babeth, Rachida et Luisa), voire à l’égard de Sylvie, la dernière compagne de son père défunt ou au moment de la brusque disparition de sa mère à Nevers, le héros exprime undétachement constant qui le ballote d’événement en événement. En Occidental atteint d’épuisement existentiel propre à la logique libérale, François se trouve par conséquent « incapable de fournir un sens, une voie à la réconciliation de l’individu avec son semblable dans une communauté que l’on pourrait qualifier d’humaine (7) ». Après un séjour ennuyeux dans un monastère au cours duquel à rebours du parcours de Huysmans, il perd les ultimes bribes d’une foi chrétien déclinante, il semble finalement éprouver dans l’islam un confort global qui ne le ferait « rien à regretter (p. 300) ».

    La deuxième approche du roman est politique. Réélu en 2017 face à Marine Le Pen, François Hollande poursuit son impéritie gouvernementale si bien que cinq ans plus tard, son candidat, Manuel Valls, et celui de l’U.M.P., Jean-François Copé, revenu d’entre les morts, sont évincés du second tour au profit d’une Le Pen qui culmine à 34,1 % et de Mohammed Ben Abbes, le candidat de la Fraternité musulmane (22,3 %). 

    Fondée en 2017, « la Fraternité musulmane avait veillé à conserver un positionnement modéré, ne soutenait la cause palestinienne qu’avec modération, et maintenait des relations cordiales avec les autorités religieuses juives. Sur le modèle des partis musulmans à l’œuvre dans les pays arabes, modèle d’ailleurs antérieurement utilisé en France par le Parti communiste, l’action politique proprement dite était relayée par un réseau dense de mouvements de jeunesse, d’établissements culturels et d’associations caritatives (pp. 51 – 52) ».

    Pendant l’entre-deux-tours, Ben Abbes bénéficie du soutien officiel du P.S., de l’U.D.I. et de l’U.M.P. au nom d’un front républicain élargi qui l’emporte de peu. En contrepartie, il nomme François Bayrou à Matignon. Si le nouveau président concède aux vieux partis décatis les ministères économiques et financiers, son mouvement se réserve l’enseignement qui s’islamise ainsi très vite. Largement financée par les pétromonarchies du Golfe, La Sorbonne n’accepte plus qu’un personnel musulman d’origine ou bien converti. Les autres sont mis d’office en retraite avec une forte pension. Nouveau président de La Sorbonne et futur ministre, le Français d’origine belge Robert Rediger, devenu une décennie plus tôt musulman, est un ancien identitaire, auteur d’une thèse sur Guénon lecteur de Nietzsche, ce qui est incongru quand on connaît l’antinomie des deux personnages, met en parallèle la soumission de l’homme à Allah avec la soumission volontaire de la femme envers l’homme développée dans Histoire d’O de Pauline Réage alias Dominique Aury. En adoptant l’islam, Rediger prend surtout acte de l’agonie d’une certaine civilisation européenne.

    Michel Houellebecq se montre vipérin pour François Bayrou et Jean-Marie Le Pen qui sont loin d’être de ses crétins très nombreux à grouiller dans le microcosme politicien. D’ailleurs, si le ralliement des partis du Système à un candidat islamiste contre le F.N. est plausible, la personne adéquate pour personnifier cette collusion ne serait pas l’actuel maire centriste de Pau, mais bien plutôt un autre centriste, l’actuel maire de Drancy, Jean-Christophe Lagarde, par ailleurs président de l’U.D.I., qui s’acoquine déjà avec des minorités ethno-religieuses pour mieux contrôler son territoire. 

    Le troisième sens se veut économique. Conservateur illibéral, Houellebecq imagine que la situation économique de la France s’améliore rapidement sous la présidence de Ben Abbes. Les courbes parallèles de la délinquance et du chômage s’effondrent parce que son gouvernement revalorise l’artisanat et le travail manuel, abaisse l’obligation scolaire à douze ans, augmente massivement les allocations familiales et réduit largement le budget de l’Éducation nationale sinistrée. Conservateur, ce programme s’apparente à bien des égards à celui du F.N. en 2002 quand il proposait le salaire familial afin de permettre « la sortie massive des femmes du marché du travail (p. 199) ». Mohammed Ben Abbes correspondrait à un islamiste de marché (8). Cependant, avec un étonnement certain et probablement conseillé par son ami, l’économiste Bernard Maris, on apprend que le nouveau président islamiste français est aussi « influencé par le distributivisme (p. 201) ». Houellebecq définit cette théorie comme « une philosophie économique apparue en Angleterre au début du XXe siècle sous l’impulsion des penseurs Gilbert Keith Chesterton et Hilaire Belloc. Elle se voulait une “ troisième voie ”, s’écartant aussi bien du capitalisme que du communisme – assimilé à un capitalisme d’État. Son idée de base était la suppression de la séparation entre le capital et le travail. La forme normale de l’économie y était l’entreprise familiale; lorsqu’il devenait nécessaire, pour certaines productions, de se réunir dans des entités plus vastes, tout devait être fait pour que les travailleurs soient actionnaires de leur entreprise, et coresponsables de sa gestion (p. 202) ». Or le distributivisme n’est pas qu’anglais; il doit aussi beaucoup à Jacques Duboin (9). Houellebecq le pense. Sortir du paradigme libéral ne sera que bénéfique.

    La dernière approche procède de la vision géopolitique présidentielle qui entend relancer la « grande politique arabe de la France (p. 158) ». Nullement hostile à l’Union européenne, elle cherche seulement (et ontologiquement) à la réorienter en direction du Sud et du bassin méditerranéen en favorisant l’adhésion du Maroc, de la Turquie, puis des autres États du pourtour. « Son modèle ultime, au fond, c’est l’empereur Auguste; ce n’est pas un modèle médiocre (p. 160). » Ben Abbes estime que « la reconstruction de l’Empire romain était en marche (p. 198) ». Il réaliserait ainsi le vieux dessein des sultans ottomans : prendre Rome après Constantinople ! 

    Par delà les tempêtes médiatiques, Soumission est un roman riche en sens. Michel Houellebecq conçoit avec sérénité l’islamisation de la société hexagonale. Pour lui, « c’est un processus spirituel, un changement de paradigme, un retour du religieux. Donc, je ne crois pas à cette thèse du “ Grand Remplacement ”. Ce n’est pas la composition sociale de la population qui est en question, c’est son système de valeurs et de croyances (10) ». Il observe qu’« un courant d’idée né avec le protestantisme, qui a connu son apogée au siècle des Lumières, et produit la Révolution, est en train de mourir. Tout cela n’aura été qu’une parenthèse dans l’histoire humaine. Aujourd’hui l’athéisme est mort, la laïcité est morte, la République est morte (11) ». Mieux, Houellebecq pense qu’« un compromis est possible entre le catholicisme renaissant et l’islam. Mais pour cela il faut que quelque chose casse. Ce sera la République (12) ».

    Dans l’interrègne en cours fleurissent des valeurs concurrentes. C’est stimulant à la condition expresse que les Européens conscients de cette transition redécouvrent les plus vieilles racines de leur mémoire et retrouvent l’horizon réenchanteur du tragique.

    Georges Feltin-Tracol

    Notes

    1 : Michel Houellebecq, « La République est morte », entretien dans L’Obs, le 8 janvier 2015.

    2 : Décision de la 17e chambre correctionnelle de Paris du 19 mars 2015.

    3 : Bernard Maris, Houellebecq économiste, Flammarion, 2014, p. 23. 

    4 : Idem, p. 49.

    5 : Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Flammarion, 1998.

    6 : Bernard Maris, op. cit., p. 49.

    7 : Bernard Maris, « Dernier rempart contre le libéralisme », dans Le Sens du combat, Flammarion, 1996, p. 52.

    8 : cf. Patrick Haenni, L’islam de marché. L’autre révolution conservatrice, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2005.

    9 : cf. Jean-Paul Lambert (sous la direction de), Le socialisme distributiste. Jacques Duboin 1878 – 1976, L’Harmattan, 1998.

    10 : Michel Houellebecq, « La République est morte », art. cit.

    11 : Idem. 

    12 : Id.

    • Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015, 300 p., 21 €.

    http://www.europemaxima.com/

  • JOHANNES ALTHUSIUS (1557-1638) Alain de Benoist

    Alors même que Carl Joachim Friedrich n’a pas hésité à le décrire comme « le penseur le plus profond entre Bodin et Hobbes », on reste stupéfait de l'ignorance dans laquelle le public français n'a cessé d'être tenu de la pensée de Johannes Althusius. Au XVIIIe siècle, c'est à peine si Bayle lui consacre quelques lignes de son Dictionnaire historique et critique : « Althusius, jurisconsulte d'Allemagne, florissait vers la fin du XVIe siècle. Il a fait un livre de Politique. Quelques jurisconsultes de son païs s'emportent étrangement contre lui, parce qu'il a soutenu que la souveraineté des Etats appartient aux peuples [...] J'oubliai de dire, dans les deux premières éditions, qu'il était de la Religion protestante ; qu'après avoir été Professeur en Droit à Herborn, il eut à Brême [sic] la dignité de syndic ; et que les Jésuites, en répondant à l'Anti-Coton, le mirent dans la catégorie des Protestants qui ont mal parlé de la Puissance Roiale » 1 . En 1858, dans son Tableau historique, Edmond de Beauverger lui consacre à son tour la moitié d'un chapitre2 . Frédéric Atger, puis Victor Delbos ne l'évoquent que brièvement3 . La seule présentation substantielle de ses idées dont on dispose en France est celle qui figure dans le livre de Pierre Mesnard, L'essor de la philosophie politique au XVIe siècle, paru en 19364 . Dans la plupart des manuels d'histoire des idées édités depuis 1945, son nom brille par son absence5 . Aujourd'hui encore, aucun livre de langue française ne lui a été consacré, aucune traduction de ses œuvres, même de la plus célèbre, n'a été publiée. On ne saurait s'étonner, dans ces conditions, que peu d'auteurs semblent avoir entendu parler de cet esprit rigoureux, effectivement comparable en importance à Hobbes, Machiavel, Bodin ou Rousseau. 

    Il est vrai qu'à partir de la fin du XVIIe siècle, à l'instar des monarchomaques, dont il était proche6 , Althusius a longtemps passé pour un esprit subversif, et cette réputation a probablement contribué à faire tomber son nom dans un oubli dont il n'est véritablement sorti qu'en 1880, grâce au célèbre livre qui lui fut consacré par Otto von Gierke7 . Dès lors, son influence n'a cessé de s'étendre, en Allemagne d'abord, puis aux Pays-Bas, en Angleterre et aux Etats-Unis. En 1932, Carl Joachim Friedrich a réédité le texte latin de la plus grande partie de l'édition de 1614 de la Politica, en même temps qu'il consacrait plusieurs études à son auteur, dans un esprit d'ailleurs fort différent de celui de Gierke. Depuis lors, de nombreux chercheurs ont travaillé sur l'œuvre d'Althusius, parmi lesquels il faut surtout citer Frederick S. Carney, Heinz Werner Antholz, John Neville Figgis, Erik Wolf, Ernst Reibstein, Dieter Wyduckel, Peter Jochen Winters, etc.8 Un symposium international consacré à Althusius s'est tenu à Herborn du 12 au 16 juin 1984, et une JohannesAlthusius Gesellschaft s'est également constituée dans les années quatre-vingt à l'Université de Dresde9 . En 1973, la bibliographie sur Althusius, publiée par Dieter Wyduckel, Hans Ulrich Scupin et Ulrich Scheuner, ne comptait déjà pas moins de 16 000 références10 . Et pourtant, exception faite de l'espagnol, langue dans laquelle on dispose depuis 1990 d'une traduction satisfaisante de la Politica, l'œuvre majeure d'Althusius n'a encore à ce jour jamais été publiée intégralement dans aucune langue moderne !  

    Johannes Althusius (Johann Althaus) est né en 1557 à Diedenshausen, en Westphalie, à la frontière du comté de Nassau, région alors d'obédience calviniste. D'origine modeste, c'est grâce à l'aide de l'un des comtes de Nassau qu'il fait ses études de droit, de philosophie et de théologie, d'abord en 1581 à Cologne, où il se familiarise avec la pensée d'Aristote, puis à Paris et à Bâle. Dans cette dernière ville, où il apprend l'histoire et la théologie, il loge chez son ami Johann Grynaeus, avec qui il entretiendra une correspondance tout au long de sa vie, et fait la connaissance du monarchomaque protestant François Hotman. En 1586, il obtient le titre de docteur in utro jure, avec une thèse intitulée De arte jurisprudentiæ Romanæ methodice digestæ libri, qu'il publie la même année sous la forme d'un ouvrage (Juris Romani Libri Duo) qu'il remaniera à plusieurs reprises par la suite. Il séjourne ensuite à Genève, où il achève sa formation en sciences juridiques et logiques auprès de Denis Godefroy, spécialiste réputé du droit romain. Il est alors marqué par les idées de Calvin, qui séjourna dans cette ville de 1536 à 1538, puis de 1541 jusqu'à sa mort, en 1564. 

    Ses études achevées, en octobre 1594, Althusius est appelé à l'Académie protestante de Herborn, fondée deux ans plus tôt par le comte Jean de Nassau, et devient membre de sa faculté de droit. Il y occupe une chaire de droit romain, qu'il conservera pendant dix-sept ans, tout en enseignant également la philosophie et la théologie. En 1597, il est nommé recteur du collège de Herborn et devient membre du conseil du comte de Nassau. Durant cette période, il séjourne également à Steinfurt, à Siegen, où il se marie, ainsi qu'à Heidelberg. En 1599 et 1600, on le retrouve comme recteur du collège de Siegen, puis en 1602 comme recteur du collège de Herford. Dans l'exercice de ses fonctions, il défend avec vigueur les libertés universitaires contre les empiètements de la noblesse et du clergé. En 1601, il publie un volume de morale, Civilis conversationis libri duo, puis deux ans plus tard son principal ouvrage, la Politica methodice digesta, qui reçoit une attention immédiate dans les milieux savants, mais lui vaut aussi certaines critiques de la part des théologiens et des jésuites.

     

    C'est alors que se produit dans sa vie un événement décisif. En 1603, Althusius se voit proposer par les habitants de la cité portuaire d'Emden, en Frise orientale, de venir occuper dans cette ville un poste de syndic municipal (Ratssyndikus). Acquise au calvinisme (elle a même été, en 1526, la première cité allemande à embrasser la foi réformée), Emden joue à cette époque un rôle important. Depuis que Jean Laski a été invité en 1542 à y réorganiser la vie religieuse, la ville est devenue une sorte de Genève du Nord. Sa position stratégique, à la frontière de l'Empire et des Provinces-Unies, qui se sont constituées en 1579 en Etat indépendant tout en restant officiellement terres d'Empire11 , lui permet en outre de jouir d'une certaine liberté. Un synode protestant s'y est réuni en 1571, qui a vu les Eglises néerlandaises (belgici) se réunir aux communautés de Frise orientale et du Bas-Rhin. Un autre synode général des Eglises réformées rhénanes et westphaliennes s'y déroulera en 1610, réalisant ainsi l'union organique du calvinisme septentrional. Il semble d'ailleurs que la crainte de perdre leur autonomie n'ait pas étrangère à la décision des habitants d'Emden d'inviter Althusius à venir mettre ses idées en pratique parmi eux. A cette date, la renommée de l'auteur de la Politica est d’ailleurs bien établie, d'autant que le conseil de la ville, dit Conseil des Quarante, compte dans ses rangs le pasteur Menno Alting, dont le fils, Johann Alting, a été son élève à Herborn.

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