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culture et histoire - Page 1408

  • La vie immédiate, la mort

    Le sens des choses lui-même dépend aussi d’une certaine inscription (de pensées, d’activités, de désirs, etc.) dans la durée. Internet offre, structurellement, la possibilité d’un changement permanent au gré des envies de l’instant. L’instabilité permanente nuit à la capacité de donner aux choses un sens profond. Si les religions s’appuient presque toujours sur une transcendance, elles mettent aussi quasi systématiquement en avant l’éternité qu’offrira la rédemption (ou le salut, le nirvâna, etc.). A la brièveté de la vie humaine, les religions opposent bien souvent le réconfort qu’est l’immortalité. Une fausse critique du phénomène religieux vise à faire croire que c’est dans l’immédiateté de la vie quotidienne que le sens des choses existe. La consommation, les nouvelles technologies, le capitalisme invoquent toujours la réalité de la jouissance immédiate en comparaison des bonheurs supraterrestres vantés par les prophètes. S’il est tout à fait possible et légitime de douter des paradis célestes, il ne faut pas pour autant croire que le bonheur est dans l’immédiateté et l’instantanéité. Nous sommes en train de découvrir que le consumérisme et la société du choix annulent la valeur des choses. Car c’est toujours la durée qui donne son sens aux actes, aux pensées et aux émotions humaines. Une chose ne peut prendre du sens que parce qu’à nos yeux, elle dure. 
         Une simple randonnée peut rappeler qu’on n’observe pas le même paysage se dévoilant sous nos yeux lorsqu’on l’atteint après plusieurs heures de marche ou quelques minutes de voiture (voire quelques secondes d’hélicoptère, ou, pire encore, un panorama instantané de visites virtuelles sur le Web). L’expérience humaine a ceci d’irréductible : c’est dans la durée qu’elle prend son sens. Or, la société du tout numérique tend à faire croire que tout ce qui dure est mauvais, que la véritable liberté consiste à pouvoir accéder à tout en quelques clics. Si l’immédiateté est en passe de devenir la valeur dominante socialement, c’est parce que la durée apparaît comme une contrainte du passé, dont il faut se débarrasser à tout prix. 
         Vouloir en finir avec la durée, c’est vouloir en finir avec le sens de toute chose. Vouloir en finir avec la durée, c’est donc vouloir en finir avec le sens de la vie. Car au fond, le fantasme d’annuler la durée, c’est-à-dire annuler ce qui nous coûte mais qui donne son sens à l’existence humaine, ne trouve-t-il pas son aboutissement dans l’annulation de l’essence même de la durée, qui n’est autre que la vie, là où toute durée prend sa source ? Vouloir abolir la durée de toute chose, cela n’implique-t-il pas de s’en prendre à la vie elle-même ? La chose qui dure, et doit par essence durer, n’est-ce pas la vie ? 
         La société de l’immédiateté engendrée par la folie numérique ne fantasme rien d’autre que la mort. 
         De nombreux écrits ont déjà mis en garde l’être humain contre ses propres fantasmes mortifères, inconscients et incontrôlés. Gageons qu’il est possible de lutter contre la déferlante technologique, sans quoi il y a fort à parier que d’ici quelques années à peine, la consommation d’antidépresseurs aura encore très largement augmenté en Occident. 
         A moins que nous n’assistions à la fin d’un monde, celui que l’humain connaissait avant sa récente mutation anthropologique, un monde où la durée fondait positivement le rapport des êtres entre eux et avec eux-mêmes, un monde où vivait encore l’homo sapiens, avant qu’il ne soit éradiqué par l’homo virtuens. 
     
    Guillaume Carnino, Rêve numérique ou cauchemar informatique

  • « Enfant de France, n’oublie jamais les dix frères Ruellan » (1/2)

    Pourquoi le ministère de l’Education nationale fit appliquer cette sentence dans toutes les écoles de France ? Cela, c’était en 1938, et c’était pour éduquer les consciences, donner des exemples à la jeunesse française et honorer nos héros nationaux.

     

    Et pourquoi, à l’heure où nous commémorons le centenaire de la Grande Guerre – ce long centenaire qui dure cinq ans- les ministres laissent-ils désormais ces héros nationaux aux oubliettes ?

    Au départ, il y a Jules Ruellan et Marguerite du Rivau : un couple jovial, un couple de fervents catholiques élevés dans l’amour de la France éternelle. Puis de ce foyer naîtront ceux qui deviendront « les dix frères Ruellan ». Une fratrie nombreuse entièrement mobilisée à l’appel de la patrie attaquée. Une fratrie dans laquelle la conscience individuelle et collective éclairera un engagement immédiat, promptement mis en œuvre, entier, constant et sans faille.

    Mobilisés, jusqu’au bout […]

    La suite sur NdF

    http://www.actionfrancaise.net/craf/?Enfant-de-France-n-oublie-jamais

  • Domenico Losurdo : « Contre-histoire du libéralisme »

    Domenico Losurdo signe un ouvrage accablant sur les liens entre le libéralisme et les théories de la suprématie occidentale (esclavagisme, racisme, massacres de masse) portées par des penseurs ou acteurs politiques et économiques de premier plan, entre le XVIIe et le XIXe siècles.

     

    «La race européenne a reçu du ciel ou a acquis par ses efforts une si incontestable supériorité sur toutes les autres races qui composent la grande famille humaine, que l’homme placé chez nous, par ses vices et son ignorance, au dernier échelon de l’échelle sociale est encore le premier chez les sauvages».

    L’auteur des lignes mises en exergue ci-dessus n’est pas un marginal et sanguinaire partisan de la colonisation occidentale; c’est le doux et libéral A. de Tocqueville, auteur classique, inscrit aux programmes scolaires de certaines filières au lycée ou à l’université –pour des idées toutes autres que celles étudiées par Domenico Losurdo dans le présent ouvrage.

    Le projet de l’auteur italien, qui veut «sommairement reconstituer les premiers siècles de l’histoire du libéralisme et des rapports sociopolitiques concrets établis en son nom», aboutit à un ouvrage proprement accablant pour un ensemble d’acteurs intellectuels, politiques et économiques des XVIIe–XIXe siècles, empêtrés dans une sorte de paradoxe tenace.

    Le premier et principal point commun entre ces acteurs issus de champs divers est leur appartenance revendiquée au courant libéral –de Locke à Tocqueville en passant par Grotius, Montesquieu, divers responsables politiques anglais, américains ou français, hommes d’affaires, propriétaires ou certains militaires.

    Paradoxes inhérents ou maladies infantiles du libéralisme?

    La première question qui se pose est de savoir ce que signifie libéralisme. Losurdo synthétise les réponses courantes: «Le libéralisme est une tradition de pensée qui place la liberté de l’individu au centre de ses préoccupations».

    Tel un inspecteur Columbo des idéologies, Losurdo demande alors: comment se fait-il que des penseurs et acteurs se réclamant de cette tradition intellectuelle, et cherchant donc à défendre les libertés individuelles, s’accommodent si bien du «processus d’expropriation systématique et des pratiques génocidaires» qui accompagnent la colonisation occidentale en Irlande, en Amérique, en Afrique et en Asie?

    Comment se fait-il, même, que, dès le XVIIe siècle, l’esclavagisme, les théories raciales et le colonialisme belliqueux soient entérinés, voire légitimés par divers libéraux (Locke, Grotius, parmi les plus fameux)?

    Losurdo insiste sur le fait qu’il serait erroné de dédouaner les esclavagistes et les colonialistes en considérant que ce point de vue était dans l’air du temps, dominant à l’époque et qu’ils n’ont fait que se conformer à des modes de pensée différents de ceux qui sont les nôtres actuellement –c’est à dire qu’il ne faut pas faire preuve d’«historicisme»: au moins depuis Montaigne, Las Casas ou Jean Bodin, les opposants à l’esclavagisme et au colonialisme ne manquent pas!

    Ceci sans compter les autorités d’Ancien Régime (monarchie, Église, État central) qui s’opposent à ces pratiques déshumanisantes pour des raisons qu’on peut dire stratégiques.

    Car c’est bien sur les intérêts et les stratégies pratiques des acteurs en présence que Losurdo attire l’attention, dans la perspective de mieux saisir le libéralisme et ses incarnations concrètes. Il fait observer qu’au XVIIe siècle, après la révolution anglaise qui met fin à l’absolutisme, la conquête de l’Amérique et la traite esclavagiste prennent un essor inédit.

    Au XVIIIe siècle, après l’indépendance des États-Unis, l’esclavage des Noirs et le génocide des Amérindiens s’intensifient jusqu’à former un ensemble d’États, dans le sud du pays, fondés sur le principe de la discrimination raciale.

    En somme, «l’auto-gouvernement de la société civile triomphe sous le drapeau de la liberté et de la lutte contre le despotisme, alors qu’il entraîne le développement de l’esclavage-marchandise sur une base raciale et creuse un abîme insurmontable et sans précédent entre les Blancs et les peuples de couleur».

    En effet, dans sa lutte contre l’absolutisme étatique, le «parti libéral» exclut la possibilité d’une servitude ou d’un esclavage des Blancs, en métropole, mais ferme les yeux, rationalise -Montesquieu tente d’expliquer la déchéance de certains peuples dans l’esclavage par le «climat» de leurs terres d’origine, qui les rend plus faibles que les Européens industrieux- voire légitime l’esclavage et l’oppression des peuples colonisés, notamment en Amérique.

    Concrètement, les aristocrates et colons Blancs sont les premiers à réclamer une libre jouissance de leurs propriétés (terres, esclaves et serviteurs) contre l’ingérence de l’État central métropolitain.

    De ce point de vue, selon Losurdo, le libéralisme comme courant de pensée ne peut se comprendre sans prêter à attention à son efficacité pratique, étroitement corrélée aux intérêts matériels de ceux qui s’en revendiquent: aristocrates et politiciens européens, responsables politiques et colons propriétaires américains; pour tous, la lutte contre l’absolutisme n’outrepasse pas –voire légitime– la défense de la propriété privée des terres et du «bétail humain». Losurdo parle à ce titre d’un «accouchement gémellaire», c’est-à-dire simultané en ce qu’ils seraient jumeaux, du libéralisme et de «l’esclavage racial», aux XVIIe–XVIIIe siècles.

    La «Herrenvolk democracy»

    L’auteur n’arrête pas son analyse aux oppressions coloniales et montre qu’en métropole également, à la même période, le lumpenprolétariat est durement réprimé par la législation au Royaume-Uni et aux États-Unis (qu’on pense aux workhouses et aux mesures policières prises contre les vagabonds et chômeurs), de même qu’une grande partie des classes populaires est encadrée dans sa vie publique (restrictions du droit de vote, censures de la presse), sa vie privée (mesures eugéniques et contrôle de mœurs), le monde du travail (interdiction des coalitions ouvrières et rejet des entraves à la concurrence sur le «marché» du travail)…

    Tout comme les esclaves et les peuples colonisés, les groupes sociaux métropolitains économiquement défavorisés sont jugés incapables d’être libres, et situés aux confins de la «civilisation», au nom de laquelle ils doivent se «sacrifier», comme le soulignent, avec plus ou moins d’enthousiasme, la plupart des libéraux.

    Losurdo signale qu’aux peuples colonisés, en Irlande, en Asie, en Afrique, en Amérique, aux lumpenprolétaires réprimés, aux prolétaires des métropoles, à une grande partie des femmes et des enfants, on peut aussi ajouter à la liste de ceux qui sont opprimés par le libéralisme au pouvoir les abolitionnistes anglo-saxons, les «radicaux» et les socialistes au XIXe siècle.

    L’auteur italien fait observer que ceux qui souffrent des «clauses d’exclusion» de la liberté revendiquée par les libéraux sont à ce point nombreux qu’on peut décemment qualifier le régime libéral (qui s’applique au Royaume-Uni et aux États-Unis en tête) de «Herrenvolk democracy», c’est-à-dire de «démocratie qui ne vaut que pour le ‘peuple des seigneurs’», comme le proposent des historiens contemporains.

    A partir de la fin du XVIIIe siècle, l’esclavage est de plus en plus contesté, notamment en France, où se constitue le radicalisme, né de la scission d’avec le libéralisme, dans la lutte contre le despotisme, et à l’issue de la révolte de Saint-Domingue (actuel Haïti) et de la déception apportée par la révolution américaine qui n’abolit pas l’esclavage, les discriminations et les exactions coloniales.

    Le radicalisme en France se distingue à la fois du socialisme, et surtout, du libéralisme dominant qui continue, au XIXe siècle, à défendre l’esclavage aux États-Unis –à l’instar de Tocqueville qui considère que l’abolition déstabiliserait gravement les puissances coloniales et serait une atteinte irrémédiable à la propriété privée des colons et des groupes métropolitains privilégiés.

    Un «darwinisme social ante litteram»

    Tocqueville est encore de ceux qui, progressivement, au XIXe siècle, contribuent à faire émerger des paradigmes de la naturalisation voire de la divinisation de l’ordre social, qui rendent les hiérarchies sociales et ethniques intangibles et éternelles, mais, surtout, qui fustigent les atteintes à ces hiérarchies comme blasphématoires et contre-nature.

    Avec Herbert Spencer, pour ne citer que lui, le libéralisme s’attaque férocement à la redistribution des richesses et à l’assistance étatique aux démunis, malgré leur forme embryonnaire à l’époque, et légitime la domination sociale des plus forts, notamment la colonisation, justifiée par analogie avec les mythes bibliques de la quête de la terre promise par les enfants d’Israël.

    Comme J. S. Mill, les libéraux commencent à théoriser une hiérarchie explicitement raciale au sommet de laquelle se trouvent les Blancs, de par leur «mission civilisatrice». Tocqueville propose ainsi d’appliquer le modèle de la colonisation américaine à l’Algérie: il théorise la «guerre juste» faite aux «sauvages» voués à la destruction, qui passe par des exactions à l’encontre des civils, et l’instauration d’un apartheid garantissant la suprématie blanche.

    C’est dans cet environnement intellectuel qu’émergent les thèses raciales, habituellement présentées comme sulfureuses, de Gobineau, qui ne s’avère en réalité, à la lecture du livre de Domenico Losurdo, qu’un libéral parmi d’autres conceptualisant –de façon moins nuancée il est vrai– la suprématie de la «race aryenne». Apparaissent également vers le milieu du XIXe siècle les premières théories selon lesquelles les Juifs et les intellectuels progressistes comploteraient pour agiter les masses populaires contre la propriété privée et contre la colonisation.

    Contre ces menaces faites à la propriété et la liberté individuelle des groupes sociaux aisés, les libéraux n’hésitent pas à préconiser une «dictature temporaire modernisatrice», y compris si elle passe par des coups d’État, que lesdits libéraux appuient chaleureusement, depuis le 18 brumaire de Bonaparte jusqu’à la marche de Rome de Mussolini en 1922. Dans les colonies, face aux ingérences de l’État central, les libéraux menacent encore de sécession et de guerre civile, comme le montre avec éclat la Guerre de Sécession américaine.

    De multiples traits et mises en pratique du «darwinisme social» porté par le libéralisme sont de véritables prémisses aux fascismes du XXe siècle: de nombreux libéraux préconisent une «solution finale», une euthanasie générale des races inférieures éprouvées par le colonialisme et inadaptées à la civilisation; les déportations de populations colonisées, les génocides et l’enfermement concentrationnaire empêchent de considérer «les catastrophes du XXe siècle» comme des éruptions totalement inattendues et imprévisibles.

    Au terme de sa «contre-histoire du libéralisme», Losurdo rappelle à quel point le cheminement vers des formes plus démocratiques a été long, douloureux, et largement dû aux luttes des «exclus» pour leur reconnaissance. Il exhorte à se détacher de toute forme d’«hagiographie» délibérée ou pas, pour, enfin, se pencher sur l’histoire réelle d’un courant qui a encore une grande influence sur notre époque.

    Losurdo fait preuve d’une érudition impressionnante et mobilise une importante littérature anglo-saxonne a priori peu courante pour le lecteur français, ainsi que de nombreux textes d’époque. Il faut également souligner le projet salutaire de remettre à la lumière les cendres et les cadavres sur lesquels la puissance occidentale s’est bâtie, largement au nom d’un système de pensée qui cherchait à promouvoir la liberté individuelle.

    Ainsi, l’ouvrage amène de façon fructueuse le lecteur à questionner une diversité de phénomènes actuels, qu’on aurait tort de croire totalement inédits dans leur forme et leurs implications.

    Slate

    http://fortune.fdesouche.com/374277-domenico-losurdo-contre-histoire-du-liberalisme

  • Un jour, un texte ! les Français dans la guerre, Père courage par Dominique JAMET (22)

    « La civilisation française, héritière de la civilisation hellénique, a travaillé pendant des siècles pour former des hommes libres, c'est-à-dire pleinement responsables de leurs actes: la France refuse d'entrer dans le Paradis des Robots. » Georges Bernanos, La France contre les robots.

    Notre premier ministre a déclaré que la France est en guerre. Mais l'ennemi est chez nous, au sein même de la population française. Il ne s'agit plus d'envoyer des professionnels, formés et aguerris combattre loin de nos terres, mais de se battre contre un ennemi sournois et impitoyable, qui use pour ses attaques de toutes nos libertés et des droits des citoyens français. Avant de faire une telle déclaration, encore eût-il fallu cultiver au sein du peuple français les valeurs qui font la force morale des nations. Cette nouvelle rubrique sur la guerre a pour objet de proposer des textes pour aider tout un chacun à réfléchir sur des sujets précis et si possible, d'actualité, elle est un peu modifiée pour montrer : les Français dans la guerre, Père courage par Dominique Jamet (22)

    L'éditorial du Père Bruckberger paru dans Le Figaro, le 6 mai 1985, entraîne le lendemain un autre éditorial, de Dominique Jamet, dans le Quotidien de Paris. Nous avons gardé l'ensemble des deux textes pour que les propos tenus ne soient pas sortis de leur contexte.

    « Au-delà des cris du ressentiment et de la passion, bien plus haut que les pâquerettes, les gerbes, les couronnes, les prises de becs et les prises d'armes, une voix sereine s'est élevée hier au milieu de l'effarante controverse déchaînée depuis dix jours d'un bout à l'autre du monde libre par la visite du Président Reagan au cimetière militaire de Bitburg. Il n'est pas dit que cette voix se fera entendre dans le tumulte médiatisé qui a éclipsé la véritable signification au sommet des Sept plus spectaculairement encore que la Terre a éclipsé la Lune dans le ciel nuageux, samedi dernier. Juchés sur les stèles et les croix que la piété humaine érige en souvenir des morts, les corbeaux et les charognards croassent.

    Au moins cette hirondelle-là peut-elle faire croire au printemps.

    Des millions de braves gens, n'écoutant que leur douleur toujours renouvelée et leur juste indignation, blessure jamais cicatrisée, contre l'abominable holocauste où se sont englouties tant de vies et un peu de la dignité humaine ont donné tête baissée dans les panneaux largement ouverts par une habile campagne de propagande dont le but n'était assurément pas d'abattre pour la deuxième fois le nazisme vaincu et les nazis morts il y a quarante ans- on ne tire pas sur une ambulance, à plus forte raison sur un corbillard - que de faire un carton sur un président américain bien vivant.

    Des manipulateurs, des menteurs, des coquins, des conformistes et des lâches, ont exploité le filon toujours rémunérateur de l'antifascisme pour détourner de son sens le geste symbolique du représentant de la plus grande démocratie du monde, lui-même ancien combattant de la dernière guerre, président de cette république sans laquelle nous serions morts ou vivrions en esclaves, du totalitarisme brun ou du totalitarisme rouge.

    A-t-il été question à aucun moment, dans l'esprit de Reagan, de réhabiliter les valeurs, les buts de guerre, les chefs du IIIème Reich, et d'honorer les bourreaux triomphants de l'Ordre noir ? A-t-il jamais été question d'autre chose que d'aller s'incliner sur les tombes de soldats morts au combat, victimes d'une horreur qui les a engloutis ?

    Il s'est trouvé que dans le cimetière militaire de Bitburg, à côté des sépultures de deux mille combattants de la Wehrmacht, et un peu à l'écart, il y avait quarante-neuf pierres tombales, certaines surmontées d'une grossière croix de granit, à la mémoire d'autant de soldats des Waffen-SS. C'est l'image même de la place qu'occupent ces enfants perdus, jamais reniés, dans un enclos discret de la mémoire allemande.

    Les caméras de la télévision se sont à plusieurs reprises attardées sur ces tombes. Sur la plupart d'entre elles s'inscrivait le parcours d'une vie brève, brutalement fauchée par la mitraille. Quoi qu'ils aient pu faire, ces adolescents de dix-sept ans, ces jeunes gens de vingt ans n'étaient pas les pères mais les fils du régime nazi.

    On a beaucoup écrit, que les États-unis et l'Allemagne auraient pu faire le choix d'un autre site plus heureux que Bitburg, ville pourtant aussi américaine que germanique. Mais existe-t-il beaucoup de cimetières allemands où les ossements des Waffen-SS ne sont pas mêlés à ceux de soldats d'autres armes ? Existe-t-il beaucoup de familles allemandes qui ne portent pas dans leur chair et dans leur cœur la trace d'hommes, – père, oncle, cousin, mari, fiancé – qui portaient l'uniforme noir à collet vert ? Certains voudraient faire croire que le seul choix qui nous est offert est entre la haine et l'oubli, comme s'il ne pouvait y avoir place dans un cœur humain pour la mémoire et le pardon. Et que serait un pardon, dont seraient exclus précisément ceux qui en ont besoin, non pas les fils démocrates des pères égarés, mais ces pères eux-mêmes ?

    Enfin, une fois de plus, qu'est ce que ces cris d'orfraie dans un monde qui s'accommode de la présence du Cambodge à l'ONU, de la visite du nouveau tsar rouge à la Pologne satellisée, insulte à quarante millions de Polonais vivants et à quelques millions de Polonais morts, ou des gerbes que des chefs d'État capitalistes déposent pieusement, sur le mausolée de Lénine, qui n'était pas que je sache, un sous-ordre, Unterscharführer ou Sturmbannführer de la dictature en activité – comme on dit d'un volcan – la plus sanglante du monde ? Souffler ainsi sur les cendres tièdes d'un foyer éteint, c'est à coup sûr faire le lit des incendiaires d'aujourd'hui.

    Telles sont quelques-unes des vérités qu'a rappelées ou plutôt assénées, pour ainsi dire à coup de crosse, la crosse des évêques d'autrefois, pasteurs du troupeau et soldats du Christ, le père Bruckberger, dans un admirable éditorial paru hier [dans Le Figaro]. Il pouvait se permettre de tresser le thème politique et profane de la réconciliation avec le thème chrétien du pardon parce qu'il est insoupçonnable, parce qu'il fut en son temps le plus médaillé des prêtres combattants, sinon le plus religieux et le plus discipliné des soldats. Mais combien d'autres, laïques ou religieux qui pensaient de même, ont mieux aimé se taire ou hurler avec les loups ? Rares sont ceux qui unissent comme ce dominicain scandaleux le courage physique et le courage civique.

    Oui, c'est bien le même homme, par delà les années, qui accompagnait jusqu'au poteau d'exécution Joseph Darnand, son ancien des Corps francs, devenu chef de la Milice, et l'homme le plus haï de France. Un criminel ? Sans doute. Mais si le plus grand criminel n'a pas droit à un avocat, à un juge, à un médecin et à un prêtre, que reste-t-il de la civilisation ? Bertolt Brecht a dressé au-dessus des horreurs de la guerre de Trente ans la légendaire figure de Mère Courage. Et nous, nous avons notre Père Courage, après une paix de quarante ans. »

    Dominique Jamet

    Éditorial du journal "Le Quotidien de Paris", 7 mai 1985.

    Lois Spalwer http://lesalonbeige.blogs.com/my_weblog/web.html