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culture et histoire - Page 1995

  • Le cri d’alarme de Natacha Polony pour la France et son école par Pierre LE VIGAN

     On a reproché à Natacha Polony de s’inquiéter de la France et même pour la France dans son dernier livre intitulé Le pire est de plus en plus sûr (Mille et une nuits). « La France ne doit pas disparaître », écrit Natacha Polony. Aimer la France : voilà ce qui est suspect en nos temps. Mauvais procès que celui-ci. Et voici pourquoi. Il y a deux manières d’aimer son pays. L’une consiste à le croire meilleur que les autres. Il y a ainsi des gens qui aiment la France parce que c’est la « fille aînée de l’Église », ou à cause des « quarante rois qui… etc. ». Ceux-là sont des réactionnaires qui aiment la France en ne la comprenant pas. D’autres, des progressistes, aiment la France parce qu’elle aurait inventé les « droits de l‘homme ». Et parce qu’elle a fait « la Révolution ». Ceux-là ne comprennent pas plus la France que les précédents. Tous deux, réactionnaires et progressistes, aiment mal la France parce qu’ils la comprennent mal.

     

    Il y a une autre façon d’aimer la France, qui est celle de Natacha Polony et qui paraît la seule raisonnable. Il faut aimer la France malgré ses défauts, malgré ses limites, et dans ces limites. Il faut aimer la France parce que c’est la porte d’entrée vers l’universel qui nous est donnée (et si nous étions Turcs, ce serait la Turquie, Argentin, ce serait l’Argentine, etc.), parce que c’est la forme de civilisation qui est à notre portée si on veut aimer la civilisation. Aussi parce que c’est une des incarnations de la civilisation européenne. Et surtout, parce que si l’on n’aime pas son pays on peut encore moins aimer les autres pays. Parce que l’alternative n’est pas entre aimer son pays et être internationaliste mais entre aimer son pays et être nihiliste.

     

    Or c’est bien là que se situe le choix. On peut ne pas aimer son pays parce que son histoire n’est pas sans tâches mais, si on n‘aime pas son pays, on n’aime pas l’histoire des hommes et on tombe dans le nihilisme, on n’a plus d’autres solutions que d’en appeler au réensauvagement du monde (ou de l’attendre et de ce point de vue il n’y a pas trop à s’inquiéter car il arrive et même il est déjà là). Sans amour de son pays, du pays dans lequel on vit et vivra il ne peut y avoir de regard critique et d’exigence vis-à-vis de lui. L’amour de son pays ne consiste pas à l’idéaliser, il consiste à vouloir lui donner un horizon, une hauteur, un idéal.

     

    On a le droit, bien entendu, d’être nihiliste, mais alors il ne faut plus nous raconter d’histoires, il ne faut plus nous parler de « droits de  l’homme ». Et il faut abandonner toute ambition éducative. Or c’est bien de cela qu’il s’agit et c’est ce que montre Natacha Polony en revenant sur la grande question de l’éducation dans notre pays.

     

    Depuis les années 75, les « pédagogistes » « de gauche » et  libertaires ont marché séparément des libéraux « de droite » ou des partisans réactionnaires du chèque scolaire soit de la monétarisation de l’école. Mais, bien que marchant séparément, et même s’ignorant, ils ont frappé ensemble. Les pédagogues libertaires ont en effet concouru au même résultat que les modernisateurs libéraux qu’ils prétendent détester. En d’autres termes, les libertaires ont gagné la bataille idéologique et leur victoire a permis en fait la victoire sociologique des libéraux, à savoir une école de plus en plus inégalitaire, mettant hors service l’ascenseur social et favorable uniquement à la super-classe mondiale. Et cela sous le nom de la fumeuse « économie de la connaissance » et sur fond d’ethnicisation de l‘école et de la société, ethnicisation dont le nom pudique est « diversité ». Utilitaristes libéraux ne voyant que l’économie et ce qui sert à l’économie et libertaires partisans des autonomies en tous genres et des expérimentations multiples ont abouti conjointement au résultat d’une éducation publique ex-nationale ayant perdu son unité et sa capacité de faire émerger en son sein de nouvelles élites issues de toutes les classes de la société. C’est le mouvement analysé par Mark Lilla comme une « double révolution libérale ». Libérale-libertaire en vérité.

     

    Ce qu’ « ils » – libéraux et libertaires – ont frappé ensemble et avec un triste succès, c’est bien la conception républicaine de l’école publique.  Pour les « pédagogistes », les savoirs sont moins importants que le savoir-être, que l’éveil des capacités, que la « construction de ses propres savoirs » par le jeune – d’où le nom de « pédagogie constructiviste » qui leur est appliqués – ils croient au fond en un état de nature qu’il suffirait de réveiller au lieu d’éduquer et de travailler pour s’élever. Pour les libéraux et le milieu des grandes entreprises, l’école doit former aux métiers, elle doit former à l’entreprise, être « ouverte » sur l’entreprise, comme si le milieu de l’entreprise n’était pas d’abord une fermeture sur tout ce qui n’est pas efficacité immédiate et compétitivité, et comme si les jeunes n’auraient pas plus que de besoin l’occasion de passer le reste de leur vie dans le milieu de l’entreprise. L’idéologie dominante venue des libéraux obsédés par la croissance économique, c’est l’idéologie d’une école qui doit permettre de « s’adapter à la société moderne » (Natacha Polony). Paradoxe : quand l’école était totalement séparée du monde de l’entreprise soit dans les années cinquante et soixante, tous les diplômés trouvaient du travail, et depuis que l’école est obsédée par l’idée de « préparer au monde du travail », les diplômés ne trouvent justement plus de travail. Ce n’est pas seulement parce qu’il y a du chômage, c’est parce que quand on veut courir après les métiers, et courir après les besoins économiques, on raisonne à court terme et on est toujours en retard. L’école doit d’abord former des citoyens, elle doit d’abord apprendre à penser librement, et non à avoir des gestes « éco-citoyens », à être « conscientisés » contre le « racisme », celui-ci sorti de toute rationalité analytique et devenu un ogre de la pensée, ouvert à la théorie du « gender », ouvert à la diversité, déterminés à agir pour une « planète propre » et autres actions dites moralisantes qui sont l’inverse du vrai souci moral, de la vraie éducation à la fierté, de l’authentique sens de l’honneur. Pour former des citoyens l’école doit partir du principe qu’il y a bel et bien des savoirs à acquérir, et non des intuitions intimes à réveiller, sorte de rousseauisme primaire prégnant  dans l’idéologie dominante.

     

    Ces savoirs et ces grands récits n’ont bien entendu pas une valeur absolue, ils permettent de se construire et ensuite d’aller plus loin. Pourquoi pas d’aller vers d’autres grands récits. Prenons un exemple : une éducation chrétienne a-t-elle jamais empêché quelqu’un de se découvrir athée ultérieurement ? Bien entendu non. Mais elle permet au moins de savoir ce qu’est la croyance et ce qu’est l’incroyance. Il en est de même pour les grands récits nationaux ou sociétaux. Ils sont nécessaires pour qu’existe un savoir commun, à partir duquel il puisse y avoir consensus ou dissensus mais en tout cas un nécessaire recul, recul par rapport aux pulsions immédiates, par rapport au désir de « tout tout de suite » fort bien analysé par Morgan Sportès dans son livre éponyme. Si nous ne réhabilitons pas l’école républicaine et méritocratique, c’est la France elle-même comme notre maison commune qui sera morte. Sans éducation, il n’y a pas de République, sans République, la démocratie n’est qu’un leurre, ou la tyrannie des imbéciles. Cela devrait réveiller les énergies.

     

    Pierre Le Vigan http://www.europemaxima.com

     

    • Natacha Polony, Le pire est de plus en plus sûr. Enquête sur l’école de demain, Mille et une nuits, 2011, 110 p., 9 €.

  • Le discours clivant, dernier refuge du politique / Faux conflits, vraies fractures (édito 12/2012)

    En guise d’éditorial de notre Lettre de décembre 2012, nous reproduisons (une fois n’est pas coutume) ci-dessous un point de vue de Christophe Boutin, professeur des universités à l’Université de Caen et auteur de nombreux ouvrages, fruits de ses recherches sur les comportements électoraux, la question de la décentralisation et celle des partis politiques. Il a notamment publié chez Stock en 2009, Les grands discours du XXe siècle.
    Dans l’article présenté ci-dessous (prélevé sur le site Causeur.fr), Christophe Boutin se livre à une explication sinon à une exégèse du sens du verbe « cliver » conjugué sous tous les modes et utilisé à bon ou mauvais escient par les commentateurs politiques qui lui donnent généralement une connotation négative.
    Polémia

    Lors de l’élection présidentielle puis pendant la double campagne interne à l’UMP (pour la présidence et l’organisation du parti en courants), un terme est revenu sous la plume des commentateurs, celui de « discours clivant ». Une expression régulièrement invoquée pour dénigrer, car le discours clivant serait politiquement irresponsable et peu à même de proposer des éléments de réponse aux maux dont nous souffrons. Il jetterait au contraire de l’huile sur le feu de nos conflits sociaux, rendant impossible toute « réconciliation » entre les forces en présence. En stigmatisant par exemple telle ou telle catégorie d’une population dont les différences ne font qu’enrichir la France, il séparerait artificiellement des communautés qui ne demandent qu’à vivre en paix. Bref, que l’on se place au niveau politique ou social, le discours clivant serait à l’opposé des règles de fonctionnement d’une « démocratie apaisée », le consensus et la gouvernance, et totalement décalé par rapport aux impératifs du monde moderne.

    Une fois cette constatation faite, la question se pose de savoir qui décide qu’un discours est clivant, et pourquoi.

    Qui ? Essentiellement la classe politico-médiatique majoritaire, puisqu’il s’agit d’une hétéro-définition. Et c’est d’ailleurs le premier élément du « pourquoi » : un discours est décrété clivant dès lors qu’il émerge nettement du bruit de fond médiatique ambiant. Il rompt ce faisant avec un accord tacite censé exister sur ce qui sépare, d’une part, ce qui peut « librement » se dire ou s’écrire et, d’autre part, ce que l’on ne devrait jamais s’autoriser à formuler – et sans doute même pas à penser. Il brise ce pseudo-consensus qui est garanti, en dehors même de toute sanction pénale – même si celle-ci est de plus en plus fréquente -, par une sanction sociale qui interdit l’expression de toute pensée originale. C’est ce qu’avait parfaitement décrit Alexis de Tocqueville évoquant la démocratie américaine : « la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir » (1). C’est ainsi que dans la France de 2012 on a parfaitement le droit d’être à droite… sous réserve de penser comme la gauche et de le dire haut et fort.

    Pourtant, au vu de l’efficacité de ce type de discours (remontées spectaculaires de Nicolas Sarkozy et de Jean-François Copé, place de la motion de la « Droite forte » à l’UMP ou, de l’autre côté de l’échiquier politique, relatif succès de Jean-Luc Mélenchon), on peut penser que nombre de nos concitoyens ne se sentent plus concernés par le village Potemkine médiatique censé représenter les réalités françaises. La majorité ne serait peut-être pas là où on la prétend et le fameux « consensus » bien fragile. C’est d’autant plus vrai que la mièvrerie qui dégouline à longueur d’éditoriaux cache en fait une agression permanente clairement ressentie comme telle par une part grandissante de la population. Ce discours résolument « moderne » est en effet à l’opposé des valeurs traditionnelles du corps social, niant par exemple son histoire ou sa culture. Il n’est certes pas « clivant » par rapport au bruit de fond médiatique, puisqu’il le génère ou s’y complaît, mais il l’est par rapport à un sentiment identitaire sans lequel toute construction politique est impensable, et qu’il n’a pas réussi à éradiquer malgré la tentative de déculturation de notre société.

    L’autre élément de définition du discours clivant vient de ce qu’il précise clairement ce que désire son auteur, mais aussi ce qu’il ne veut pas. Il ose présenter un Autre, c’est-à-dire un choix politique différent, opposé, inconciliable même. L’une de ses caractéristiques essentielles est donc de remplir pleinement le rôle premier du politique selon Carl Schmitt : la distinction de l’ami et de l’ennemi. Or un politique qui se déroberait à cette tâche nierait ce qui fait l’essence même de sa fonction : sa capacité à présenter un vouloir-vivre ensemble qui ne peut s’adresser qu’à un groupe clairement défini et délimité – sauf à être totalement inopérant, réduit à un plus petit dénominateur commun qui ne peut « faire société ». Définir un « ennemi » permet de se construire et d’assumer des choix. Et la démocratie repose sur la nécessaire ritualisation d’un conflit par définition « clivé », et non dans un débat édulcoré entre le même et le même.

    Comment la gouvernance définit et impose ses diktats

    Or la gouvernance actuelle édulcore la confrontation politique quand elle ne l’exclut pas. Loin de permettre au peuple souverain de trancher entre les choix présentés, elle justifie ses diktats par une pseudo nécessité de la modernité, perceptible seulement par quelques rares élites qui auraient dès lors un droit naturel à l’imposer à tous. Et pour faciliter les choses le discours médiatique dominant exclut sans autre procès que d’intention, soit en les niant soit en les caricaturant, les « clivants » et les « politiques » au profit des « modérés » et des « gestionnaires ». Pour souterraine qu’elle soit, cette violence est bien plus dangereuse pour ses victimes potentielles que celle qui peut résulter de l’affirmation politique d’identités contraires. Benjamin Constant avait parfaitement décrit au XIXe siècle le fonctionnement de nos clercs modernes : « Ils discutent, comme s’il était question de convaincre ; ils s’emportent, comme s’il y avait de l’opposition ; ils insultent, comme si l’on possédait la faculté de répondre. Leurs diffamations absurdes précèdent des condamnations barbares ; leurs plaisanteries féroces préludent à d’illégales condamnations » (2).

    Parce que le discours clivant retrouve une nécessité de l’action politique, et parce qu’il rejoint des valeurs qui n’ont pas totalement été éradiquées du corps social, il continuera à séduire une part grandissante de l’électorat… si du moins celui-ci souhaite prendre en main son destin et affirmer ses valeurs. « Se faire des amis, écrivait Montherlant, c’est un devoir de commerçant. Se faire des ennemis, c’est un plaisir d’aristocrate. » Quoi qu’on en dise, la guerre entre les deux visions du monde n’est pas prête de se terminer.

    Christophe Boutin http://www.polemia.com
    Causeur.fr
    11 décembre 2012 

    Les intertitres sont de la rédaction

    Notes :

    1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique.
    2. Benjamin Constant,
    De l’esprit de conquête et de l’usurpatio

  • La Commune, une utopie sanglante

    Le Figaro Magazine - 30/11/2012
    En 1871, la Commune de Paris a représenté 72 jours d'anarchie, au cours desquels un pouvoir insurrectionnel a régné par la terreur sur la capitale.
         Le 18 mars dernier, en pleine campagne présidentielle, Jean-Luc Mélenchon réunissait ses troupes place de la Bastille. « Nous sommes à la bonne date, clamait-il, commencement de la grande et glorieuse Commune de Paris. Nous répondons à notre tour à l'appel de Jules Vallès : « Place au peuple, place à la Commune. » » Pérennité, à gauche, d'un mythe historique : en 1871, les communards se seraient dressés pour défendre la République contre les Prussiens et la droite réactionnaire. Le problème, c'est que cette version ne correspond pas à la réalité des faits.
         La Commune de Paris a sans doute été réprimée avec brutalité, mais ce soulèvement contre un Parlement librement élu par les Français n'en représente pas moins soixante-douze jours d'anarchie, au cours desquels un pouvoir insurrectionnel a régné par la terreur. Aujourd'hui encore, les publications qui osent décrire cette cruelle vérité sont rares. C'est pourquoi le livre documenté écrit par François Broche, qui est journaliste et historien, et par Sylvain Pivot, un haut fonctionnaire disparu en 2010, mérite d'être salué *.
         Le 4 septembre 1870, après la capitulation de Napoléon III à Sedan, la République est proclamée à Paris. Le gouvernement de la Défense nationale poursuit la guerre, mais les revers s'accumulent : les armées nouvellement constituées sont vaincues par les Allemands, tandis que Paris est assiégé, et réduit à la famine. Humiliation suprême de cette « Année terrible » : le 18 janvier 1871, l'empire d'Allemagne est proclamé au château de Versailles. Le 26 janvier suivant, un cessez-le-feu est signé. Le 8 février, le suffrage universel envoie à l'Assemblée nationale réunie à Bordeaux une majorité de députés royalistes, et favorables à la paix. Dans la capitale, au contraire, bien que la seule expédition menée contre les Prussiens ait échoué à Buzenval, une forte minorité républicaine prône la guerre jusqu'au bout.
         L'Assemblée étant divisée entre légitimistes et orléanistes, la question des institutions est ajournée, et Adolphe Thiers est nommé chef provisoire du pouvoir exécutif. Opposant sous la Restauration, président du Conseil sous la monarchie de Juillet, libéral sous le second Empire, celui-ci, secrètement républicain, déteste le bellicisme irresponsable. Il hâte donc les négociations avec l'occupant : le 26 février, les préliminaires de paix sont conclus à Versailles (le traité définitif sera signé le 10 mai à Francfort). Mais si l'Assemblée ratifie les conditions convenues (perte de l'Alsace et de la Moselle, lourde indemnité de guerre), 107 voix de gauche, dont les députés de Paris, ont voté contre.
         Le 1er mars, selon l'exigence de Bismarck, les Allemands défilent sur les Champs-Elysées. Dès lors, la tension monte d'un cran dans la capitale où les gardes nationaux s'organisent en Fédération républicaine de la garde nationale - d'où le nom de fédérés qu'ils garderont. Thiers s'installe au Quai d'Orsay mais, flairant le danger, demande à l'Assemblée, qui a quitté Bordeaux, de siéger à Versailles.
    Le drapeau rouge sur l'Hôtel de Ville
    Le 18 mars, quand les soldats du gouvernement gagnent Montmartre pour récupérer les canons de la garde nationale, ils sont confrontés à l'hostilité de la foule. Des officiers sont faits prisonniers et, quelques heures plus tard, lynchés dans leur cellule : le premier sang a coulé. A minuit, les bâtiments officiels étant contrôlés par les gardes nationaux, le drapeau rouge flotte sur l'Hôtel de Ville, pendant que les troupes loyales escortent Thiers et ses ministres jusqu'à Versailles.
         Le 26 mars, les fédérés organisent des élections municipales où, 53 % des Parisiens n'ayant pas pris part au vote, la gauche remporte une victoire facile. Mais dans l'assemblée municipale qui s'érige en Commune de Paris, les éléments modérés sont vite marginalisés. Le calendrier de 1793 rétabli, des clubs révolutionnaires sont fondés, les journaux hostiles à la Commune interdits, et les écoles catholiques fermées. Afin de traquer les traîtres, un Comité de salut public est même ressuscité. La majorité de la population, terrorisée, se terre chez elle.
         Les insurgés ne possèdent pas de chefs militaires dignes de ce nom : leurs affrontements avec les soldats de Mac-Mahon, chargé par Thiers de reprendre Paris, tournent à la déroute. Le 21 mai, l'armée pénètre dans la capitale par la porte de Saint-Cloud. Le centre et l'est de la ville se hérissent cependant de barricades. Elles sont prises une à une, mais les assaillants ne font pas de quartier.
         Le 23 mai, les communards incendient les Tuileries, le ministère des Finances, la Cour des comptes et le Conseil d'Etat. Le lendemain, l'Hôtel de Ville, le Palais-Royal et le Palais de justice. Les extrémistes fusillent des dizaines d'otages, dont Mgr Darboy, l'archevêque de Paris. Le 28 mai, la dernière barricade tombe. Les survivants des ultimes combats sont alignés contre l'enceinte du Père-Lachaise, emplacement devenu le légendaire mur des Fédérés.
         Les gouvernementaux ont eu un millier de morts. Au cours de la Semaine sanglante, du 21 au 28 mai, entre 10 000 et 30 000 communards ont été tués, et 39 000 arrêtés. Beaucoup seront relâchés ou bénéficieront d'un non-lieu, mais 11 000 accusés seront condamnés à une peine de prison, 4 500 à la déportation en Nouvelle-Calédonie, et une centaine à la peine capitale.
         « La Commune, observent François Broche et Sylvain Pivot, dépourvue d'idées neuves, de valeurs fondatrices et de dirigeants d'envergure, ne fut jamais en mesure de précipiter l'enfantement d'un monde nouveau. » Une insurrection pour rien ? Thiers, en rétablissant l'ordre, a rassuré les conservateurs. Le résultat de la Commune aura donc été, paradoxalement, de préparer l'avènement de la IIIe République.
    Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com
    * La Commune démystifiée, de François Broche et Sylvain Pivot, France-Empire.

  • De Marx à Heidegger

    On a reproché beaucoup de choses à Karl Marx : le caractère systématique de sa pensée, son économicisme (surtout sensible chez ses épigones, car chez lui le primat de l’économie se situe beaucoup plus dans l’ordre des causes que dans l’ordre des fins), sa définition quasi métaphysique de la classe sociale, son incapacité à sortir de la philosophie de Hegel, dont il prétend seulement « remettre sur ses pieds » l’interprétation dialectique, sa philosophie de l’histoire où le communisme primitif prend la place du jardin d’Éden et la société sans classes celle de la Parousie, son attitude ambivalente vis-à-vis de la bourgeoisie (d’un côté ennemi à combattre, de l’autre classe ayant joué dans l’histoire un rôle « éminemment révolutionnaire »), son adhésion à l’idéologie du progrès – idéologie typiquement bourgeoise elle aussi, comme le rappellera Georges Sorel –, qui l’amène à lire l’histoire comme Révélation progressive, et à voir dans la colonisation un « progrès de la civilisation », etc.

    Certains de ces reproches étaient sans nul doute fondés. Au moins serait-il honnête de ne pas discréditer la pensée de Marx en la réduisant à l’usage que ceux qui s’en sont réclamés (les « marxistes ») en ont fait : en toute rigueur, nul ne sait comment Marx aurait jugé Lénine ni ce qu’il aurait dit du Goulag.

    Il y a au moins deux bonnes raisons d’examiner à nouveaux frais l’œuvre de Marx. La première est que le « marxisme » est largement passé de mode, ce qui permet d’en parler sans passion. La seconde est que les rapports sociaux propres au capitalisme sont aujourd’hui devenus dominants dans le monde, de façon telle que le propos de Marx retrouve une certaine actualité. En triomphant à l’échelle planétaire, le capitalisme n’a en effet pas seulement retrouvé la brutale agressivité qui fut la sienne au XIXe siècle. Il semble aussi avoir épuisé ses effets positifs – à défaut d’avoir épuisé son champ de développement. On a beaucoup critiqué ce que Marx a pu dire sur la baisse tendancielle du taux de profit, en lui reprochant de n’avoir pas tenu compte du caractère productif du capital constant. Or, toutes les études disponibles confirment à l’heure actuelle une baisse du taux de profit dans les pays capitalistes. C’est précisément pour remédier à cette érosion de la rentabilité du capital que le capitalisme tend aujourd’hui à briser tous les équilibres sociaux nés du compromis fordiste, à libéraliser totalement les marchés financiers, à intégrer les pays émergents dans une nouvelle division internationale du travail, à découvrir sans cesse de nouveaux marchés. D’où la marche accélérée vers une globalisation sous l’égide de la Forme-Capital, véritable réorganisation planétaire des processus productifs de la valeur, laquelle va de pair avec un retour de l’impérialisme (néo)colonial, dont l’occupation de l’Irak n’est que le plus visible aspect.

    L’ancien capitalisme prétendait satisfaire des besoins exprimés par la demande, le nouveau vise à satisfaire des désirs stimulés par l’offre. Dans tous les cas, le capitalisme se définit par une dynamique d’accumulation par dépossession – une dynamique de l’illimité –, et c’est pourquoi il ne peut que s’étendre à toute la terre en détruisant tout ce qui risque d’entraver la logique du capital. Or, Marx n’a pas seulement montré que les lois économiques, loin d’être « naturelles », sont le produit d’une histoire sociale. Disons-le tout net : en soulignant que le capitalisme vise par nature à l’accumulation infinie de la valeur, puisque le capital n’est que l’abstraction de la valeur en mouvement, il a mieux compris qu’aucun autre la nature profonde du capitalisme, son essence prométhéenne et sa force démiurgique. C’est ce que montrent son analyse de la marchandise et sa théorie de l’aliénation.

    Pour Marx, le travail n’est pas la source, mais la substance de la valeur. Il convient dès lors de s’interroger sur l’origine des valeurs surajoutées aux valeurs existantes. Marx a très bien compris que le problème essentiel n’est pas la propriété, mais la marchandise. En tant que valeur, la marchandise n’est que du travail humain cristallisé, mais en tant que marchandise le travail devient qualitativement autre chose que ce qu’il était auparavant. Derrière le double aspect de toute marchandise (valeur d’échange et valeur d’usage) s’exprime d’un côté le caractère différenciateur du travail concret et, de l’autre, le travail anonyme et abstrait qui égalise tous les travaux. La forme monétaire revêtue par les échanges aboutit alors à la réification ou « chosification » (Verdinglichung) des rapports sociaux, ce que Marx appelle le « fétichisme inhérent au monde marchand ».

    L’aliénation va donc très au-delà de ce que la simple critique socialiste dénonce comme « exploitation sociale ». L’aliénation signifie que, sous le règne de la marchandise, l’homme devient étranger à lui-même. « L’argent, écrit Marx, réduit l’homme à n’être qu’une abstraction ». Il réduit l’être à l’avoir, la qualité à la qualité. Lorsque l’argent, médiateur de toute chose, devient le seul critère de la puissance, le travailleur et le patron, en dépit de tout ce qui les oppose, sont l’un et l’autre aliénés. Qui n’a pas d’argent est prisonnier de ce manque, qui possède de l’argent est possédé par lui.

    Pour Marx, toute production est une appropriation de la nature par l’homme dans une forme déterminée. Le moteur de l’histoire, de ce point de vue, n’est pas tant l’économie elle-même que la technique, dont l’évolution modifie sans cesse les formes de travail, d’appropriation et de production. Mais ici Marx reste en chemin, car il ne s’interroge pas sur l’essence de la technique. Il ne saisit la technique que dans un sens instrumental, comme simple mode de la praxis, entendue comme « travail humain », sans voir qu’il se pourrait bien que la technique soit elle-même le sujet dont « bourgeoisie » et « prolétariat » ne sont que des prédicats. Pour penser véritablement la technique, et comprendre que l’essence de la technique n’a, elle, rien de technique, il faudra attendre Heidegger.

    Mais c’est précisément la pensée de Heidegger et celle de Marx que l’on pourrait comparer. Car ce que Marx appelle « Capital », Heidegger l’appelle Ge-stell : arraisonnement de tous les étants en vue de la production généralisée, c’est-à-dire déploiement planétaire de l’inauthentique. Ce que dit Marx de l’argent évoque pareillement ce qu’écrit Heidegger sur le règne de l’« on » : d’un côté, la « fausse conscience », de l’autre la « facticité » (Faktizität). Marx cherche à restituer à l’homme son « être générique », tandis que l’herméneutique heideggérienne propose de faire retour à l’« ek-sistence », laquelle désigne « l’habitation ek-statique dans la proximité de l’être ». Les deux démarches critiquent le capitalisme à partir de prémisses distinctes, mais se rejoignent dans un même appel à se libérer de l’inauthentique (Selbstentfremdung).

    « Ce que Marx, partant de Hegel, a reconnu en un sens important et essentiel comme étant l’aliénation de l’homme plonge ses racines dans l’absence de patrie de l’homme moderne », écrit Heidegger (Lettre sur l’humanisme). « C’est parce que Marx, ajoute-t-il, faisant l’expérience de l’aliénation, atteint à une dimension essentielle de l’histoire, que la conception marxiste de l’histoire est supérieure à toute autre historiographie ». Le compliment n’est pas mince. C’est pourquoi Heidegger cite comme l’une des tâches de la « pensée à venir » ce qu’il nomme un « dialogue productif avec le marxisme ». Essayons d’engager ce dialogue.

    Robert de Herte, Éléments n°115, 2004. http://grece-fr.com

  • De Marx à Heidegger

    On a reproché beaucoup de choses à Karl Marx : le caractère systématique de sa pensée, son économicisme (surtout sensible chez ses épigones, car chez lui le primat de l’économie se situe beaucoup plus dans l’ordre des causes que dans l’ordre des fins), sa définition quasi métaphysique de la classe sociale, son incapacité à sortir de la philosophie de Hegel, dont il prétend seulement « remettre sur ses pieds » l’interprétation dialectique, sa philosophie de l’histoire où le communisme primitif prend la place du jardin d’Éden et la société sans classes celle de la Parousie, son attitude ambivalente vis-à-vis de la bourgeoisie (d’un côté ennemi à combattre, de l’autre classe ayant joué dans l’histoire un rôle « éminemment révolutionnaire »), son adhésion à l’idéologie du progrès – idéologie typiquement bourgeoise elle aussi, comme le rappellera Georges Sorel –, qui l’amène à lire l’histoire comme Révélation progressive, et à voir dans la colonisation un « progrès de la civilisation », etc.

    Certains de ces reproches étaient sans nul doute fondés. Au moins serait-il honnête de ne pas discréditer la pensée de Marx en la réduisant à l’usage que ceux qui s’en sont réclamés (les « marxistes ») en ont fait : en toute rigueur, nul ne sait comment Marx aurait jugé Lénine ni ce qu’il aurait dit du Goulag.

    Il y a au moins deux bonnes raisons d’examiner à nouveaux frais l’œuvre de Marx. La première est que le « marxisme » est largement passé de mode, ce qui permet d’en parler sans passion. La seconde est que les rapports sociaux propres au capitalisme sont aujourd’hui devenus dominants dans le monde, de façon telle que le propos de Marx retrouve une certaine actualité. En triomphant à l’échelle planétaire, le capitalisme n’a en effet pas seulement retrouvé la brutale agressivité qui fut la sienne au XIXe siècle. Il semble aussi avoir épuisé ses effets positifs – à défaut d’avoir épuisé son champ de développement. On a beaucoup critiqué ce que Marx a pu dire sur la baisse tendancielle du taux de profit, en lui reprochant de n’avoir pas tenu compte du caractère productif du capital constant. Or, toutes les études disponibles confirment à l’heure actuelle une baisse du taux de profit dans les pays capitalistes. C’est précisément pour remédier à cette érosion de la rentabilité du capital que le capitalisme tend aujourd’hui à briser tous les équilibres sociaux nés du compromis fordiste, à libéraliser totalement les marchés financiers, à intégrer les pays émergents dans une nouvelle division internationale du travail, à découvrir sans cesse de nouveaux marchés. D’où la marche accélérée vers une globalisation sous l’égide de la Forme-Capital, véritable réorganisation planétaire des processus productifs de la valeur, laquelle va de pair avec un retour de l’impérialisme (néo)colonial, dont l’occupation de l’Irak n’est que le plus visible aspect.

    L’ancien capitalisme prétendait satisfaire des besoins exprimés par la demande, le nouveau vise à satisfaire des désirs stimulés par l’offre. Dans tous les cas, le capitalisme se définit par une dynamique d’accumulation par dépossession – une dynamique de l’illimité –, et c’est pourquoi il ne peut que s’étendre à toute la terre en détruisant tout ce qui risque d’entraver la logique du capital. Or, Marx n’a pas seulement montré que les lois économiques, loin d’être « naturelles », sont le produit d’une histoire sociale. Disons-le tout net : en soulignant que le capitalisme vise par nature à l’accumulation infinie de la valeur, puisque le capital n’est que l’abstraction de la valeur en mouvement, il a mieux compris qu’aucun autre la nature profonde du capitalisme, son essence prométhéenne et sa force démiurgique. C’est ce que montrent son analyse de la marchandise et sa théorie de l’aliénation.

    Pour Marx, le travail n’est pas la source, mais la substance de la valeur. Il convient dès lors de s’interroger sur l’origine des valeurs surajoutées aux valeurs existantes. Marx a très bien compris que le problème essentiel n’est pas la propriété, mais la marchandise. En tant que valeur, la marchandise n’est que du travail humain cristallisé, mais en tant que marchandise le travail devient qualitativement autre chose que ce qu’il était auparavant. Derrière le double aspect de toute marchandise (valeur d’échange et valeur d’usage) s’exprime d’un côté le caractère différenciateur du travail concret et, de l’autre, le travail anonyme et abstrait qui égalise tous les travaux. La forme monétaire revêtue par les échanges aboutit alors à la réification ou « chosification » (Verdinglichung) des rapports sociaux, ce que Marx appelle le « fétichisme inhérent au monde marchand ».

    L’aliénation va donc très au-delà de ce que la simple critique socialiste dénonce comme « exploitation sociale ». L’aliénation signifie que, sous le règne de la marchandise, l’homme devient étranger à lui-même. « L’argent, écrit Marx, réduit l’homme à n’être qu’une abstraction ». Il réduit l’être à l’avoir, la qualité à la qualité. Lorsque l’argent, médiateur de toute chose, devient le seul critère de la puissance, le travailleur et le patron, en dépit de tout ce qui les oppose, sont l’un et l’autre aliénés. Qui n’a pas d’argent est prisonnier de ce manque, qui possède de l’argent est possédé par lui.

    Pour Marx, toute production est une appropriation de la nature par l’homme dans une forme déterminée. Le moteur de l’histoire, de ce point de vue, n’est pas tant l’économie elle-même que la technique, dont l’évolution modifie sans cesse les formes de travail, d’appropriation et de production. Mais ici Marx reste en chemin, car il ne s’interroge pas sur l’essence de la technique. Il ne saisit la technique que dans un sens instrumental, comme simple mode de la praxis, entendue comme « travail humain », sans voir qu’il se pourrait bien que la technique soit elle-même le sujet dont « bourgeoisie » et « prolétariat » ne sont que des prédicats. Pour penser véritablement la technique, et comprendre que l’essence de la technique n’a, elle, rien de technique, il faudra attendre Heidegger.

    Mais c’est précisément la pensée de Heidegger et celle de Marx que l’on pourrait comparer. Car ce que Marx appelle « Capital », Heidegger l’appelle Ge-stell : arraisonnement de tous les étants en vue de la production généralisée, c’est-à-dire déploiement planétaire de l’inauthentique. Ce que dit Marx de l’argent évoque pareillement ce qu’écrit Heidegger sur le règne de l’« on » : d’un côté, la « fausse conscience », de l’autre la « facticité » (Faktizität). Marx cherche à restituer à l’homme son « être générique », tandis que l’herméneutique heideggérienne propose de faire retour à l’« ek-sistence », laquelle désigne « l’habitation ek-statique dans la proximité de l’être ». Les deux démarches critiquent le capitalisme à partir de prémisses distinctes, mais se rejoignent dans un même appel à se libérer de l’inauthentique (Selbstentfremdung).

    « Ce que Marx, partant de Hegel, a reconnu en un sens important et essentiel comme étant l’aliénation de l’homme plonge ses racines dans l’absence de patrie de l’homme moderne », écrit Heidegger (Lettre sur l’humanisme). « C’est parce que Marx, ajoute-t-il, faisant l’expérience de l’aliénation, atteint à une dimension essentielle de l’histoire, que la conception marxiste de l’histoire est supérieure à toute autre historiographie ». Le compliment n’est pas mince. C’est pourquoi Heidegger cite comme l’une des tâches de la « pensée à venir » ce qu’il nomme un « dialogue productif avec le marxisme ». Essayons d’engager ce dialogue.

    Robert de Herte, Éléments n°115, 2004. http://grece-fr.com

  • ARNAUD GUYOT-JEANNIN « Le bien commun doit l’emporter »

    Journaliste et essayiste, Arnaud Guyot-Jeannin a dirigé les ouvrages collectifs Aux sources de l’erreur libérale (1999) et Aux sources de la droite (2000) dans la collection "Vu autrement" aux éditions de L’Âge d’Homme. Les questions portant sur l’argent, l’écologie, le libéralisme, le socialisme, le travail, etc., y étaient abordées dans une perspective résolument anticonformiste. Le 27 novembre dernier, il a même consacré son "Libre Journal des enjeux actuels" sur Radio Courtoisie à « la nécessité des luttes sociales » face à la libéralisation du travail du dimanche, à la retraite à soixante-dix ans, à la privatisation de la Poste, etc. L’Action Française 2000 l'accueille avec plaisir une nouvelle fois dans ses colonnes…
    L'Action Française 2000 - "Travailler plus pour gagner plus" : cette consigne de M. Sarkozy, qui va maintenant jusqu'à remettre en cause le repos dominical, n'est-elle pas le signe d'une conception nouvelle et bien peu catholique, du travail ?
    Arnaud Guyot-Jeannin - Elle n'est pas "nouvelle" et avant d'être "peu catholique", cette consigne est surtout bien peu humaine en vérité. Il est impératif que la fameuse common decency ou décence ordinaire, préconisée par Georges Orwell et reprise par Jean-Claude Michéa de nos jours, se déploie dans la vie quotidienne des individus, des communautés et des peuples.
    Des catholiques sociaux déterminés
    Je rappelle qu'il a fallu attendre le vote de la loi Lerolle du 13 juillet 1906 pour abroger le travail dominical. En effet, le XIXe siècle avait connu une exploitation inhumaine et une misère sociale effrayantes. L'État centralisé, complice du plouto-capitalisme, avait favorisé une industrialisation massive et un déracinement social et géographique sans précédent. Heureusement, face à ce processus de désintégration nationale, provinciale et sociale se dressèrent des penseurs et députés catholiques sociaux attachés à défendre le génie populaire et les socialités primaires de la France traditionnelle.
    L'AF 2000 - Pouvez-vous rappeler quelques lois pour lesquelles les catholiques sociaux ont milité au XIXe siècle et au début du XXe ?
    A.G.-J. - Bien sûr. Dès le 21 mars 1841, la loi Montalembert a proscrit le travail des femmes et des enfants dans les manufactures. Le 7 juillet 1891, Albert de Mun a proposé la suppression du travail de nuit pour les femmes et les enfants. Le 29 octobre 1892, le même député s'est engagé en faveur de la limitation du temps de travail. La future loi de Martine Aubry sur les 35 heures en représente le très pâle reflet, car elle ne vise pas l'amélioration des conditions de travail, mais une meilleure intégration à la société productiviste et au marché du travail qui sert exclusivement les intérêts du capital.
    On doit encore aux catholiques sociaux plusieurs propositions de loi sur la retraite et notamment sur les retraites ouvrières, en 1910 par exemple ; elles doivent être mentionnées au moment où le gouvernement Sarkozy-Fillon légifère en faveur de la retraite à soixante-dix ans. Et pourquoi pas, jusqu'à soixante-quinze ans, à l'instar des États-Unis, modèle préféré du chef de l'État ?
    Démesure
    Au total, une centaine de lois et propositions de lois ont été défendues avec détermination par les catholiques sociaux et les Cercles catholiques d'ouvriers (1871) dont les initiateurs s'appelaient Maurice Maignen, René de La Tour du Pin et Albert de Mun. Sans oublier l'influence pontificale à travers l'encyclique sociale Rerum Novarum (1891) rédigée par Léon XIII !
    L'AF 2000 - N'est-ce pas en fait sur la conception de l'homme lui-même que Nicolas Sarkozy et les libéraux se séparent de ces catholiques sociaux ?
    A.G.-J. - Assurément, la formule de Nicolas Sarkozy, "travailler plus pour gagner plus", s'inscrit dans la dynamique quantitative de la démesure capitaliste du "toujours plus" : toujours plus d'argent, toujours plus d'objets, toujours plus de consommation, toujours plus de travail, etc. L'homme y est envisagé comme un numéro-matricule du système marchand postdémocratique, ce système où la valeur travail et la valeur marchande se confondent au détriment de la valeur d'usage.
    Bien sûr, Nicolas Sarkozy n'est qu'un symbole fort de ce système mondialisé. Mais les symboles sont importants en politique. D'autant plus que la formule sarkozyenne du "travailler plus pour gagner plus" a finalement comme résultat pour les salariés de travailler plus pour gagner moins. Et même de travailler moins bien en raison d'un cadre général de travail de plus en plus inhumain.
    Face à une telle régression sociale et environnementale, mais plus largement civilisationnelle, il faut opposer un vrai modèle alternatif, où écologie sociale et économie solidaire réactivent le sens des responsabilités ordonnées et partagées dans un cadre de vie qui n'exclut pas un peu de flânerie. Tout est une question d'éthique, de politique et de mesure ! Le bien commun doit l'emporter sur un utilitarisme marchand, vecteur de modes de management délétères entraînant une course effrénée à la productivité et un stress épouvantable qui causent de la souffrance au travail.
    En résumé : Sois cool et tais-toi !
    L'AF 2000 - Comment se manifeste aujourd'hui cette "souffrance au travail" ?
    A.G.-J. - 53 % des Français disent souffrir dans leur activité professionnelle. Plusieurs centaines de cadres se suicident chaque année dans notre pays. Le harcèlement actionnarial et patronal va de pair avec une idéologie de la performance qui prône les mêmes formules commerciales de techno-centres entrepreunariaux - plus chaleureusement appelés les entreprises copains - : Il faut faire plus, toujours plus ! L'open space établit une dictature du bonheur qui provoque un malheur intériorisé chez le salarié. De nouvelles formes de domination d'un post-libéralisme sympa et meurtrier se mettent donc en place. Sois cool et tais-toi ! Dans de plus en plus d'entreprises, le tutoiement et l'appellation de son patron par ses initiales sont obligatoires. L'obligation de résultat est le seul paramètre qui compte dans un cadre décloisonné où les relations sont fluides et opérationnelles ! Le patron est à la fois un GO en apparence et un serial killer en fin de mois. Nous ne sommes pas loin de la description de la World compagny moquée par Les Guignols de l'Info. Comment voulez-vous que la valeur travail ne soit pas décrédibilisée dans une société où le travail n'a plus de valeur ?
    Au métier qualifié, enraciné, sédentaire et humanisé a succédé - à partir du milieu des années soixante-dix - un travail découpé, parcellarisé, nomadisé et globalisé. Au métier organique a fait place un travail mécanique. Une besogne machinale et anonyme qui foudroie les cadres, les cadres moyens et les secrétaires de direction qui tombent en dépression. N'oublions jamais que la France est le premier pays au monde - avant les États-Unis - à utiliser des calmants et des anxiolytiques. Sarkozy est-il de mèche avec les laboratoires pharmaceutiques ? Plaisanterie mise à part, le constat s'impose à nous : le travail tue de plus en plus. La société positive du travail s'avère négative. Il s'agit là d'une société anxiogène et mortifère.
    L'AF 2000 - En ce qui concerne la nouvelle mesure sur le travail le dimanche, le texte qu'a présenté le gouvernement n'est-il pas beaucoup plus minimaliste qu'au départ ?
    A.G.-J. - Certes, mais Nicolas Sarkozy va faire passer habilement sa loi en insistant sur la notion de "volontariat" et de "liberté" du travailleur comme du consommateur. De façon évidente, les réfractaires au travail dominical seront immédiatement mal vus et mal notés. Le conditionnement négatif ambiant les poussera vite à revoir leur décision. Avec une telle liberté surveillée, je parie même que beaucoup d'entre eux seront dissuadés de recourir à un tel choix hypocrite et préféreront travailler bien gentiment le dimanche au détriment de leurs autres activités. Puis Nicolas Sarkozy s'occupera des aménagements nécessaires à la généralisation progressive du travail dominical, toujours au nom de la volonté, de la liberté et du marché pour tous... Mais en réalité, au détriment de l'ensemble des salariés et au profit - c'est le cas de le dire - des grosses fortunes dont il est l'ami !
    Liberté sous surveillance
    La question reste posée : les Français doivent-ils consommer à tout prix, tous les jours, tout le temps, y compris le dimanche ? Allons-nous devenir un peuple de salariés et de consommateurs ?
    Pour des raisons humaines, sociales, familiales, amicales, religieuses, le repos dominical demeure essentiel. Il représente un jour de partage et sert à resserrer les liens entre les personnes et leur environnement. Moins de travail ne signifie pas "plus de travail". Le travail est un moyen en vue de subvenir à ses besoins, pas une fin en soi. Les partisans de la sanctification par le travail - qui comptent de nombreux chrétiens conservateurs et progressistes devraient faire cette nuance de taille. « Le sabbat a été fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat » proclame hiérarchiquement l'Évangile selon saint Marc (2, 23-28). Ralentir les cadences de travail et décélérer les activités économiques en termes de production et de consommation ne signifie pas abolir le travail. Décroître n'est pas synonyme de récession. Une décroissance soutenable ne peut qu'être volontaire, tandis que notre récession économique et sociale ne l'est pas. C'est la décroissance qui peut empêcher de nouvelles crises. Pour cela, encore faut-il rompre avec la logique du capitalisme. La seule alternative politique et civilisationnelle réside aujourd'hui dans la pratique d'une décroissance de la production, de la consommation et du travail permettant de produire moins, consommer moins et travailler moins pour travailler bien et vivre mieux
    L'AF 2000 - Peut-on donc envisager de travailler autrement ? Que pensez-vous du "dividende universel" préconisé à une époque par Christine Boutin ?
    A.G.-J. - D'abord, je remarque que Christine Boutin ne le préconise plus depuis qu'elle est ministre du Logement. D'ailleurs, comment le pourrait-elle dans un gouvernement dont l'hyperprésident représente la droite bling-bling ? Le "dividende universel" appelé aussi "revenu social inconditionnel", "revenu d'existence" ou encore "revenu universel de citoyenneté" représente des allocations populaires responsabilisantes, intégratrices et solidaires. André Gorz, Yoland Bresson ou encore Alain Caillé, le directeur du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS) ont travaillé sur leur possible mise en pratique dans la société française.
    Le "dividende universel"
    Leur théorie pratique vise à réduire le temps de travail en obtenant un revenu inconditionnel d'inclusion sociale - et non d'exclusion comme le RMI et le RSA, tous deux conditionnels - pour chaque membre de la communauté nationale. Dans une société où le travail est considéré comme pénible et surplombant, où la désaffiliation sociale et familiale engendre l'anomie, où les pauvres se comptent par millions et où le chômage n'est plus seulement conjoncturel, mais structurel, ne faut-il pas permettre à chacun de libérer un peu de temps pour ses activités familiales, amicales, paroissiales, culturelles, sportives etc., tout en vivant décemment ? Poser la question, c'est y répondre. L'établissement du "dividende universel" - perçu de la naissance à la mort par chaque personne - rompt avec la société du tout travail et du travail salarié. Il faut pouvoir travailler et gagner sa vie au minimum sans se voir astreint automatiquement à occuper un poste de salarié dans une société salariale. Avec l'essor des réseaux et de la mondialisation-fragmentation tribale, l'avenir n'est plus au salariat. Précisons que le montant du revenu doit être ni trop élevé pour éviter l'assistanat, ni trop bas pour ne pas engendrer la précarité.
    L'AF 2000 - La crise actuelle ne marque-t-elle pas la défaite du libéralisme ? N'est-il pas temps de remettre en cause le capitalisme lui-même ?
    A.G.-J. - La crise financière mondiale était prévisible. En effet, en 1945, la signature des accords de Yalta a permis de livrer l'Europe et une grande partie du globe au communisme soviétique et au capitalisme américain. Plus de quarante ans après, le mur de Berlin s'est effondré et l'Union soviétique s'est désintégrée. Le communisme disparaissait à l'Est ! Le capitalisme se retrouvait alors seul dans un monde unipolaire dominé par les États-Unis. Seulement, il ne pouvait plus instrumentaliser les tares de son ennemi de la Guerre froide pour légitimer son système. Il trouvait alors un diable de rechange : l'islamisme. Mais cela ne suffit pas ! Les crises économiques et géopolitiques américaines éclataient peu après. La volonté de puissance marchande et la démesure guerrière des États-Unis aboutissaient à une récession interne doublée d'une grande méfiance des États et des peuples sur le plan externe.
    Le mur de l'argent
    La loi de la jungle néolibérale ne peut présider justement et durablement au destin d'une puissance. Le capitalisme se fonde sur l'accumulation du capital et du profit. Il porte l'excès en lui. « La monnaie créée ex-nihilo » pour reprendre l'expression de Maurice Allais, la spéculation des échanges monétaires virtuels et la dématérialisation planétaire de l'argent, ne peuvent que mener à d'autres fuites en avant suivies de crises préjudiciables aux sociétés occidentales de marché. Ces autres crises financières vont survenir parce que le système de l'illimité ne peut survivre dans un monde qui connaît nécessairement des limites. Le mur de l'argent chutera alors à son tour. Le système capitaliste américanocentré explosera comme sa bulle. Le capitalisme est né du système de l'argent, il mourra du système de l'argent.
    PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL FROMENTOUX L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 18 au 31 décembre 2008

  • L’Eurasisme, alternative à l’hégémonie libérale

    Une conférence de Christian Bouchet et Alexandre Douguine à Bordeaux

    L’intervention de Christian Bouchet :


    Eurasisme(PARTIE1) -Christ. Boucher- par ErAquitaine

    L’intervention d’Alexandre Douguine :

    Partie 1 :


    Eurasisme(PARTIE2_1) -Alex. Douguine- par ErAquitaine

    Partie 2 :


    Eurasisme(PARTIE2_2) -Alex. Douguine- par ErAquitaine

    Les questions du public :

    Partie 1 :


    Eurasisme(PARTIE3_1) -Questions/réponses- par ErAquitaine

    Partie 2  :


    Eurasisme(PARTIE3_2) -Questions/réponses- par ErAquitaine

    http://www.egaliteetreconciliation.fr

  • Friedrich List : Une alternative au libéralisme

    ListFriedrich List : Une alternative au libéralisme

    [Ci-contre : timbre-hommage à l’économiste libéral allemand Friedrich List (1789-1846) qui a défendu avec force la création d’un puissant réseau de chemin de fer en Allemagne et même en France (cf. « Idées sur les réformes économiques, commerciales et financières applicables à la France », 1831 ; il regrettera au passage son coup d'arrêt suite à la crise de 1839). Il n’y voyait que des avantages : économiques, culturels, sociaux et militaires. La victoire de la Prusse contre la France en 1870 a montré l’importance du rail. Mais il reste plus connu comme l'auteur du Système national d’économie politique (Das nationale System der politischen Ökonomie, 1841) défendant une démarche protectionniste. Le cosmopolitisme et le libre-échange de l'école classique ne servent qu'à masquer l'impérialisme britannique, jouant à son profit des inégalités de développement entre nations : il constate que les États-Unis, malgré des richesses naturelles immenses, ne connaissaient pas le décollage économique qu’ils méritaient, en raison de la dépendance structurelle vis-à-vis de l’Angleterre. Le cadre de la réflexion économique doit donc être la nation dont l'économie politique a pour mission de faire “l'éducation” et de l'acheminer à l'état normal ou complexe. Il défend alors la thèse du protectionnisme éducateur, qui consiste, pour un État, à protéger, pour un temps, les industries jeunes et fragiles, les industries « dans l’enfance » qui ne peuvent supporter, à leur début, la concurrence d’industries étrangères déjà mûres. En effet, « C’est une règle de prudence vulgaire, lorsqu’on est parvenu au faîte de la grandeur, de rejeter l’échelle avec laquelle on l’a atteint afin d’enlever aux autres le moyen d’y monter après soi ». Ces mesures, censées protéger l'appareil industriel national, doivent être temporaires et permettre aux industries naissantes de rattraper leur retard en matière de compétitivité. Il faut accepter de renoncer aux avantages à courte échéance du libre-échange, et privilégier les avantages à plus long terme que procurera un appareil productif solide. En ce sens, le protectionnisme éducateur de F. List est qualifié de protectionnisme offensif]

    Doit-on accepter le libéralisme ? Doit-on en accepter les postulats ? Et, d'ailleurs, ceux-ci se vérifient-ils ? Le libéralisme “marche-t-il” ? Est-il efficace ? Et puis, de quelle “efficacité” les libéraux pourraient-ils se targuer ? Efficacité politique ? Efficacité sociale ? Efficacité économique, si souvent soulignée par les tenants du libéralisme ?

    On peut douter de son efficacité politique, c'est-à-dire de son aptitude à mettre en œuvre des objectifs proprement politiques ; le libéralisme n’est-il pas, par sa nature même, anti-politique, hostile au politique ? On peut douter aussi de son efficacité sociale, libéralisme étant synonyme d'anomie sociale. Quant à son efficacité économique, son efficacité dans la gestion des affaires économiques, elle ne semble plus guère qu'un souvenir lointain des années de prospérité. La crise économique, qui est aussi et surtout une crise du libéralisme, déchire le tissu productif, notamment industriel, des économies nationales et renforce leur dépendance vis-à-vis du marché mondial. Pourtant le libéralisme n'est pas sérieusement contesté : de la gauche sociale-démocrate à l'extrême-droite atlantiste, en France et ailleurs dans les pays d'Europe occidentale, il fait l'unanimité autour de lui. Il est temps, nous semble-t-il, de faire entendre une petite, toute petite voix discordante…

    Le refus du libéralisme économique et aussi la volonté d'édifier une économie qui ne doit rien aux principes du libéralisme ne sont pas des attitudes neuves en Europe, surtout Outre-Rhin. Et pour tous ceux qui, aujourd'hui, cherchent à dépasser le libéralisme et — pourquoi pas ? — la crise qui en est le produit (crise à la fois intellectuelle et économique), la pensée économique allemande demeure une référence indispensable.

    Dès le XIXe siècle, le libéralisme économique, justification idéologique du capitalisme naissant (contre l'État et les communautés) et de l'impérialisme britannique (contre l'aspiration des peuples à l'indépendance), s'est heurté dans l'espace culturel allemand à des traditions intellectuelles profondément enracinées et, notamment, à l'idéalisme allemand. La réponse allemande au défit libéral fut rapide et brutale, présentée sous forme de sèches alternatives.

    Ainsi, alors que la pensée libérale classique développe, avec Adam Smith et Jean-Baptiste Say, une théorie de l'échange d'où découle naturellement l'exigence du libre-échange, la pensée économique allemande développe une théorie de la production, avec List, qui préconise une intervention de l'État afin de favoriser le développement des forces productives notamment par le protectionnisme (l'élévation de barrières douanières), la pensée économique allemande développe aussi une théorie de la répartition avec le socialisme d'État qui postule la nécessité d'une intervention de l'État pour corriger une situation dans laquelle le plus grand nombre vit dans la misère tandis qu'une minorité s'enrichit librement au détriment de l'État et de la majorité des Allemands. Dans le socialisme d'État, on compte Rodbertus, Lassalle et sa loi d'airain des salaires, l'École de la chaire qui a inspiré les lois sociales bismarckiennes.

    Les postulats de base de la pensée libérale classique sont :

    • L'individualisme : seul agent économique, l'individu.
    • Le rationalisme qui affirme la rationalité naturelle des choix de l'individu et justifie ainsi la liberté des échanges entre les individus qui, naturellement, sont “raisonnables” et “libres”.
    • L'hédonisme : l'individu ne recherche que son bonheur personnel.
    • Le matérialisme : le bonheur consiste, pour l'individu, dans son bien-être matériel.
    • Le cosmopolitisme : aucune barrière ne doit gêner les individus et entraver leurs échanges. Ainsi doit s'instaurer un libre échange international qui conduit à la division internationale du travail.

    Mais la pensée économique allemande réfute point par point les postulats de l'économie classique :

    • l'individu n'existe pas en lui-même. Il se définit par l'ensemble de ses appartenances et de ses relations sociales ("affinités" et "solidarités" dans le sens donné à ces termes, depuis Durkheim, par la sociologie française). Sur le plan strictement économique, Rodbertus insiste sur le caractère coopératif (il dit même “communiste”) de la division du travail.
    • La Nation (qui, chez les libéraux, n'est qu'une somme arithmétique d'individus) est un organisme, c'est-à-dire une entité vivante et supérieure à la somme des individus qui la composent (Le Tout est plus que la somme des parties). Il existe donc un intérêt général spécifique, ce qui s'oppose aux postulats du libéralisme. Selon la logique libérale, en effet, le libre jeu des intérêts individuels aboutit à l'intérêt générai (ce libre jeu, c'est la “main invisible” d'Adam Smith). En revanche, la pensée allemande préconise l'intervention de l'État pour corriger les effets pervers du libre jeu des intérêts individuels. L'État incarne la Nation et sert l'intérêt général. Il est aussi un pouvoir politique (un pouvoir de contrainte sur les hommes), le centre de décision suprême, y compris sur le plan économique. Pour les libéraux, il y a une multiplicité de centres de décision (autant que d'agents économiques) dont aucun ne doit surpasser les autres juridiquement, et l'État ne peut être qu'un État minimal qui n'agit que pour faciliter les échanges et en garantir la liberté. La pensée allemande postule l'importance des facteurs non rationnels et parmi le plus important d'entre eux : l'appartenance à un peuple (Volk).
    • Contre l'hédonisme, la pensée économique allemande développe une conception héroïque (qualifiée aussi, parfois, de “prussienne”) basée sur le sacrifice de l'individu au Tout (Cf. Werner Sombart, Händler und Helden), sur la notion de "service" (Cf. Oswald Spengler, Preussentum und Sozialismus). Contre le matérialisme, une morale prussienne-protestante du devoir hisse au premier plan le devoir du travail (Cf. O. Spengler, op.cit. : Le travail est un devoir, ce n'est pas une marchandise).
    • Contre le cosmopolitisme, Johann Gottlieb Fichte prône dans son État commercial fermé l'autarcie et List prône pour l'Allemagne l'auto-suffisance économique dans le cadre de l'espace centre-européen (Mitteleuropa (1). À la société marchande internationale, au “marché mondial”, la pensée allemande oppose la communauté organique du Peuple (Volk), encadrée par un État souverain. Aux rapports marchands, qui sont des rapports des hommes aux choses, elle oppose les rapports organiques, qualifiés de liens communautaires entre hommes membres d'un même Tout, c'est-à-dire d'un même Volk. Au contrat qui se noue entre individus, elle oppose le statut qui définit juridiquement l'individu en fonction de son appartenance à une communauté.

    Dans la pensée économique allemande, Friedrich List occupe une place particulière : il est en effet l'un des premiers, avec le romantique Adam Müller, à avoir opposé un système complet, son “système national d'économie politique” au système libéral et le premier dont les idées soient passées dans les faits, sous la forme du protectionnisme. Il a ainsi contribué à opposer un barrage au déferlement des idées libérales et remporté, avec le protectionnisme, une première victoire décisive sur les libéraux, ces « modernes barbares » dénoncés par Ferdinand Lassalle.

    Aujourd'hui, les conceptions de List sont redécouvertes et semblent triompher de celles de ses adversaires libéraux, du moins dans le Tiers-Monde ; les organisations internationales (comme l'UNESCO) aussi bien que les théoriciens du développement, tels que François Perroux, n'insistent-ils pas sur la nécessit&eacute, pour les pays du Tiers-Monde d'un développement endogène (ou “autocentré”) et intégré ?

    Or ces thèmes furent ceux déjà de Friedrich List qui, au siècle dernier, demandait aux nations européennes et nord-américaine, d'en faire leurs règles de politique économique pour pouvoir ainsi se libérer de la domination économique britannique et se développer au mieux. La notion de développement endogène apparaît chez List lorsque celui-ci insiste sur la nécessité, pour chaque nation, de bâtir son développement sur l'accroissement de toutes les forces productives internes et lorsqu'il donne à l'industrie un rôle majeur d'entraînement. Quant à la notion de développement intégré, elle apparaît chez List sous le vocable de « nation normale » qui vise les nations dotées d'un tissu productif aussi complet et harmonieux que possible.

    Mais les leçons de List ne sont pas valables que pour le seul Tiers-Monde ; elles concernent aujourd'hui tous ceux qui refusent l'économie libérale et veulent libérer leur économie nationale de l'emprise d'un marché mondial dominé par les oligopoles américains.

    List récuse le libéralisme d'Adam Smith, ce dernier raisonnant en effet sans tenir compte des nationalités et en « présupposant l'existence de l'association universelle et de la paix perpétuelle ». List fait de la Nation sur laquelle il construit son système un intermédiaire entre l'individu et l'Humanité. Il est, comme Herder (2), à la fois un nationaliste et un “cosmopolite”. Mais c'est aussi un “libéral progressiste” qui croit au progrès politique et économique de l'Humanité et pense que « l'union future de tous les peuples », « l'établissement de la paix perpétuelle et de la liberté générale du commerce [constituent] le but vers lequel tous les peuples doivent tendre et dont ils doivent de plus en plus se rapprocher ». Il n'empêche, l'Humanité unie et pacifiée n'est, pour List, qu'une vision d'avenir, les lois de l'Histoire commandent le présent. Refusant les abstractions et le dogmatisme des libéraux classiques, List veut renouer avec l'Histoire (en cela, il est le père spirituel de l'École Historique). De ses études sur l'histoire économique des Nations, il déduit :

    • 1) l'importance du pouvoir politique sur le développement économique des Nations,
    • 2) l'idée du développement inégal et progressif des Nations. List estime que les Nations passent par quatre états successifs : l'état sauvage, l'état pastoral, l'état agricole et l'état complexe agricole / manufacturier / commerçant, ce dernier étant le stade de ce qu'il appelle la "Nation normale".

    List constate que le libre-échange repose sur l'inégalité de développement entre les nations et qu'il conduit, en fait, à asseoir la domination du pays le plus développé. Au système libéral, List oppose son propre système à la base duquel il place la Nation en tant que « Tout existant par lui-même » et au sommet, un État interventionniste, un État qui est « un État fort, incarnant le bien commun national, restreint dans ses attributions mais non dans son autorité, assuré de contacts permanents avec les représentants légitimes des forces nationales et notamment des forces économiques. Cet État fort doit être un État léger, ne s'encombrant pas de la gestion matérielle des forces économiques mais leur assurant l'impulsion, l'organisation, la discipline et la protection indispensables pour assurer l'ordre et la prospérité de la communauté nationale » (Cf. Maurice Bouvier-Ajam, voir notre bibliographie). Selon List, l'objet de l'économie politique nationale est d'assurer le développement des forces productives de la Nation et la satisfaction de tous les besoins du peuple et non la satisfaction des seuls besoins individuels.

    List, en effet, oppose à la théorie libérale des valeurs d'échange une théorie des forces productives. De Smith, il rejette sa conception de la richesse comme s'attachant exclusivement aux valeurs échangeables, conception qui découle de la seule considération, par Smith, des intérêts privés. À ce propos, André Piettre écrit : « Valeur d'échange signifie : valeur donnée sur le marché aux biens et aux services par les individus munis d'argent. Les satisfactions privées sont le primum movens de la vie économique » (3).

    Pour List, « le pouvoir de créer des richesses est infiniment plus important que la richesse elle-même », « la prospérité d'un peuple ne dépend pas de la quantité de richesses et de valeurs échangeables qu'il possède mais du degré de développement des forces productives ». La Nation doit donc développer ses forces productives aux dépens des valeurs échangeables actuelles, des préférences des particuliers.Parmi les forces productives de la Nation, List distingue les forces productives naturelles, les forces instrumentales, les, forces financières et les forces nationales.

    • 1) Les forces naturelles concernent l'ensemble des conditions naturelles et des dons de la nature avant leur transformation par l'homme : elles englobent les forces élémentaires, les forces produites (flore, faune et richesses minérales) et les forces humaines.
    • 2) Les forces instrumentales sont les produits matériels d'efforts antérieurs du corps et de l'esprit
    • 3) Les forces financières qui, pour List, sont les forces instrumentales les plus perfectionnées, englobent les forces monétaires et les forces de crédit.
    • 3) Enfin, List appelle forces nationales l'ensemble des forces naturelles, instrumentales et financières déjà examinées « au jour où elles existent au sein d'une communauté dont l'unité nationale s'est affirmée ». Mais il appelle aussi forces nationales « l'ensemble des moyens permettant de mieux conjuguer, de mieux harmoniser et de mieux développer ces forces nationales lato sensu » (Cf. Maurice Bouvier-Ajam). Ces moyens concernent l'organisation civile et politique de la Nation, les brevets d'invention et les droits protecteurs, la division du travail, etc.

    Le développement des forces productives doit se faire de la manière la plus complète et la plus harmonieuse possible pour que la Nation puisse accéder au stade de ce que List appelle la « Nation normale » caractérisée par l'existence d'une industrie manufacturière et une collaboration économique complète entre cette industrie et l'agriculture. Pour parvenir à ce stade ultime de son évolution économique, la Nation doit refuser le libre-échange qui ne peut conduire qu'à (a domination du pays le plus développé. Mais une fois toutes les nations parvenues à ce stade, alors la liberté des échanges deviendra de nouveau possible et même nécessaire pour stimuler la production. La vision qu'avait List d'une Humanité unie et pacifiée pourra se réaliser.

    Si l'on met à part les convictions “progressistes” de List, qui sont celles d'un bourgeois libéral du XIXe siècle, on doit reconnaître que sa contribution à la pensée économique non libérale est assez considérable : son influence s'est faite sentir sur le protectionnisme allemand (le Zollverein) (4), sur les protectionnismes doctrinaux nord-américain et français (l'Américain Carey et le Français Cauwes furent ses disciples), sur l'École Historique allemande et, même jusqu'à Marx (surtout dans sa théorie des forces productives). List, en repoussant les postulats de l'économie libérale et en déniant tout caractère scientifique à l'économie cosmopolite des libéraux, a posé les jalons pour une économie nouvelle.

    ► Thierry Mudry, Orientations n°5, 1984.

    ♦ Notes :

    • 1) Les thèses allemandes concernant la Mitteleuropa ont été synthétisées en 1916 par Friedrich Naumann dans un ouvrage intitulé Mitteleuropa (Georg Reimer, Berlin, 1916). Cet ouvrage porte bien sûr la marque de son temps et spécule sur la victoire des Empires Centraux. Jacques Droz, professeur à l'Université de Clermont-Ferrand a, lui, en 1960, écrit un ouvrage retraçant l'évolution historique de l'idée de “Mitteleuropa” (J. Droz, L'Europe Centrale : Évolution historique de l'idée de “Mitteleuropa”, Payot, 1960).
    • 2) Pour comprendre la vision du monde de Herder, on se référera aux excellentes introductions à son œuvre dues à la plume de Max Rouche, professeur à la Faculté des Lettres de Bordeaux. Ces textes sont parus dans les traductions françaises de Herder publiées chez Aubier/Montaigne : Idées pour la philosophie de l'histoire de l'humanité (Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit) (1962) et Une autre philosophie de l'histoire pour contribuer à l'éducation de l'humanité (Auch eine Philosophie der Geschichte) (1964). Ces 2 volumes présentent le texte original avec la traduction en regard.
    • 3) Cf. bibliographie.
    • 4) Le Zollverein est l'Union douanière entre les multiples États allemands. Cette union s'est constituée, sous l'impulsion de la Prusse, de 1819 à 1834. Cette initiative visait à pallier le retard de l'Allemagne par rapport à l'Angleterre en matière industrielle. La construction d'un réseau de chemin de fer facilitera l'unification économique de l'Allemagne.

    ♦ Bibliographie :

    • Friedrich List, Système national d'économie politique, Capelle, Paris, 1857. [Rééd. Tel/Gallimard, 1998, préf. Emmanuel Todd. Ce livre est l'un des rares ouvrages théoriques sur le protectionnisme. List préconise une protection différenciée selon les secteurs et l'état de développement de l'économie. Publié en 1841, son texte alimente toujours les débats sur le nationalisme économique, notamment dans le pays se réclamant le moins protectionniste, les États-Unis]
    • Maurice Bouvier-Ajam, List, sa vie, son œuvre, son influence, Ed. du Rocher, Monaco, 1953
    • Charles Andler, Les origines du socialisme d'État en Allemagne, Félix Alcan, 1911
    • André Piettre, Pensée économique et théories contemporaines, Précis Dalloz, 1979
    • Louis Delbez, La pensée politique allemande, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, Paris, 1975
    • Pierre Pascallon, « Actualité de List », in : Le Monde, 26 mai 1981

    ◘ Entrées connexes : Napoléon - Participation -

    ◘ Notice : Il est resté dans l’histoire des idées comme le principal défenseur du protectionnisme, au nom de l’argument des « industries dans l’enfance » : il faut protéger les activités naissantes si l’on ne veut pas que les concurrents étrangers, qui ont déjà essuyé les plâtres et qui, grâce à l’expérience et à l’apprentissage accumulés, ont pu réduire leurs coûts, n’occupent toute la place et empêchent un pays de s’engager à son tour dans la voie de l’industrialisation. Selon lui, le libre-échange a tendance à perpétuer la domination des nations qui ont su se lancer en premier dans une industrie porteuse. Il préconise donc l’utilisation des droits de douane pour favoriser l’éclosion d’industries nationales compétitives. Il défend ainsi la thèse du protectionnisme éducateur, qui consiste pour un Etat à protéger, pour un temps, les industries jeunes et fragiles. Mais il ne s’agit là que d’une fraction – mineure – de son « système national d’économie politique », où il anticipe Leontief en soulignant l’ampleur des relations interindustrielles qui constituent la réalité d’une économie développée. (Alternatives économiques, 2005)

    ◘ Avis : L’ouvrage de Friedrich List Système national d’économie politique, conçu pour l’essentiel à Paris, a circulé à travers le monde à partir de 1841 et a fourni un argumentaire majeur pour tous les opposants au libre-échange britannique. Dans cet ouvrage, List montre explicitement comment le système d’Adam Smith n’est rien d’autre qu’un outil pour permettre le pillage des pays sous-développés. Il reste, de ce fait, d’une importance capitale pour nous. Plus profondément, List explique pourquoi le libre-échange n’a rien de scientifique. Pour Adam Smith, la richesse des nations est basée sur l’échange de valeurs organisé selon un principe consistant à « acheter à bon marché pour revendre cher ». A contrario, List estime qu’une nation qui ne produit que des valeurs d’échange peut paraître à un certain moment dans une bonne position économique, mais elle ne sera jamais souveraine, indépendante et réellement forte au niveau industriel. Il écrit que « la faculté de produire de la richesse est plus importante que la richesse elle-même ; elle assure non seulement la progression et l’augmentation de ce qui a été gagné mais aussi le remplacement de ce qui a été perdu ». Ainsi, la vraie source de la valeur, c’est l’éducation, les progrès culturels, le développement scientifique : « L’état actuel des nations est le résultat de toutes les découvertes, inventions, améliorations, perfections et efforts de toutes les générations qui ont vécu avant nous ; ceux-ci forment le capital mental de l’espèce humaine d’aujourd’hui et chaque nation séparée n’est productive que dans la mesure où elle a su comment s’approprier les acquis des anciennes générations et les accroître par ses propres acquis. Le produit le plus important des nations, ce sont les hommes ». (présentation site S&P)

    ◘ Prolongements : L'analyse comparative entre cas français et cas allemand est peu traitée de manière approfondie, bien que sous la Restauration le ministre du Commerce Adolphe Thiers, en contact étroit avec List, tire parti de ses observations. Mentionnons pourtant parmi les articles d'un dossier consacré à l'actualité du protectionnisme par le site laviedesidees.fr : « Le protectionnisme : un libéralisme internationaliste -  Naissance et diffusion, 1789-1914 » (David Todd [fils d'Emmanuel], auteur qui désavoue la “culture protectionniste” française qu’il avait décrite dans l’ouvrage L’identité économique de la France : libre-échange et protectionnisme, 1814-1851 : « La culture du protectionnisme est en effet majoritaire en France. Elle n’est pas issue de la droite radicale : elle est née au centre droit de l’échiquier politique, sous l’impulsion d’Adolphe Thiers. C’était à l’époque de la Troisième République, une république conservatrice, une démocratie de producteurs. En cela la France s’oppose au Royaume-Uni, une démocratie de consommateurs, qui est libre-échangiste ». Notons que si l’étude de Todd s'appuie sur une logique de classe (le protectionnisme en France servait en grande partie les intérêts de la bourgeoise industrielle, alors que les représentants de la classe ouvrière auraient plutôt été enclins – du moins selon les moments – au libre-échange qui fait baisser le prix des produits alimentaires), elle n'en oppose pas moins sur un plan théorique libre-échange et protectionnisme. Or historiquement il conviendrait de nuancer. Car, si suite à la révolution de 1830 les nouveaux dirigeants politiques sont convaincus de la justesse des thèses libre-échangistes (not. ceux de Say) dans la perspective de moderniser l’économie française et ainsi de renforcer sa puissance face à celle britannique, ils jugent toutefois inapplicables en l’état une libéralisation complète et rapide du commerce extérieur (du fait des caractéristiques structurelles socio-économiques), ce qui les amene à composer avec les principes théoriques auxquels pourtant ils adhèrent. Cette attitude, peu ou prou, se perpétue au cours du XIXe siècle et il serait hâtif de déduire de cette pratique réaliste du modus vivendi une culture protectionniste française héritée de cette époque. Une étude de Michael Smith soulignait encore la nécessité d’un compromis entre protectionnistes et libre-échangistes afin de ne pas mettre en péril la IIIe République naissante : les premiers ont pu faire prendre en compte leurs vue – mais pas totalement (pas de retour à la situation d’avant le traité de 1860) – à la fin du XIXe (cf. tarifs Méline) alors que les seconds ont réussi à endiguer les revendications des partisans du système protecteur au cours des années 1870 et 1880. Considérer de manière pragmatique l'exercice régulateur du pouvoir invite ainsi à relativiser l’idée d’une culture protectionniste française en soi)

    ◘ Lien : site pour un protectionnisme européen

    http://www.archiveseroe.eu