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culture et histoire - Page 1999

  • Platon, encore et toujours par Claude BOURRINET

    Est-il une époque dans laquelle la possibilité d’une prise de distance ait été si malaisée, presque impossible, et pour beaucoup improbable ? Pourtant, les monuments écrits laissent entrevoir des situations que l’on pourrait nommer, au risque de l’anachronisme, « totalitaires », où non seulement l’on était sommé de prendre position, mais aussi de participer, de manifester son adhésion passivement ou activement. L’Athènes antique, l’Empire byzantin, l’Europe médiévale, l’Empire omeyyade, et pour tout dire la plupart des systèmes socio-politiques, de la Chine à la pointe de l’Eurasie, et sans doute aussi dans l’Amérique précolombienne ou sur les îles étroites du Pacifique, les hommes se sont définis par rapport à un tout qui les englobait, et auquel ils devaient s’aliéner, c’est-à-dire abandonner une part plus ou moins grande de leur liberté.

     

    S’il n’est pas facile de définir ce qu’est cette dernière, il l’est beaucoup plus de désigner les forces d’enrégimentement, pour peu justement qu’on en soit assez délivré pour pouvoir les percevoir. C’est d’ailleurs peut-être justement là un début de définition de ce que serait la « liberté », qui est avant tout une possibilité de voir, et donc de s’extraire un minimum pour acquérir le champ nécessaire de la perception.

     

    Si nous survolons les siècles, nous constatons que la plupart des hommes sont « jetés » dans une situation, qu’ils n’ont certes pas choisie, parce que la naissance même les y a mis. Le fait brut des premières empreintes de la petite enfance, le visage maternel, les sons qui nous pénètrent, la structuration mentale induite par les stimuli, les expériences sensorielles, l’apprentissage de la langue, laquelle porte le legs d’une longue mémoire et découpe implicitement, et même formellement, par le verbe, le mot, les fonctions, le réel, l’éducation et le système de valeurs de l’entourage immédiat, tout cela s’impose comme le mode d’être naturel de l’individu, et produit une grande partie de son identité.

     

    L’accent mis sur l’individu s’appelle individualisme. Notons au passage que cette entité sur laquelle semble reposer les possibilités d’existence est mise en doute par sa prétention à être indivisible. L’éclatement du moi, depuis la « mort de Dieu », du fondement métaphysique de sa pérennité, de sa légitimité, accentué par les coups de boutoir des philosophies du « soupçon », comme le marxisme, le nietzschéisme, la psychanalyse, le structuralisme, a invalidé tout régime s’en prévalant, quand bien même le temps semble faire triompher la démocratie, les droits de l’homme, qui supposent l’autonomie et l’intégrité de l’individu en tant que tel.

     

    Les visions du monde ancien supposaient l’existence, dans l’homme, d’une instance solide de jugement et de décision. Les philosophies antiques, le stoïcisme, par exemple, qui a tant influencé le christianisme, mais aussi les religions, quelles qu’elles soient, païennes ou issues du judaïsme, ne mettent pas en doute l’existence du moi, à charge de le définir. Cependant, contrairement au monde moderne, qui a conçu le sujet, un ego détaché du monde, soit à partir de Hobbes dans le domaine politique, ou de Descartes dans celui des sciences, ce « moi » ne prend sa véritable plénitude que dans l’engagement. Aristote a défini l’homme comme animal politique, et, d’une certaine façon, la société chrétienne est une république où tout adepte du Christ est un citoyen.

     

    On sait que Platon, dégoûté par la démagogie athénienne, critique obstiné de la sophistique, avait trouvé sa voie dans la quête transcendante des Idées, la vraie réalité. La mort de Socrate avait été pour lui la révélation de l’aporie démocratique, d’un système fondé sur la toute puissance de la doxa, de l’opinion. Nul n’en a dévoilé et explicité autant la fausseté et l’inanité. Cela n’empêcha pas d’ailleurs le philosophe de se mêler, à ses dépens, du côté de la Grande Grèce, à la chose politique, mais il était dès lors convenu que si l’on s’échappait vraiment de l’emprise sociétale, quitte à y revenir avec une conscience supérieure, c’était par le haut. La fuite « horizontale », par un recours, pour ainsi dire, aux forêts, si elle a dû exister, était dans les faits inimaginables, si l’on se souvient de la gravité d’une peine telle que l’ostracisme. Être rejeté de la communauté s’avérait pire que la mort. Les Robinsons volontaires n’ont pas été répertoriés par l’écriture des faits mémorables. Au fond, la seule possibilité pensable de rupture socio-politique, à l’époque, était la tentation du transfuge. On prenait parti, par les pieds, pour l’ennemi héréditaire.

     

    Depuis Platon, donc, on sait que le retrait véritable, celui de l’âme, à savoir de cet œil spirituel qui demeure lorsque l’accessoire a été jugé selon sa nature, est à la portée de l’être qui éprouve une impossibilité radicale à trouver une justification à la médiocrité du monde. L’ironie voulut que le platonisme fût le fondement idéologique d’un empire à vocation totalitaire. La métaphysique, en se sécularisant, peut se transformer en idéologie. Toutefois, le platonisme est l’horizon indépassable, dans notre civilisation (le bouddhisme en étant un autre, ailleurs) de la possibilité dans un même temps du refus du monde, et de son acceptation à un niveau supérieur.

     

    Du reste, il ne faudrait pas croire que la doctrine de Platon soit réservée au royaume des nuées et des vapeurs intellectuelles détachées du sol rugueux de la réalité empirique. Qui n’éprouve pas l’écœurement profond qui assaille celui qui se frotte quelque peu à la réalité prosaïque actuelle ne sait pas ce que sont le bon goût et la pureté, même à l’état de semblant. Il est des mises en situation qui s’apparentent au mal de mer et à l’éventualité du naufrage.

     

    Toutefois, du moment que notre âge, qui est né vers la fin de ce que l’on nomme abusivement le « Moyen Âge », a vu s’éloigner dans le ciel lointain, puis disparaître dans un rêve impuissant, l’ombre lumineuse de Messer Dieu, l’emprise de l’opinion, ennoblie par les vocables démocratique et par l’invocation déclamatoire du peuple comme alternative à l’omniscience divine, s’est accrue, jusqu’à tenir tout le champ du pensable. Les Guerres de religion du XVIe siècle ont précipité cette évolution, et nous en sommes les légataires universels.

     

    Les périodes électorales, nombreuses, car l’onction du ciel, comme disent les Chinois, doit être, dans le système actuel de validation du politique, désacralisé et sans cesse en voie de délitement, assez fréquent pour offrir une légitimité minimale, offrent l’intérêt de mettre en demeure la vérité du monde dans lequel nous tentons de vivre. À ce compte, ce que disait Platon n’a pas pris une ride. Car l’inauthenticité, le mensonge, la sidération, la manipulation, qui sont le lot quotidien d’un type social fondé sur la marchandise, c’est-à-dire la séduction matérialiste, la réclame, c’est-à-dire la persuasion et le jeu des pulsions, le culte des instincts, c’est-à-dire l’abaissement aux Diktat du corps, l’ignorance, c’est-à-dire le rejet haineux de l’excellence et du savoir profond, plongent ce qui nous reste de pureté et d’aspiration à la beauté dans la pire des souffrances. Comment vivre, s’exprimer, espérer dans un univers pareil ? Le retrait par le haut a été décrédibilisé, le monde en soi paraissant ne pas exister, et le mysticisme n’étant plus que lubie et sublimation sexuelle, voire difformité mentale. Le défoulement électoraliste, joué par de mauvais acteurs, de piètres comédiens dirigés par de bons metteurs en scène, et captivant des spectateurs bon public, niais comme une Margot un peu niaise ficelée par une sentimentalité à courte vue, nous met en présence, journellement pour peu qu’on s’avise imprudemment de se connecter aux médias, avec ce que l’humain comporte de pire, de plus sale, intellectuellement et émotionnellement. On n’en sort pas indemne. Tout n’est que réduction, connotation, farce, mystification, mensonge, trompe-l’œil, appel aux bas instincts, complaisance et faiblesse calculée. Les démocraties antiques, qui, pourtant, étaient si discutables, n’étaient pas aussi avilies, car elles gardaient encore, dans les faits et leur perception, un principe aristocratique, qui faisait du citoyen athénien ou romain le membre d’une caste supérieure, et, à ce titre, tenu à des devoirs impérieux de vertu et de sacrifice. L’hédonisme contemporain et l’égalitarisme consubstantiel au totalitarisme véritable, interdisent l’écart conceptuel indispensable pour voir à moyen ou long terme, et pour juger ce qui est bon pour ne pas sombrer dans l’esclavage, quel qu’il soit. Du reste, l’existence de ce dernier, ce me semble, relevait, dans les temps anciens, autant de nécessités éthiques que de besoins économiques. Car c’est en voyant cette condition pitoyable que l’homme libre sentait la valeur de sa liberté. Pour éduquer le jeune Spartiate, par exemple, on le mettait en présence d’un ilote ivre. Chaque jour, nous assistons à ce genre d’abaissement, sans réaction idoine. La perte du sentiment aristocratique a vidé de son sens l’idée démocratique. Cette intuition existentielle et politique existait encore dans la Révolution française, et jusqu’à la Commune. Puis, la force des choses, l’avènement de la consommation de masse, l’a remisée au rayon des souvenirs désuets.

     

    Claude Bourrinet http://www.europemaxima.com

  • Le cri d’alarme de Natacha Polony pour la France et son école par Pierre LE VIGAN

     On a reproché à Natacha Polony de s’inquiéter de la France et même pour la France dans son dernier livre intitulé Le pire est de plus en plus sûr (Mille et une nuits). « La France ne doit pas disparaître », écrit Natacha Polony. Aimer la France : voilà ce qui est suspect en nos temps. Mauvais procès que celui-ci. Et voici pourquoi. Il y a deux manières d’aimer son pays. L’une consiste à le croire meilleur que les autres. Il y a ainsi des gens qui aiment la France parce que c’est la « fille aînée de l’Église », ou à cause des « quarante rois qui… etc. ». Ceux-là sont des réactionnaires qui aiment la France en ne la comprenant pas. D’autres, des progressistes, aiment la France parce qu’elle aurait inventé les « droits de l‘homme ». Et parce qu’elle a fait « la Révolution ». Ceux-là ne comprennent pas plus la France que les précédents. Tous deux, réactionnaires et progressistes, aiment mal la France parce qu’ils la comprennent mal.

     

    Il y a une autre façon d’aimer la France, qui est celle de Natacha Polony et qui paraît la seule raisonnable. Il faut aimer la France malgré ses défauts, malgré ses limites, et dans ces limites. Il faut aimer la France parce que c’est la porte d’entrée vers l’universel qui nous est donnée (et si nous étions Turcs, ce serait la Turquie, Argentin, ce serait l’Argentine, etc.), parce que c’est la forme de civilisation qui est à notre portée si on veut aimer la civilisation. Aussi parce que c’est une des incarnations de la civilisation européenne. Et surtout, parce que si l’on n’aime pas son pays on peut encore moins aimer les autres pays. Parce que l’alternative n’est pas entre aimer son pays et être internationaliste mais entre aimer son pays et être nihiliste.

     

    Or c’est bien là que se situe le choix. On peut ne pas aimer son pays parce que son histoire n’est pas sans tâches mais, si on n‘aime pas son pays, on n’aime pas l’histoire des hommes et on tombe dans le nihilisme, on n’a plus d’autres solutions que d’en appeler au réensauvagement du monde (ou de l’attendre et de ce point de vue il n’y a pas trop à s’inquiéter car il arrive et même il est déjà là). Sans amour de son pays, du pays dans lequel on vit et vivra il ne peut y avoir de regard critique et d’exigence vis-à-vis de lui. L’amour de son pays ne consiste pas à l’idéaliser, il consiste à vouloir lui donner un horizon, une hauteur, un idéal.

     

    On a le droit, bien entendu, d’être nihiliste, mais alors il ne faut plus nous raconter d’histoires, il ne faut plus nous parler de « droits de  l’homme ». Et il faut abandonner toute ambition éducative. Or c’est bien de cela qu’il s’agit et c’est ce que montre Natacha Polony en revenant sur la grande question de l’éducation dans notre pays.

     

    Depuis les années 75, les « pédagogistes » « de gauche » et  libertaires ont marché séparément des libéraux « de droite » ou des partisans réactionnaires du chèque scolaire soit de la monétarisation de l’école. Mais, bien que marchant séparément, et même s’ignorant, ils ont frappé ensemble. Les pédagogues libertaires ont en effet concouru au même résultat que les modernisateurs libéraux qu’ils prétendent détester. En d’autres termes, les libertaires ont gagné la bataille idéologique et leur victoire a permis en fait la victoire sociologique des libéraux, à savoir une école de plus en plus inégalitaire, mettant hors service l’ascenseur social et favorable uniquement à la super-classe mondiale. Et cela sous le nom de la fumeuse « économie de la connaissance » et sur fond d’ethnicisation de l‘école et de la société, ethnicisation dont le nom pudique est « diversité ». Utilitaristes libéraux ne voyant que l’économie et ce qui sert à l’économie et libertaires partisans des autonomies en tous genres et des expérimentations multiples ont abouti conjointement au résultat d’une éducation publique ex-nationale ayant perdu son unité et sa capacité de faire émerger en son sein de nouvelles élites issues de toutes les classes de la société. C’est le mouvement analysé par Mark Lilla comme une « double révolution libérale ». Libérale-libertaire en vérité.

     

    Ce qu’ « ils » – libéraux et libertaires – ont frappé ensemble et avec un triste succès, c’est bien la conception républicaine de l’école publique.  Pour les « pédagogistes », les savoirs sont moins importants que le savoir-être, que l’éveil des capacités, que la « construction de ses propres savoirs » par le jeune – d’où le nom de « pédagogie constructiviste » qui leur est appliqués – ils croient au fond en un état de nature qu’il suffirait de réveiller au lieu d’éduquer et de travailler pour s’élever. Pour les libéraux et le milieu des grandes entreprises, l’école doit former aux métiers, elle doit former à l’entreprise, être « ouverte » sur l’entreprise, comme si le milieu de l’entreprise n’était pas d’abord une fermeture sur tout ce qui n’est pas efficacité immédiate et compétitivité, et comme si les jeunes n’auraient pas plus que de besoin l’occasion de passer le reste de leur vie dans le milieu de l’entreprise. L’idéologie dominante venue des libéraux obsédés par la croissance économique, c’est l’idéologie d’une école qui doit permettre de « s’adapter à la société moderne » (Natacha Polony). Paradoxe : quand l’école était totalement séparée du monde de l’entreprise soit dans les années cinquante et soixante, tous les diplômés trouvaient du travail, et depuis que l’école est obsédée par l’idée de « préparer au monde du travail », les diplômés ne trouvent justement plus de travail. Ce n’est pas seulement parce qu’il y a du chômage, c’est parce que quand on veut courir après les métiers, et courir après les besoins économiques, on raisonne à court terme et on est toujours en retard. L’école doit d’abord former des citoyens, elle doit d’abord apprendre à penser librement, et non à avoir des gestes « éco-citoyens », à être « conscientisés » contre le « racisme », celui-ci sorti de toute rationalité analytique et devenu un ogre de la pensée, ouvert à la théorie du « gender », ouvert à la diversité, déterminés à agir pour une « planète propre » et autres actions dites moralisantes qui sont l’inverse du vrai souci moral, de la vraie éducation à la fierté, de l’authentique sens de l’honneur. Pour former des citoyens l’école doit partir du principe qu’il y a bel et bien des savoirs à acquérir, et non des intuitions intimes à réveiller, sorte de rousseauisme primaire prégnant  dans l’idéologie dominante.

     

    Ces savoirs et ces grands récits n’ont bien entendu pas une valeur absolue, ils permettent de se construire et ensuite d’aller plus loin. Pourquoi pas d’aller vers d’autres grands récits. Prenons un exemple : une éducation chrétienne a-t-elle jamais empêché quelqu’un de se découvrir athée ultérieurement ? Bien entendu non. Mais elle permet au moins de savoir ce qu’est la croyance et ce qu’est l’incroyance. Il en est de même pour les grands récits nationaux ou sociétaux. Ils sont nécessaires pour qu’existe un savoir commun, à partir duquel il puisse y avoir consensus ou dissensus mais en tout cas un nécessaire recul, recul par rapport aux pulsions immédiates, par rapport au désir de « tout tout de suite » fort bien analysé par Morgan Sportès dans son livre éponyme. Si nous ne réhabilitons pas l’école républicaine et méritocratique, c’est la France elle-même comme notre maison commune qui sera morte. Sans éducation, il n’y a pas de République, sans République, la démocratie n’est qu’un leurre, ou la tyrannie des imbéciles. Cela devrait réveiller les énergies.

     

    Pierre Le Vigan http://www.europemaxima.com

     

    • Natacha Polony, Le pire est de plus en plus sûr. Enquête sur l’école de demain, Mille et une nuits, 2011, 110 p., 9 €.

  • Le discours clivant, dernier refuge du politique / Faux conflits, vraies fractures (édito 12/2012)

    En guise d’éditorial de notre Lettre de décembre 2012, nous reproduisons (une fois n’est pas coutume) ci-dessous un point de vue de Christophe Boutin, professeur des universités à l’Université de Caen et auteur de nombreux ouvrages, fruits de ses recherches sur les comportements électoraux, la question de la décentralisation et celle des partis politiques. Il a notamment publié chez Stock en 2009, Les grands discours du XXe siècle.
    Dans l’article présenté ci-dessous (prélevé sur le site Causeur.fr), Christophe Boutin se livre à une explication sinon à une exégèse du sens du verbe « cliver » conjugué sous tous les modes et utilisé à bon ou mauvais escient par les commentateurs politiques qui lui donnent généralement une connotation négative.
    Polémia

    Lors de l’élection présidentielle puis pendant la double campagne interne à l’UMP (pour la présidence et l’organisation du parti en courants), un terme est revenu sous la plume des commentateurs, celui de « discours clivant ». Une expression régulièrement invoquée pour dénigrer, car le discours clivant serait politiquement irresponsable et peu à même de proposer des éléments de réponse aux maux dont nous souffrons. Il jetterait au contraire de l’huile sur le feu de nos conflits sociaux, rendant impossible toute « réconciliation » entre les forces en présence. En stigmatisant par exemple telle ou telle catégorie d’une population dont les différences ne font qu’enrichir la France, il séparerait artificiellement des communautés qui ne demandent qu’à vivre en paix. Bref, que l’on se place au niveau politique ou social, le discours clivant serait à l’opposé des règles de fonctionnement d’une « démocratie apaisée », le consensus et la gouvernance, et totalement décalé par rapport aux impératifs du monde moderne.

    Une fois cette constatation faite, la question se pose de savoir qui décide qu’un discours est clivant, et pourquoi.

    Qui ? Essentiellement la classe politico-médiatique majoritaire, puisqu’il s’agit d’une hétéro-définition. Et c’est d’ailleurs le premier élément du « pourquoi » : un discours est décrété clivant dès lors qu’il émerge nettement du bruit de fond médiatique ambiant. Il rompt ce faisant avec un accord tacite censé exister sur ce qui sépare, d’une part, ce qui peut « librement » se dire ou s’écrire et, d’autre part, ce que l’on ne devrait jamais s’autoriser à formuler – et sans doute même pas à penser. Il brise ce pseudo-consensus qui est garanti, en dehors même de toute sanction pénale – même si celle-ci est de plus en plus fréquente -, par une sanction sociale qui interdit l’expression de toute pensée originale. C’est ce qu’avait parfaitement décrit Alexis de Tocqueville évoquant la démocratie américaine : « la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir » (1). C’est ainsi que dans la France de 2012 on a parfaitement le droit d’être à droite… sous réserve de penser comme la gauche et de le dire haut et fort.

    Pourtant, au vu de l’efficacité de ce type de discours (remontées spectaculaires de Nicolas Sarkozy et de Jean-François Copé, place de la motion de la « Droite forte » à l’UMP ou, de l’autre côté de l’échiquier politique, relatif succès de Jean-Luc Mélenchon), on peut penser que nombre de nos concitoyens ne se sentent plus concernés par le village Potemkine médiatique censé représenter les réalités françaises. La majorité ne serait peut-être pas là où on la prétend et le fameux « consensus » bien fragile. C’est d’autant plus vrai que la mièvrerie qui dégouline à longueur d’éditoriaux cache en fait une agression permanente clairement ressentie comme telle par une part grandissante de la population. Ce discours résolument « moderne » est en effet à l’opposé des valeurs traditionnelles du corps social, niant par exemple son histoire ou sa culture. Il n’est certes pas « clivant » par rapport au bruit de fond médiatique, puisqu’il le génère ou s’y complaît, mais il l’est par rapport à un sentiment identitaire sans lequel toute construction politique est impensable, et qu’il n’a pas réussi à éradiquer malgré la tentative de déculturation de notre société.

    L’autre élément de définition du discours clivant vient de ce qu’il précise clairement ce que désire son auteur, mais aussi ce qu’il ne veut pas. Il ose présenter un Autre, c’est-à-dire un choix politique différent, opposé, inconciliable même. L’une de ses caractéristiques essentielles est donc de remplir pleinement le rôle premier du politique selon Carl Schmitt : la distinction de l’ami et de l’ennemi. Or un politique qui se déroberait à cette tâche nierait ce qui fait l’essence même de sa fonction : sa capacité à présenter un vouloir-vivre ensemble qui ne peut s’adresser qu’à un groupe clairement défini et délimité – sauf à être totalement inopérant, réduit à un plus petit dénominateur commun qui ne peut « faire société ». Définir un « ennemi » permet de se construire et d’assumer des choix. Et la démocratie repose sur la nécessaire ritualisation d’un conflit par définition « clivé », et non dans un débat édulcoré entre le même et le même.

    Comment la gouvernance définit et impose ses diktats

    Or la gouvernance actuelle édulcore la confrontation politique quand elle ne l’exclut pas. Loin de permettre au peuple souverain de trancher entre les choix présentés, elle justifie ses diktats par une pseudo nécessité de la modernité, perceptible seulement par quelques rares élites qui auraient dès lors un droit naturel à l’imposer à tous. Et pour faciliter les choses le discours médiatique dominant exclut sans autre procès que d’intention, soit en les niant soit en les caricaturant, les « clivants » et les « politiques » au profit des « modérés » et des « gestionnaires ». Pour souterraine qu’elle soit, cette violence est bien plus dangereuse pour ses victimes potentielles que celle qui peut résulter de l’affirmation politique d’identités contraires. Benjamin Constant avait parfaitement décrit au XIXe siècle le fonctionnement de nos clercs modernes : « Ils discutent, comme s’il était question de convaincre ; ils s’emportent, comme s’il y avait de l’opposition ; ils insultent, comme si l’on possédait la faculté de répondre. Leurs diffamations absurdes précèdent des condamnations barbares ; leurs plaisanteries féroces préludent à d’illégales condamnations » (2).

    Parce que le discours clivant retrouve une nécessité de l’action politique, et parce qu’il rejoint des valeurs qui n’ont pas totalement été éradiquées du corps social, il continuera à séduire une part grandissante de l’électorat… si du moins celui-ci souhaite prendre en main son destin et affirmer ses valeurs. « Se faire des amis, écrivait Montherlant, c’est un devoir de commerçant. Se faire des ennemis, c’est un plaisir d’aristocrate. » Quoi qu’on en dise, la guerre entre les deux visions du monde n’est pas prête de se terminer.

    Christophe Boutin http://www.polemia.com
    Causeur.fr
    11 décembre 2012 

    Les intertitres sont de la rédaction

    Notes :

    1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique.
    2. Benjamin Constant,
    De l’esprit de conquête et de l’usurpatio

  • La Commune, une utopie sanglante

    Le Figaro Magazine - 30/11/2012
    En 1871, la Commune de Paris a représenté 72 jours d'anarchie, au cours desquels un pouvoir insurrectionnel a régné par la terreur sur la capitale.
         Le 18 mars dernier, en pleine campagne présidentielle, Jean-Luc Mélenchon réunissait ses troupes place de la Bastille. « Nous sommes à la bonne date, clamait-il, commencement de la grande et glorieuse Commune de Paris. Nous répondons à notre tour à l'appel de Jules Vallès : « Place au peuple, place à la Commune. » » Pérennité, à gauche, d'un mythe historique : en 1871, les communards se seraient dressés pour défendre la République contre les Prussiens et la droite réactionnaire. Le problème, c'est que cette version ne correspond pas à la réalité des faits.
         La Commune de Paris a sans doute été réprimée avec brutalité, mais ce soulèvement contre un Parlement librement élu par les Français n'en représente pas moins soixante-douze jours d'anarchie, au cours desquels un pouvoir insurrectionnel a régné par la terreur. Aujourd'hui encore, les publications qui osent décrire cette cruelle vérité sont rares. C'est pourquoi le livre documenté écrit par François Broche, qui est journaliste et historien, et par Sylvain Pivot, un haut fonctionnaire disparu en 2010, mérite d'être salué *.
         Le 4 septembre 1870, après la capitulation de Napoléon III à Sedan, la République est proclamée à Paris. Le gouvernement de la Défense nationale poursuit la guerre, mais les revers s'accumulent : les armées nouvellement constituées sont vaincues par les Allemands, tandis que Paris est assiégé, et réduit à la famine. Humiliation suprême de cette « Année terrible » : le 18 janvier 1871, l'empire d'Allemagne est proclamé au château de Versailles. Le 26 janvier suivant, un cessez-le-feu est signé. Le 8 février, le suffrage universel envoie à l'Assemblée nationale réunie à Bordeaux une majorité de députés royalistes, et favorables à la paix. Dans la capitale, au contraire, bien que la seule expédition menée contre les Prussiens ait échoué à Buzenval, une forte minorité républicaine prône la guerre jusqu'au bout.
         L'Assemblée étant divisée entre légitimistes et orléanistes, la question des institutions est ajournée, et Adolphe Thiers est nommé chef provisoire du pouvoir exécutif. Opposant sous la Restauration, président du Conseil sous la monarchie de Juillet, libéral sous le second Empire, celui-ci, secrètement républicain, déteste le bellicisme irresponsable. Il hâte donc les négociations avec l'occupant : le 26 février, les préliminaires de paix sont conclus à Versailles (le traité définitif sera signé le 10 mai à Francfort). Mais si l'Assemblée ratifie les conditions convenues (perte de l'Alsace et de la Moselle, lourde indemnité de guerre), 107 voix de gauche, dont les députés de Paris, ont voté contre.
         Le 1er mars, selon l'exigence de Bismarck, les Allemands défilent sur les Champs-Elysées. Dès lors, la tension monte d'un cran dans la capitale où les gardes nationaux s'organisent en Fédération républicaine de la garde nationale - d'où le nom de fédérés qu'ils garderont. Thiers s'installe au Quai d'Orsay mais, flairant le danger, demande à l'Assemblée, qui a quitté Bordeaux, de siéger à Versailles.
    Le drapeau rouge sur l'Hôtel de Ville
    Le 18 mars, quand les soldats du gouvernement gagnent Montmartre pour récupérer les canons de la garde nationale, ils sont confrontés à l'hostilité de la foule. Des officiers sont faits prisonniers et, quelques heures plus tard, lynchés dans leur cellule : le premier sang a coulé. A minuit, les bâtiments officiels étant contrôlés par les gardes nationaux, le drapeau rouge flotte sur l'Hôtel de Ville, pendant que les troupes loyales escortent Thiers et ses ministres jusqu'à Versailles.
         Le 26 mars, les fédérés organisent des élections municipales où, 53 % des Parisiens n'ayant pas pris part au vote, la gauche remporte une victoire facile. Mais dans l'assemblée municipale qui s'érige en Commune de Paris, les éléments modérés sont vite marginalisés. Le calendrier de 1793 rétabli, des clubs révolutionnaires sont fondés, les journaux hostiles à la Commune interdits, et les écoles catholiques fermées. Afin de traquer les traîtres, un Comité de salut public est même ressuscité. La majorité de la population, terrorisée, se terre chez elle.
         Les insurgés ne possèdent pas de chefs militaires dignes de ce nom : leurs affrontements avec les soldats de Mac-Mahon, chargé par Thiers de reprendre Paris, tournent à la déroute. Le 21 mai, l'armée pénètre dans la capitale par la porte de Saint-Cloud. Le centre et l'est de la ville se hérissent cependant de barricades. Elles sont prises une à une, mais les assaillants ne font pas de quartier.
         Le 23 mai, les communards incendient les Tuileries, le ministère des Finances, la Cour des comptes et le Conseil d'Etat. Le lendemain, l'Hôtel de Ville, le Palais-Royal et le Palais de justice. Les extrémistes fusillent des dizaines d'otages, dont Mgr Darboy, l'archevêque de Paris. Le 28 mai, la dernière barricade tombe. Les survivants des ultimes combats sont alignés contre l'enceinte du Père-Lachaise, emplacement devenu le légendaire mur des Fédérés.
         Les gouvernementaux ont eu un millier de morts. Au cours de la Semaine sanglante, du 21 au 28 mai, entre 10 000 et 30 000 communards ont été tués, et 39 000 arrêtés. Beaucoup seront relâchés ou bénéficieront d'un non-lieu, mais 11 000 accusés seront condamnés à une peine de prison, 4 500 à la déportation en Nouvelle-Calédonie, et une centaine à la peine capitale.
         « La Commune, observent François Broche et Sylvain Pivot, dépourvue d'idées neuves, de valeurs fondatrices et de dirigeants d'envergure, ne fut jamais en mesure de précipiter l'enfantement d'un monde nouveau. » Une insurrection pour rien ? Thiers, en rétablissant l'ordre, a rassuré les conservateurs. Le résultat de la Commune aura donc été, paradoxalement, de préparer l'avènement de la IIIe République.
    Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com
    * La Commune démystifiée, de François Broche et Sylvain Pivot, France-Empire.

  • De Marx à Heidegger

    On a reproché beaucoup de choses à Karl Marx : le caractère systématique de sa pensée, son économicisme (surtout sensible chez ses épigones, car chez lui le primat de l’économie se situe beaucoup plus dans l’ordre des causes que dans l’ordre des fins), sa définition quasi métaphysique de la classe sociale, son incapacité à sortir de la philosophie de Hegel, dont il prétend seulement « remettre sur ses pieds » l’interprétation dialectique, sa philosophie de l’histoire où le communisme primitif prend la place du jardin d’Éden et la société sans classes celle de la Parousie, son attitude ambivalente vis-à-vis de la bourgeoisie (d’un côté ennemi à combattre, de l’autre classe ayant joué dans l’histoire un rôle « éminemment révolutionnaire »), son adhésion à l’idéologie du progrès – idéologie typiquement bourgeoise elle aussi, comme le rappellera Georges Sorel –, qui l’amène à lire l’histoire comme Révélation progressive, et à voir dans la colonisation un « progrès de la civilisation », etc.

    Certains de ces reproches étaient sans nul doute fondés. Au moins serait-il honnête de ne pas discréditer la pensée de Marx en la réduisant à l’usage que ceux qui s’en sont réclamés (les « marxistes ») en ont fait : en toute rigueur, nul ne sait comment Marx aurait jugé Lénine ni ce qu’il aurait dit du Goulag.

    Il y a au moins deux bonnes raisons d’examiner à nouveaux frais l’œuvre de Marx. La première est que le « marxisme » est largement passé de mode, ce qui permet d’en parler sans passion. La seconde est que les rapports sociaux propres au capitalisme sont aujourd’hui devenus dominants dans le monde, de façon telle que le propos de Marx retrouve une certaine actualité. En triomphant à l’échelle planétaire, le capitalisme n’a en effet pas seulement retrouvé la brutale agressivité qui fut la sienne au XIXe siècle. Il semble aussi avoir épuisé ses effets positifs – à défaut d’avoir épuisé son champ de développement. On a beaucoup critiqué ce que Marx a pu dire sur la baisse tendancielle du taux de profit, en lui reprochant de n’avoir pas tenu compte du caractère productif du capital constant. Or, toutes les études disponibles confirment à l’heure actuelle une baisse du taux de profit dans les pays capitalistes. C’est précisément pour remédier à cette érosion de la rentabilité du capital que le capitalisme tend aujourd’hui à briser tous les équilibres sociaux nés du compromis fordiste, à libéraliser totalement les marchés financiers, à intégrer les pays émergents dans une nouvelle division internationale du travail, à découvrir sans cesse de nouveaux marchés. D’où la marche accélérée vers une globalisation sous l’égide de la Forme-Capital, véritable réorganisation planétaire des processus productifs de la valeur, laquelle va de pair avec un retour de l’impérialisme (néo)colonial, dont l’occupation de l’Irak n’est que le plus visible aspect.

    L’ancien capitalisme prétendait satisfaire des besoins exprimés par la demande, le nouveau vise à satisfaire des désirs stimulés par l’offre. Dans tous les cas, le capitalisme se définit par une dynamique d’accumulation par dépossession – une dynamique de l’illimité –, et c’est pourquoi il ne peut que s’étendre à toute la terre en détruisant tout ce qui risque d’entraver la logique du capital. Or, Marx n’a pas seulement montré que les lois économiques, loin d’être « naturelles », sont le produit d’une histoire sociale. Disons-le tout net : en soulignant que le capitalisme vise par nature à l’accumulation infinie de la valeur, puisque le capital n’est que l’abstraction de la valeur en mouvement, il a mieux compris qu’aucun autre la nature profonde du capitalisme, son essence prométhéenne et sa force démiurgique. C’est ce que montrent son analyse de la marchandise et sa théorie de l’aliénation.

    Pour Marx, le travail n’est pas la source, mais la substance de la valeur. Il convient dès lors de s’interroger sur l’origine des valeurs surajoutées aux valeurs existantes. Marx a très bien compris que le problème essentiel n’est pas la propriété, mais la marchandise. En tant que valeur, la marchandise n’est que du travail humain cristallisé, mais en tant que marchandise le travail devient qualitativement autre chose que ce qu’il était auparavant. Derrière le double aspect de toute marchandise (valeur d’échange et valeur d’usage) s’exprime d’un côté le caractère différenciateur du travail concret et, de l’autre, le travail anonyme et abstrait qui égalise tous les travaux. La forme monétaire revêtue par les échanges aboutit alors à la réification ou « chosification » (Verdinglichung) des rapports sociaux, ce que Marx appelle le « fétichisme inhérent au monde marchand ».

    L’aliénation va donc très au-delà de ce que la simple critique socialiste dénonce comme « exploitation sociale ». L’aliénation signifie que, sous le règne de la marchandise, l’homme devient étranger à lui-même. « L’argent, écrit Marx, réduit l’homme à n’être qu’une abstraction ». Il réduit l’être à l’avoir, la qualité à la qualité. Lorsque l’argent, médiateur de toute chose, devient le seul critère de la puissance, le travailleur et le patron, en dépit de tout ce qui les oppose, sont l’un et l’autre aliénés. Qui n’a pas d’argent est prisonnier de ce manque, qui possède de l’argent est possédé par lui.

    Pour Marx, toute production est une appropriation de la nature par l’homme dans une forme déterminée. Le moteur de l’histoire, de ce point de vue, n’est pas tant l’économie elle-même que la technique, dont l’évolution modifie sans cesse les formes de travail, d’appropriation et de production. Mais ici Marx reste en chemin, car il ne s’interroge pas sur l’essence de la technique. Il ne saisit la technique que dans un sens instrumental, comme simple mode de la praxis, entendue comme « travail humain », sans voir qu’il se pourrait bien que la technique soit elle-même le sujet dont « bourgeoisie » et « prolétariat » ne sont que des prédicats. Pour penser véritablement la technique, et comprendre que l’essence de la technique n’a, elle, rien de technique, il faudra attendre Heidegger.

    Mais c’est précisément la pensée de Heidegger et celle de Marx que l’on pourrait comparer. Car ce que Marx appelle « Capital », Heidegger l’appelle Ge-stell : arraisonnement de tous les étants en vue de la production généralisée, c’est-à-dire déploiement planétaire de l’inauthentique. Ce que dit Marx de l’argent évoque pareillement ce qu’écrit Heidegger sur le règne de l’« on » : d’un côté, la « fausse conscience », de l’autre la « facticité » (Faktizität). Marx cherche à restituer à l’homme son « être générique », tandis que l’herméneutique heideggérienne propose de faire retour à l’« ek-sistence », laquelle désigne « l’habitation ek-statique dans la proximité de l’être ». Les deux démarches critiquent le capitalisme à partir de prémisses distinctes, mais se rejoignent dans un même appel à se libérer de l’inauthentique (Selbstentfremdung).

    « Ce que Marx, partant de Hegel, a reconnu en un sens important et essentiel comme étant l’aliénation de l’homme plonge ses racines dans l’absence de patrie de l’homme moderne », écrit Heidegger (Lettre sur l’humanisme). « C’est parce que Marx, ajoute-t-il, faisant l’expérience de l’aliénation, atteint à une dimension essentielle de l’histoire, que la conception marxiste de l’histoire est supérieure à toute autre historiographie ». Le compliment n’est pas mince. C’est pourquoi Heidegger cite comme l’une des tâches de la « pensée à venir » ce qu’il nomme un « dialogue productif avec le marxisme ». Essayons d’engager ce dialogue.

    Robert de Herte, Éléments n°115, 2004. http://grece-fr.com

  • De Marx à Heidegger

    On a reproché beaucoup de choses à Karl Marx : le caractère systématique de sa pensée, son économicisme (surtout sensible chez ses épigones, car chez lui le primat de l’économie se situe beaucoup plus dans l’ordre des causes que dans l’ordre des fins), sa définition quasi métaphysique de la classe sociale, son incapacité à sortir de la philosophie de Hegel, dont il prétend seulement « remettre sur ses pieds » l’interprétation dialectique, sa philosophie de l’histoire où le communisme primitif prend la place du jardin d’Éden et la société sans classes celle de la Parousie, son attitude ambivalente vis-à-vis de la bourgeoisie (d’un côté ennemi à combattre, de l’autre classe ayant joué dans l’histoire un rôle « éminemment révolutionnaire »), son adhésion à l’idéologie du progrès – idéologie typiquement bourgeoise elle aussi, comme le rappellera Georges Sorel –, qui l’amène à lire l’histoire comme Révélation progressive, et à voir dans la colonisation un « progrès de la civilisation », etc.

    Certains de ces reproches étaient sans nul doute fondés. Au moins serait-il honnête de ne pas discréditer la pensée de Marx en la réduisant à l’usage que ceux qui s’en sont réclamés (les « marxistes ») en ont fait : en toute rigueur, nul ne sait comment Marx aurait jugé Lénine ni ce qu’il aurait dit du Goulag.

    Il y a au moins deux bonnes raisons d’examiner à nouveaux frais l’œuvre de Marx. La première est que le « marxisme » est largement passé de mode, ce qui permet d’en parler sans passion. La seconde est que les rapports sociaux propres au capitalisme sont aujourd’hui devenus dominants dans le monde, de façon telle que le propos de Marx retrouve une certaine actualité. En triomphant à l’échelle planétaire, le capitalisme n’a en effet pas seulement retrouvé la brutale agressivité qui fut la sienne au XIXe siècle. Il semble aussi avoir épuisé ses effets positifs – à défaut d’avoir épuisé son champ de développement. On a beaucoup critiqué ce que Marx a pu dire sur la baisse tendancielle du taux de profit, en lui reprochant de n’avoir pas tenu compte du caractère productif du capital constant. Or, toutes les études disponibles confirment à l’heure actuelle une baisse du taux de profit dans les pays capitalistes. C’est précisément pour remédier à cette érosion de la rentabilité du capital que le capitalisme tend aujourd’hui à briser tous les équilibres sociaux nés du compromis fordiste, à libéraliser totalement les marchés financiers, à intégrer les pays émergents dans une nouvelle division internationale du travail, à découvrir sans cesse de nouveaux marchés. D’où la marche accélérée vers une globalisation sous l’égide de la Forme-Capital, véritable réorganisation planétaire des processus productifs de la valeur, laquelle va de pair avec un retour de l’impérialisme (néo)colonial, dont l’occupation de l’Irak n’est que le plus visible aspect.

    L’ancien capitalisme prétendait satisfaire des besoins exprimés par la demande, le nouveau vise à satisfaire des désirs stimulés par l’offre. Dans tous les cas, le capitalisme se définit par une dynamique d’accumulation par dépossession – une dynamique de l’illimité –, et c’est pourquoi il ne peut que s’étendre à toute la terre en détruisant tout ce qui risque d’entraver la logique du capital. Or, Marx n’a pas seulement montré que les lois économiques, loin d’être « naturelles », sont le produit d’une histoire sociale. Disons-le tout net : en soulignant que le capitalisme vise par nature à l’accumulation infinie de la valeur, puisque le capital n’est que l’abstraction de la valeur en mouvement, il a mieux compris qu’aucun autre la nature profonde du capitalisme, son essence prométhéenne et sa force démiurgique. C’est ce que montrent son analyse de la marchandise et sa théorie de l’aliénation.

    Pour Marx, le travail n’est pas la source, mais la substance de la valeur. Il convient dès lors de s’interroger sur l’origine des valeurs surajoutées aux valeurs existantes. Marx a très bien compris que le problème essentiel n’est pas la propriété, mais la marchandise. En tant que valeur, la marchandise n’est que du travail humain cristallisé, mais en tant que marchandise le travail devient qualitativement autre chose que ce qu’il était auparavant. Derrière le double aspect de toute marchandise (valeur d’échange et valeur d’usage) s’exprime d’un côté le caractère différenciateur du travail concret et, de l’autre, le travail anonyme et abstrait qui égalise tous les travaux. La forme monétaire revêtue par les échanges aboutit alors à la réification ou « chosification » (Verdinglichung) des rapports sociaux, ce que Marx appelle le « fétichisme inhérent au monde marchand ».

    L’aliénation va donc très au-delà de ce que la simple critique socialiste dénonce comme « exploitation sociale ». L’aliénation signifie que, sous le règne de la marchandise, l’homme devient étranger à lui-même. « L’argent, écrit Marx, réduit l’homme à n’être qu’une abstraction ». Il réduit l’être à l’avoir, la qualité à la qualité. Lorsque l’argent, médiateur de toute chose, devient le seul critère de la puissance, le travailleur et le patron, en dépit de tout ce qui les oppose, sont l’un et l’autre aliénés. Qui n’a pas d’argent est prisonnier de ce manque, qui possède de l’argent est possédé par lui.

    Pour Marx, toute production est une appropriation de la nature par l’homme dans une forme déterminée. Le moteur de l’histoire, de ce point de vue, n’est pas tant l’économie elle-même que la technique, dont l’évolution modifie sans cesse les formes de travail, d’appropriation et de production. Mais ici Marx reste en chemin, car il ne s’interroge pas sur l’essence de la technique. Il ne saisit la technique que dans un sens instrumental, comme simple mode de la praxis, entendue comme « travail humain », sans voir qu’il se pourrait bien que la technique soit elle-même le sujet dont « bourgeoisie » et « prolétariat » ne sont que des prédicats. Pour penser véritablement la technique, et comprendre que l’essence de la technique n’a, elle, rien de technique, il faudra attendre Heidegger.

    Mais c’est précisément la pensée de Heidegger et celle de Marx que l’on pourrait comparer. Car ce que Marx appelle « Capital », Heidegger l’appelle Ge-stell : arraisonnement de tous les étants en vue de la production généralisée, c’est-à-dire déploiement planétaire de l’inauthentique. Ce que dit Marx de l’argent évoque pareillement ce qu’écrit Heidegger sur le règne de l’« on » : d’un côté, la « fausse conscience », de l’autre la « facticité » (Faktizität). Marx cherche à restituer à l’homme son « être générique », tandis que l’herméneutique heideggérienne propose de faire retour à l’« ek-sistence », laquelle désigne « l’habitation ek-statique dans la proximité de l’être ». Les deux démarches critiquent le capitalisme à partir de prémisses distinctes, mais se rejoignent dans un même appel à se libérer de l’inauthentique (Selbstentfremdung).

    « Ce que Marx, partant de Hegel, a reconnu en un sens important et essentiel comme étant l’aliénation de l’homme plonge ses racines dans l’absence de patrie de l’homme moderne », écrit Heidegger (Lettre sur l’humanisme). « C’est parce que Marx, ajoute-t-il, faisant l’expérience de l’aliénation, atteint à une dimension essentielle de l’histoire, que la conception marxiste de l’histoire est supérieure à toute autre historiographie ». Le compliment n’est pas mince. C’est pourquoi Heidegger cite comme l’une des tâches de la « pensée à venir » ce qu’il nomme un « dialogue productif avec le marxisme ». Essayons d’engager ce dialogue.

    Robert de Herte, Éléments n°115, 2004. http://grece-fr.com

  • ARNAUD GUYOT-JEANNIN « Le bien commun doit l’emporter »

    Journaliste et essayiste, Arnaud Guyot-Jeannin a dirigé les ouvrages collectifs Aux sources de l’erreur libérale (1999) et Aux sources de la droite (2000) dans la collection "Vu autrement" aux éditions de L’Âge d’Homme. Les questions portant sur l’argent, l’écologie, le libéralisme, le socialisme, le travail, etc., y étaient abordées dans une perspective résolument anticonformiste. Le 27 novembre dernier, il a même consacré son "Libre Journal des enjeux actuels" sur Radio Courtoisie à « la nécessité des luttes sociales » face à la libéralisation du travail du dimanche, à la retraite à soixante-dix ans, à la privatisation de la Poste, etc. L’Action Française 2000 l'accueille avec plaisir une nouvelle fois dans ses colonnes…
    L'Action Française 2000 - "Travailler plus pour gagner plus" : cette consigne de M. Sarkozy, qui va maintenant jusqu'à remettre en cause le repos dominical, n'est-elle pas le signe d'une conception nouvelle et bien peu catholique, du travail ?
    Arnaud Guyot-Jeannin - Elle n'est pas "nouvelle" et avant d'être "peu catholique", cette consigne est surtout bien peu humaine en vérité. Il est impératif que la fameuse common decency ou décence ordinaire, préconisée par Georges Orwell et reprise par Jean-Claude Michéa de nos jours, se déploie dans la vie quotidienne des individus, des communautés et des peuples.
    Des catholiques sociaux déterminés
    Je rappelle qu'il a fallu attendre le vote de la loi Lerolle du 13 juillet 1906 pour abroger le travail dominical. En effet, le XIXe siècle avait connu une exploitation inhumaine et une misère sociale effrayantes. L'État centralisé, complice du plouto-capitalisme, avait favorisé une industrialisation massive et un déracinement social et géographique sans précédent. Heureusement, face à ce processus de désintégration nationale, provinciale et sociale se dressèrent des penseurs et députés catholiques sociaux attachés à défendre le génie populaire et les socialités primaires de la France traditionnelle.
    L'AF 2000 - Pouvez-vous rappeler quelques lois pour lesquelles les catholiques sociaux ont milité au XIXe siècle et au début du XXe ?
    A.G.-J. - Bien sûr. Dès le 21 mars 1841, la loi Montalembert a proscrit le travail des femmes et des enfants dans les manufactures. Le 7 juillet 1891, Albert de Mun a proposé la suppression du travail de nuit pour les femmes et les enfants. Le 29 octobre 1892, le même député s'est engagé en faveur de la limitation du temps de travail. La future loi de Martine Aubry sur les 35 heures en représente le très pâle reflet, car elle ne vise pas l'amélioration des conditions de travail, mais une meilleure intégration à la société productiviste et au marché du travail qui sert exclusivement les intérêts du capital.
    On doit encore aux catholiques sociaux plusieurs propositions de loi sur la retraite et notamment sur les retraites ouvrières, en 1910 par exemple ; elles doivent être mentionnées au moment où le gouvernement Sarkozy-Fillon légifère en faveur de la retraite à soixante-dix ans. Et pourquoi pas, jusqu'à soixante-quinze ans, à l'instar des États-Unis, modèle préféré du chef de l'État ?
    Démesure
    Au total, une centaine de lois et propositions de lois ont été défendues avec détermination par les catholiques sociaux et les Cercles catholiques d'ouvriers (1871) dont les initiateurs s'appelaient Maurice Maignen, René de La Tour du Pin et Albert de Mun. Sans oublier l'influence pontificale à travers l'encyclique sociale Rerum Novarum (1891) rédigée par Léon XIII !
    L'AF 2000 - N'est-ce pas en fait sur la conception de l'homme lui-même que Nicolas Sarkozy et les libéraux se séparent de ces catholiques sociaux ?
    A.G.-J. - Assurément, la formule de Nicolas Sarkozy, "travailler plus pour gagner plus", s'inscrit dans la dynamique quantitative de la démesure capitaliste du "toujours plus" : toujours plus d'argent, toujours plus d'objets, toujours plus de consommation, toujours plus de travail, etc. L'homme y est envisagé comme un numéro-matricule du système marchand postdémocratique, ce système où la valeur travail et la valeur marchande se confondent au détriment de la valeur d'usage.
    Bien sûr, Nicolas Sarkozy n'est qu'un symbole fort de ce système mondialisé. Mais les symboles sont importants en politique. D'autant plus que la formule sarkozyenne du "travailler plus pour gagner plus" a finalement comme résultat pour les salariés de travailler plus pour gagner moins. Et même de travailler moins bien en raison d'un cadre général de travail de plus en plus inhumain.
    Face à une telle régression sociale et environnementale, mais plus largement civilisationnelle, il faut opposer un vrai modèle alternatif, où écologie sociale et économie solidaire réactivent le sens des responsabilités ordonnées et partagées dans un cadre de vie qui n'exclut pas un peu de flânerie. Tout est une question d'éthique, de politique et de mesure ! Le bien commun doit l'emporter sur un utilitarisme marchand, vecteur de modes de management délétères entraînant une course effrénée à la productivité et un stress épouvantable qui causent de la souffrance au travail.
    En résumé : Sois cool et tais-toi !
    L'AF 2000 - Comment se manifeste aujourd'hui cette "souffrance au travail" ?
    A.G.-J. - 53 % des Français disent souffrir dans leur activité professionnelle. Plusieurs centaines de cadres se suicident chaque année dans notre pays. Le harcèlement actionnarial et patronal va de pair avec une idéologie de la performance qui prône les mêmes formules commerciales de techno-centres entrepreunariaux - plus chaleureusement appelés les entreprises copains - : Il faut faire plus, toujours plus ! L'open space établit une dictature du bonheur qui provoque un malheur intériorisé chez le salarié. De nouvelles formes de domination d'un post-libéralisme sympa et meurtrier se mettent donc en place. Sois cool et tais-toi ! Dans de plus en plus d'entreprises, le tutoiement et l'appellation de son patron par ses initiales sont obligatoires. L'obligation de résultat est le seul paramètre qui compte dans un cadre décloisonné où les relations sont fluides et opérationnelles ! Le patron est à la fois un GO en apparence et un serial killer en fin de mois. Nous ne sommes pas loin de la description de la World compagny moquée par Les Guignols de l'Info. Comment voulez-vous que la valeur travail ne soit pas décrédibilisée dans une société où le travail n'a plus de valeur ?
    Au métier qualifié, enraciné, sédentaire et humanisé a succédé - à partir du milieu des années soixante-dix - un travail découpé, parcellarisé, nomadisé et globalisé. Au métier organique a fait place un travail mécanique. Une besogne machinale et anonyme qui foudroie les cadres, les cadres moyens et les secrétaires de direction qui tombent en dépression. N'oublions jamais que la France est le premier pays au monde - avant les États-Unis - à utiliser des calmants et des anxiolytiques. Sarkozy est-il de mèche avec les laboratoires pharmaceutiques ? Plaisanterie mise à part, le constat s'impose à nous : le travail tue de plus en plus. La société positive du travail s'avère négative. Il s'agit là d'une société anxiogène et mortifère.
    L'AF 2000 - En ce qui concerne la nouvelle mesure sur le travail le dimanche, le texte qu'a présenté le gouvernement n'est-il pas beaucoup plus minimaliste qu'au départ ?
    A.G.-J. - Certes, mais Nicolas Sarkozy va faire passer habilement sa loi en insistant sur la notion de "volontariat" et de "liberté" du travailleur comme du consommateur. De façon évidente, les réfractaires au travail dominical seront immédiatement mal vus et mal notés. Le conditionnement négatif ambiant les poussera vite à revoir leur décision. Avec une telle liberté surveillée, je parie même que beaucoup d'entre eux seront dissuadés de recourir à un tel choix hypocrite et préféreront travailler bien gentiment le dimanche au détriment de leurs autres activités. Puis Nicolas Sarkozy s'occupera des aménagements nécessaires à la généralisation progressive du travail dominical, toujours au nom de la volonté, de la liberté et du marché pour tous... Mais en réalité, au détriment de l'ensemble des salariés et au profit - c'est le cas de le dire - des grosses fortunes dont il est l'ami !
    Liberté sous surveillance
    La question reste posée : les Français doivent-ils consommer à tout prix, tous les jours, tout le temps, y compris le dimanche ? Allons-nous devenir un peuple de salariés et de consommateurs ?
    Pour des raisons humaines, sociales, familiales, amicales, religieuses, le repos dominical demeure essentiel. Il représente un jour de partage et sert à resserrer les liens entre les personnes et leur environnement. Moins de travail ne signifie pas "plus de travail". Le travail est un moyen en vue de subvenir à ses besoins, pas une fin en soi. Les partisans de la sanctification par le travail - qui comptent de nombreux chrétiens conservateurs et progressistes devraient faire cette nuance de taille. « Le sabbat a été fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat » proclame hiérarchiquement l'Évangile selon saint Marc (2, 23-28). Ralentir les cadences de travail et décélérer les activités économiques en termes de production et de consommation ne signifie pas abolir le travail. Décroître n'est pas synonyme de récession. Une décroissance soutenable ne peut qu'être volontaire, tandis que notre récession économique et sociale ne l'est pas. C'est la décroissance qui peut empêcher de nouvelles crises. Pour cela, encore faut-il rompre avec la logique du capitalisme. La seule alternative politique et civilisationnelle réside aujourd'hui dans la pratique d'une décroissance de la production, de la consommation et du travail permettant de produire moins, consommer moins et travailler moins pour travailler bien et vivre mieux
    L'AF 2000 - Peut-on donc envisager de travailler autrement ? Que pensez-vous du "dividende universel" préconisé à une époque par Christine Boutin ?
    A.G.-J. - D'abord, je remarque que Christine Boutin ne le préconise plus depuis qu'elle est ministre du Logement. D'ailleurs, comment le pourrait-elle dans un gouvernement dont l'hyperprésident représente la droite bling-bling ? Le "dividende universel" appelé aussi "revenu social inconditionnel", "revenu d'existence" ou encore "revenu universel de citoyenneté" représente des allocations populaires responsabilisantes, intégratrices et solidaires. André Gorz, Yoland Bresson ou encore Alain Caillé, le directeur du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS) ont travaillé sur leur possible mise en pratique dans la société française.
    Le "dividende universel"
    Leur théorie pratique vise à réduire le temps de travail en obtenant un revenu inconditionnel d'inclusion sociale - et non d'exclusion comme le RMI et le RSA, tous deux conditionnels - pour chaque membre de la communauté nationale. Dans une société où le travail est considéré comme pénible et surplombant, où la désaffiliation sociale et familiale engendre l'anomie, où les pauvres se comptent par millions et où le chômage n'est plus seulement conjoncturel, mais structurel, ne faut-il pas permettre à chacun de libérer un peu de temps pour ses activités familiales, amicales, paroissiales, culturelles, sportives etc., tout en vivant décemment ? Poser la question, c'est y répondre. L'établissement du "dividende universel" - perçu de la naissance à la mort par chaque personne - rompt avec la société du tout travail et du travail salarié. Il faut pouvoir travailler et gagner sa vie au minimum sans se voir astreint automatiquement à occuper un poste de salarié dans une société salariale. Avec l'essor des réseaux et de la mondialisation-fragmentation tribale, l'avenir n'est plus au salariat. Précisons que le montant du revenu doit être ni trop élevé pour éviter l'assistanat, ni trop bas pour ne pas engendrer la précarité.
    L'AF 2000 - La crise actuelle ne marque-t-elle pas la défaite du libéralisme ? N'est-il pas temps de remettre en cause le capitalisme lui-même ?
    A.G.-J. - La crise financière mondiale était prévisible. En effet, en 1945, la signature des accords de Yalta a permis de livrer l'Europe et une grande partie du globe au communisme soviétique et au capitalisme américain. Plus de quarante ans après, le mur de Berlin s'est effondré et l'Union soviétique s'est désintégrée. Le communisme disparaissait à l'Est ! Le capitalisme se retrouvait alors seul dans un monde unipolaire dominé par les États-Unis. Seulement, il ne pouvait plus instrumentaliser les tares de son ennemi de la Guerre froide pour légitimer son système. Il trouvait alors un diable de rechange : l'islamisme. Mais cela ne suffit pas ! Les crises économiques et géopolitiques américaines éclataient peu après. La volonté de puissance marchande et la démesure guerrière des États-Unis aboutissaient à une récession interne doublée d'une grande méfiance des États et des peuples sur le plan externe.
    Le mur de l'argent
    La loi de la jungle néolibérale ne peut présider justement et durablement au destin d'une puissance. Le capitalisme se fonde sur l'accumulation du capital et du profit. Il porte l'excès en lui. « La monnaie créée ex-nihilo » pour reprendre l'expression de Maurice Allais, la spéculation des échanges monétaires virtuels et la dématérialisation planétaire de l'argent, ne peuvent que mener à d'autres fuites en avant suivies de crises préjudiciables aux sociétés occidentales de marché. Ces autres crises financières vont survenir parce que le système de l'illimité ne peut survivre dans un monde qui connaît nécessairement des limites. Le mur de l'argent chutera alors à son tour. Le système capitaliste américanocentré explosera comme sa bulle. Le capitalisme est né du système de l'argent, il mourra du système de l'argent.
    PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL FROMENTOUX L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 18 au 31 décembre 2008