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entretiens et videos - Page 883

  • « l’Union Européenne a laissé ses banques faire n’importe quoi »

    Marianne: Que pensez du plan de sauvetage de Chypre présenté par la troïka, Union européenne, Banque centrale européene et FMi, visant à taxer les comptes courants?

    Frédéric Lordon : L’Europe nous a certes habitué à son attraction pour le pire, mais on ne pensait tout de même pas qu’elle pourrait aller jusque là. Il y a donc à Bruxelles, Commission et Conseil confondus, un don pour la performance herculéenne – en l’occurrence : comment transformer un problème de la taille d’un confetti en potentielle déflagration nucléaire? Pour réussir pareil exploit, il faut produire une solution qui, très au delà des intéressés – les déposants des banques chypriotes –, soit de nature à frapper, mais catastrophiquement, les esprits dans toute la zone européenne.

    C’est précisément ce que réussit l’extravagante idée de renflouer les banques en taxant les dépôts, c’est-à-dire en envoyant urbi et orbi le signal tout à fait explicite qu’aucun déposant européen n’est plus en principe à l’abri de voir ses encaisses mises à contribution pour rattraper les petits déboires des banques. Aurait-on voulu provoquer une panique bancaire et un run sur les dépôts dans tous les pays où la situation des banques, loin d’être réglée, appellera probablement de nouvelles opérations de sauvetage – on pense en particulier à l’Espagne –, qu’on ne s’y serait pas pris autrement.

    Ajoutons, par extension, que  l’inquiétude serait alors susceptible de gagner les déposants des banques (réputées) saines par le simple jeu des interconnexions bancaires européennes. Il faut prendre vraiment les déposants pour des crétins pour s’imaginer qu’ils resteraient bras ballants sans se rendre compte de rien si une banque tierce, dans laquelle leur banque propre se trouve notoirement engagée, venait à être victime d’un run – spectacle dont on ne peut douter qu’il soit absolument frappant, et dont la probabilité a maintenant été singulièrement relevée quand les clients des  banques à problème sont susceptibles de passer au tourniquet en cas de bail out.

    Le scandale des renflouements bancaires avait pourtant fini par faire émerger la notion de « bail-in », c’est-à-dire l’idée que l’addition devraient être réglée par qui de droit, ou plutôt de devoir, en l’occurrence non pas par « l’extérieur » (out) des contribuables (qui n’y sont pour rien), mais par « l’intérieur » (in) des créanciers, qui ont sciemment pris des risques en prêtant aux banques, dûment touché les taux d’intérêt quand tout allait bien, mais qui ont été soigneusement exonérés (par les gouvernements) de tout effort quand les choses ont mal tourné. Il y avait là au moins le commencement d’un progrès intellectuel… que le plan « Chypre » réussit à inverser en scandale redoublé en donnant au bail-in le sens du sauvetage non par les créanciers mais par les déposants ! – en effet, eux aussi, pour leur malheur, sont « à l’intérieur »…

    Marianne: Mais en sauvant les banques chypriotes, sans mettre à contribution les déposants, on aurait aussi sauvé les mafieux «gratuitement». Cet argument a-t-il du sens?

    Frédéric Lordon: Même « l’objection » des déposants à moralité douteuse, dont les banques chypriotes se sont fait une spécialité, ne peut justifier d’avoir envisagé une mesure aussi dangereuse. Il est bien certain que l’idée de devoir sauver les dépôts d’un bataillon d’oligarques aux fortunes pestilentielles, de mafieux, trafiquants d’armes ou d’êtres humains, a tout pour rester en travers du gosier. Mais au lieu d’une décision qui ne produit aucune discrimination, on pouvait commencer par garantir absolument les dépôts des résidents pour envisager de ne s’en prendre qu’aux dépôts des non-résidents (au sens de l’UE).

    C’est bien ce qu’ont fait les Islandais qui n’ont pas hésité à refuser d’indemniser les clients britanniques et hollandais de leurs banques quand celles-ci étaient sur le point de s’écrouler. On ne sache pas d’ailleurs que ces pauvres clients non-résidents des banques islandaises aient eu quoi que ce soit à se reprocher, sinon d’avoir été victimes des promesses de la mondialisation financière et de s’être laisser tourner la tête par des promesses de rémunération accrue… mais sans se préoccuper de la sécurité de leurs avoirs dans des institutions situées hors de leur propre espace juridique – mais il n’est probablement pas d’autre moyen que ces déconvenues cuisantes pour venir à bout de l’esprit de cupidité; on peut d’ailleurs parier que tous ces infortunés déposants resteront maintenant tranquillement chez eux plutôt que d’aller courir la banque en ligne mondialisée pour gratter quelques points de taux d’intérêt en plus.

    Quant aux oligarques et autres mafieux qui ont, ou se sont arrangés pour avoir des passeports chypriotes (ou intra UE), eh bien tant pis – pour nous ! Dans une situation pourrie, la rationalité est de choisir entre deux maux le moindre. Rien ne surpassant le risque de la panique bancaire, la seule ligne de conduite raisonnable consistait à l’éviter à tout prix – quitte à devoir sauver au passage quelques crapules.

    Marianne: Selon vous, comment aurait-il fallu agir ?

    Frédéric Lordon: La constitution même du problème chypriote en dilemme suggère de sortir de l’affrontement sans issue des deux arguments opposés :

    1) taxer les dépôts envoie un signal potentiellement désastreux;
    2) ne pas les taxer exonère des déposants auxquels on aurait volontiers fait la peau et dont l’idée qu’ils vont bénéficier du sauvetage choque la moralité élémentaire.

    Mais voilà, le dilemme est constitué et il faut faire avec. La ligne de conduite aurait donc dû être la suivante :

    1)  dans une situation aussi défavorable, choisir ce qui sauve, et tant pis pour les coûts (de moralité) qui doivent s’en suivre, il est trop tard pour se préoccuper de ce à quoi on n’a prêté aucune attention dans le passé ; mais
    2) se poser aussitôt la question de savoir comment cette situation de dilemme en est venue à  se constituer, et taper aussi fort que nécessaire pour qu’elle ne se reproduise plus !

    En l’occurrence, une fois de plus, la réponse est très simple : l’UE a laissé ses banques faire n’importe quoi. Dans le cas chypriote, le « n’importe quoi » créateur du dilemme est d’une nature un peu particulière puisqu’il a à voir avec la tolérance coupable aux activités de blanchiment d’argent sale à une échelle extravagante relativement à la taille du secteur bancaire. Si l’UE avait eu tant soit peu de jugeote, elle aurait annoncé, sitôt un plan de sauvetage (non suicidaire !) décidé, de mettre les banques chypriotes sous tutelle et de passer au Karcher leurs livres pour en exclure tous les clients douteux, avant de prendre des mesures draconiennes et générales afin d’en finir avec cette invraisemblable négligence qui a conduit à ce que l’un des secteurs bancaires de l’Union se fasse quasiment un business model du recyclage d’argent sale.

    Le plus extravagant dans cette affaire est que le cas chypriote n’est formellement pas autre chose qu’un dérivé particulier de la situation tout à fait générale où se sont trouvés les gouvernements quand il a fallu sauver les banques en 2008-2009, à savoir:

    1) on a laissé les banques faire n’importe quoi – le n’importe quoi en l’espèce n’ayant pas de caractère proprement crapuleux mais « seulement » celui de prises de risques invraisemblables;
    2) la capacité du secteur bancaire à tenir otage toute l’économie a crée une situation de dilemme où ne restaient que des mauvais choix: sauver les banques mais au prix d’un scandale moral sans précédent, ou ne pas les sauver mais tous y passer derrière !

    Là encore la solution consistait à choisir, dans l’urgence, ce qui sauve, pour aussitôt après fracasser les structures bancaires et financières qui ont produit le dilemme. Comme on sait les banques ont été sauvées sans la moindre contrepartie, les rodomontades de régulations financières sont restées à l’état de… rodomontades, comme l’atteste l’indigente loi Moscovici de « séparation » bancaire (qui ne sépare rien), et rien des dilemmes de la finance en folie n’a été attaqué si peu que ce soit. Pendant ce temps, interloqués, ajoutant les erreurs techniques au scandale politique et moral de la « gestion » de la crise financière, eurocrates et responsables nationaux s’étonnent d’avoir « un problème » avec les populations…

    Marianne  http://fortune.fdesouche.com/

  • « A vouloir se faire, l'Europe se défait. »

    « Qu'est-il possible, alors ? »

    « Ce qui serait possible, c'est le développement des souverainetés nationales et leur entente par mise en évidence de leur intérêt commun sur un très petit nombre de thèmes. Par exemple, leur sécurité intérieure et extérieure, mais qui n'irait pas jusqu'à supposer une défense commune...

    « Vous ne sauvez même pas le projet de défense européenne? »

    « Bien sûr que non. Soyons réalistes. Le mot « défense » suppose d'abord qu'il y ait un adversaire contre lequel on se défend. Pour l'instant, personne ne sait où il est. Deuxièmement, il faudrait que cet adversaire soit reconnu communément par un ensemble de peuples qui se croient menacés par lui. Je vois mal comment un adversaire pourrait aujourd'hui menacer simultanément le Portugal, la Suède, la Grèce, l'Irlande. Ce n'est pas imaginable. Troisièmement, je ne vois pas pourquoi des peuples aussi différents que les Anglais, les Portugais ou les Italiens trouveraient des raisons communes pour envoyer leurs militaires se faire tuer là ou les intérêts français seraient menacés. Ce n'est pas tenable.
    La seule chose qui est immuable sur cette terre, c'est le temps. Tout peut être modifié sauf le passage du temps. On ne peut pas revenir en arrière. C'est un mystère peut-être, mais c'est comme ça. Or la création politique dont nous rêvons suppose la suppression du passage du temps, donc quelque chose
    d'inhumain, de suprahumain, d'étranger. »

    « C'est donc voué à l'échec? »

    « A l'échec ou pour le moins à la sortie de l'Europe hors de l'histoire. L'Europe n'aura plus d'autre solution que de se mettre dans la mouvance américaine, ou bien dans la mouvance du tiers-monde, mais elle ne le fera pas parce qu'elle appartient au camp des riches. Du fait de son association avec le clan des riches, elle aura à subir la vengeance des 4 milliards de sacrifiés actuels, alors que traditionnellement, de par son histoire, rien ne la désignait à un tel destin. »

    « Voulez-vous dire que l'Europe faussement unie sera incapable de faire face à l'immigration et à la pauvreté, qu'elle ne pourra endiguer la fracture économique entre les nantis conduits par les États-Unis et les déshérités de la planète? »

    « Effectivement. L'Europe unie est un mythe. La fracture, la fissure s'accroît entre le monde nanti et environ 4 milliards d'êtres humains installés dans la zone Asie Pacifique pour la plupart (la Chine, l'Inde, le Pakistan, l'Indonésie, la presqu'île du Sud-Est asiatique), notamment par les différences de niveau de vie, elles-mêmes conséquences de la « marchandisation » du monde dont les États-Unis sont le fer de lance.

    Avant la dislocation de l'URSS, l'humanité vivait avec deux perspectives: celle de l'économie de marché à l'américaine, avec son brio, ses succès mais ses difficultés aussi, et la perspective socialiste, marxiste-léniniste. Les peuples avaient le choix entre une perspective ou une autre, mais les plus miséreux pouvaient patienter en ayant l'espoir de pouvoir, un jour, s'associer soit à l'une soit à l'autre de ces deux options. La destruction de l'Union soviétique, la disparition de l'espérance marxiste-léniniste ne laisse plus comme seule hypothèse que celle de l'économie de marché et de l'économie libérale. Aussitôt, le monde a commencé à regarder cette économie libérale et à la scruter avec un intérêt redoublé parce qu'elle était devenue son seul avenir, en essayant de distinguer ce qu'elle a de bien et ce qu'elle a de mal. Les réalisations de l'économie de marché sont certaines, évidentes, mais la fracture socio-économique s'est considérablement agrandie depuis trente ans, depuis qu'il n'y a plus compétition entre les deux systèmes, depuis que celui qui l'a emporté peut agir avec plus de liberté, plus d'arrogance, plus de fermeté et pousser son système à bout sans avoir à redouter la compétition d'un autre système. Le résultat se résume par quelques chiffres : environ 1,2 à 1,3 milliard d'individus vivent actuellement dans le monde avec moins d'un dollar à dépenser par jour.

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    Il y a quarante ans environ, les 20% des plus riches dans le monde avaient un revenu 30 fois supérieur à celui des 20% les plus pauvres. Aujourd'hui, l'écart n'est plus de 30 mais de 85. Les plus riches sont 85 fois plus riches que les plus pauvres. Le fossé s'est multiplié par trois. Au regard de ce bilan, on est en droit de se poser la question de savoir si le système ne bénéficie qu'à une minorité en laissant les autres dans la misère. Cette minorité étant justement celle dont nous parlions précédemment, c'est-à-dire celle qui, en se référant aux lois de la nature, s'estime être la plus forte, la plus intelligente, la plus habile, la plus travailleuse au détriment de l'autre qui se trouve délibérément marginalisée. Comme les dons humains sont inégalement répartis, cette sélection s'opère d'une manière de plus en plus étroite, sur une pointe de plus en plus aiguë alors que la base, misérable, s'accroît. Autres chiffres: actuellement, à peu près un habitant sur trois de la planète n'a pratiquement pas accès à l'énergie. Les pays les plus riches consomment environ 25 fois plus d'énergie que les pays les plus pauvres, et les pays les plus riches comptent à peu près 1 à 1,2 milliard d'habitant sur les 6 milliards de la planète.

    L'énergie étant un facteur de développement, les 4,5 milliards restant commencent à se rendre compte qu'ils son condamnés à la médiocrité, sinon à la misère.

    Le phénomène qui semble nouveau, c'est qu'on commence à scruter avec avidité le développement de l'économie de marché et à élever des critiques contre ce qu'elle entraîne: on conteste le privilège d'une minorité - les gens que la nature aurait favorisés - et on souligne les appétits de tous les autres de plus en plus nombreux. Car, en plus, il faut tenir compte de l'accroissement de la population, du fait qu'on va passer de 5 à 6 milliards à 7,5 milliards dans vingt ans. Ce milliard et demi de plus, à 90%, appartiendra à la partie pauvre. Le nombre de « revendicateurs » sera de plus en plus grand et la minorité de plus en plus étroite, et, donc, les conditions d'existence seront de plus en plus difficiles.

    C'est pourquoi si l'Europe veut équilibrer cette fuite en avant, elle ne peut le faire qu'en tenant compte de son histoire, et non en s'alignant sur le modèle américain qui, à tout prendre, est trop élitiste, marginalisant trop d'êtres humains. »

    « Comment expliquez-vous que le ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, affirme que la France dispose de plusieurs atouts pour affermir sa position dans le monde, le conseil de sécurité de l'Onu, la force de dissuasion, ses alliances, l'appartenance au G8, l'influence diplomatique, la force économique et la vitalité de ses entreprises ? Comment expliquez-vous cette réponse ? »

    « La réalité est tout autre. Hubert Védrine est membre du gouvernement et il a été le conseiller de François Mitterrand pendant des années. Il est au courant de tout ce qui s'est fait en France, mais les résultats sont décevants. Dans le domaine de la dissuasion nucléaire, il oublie que nous avons parié sur la « simulation » (alors que les États-Unis ne lui font pas confiance et entendent poursuivre leurs expérimentations atomiques) et commis l'irrémédiable.
    Nous avons détruit notre centre d'essai du Pacifique et dispersé ses équipes de scientifiques; nous avons fermé Pierrelatte, centre de fabrication d'uranium enrichi; nous avons fermé Marcoule; nous venons de renoncer à Super-Phénix; nous avons fermé l'un des arsenaux fabriquant des sous-marins nucléaires.
    Maintenant nous ne sommes plus capables de fabriquer qu'un sous-marin nucléaire tous les dix ans à peu près, nous avons une force de dissuasion réduite au minimum. Nous avons abandonné le plateau d'Albion qui était notre seule possibilité d'installer des missiles capables en trente minutes de dissuader, demain, les missiles chinois, par exemple. Toute l'Europe est donc devenue ouverte aux futures menaces dont les Américains se protègent le plus.
    On l'a vu récemment lorsqu'il s'est agi du bouclier spatial du président Bush, invoquant notre propre protection nous nous mettrons sous la coupe américaine.

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    Comme nous l'avons déjà fait pendant la guerre du Golfe en menant une guerre où nous avions tout à perdre et rien à gagner et comme nous l'avons fait en acceptant la destruction des Balkans à quoi nous n'avions absolument rien à gagner non plus. »

    « La politique de défense européenne est donc un leurre? »

    « Oui. Elle est un leurre parce que, pour qu'il y ait une politique de défense européenne, il faudrait d'abord qu'il y ait une politique européenne, une stratégie européenne, un gouvernement européen, un état-major européen. Tout cela n'existe pas.
    Ensuite, cette politique, si elle veut être effective ne peut avoir que des visées universelles, comme la politique américaine. Depuis un siècle l'Amérique combat sur des lignes extérieures. Elle combat au-delà des océans. Elle a combattu en Indochine, elle a combattu en Europe. Elle a un concept d'emploi des forces à distance. Nous, nous avons combattu sur ce qu'on appelle, dans notre métier, des lignes intérieures, c'est-à-dire que nous combattons sur 300 ou 400 kilomètres, eux, sur 4 000. Pendant un siècle, leur mentalité, leurs armements, leurs études ont été orientées vers la projection de la force à distance. Parce qu'ils ont craint la Russie, ils ont dépensé des milliards pour créer l'instrument d'intervention à distance qu'ils possèdent aujourd'hui, ce que  l'Europe n'a pas fait. Nous sommes à un quart de siècle d'écart, au moins, Par rapport à eux. »

    « Mais alors quels sont aujourd'hui les atouts de l'armée française? C'est une armée fantoche ? »

    « Une guerre intereuropéenne paraît monstrueuse, et envisager la force à distance comme le voulait Léotard dans sa programmation de 1994, en projetant des dizaines de milliers d'hommes jusqu'à des milliers de kilomètres de distance, est une ambition démesurée. Pour cela, il faut des cargos aériens et maritimes dont nous ne disposons pas.
    Au moment où il formulait ce projet, la France était riche de 22 avions « Transall ».

    Or, il faut des cargos maritimes - que les Américains appellent des
    RO-RO (roll in roll out) - pour l'embarquement et le débarquement, il faut aussi des bateaux rapides qui emportent des milliers de tonnes de ravitaillement, il faut des avions de protection du point où l'on débarque, donc avec un long rayon d'action, il faut des batteries d'engins balistiques mobiles de manière que l'adversaire ne commence pas à vous détruire balistiquement à l'endroit où vous débarquez. Nous avions des engins balistiques modernes, c'était l'Hadès, on l'a arrêté. »

     

    « Et le porte-avions, le Charles-de-Gaulle? »

    « Le « Charles-de-Gaulle » fait hélas partie des fiascos de la Ve République à côté du sang contaminé, de l'alimentation carnée des herbivores, de l'hépatite B, de l'hôpital Pompidou... Ils sont nombreux et tous ont pour origine l'inadéquation entre l'ambition et les moyens. Il aurait fallu ne pas lancer la construction d'un porte-avions sans s'être assuré d'avoir assez de moyens pour le construire dans un délai normal. Comme sa construction s'est étalée sur quatorze ans, bien évidemment, les ingénieurs qui ont eu la possibilité d'être embauchés ailleurs sont partis. »

    « L'autre phénomène du même genre, c'est le Rafale. »

    « Bien immérité est cet autre fiasco, assez exemplaire. En voilà l'histoire. Au départ, il s'agit d'une réalité technique incomprise. Depuis 1960, date à partir de laquelle on vole à deux fois la vitesse du son, soit à Mach 2, on se heurte au mur de la chaleur. Non plus au mur du son que l'on franchit, mais au mur de la chaleur que l'on ne franchit pas, parce que les métaux de revêtement des avions résistent mal à la chaleur. Tous les avions au monde piétinent devant le mur de la chaleur. Ils font tous Mach 2, Mach 2.2, Mach 2.3, Mach 2.4, etc. Or pourquoi auparavant un avion se démodait-il?
    C'était à cause de la vitesse. Il y a cinquante ans on gagnait 20 ou 30 kilomètres par an. Au début de la guerre de 1939-1945, les chasseurs volaient à 450 kilomètres à l'heure, ils étaient démodés par rapport à un avion qui atteignait 600 kilomètres à l'heure, et puis 700... Quand on est arrivé à 1 200 kilomètres à l'heure, la vitesse du son, on a piétiné un petit peu, puis on a franchi le mur du son. (Dans l'air aux températures habituelles, elle vaut environ 340 m.s ou 1 224 km/h. Cette vitesse varie cependant en fonction de l'altitude et de la température.)

    On est arrivé à 2000, 2400 kilomètres l'heure. Là, c'est l'arrêt. La conséquence, c'est que les avions ne se démodent plus : leur cellule n'a plus qu’à être transformée puisqu'elle se heurtera de toute façon au mur de la chaleur.

    Autrement dit, le même avion demeure opérationnel, aux équipements électroniques près qui peuvent être adaptés pendant quarante à cinquante ans.

    Par exemple, le premier Mirage III qui a volé en novembre 1956 est encore perfectionné et en service, soit plus de quarante ans après. Il faut généralement, à un bureau d'études, cinq ans pour mettre au point un nouvel avion: cinq ans pour étudier le prototype et le construire, puis pour construire l'outillage et démarrer la construction en série. Pour alimenter les bureaux d'études, il faudrait lancer un avion tous les cinq ou dix ans. Mais une telle cadence est devenue inutile. En revanche, si on lance un nouvel avion tous les quarante ans, alors le bureau d'études meurt. »

    « Comment peut-on sortir de ce dilemme ? L'industrie aéronautique est florissante ? »

    « Ce dilemme s'est manifesté dans les années soixante-dix. C'est ainsi qu'en décembre 1976 Marcel Dassault s'est rendu auprès de Valéry Giscard d'Estaing. Marcel Dassault lui apportait deux projets d'avions: un bimoteur destiné aux grandes distances et un autre avion dérivé de la famille des « Mirage III » que Dassault avait appelé le Mirage 2000 et qui était un avion en delta certes perfectionné, mais dérivé du Mirage ordinaire. Voilà ce qu'il proposait à Giscard d'Estaing: si vous financez le bimoteur, sur mes petites économies, je financerai le mono. Mais Valéry Giscard d'Estaing qui n'était pas auvergnat pour rien lui a proposé l'inverse: le financement par l'État du monoréacteur, lui laissant le financement du biréacteur. Dassault s'est incliné mais en sortant de l'Élysée il savait que le Mirage 4000 ne pourrait être mené à bien parce qu'il n'avait pas les moyens de développer cet avion: c'est-à-dire de l'étudier, de construire le prototype, de l'essayer et d'élaborer l'outillage correspondant. On avait encore un espoir, c'est que l'Irak l'achète, mais on tombait en pleine guerre lrak-Iran.

    Donc le Mirage 4000 a été abandonné et l'on s'est tourné vers le Mirage 2000. C'était donc en décembre 1976. On se met au travail, cinq années s'écoulent, l'avion prend forme. A ce moment-là, arrivent au pouvoir François Mitterrand et, au ministère de la Défense, Charles Hernu, qui a voulu attacher son nom à un avion nouveau. Il a donc décidé de lancer un nouvel avion dont il a voulu qu'il soit européen. Nous avons commencé à prendre contact avec les Allemands, les Anglais, les Espagnols, les Italiens...

    Les Allemands et les Anglais ont donné leur accord à condition que cet avion soit construit autour d'un moteur qu'ils avaient financé et qui est monté sur les avions « Tornado ».

    Mais dans ces conditions, c'était la mort de la Snecma qui, justement pour ce nouvel avion, avait passé licence d'un moteur américain. »

    « L'accord ne s'est pas conclu. Le Rafale est un avion français. »

    « Oui et nous pouvons en être fiers parce que c'est une réussite remarquable. Mais là intervient la nouvelle donne: tout remarquable soit-il, il y a très peu de commandes. Comme l'argent était rare et que l'on entretenait déjà le 2000 lancé cinq ans plus tôt, et que la coopération avec les Anglais et les Allemands avait échoué, la fabrication du Rafale s'est faite à la petite semaine. Cet avion, qui a été voulu en 1983, entrera en service en 2004 ou 2005, c'est-à-dire un quart de siècle après sa conception.
    C'est d'autant plus absurde que les Allemands et les Anglais se sont empressés d'adjoindre à leur projet les Italiens et les Espagnols, si bien qu'aujourd'hui près de 400 de leur avion leur ont été commandés, alors que nous n'avons reçu commande que d'une quarantaine du nôtre.

    Or, comme pour tout objet de série, le prix d'un avion diminue avec le nombre. Les 30 premiers coûtent trois fois plus chers que le 300e. Les Allemands et les Anglais ont déjà dépassé la barre du 300e alors que nous nous trouvons avec un avion beaucoup trop cher et, donc, inexportable.
    Pour parachever le tout, le gouvernement actuel a pratiquement cédé la société Aérospatiale aux Allemands pour former la société EADS qui naturellement va promouvoir l'avion germano-anglais.
    Ainsi, une firme française va promouvoir la vente d'un avion rival.
    Voilà une série d'erreurs dont le contribuable fait les frais car on a dépensé des milliards pour ce Rafale et la France perd un de ses joyaux avec l'un des meilleurs bureaux d'études d'avions de combat. Domaine où elle a excellé. »

    « Et le service militaire ? »

    « Encore un exemple d'une politique militaire française discutable. Pendant toute la période de la guerre froide, au moment où nous avions à faire face à 230 divisions russes, ainsi qu'à des dizaines de milliers d'avions et à 54 000 chars d'assaut, que nous ayons en France une armée classique ou non ne servait pas à grand chose. Notre apport à l'alliance Atlantique, 300 ou 400 chars d'assaut, était modeste. A cette époque, nous aurions pu faire l'impasse sur le service militaire avec seulement une petite armée hautement spécialisée mettant en œuvre une force nucléaire qui, elle seule, avait un véritable pouvoir égalisateur et permettait d'écarter toute tentative d'agression soviétique. Nous ne l'avons pas fait. Au contraire, nous avons consacré, pendant quarante ans, 80% des dépenses militaires à des forces classiques.
    Aujourd'hui que la puissance soviétique a disparu- nous considérons qu'elle a disparu puisque nous avons stoppé tout effort nucléaire -, nous supprimons le service militaire, oubliant qu'il avait deux avantages.

    Le premier est son rôle égalitaire. Puisque nous sommes un pays que nous voulons multiethnique et  multiconfessionnel, un pays devant se préparer à des chocs de civilisations, le service militaire aurait pu être pendant douze ou dix-huit mois un creuset permettant de donner aux nouveaux venus l'assurance d'être traités en égaux avec les  citoyens français, en créant la possibilité d'un  travail en équipe quelle que soit leur origine. Et puis, il remédierait à l'individualisme congénital des Français en leur apprenant à travailler en commun et en complétant leur formation de citoyens. »

    « Il ne reste plus que le football? »

    « Reste effectivement le football mais pour bien peu de joueurs. L'autre avantage du service militaire était de permettre d'avoir des effectifs suffisamment importants pour quadriller le territoire et maintenir cet ordre qu'implique la multiethnicité dont je parlais tout à l'heure, par une simple politique de présence que l'on demande maintenant à la police.
    Au fond, on demande à la police de reconstituer une armée parallèle intérieure. Les propos d'Hubert Védrine correspondent à ce qu'il aurait aimé que fût la situation, mais non à ce qu'elle est. »

    « Il n'y a donc pas d'autres manières, selon vous, de faire l'histoire et de s'accomplir dans le temps en dehors de ce trépied que constituent la souveraineté, la puissance et l'indépendance? »

    « Tout est lié. L'indépendance d'un État lui permet de mener sa politique financière, sa politique économique, sa politique militaire, sa diplomatie, sa politique sociale. Dès que vous touchez à l'un de ces facteurs, vous mettez tout le système par terre.
    Avec l'euro, la France est entrée dans un carcan financier qui avantage certainement les grosses entreprises qui n'ont plus de problèmes de change, mais en contrepartie elle ne peut plus jouer sur la dévaluation de sa  monnaie pour remédier au problèmes de productivité.
    En conséquence, si par un miracle quelconque la productivité d'un pays concurrent devenait plus grande, elle serait obligée de baisser les salaires, pour compenser la difficulté de productivité. Cela peut créer des problèmes sociaux, car les répercussions seront bien évidemment sociales. Il est incohérent par exemple d'imposer les trente-cinq heures et en même temps de vouloir un régime libéral.

    Si vous êtes libéral à l'américaine, alors vous défendez la liberté du travail, « que le plus fort l'emporte, que le plus faible soit marginalisé », avec une compensation morale consistant à dire que l'enrichissement des plus riches  aidera les plus pauvres à sortir de leurs difficultés s'ils le peuvent. Nous prétendons, à la suite de Maastricht, adopter ces mêmes méthodes du libéralisme tout en mettant un frein sur le travail, ce qui n'est pas très cohérent. Notre idéal devrait être l'égalité des chances. Or le système libéral actuel est
    inégalitaire. Nous n'avons pas vécu deux siècles de luttes sociales pour, maintenant, nous rallier à l'ultralibéralisme.
    Entre le système américain, inégalitaire, et le système soviétique, irréalisable, l'Europe avait trouvé le juste chemin. Or voici qu'on est sur le point de l'abandonner. »

    http://www.lesmanantsduroi.com

  • Entrevue du C.N.C #3: Solidarité-Identités

    1) Les deux mots qui composent le nom de votre association paraissent souvent antinomiques pour nos contemporains, comment les réconcilier ?

    La modernité est devenue maîtresse dans l’art de mettre en avant certains mots dès lors que la réalité qu’ils recouvrent a disparu ou est en train de disparaître. Ainsi le terme de « solidarité » est aujourd’hui employé à torts et à travers, mis à toutes les sauces alors que la solidarité réelle, concrète et vécue entre les individus et les communautés est désormais quasi-inexistante. Dans la société capitalo-libérale de l’individualisme-roi et de la guerre de tous contre tous, le mot « solidarité », pourtant magnifique, ne sert plus, au mieux, qu’à tenter de légitimer les plus misérables « charity-business » et les plus niais « préchi-précha » bien pensants, et, au pire, à masquer les plus sordides intentions, du néo-colonialisme économique à l’interventionnisme occidentalo-centré (c’est ainsi par « solidarité » envers le peuple libyen que l’on massivement bombardé son sol…) en passant par le mercantilisme déguisé. Notre association a voulu redonner ses lettres de noblesse à ce terme suranné en l’associant à celui d’un autre fondement de l’existence collective qui est « l’identité ».

    2) Vous écrivez « Identité » avec un « s », qui a tendance à malheureusement disparaître lorsque nous évoquons votre association, pourquoi avoir choisi le pluriel ?

    L’identité est l’ensemble des éléments (langue, histoire, mentalité, culture, vision du monde, spiritualité…) qui constituent et composent l’être collectif d’une peuple. C’est un héritage qui fonde la spécificité de chaque communauté humaine. L’identité est à la garantie à la fois de la polyphonie (ou « diversité ») du monde et de la cohérence et de l’homogénéité interne des sociétés. Cette « identité » se décline donc évidemment au pluriel car chaque peuple est porteur de la sienne propre et je ne peux prétendre défendre la mienne sans reconnaître le droit aux « autres » de défendre la leur. C’est cette « polyphonie identitaire » qui fait la richesse et la saveur du monde et qui est aujourd’hui en très grand danger.

    3) Quelles sont les objectifs principaux que se sont assignés les fondateurs de Sol.id ?

    Solidarité - Identités est une association loi de 1901 à vocation caritative et humanitaire qui a pour but d’apporter aide et soutien aux peuples en lutte pour leur survie, la sauvegarde de leur culture et la défense de leur identité. Les fondateurs de l’association Solidarité-identités ont voulu s’engager et se mettre au service de tous les hommes, partout à travers la planète, qui veulent continuer à vivre sur le sol de leurs ancêtres, selon leurs lois, leurs coutumes, leurs règles et leurs traditions.

    4) Quelles sont les différences fondamentales entre votre ONG et les ONG médiatiques ?

    Si notre vocation est en effet humanitaire et caritative, nous ne donnons pas à ces mots le même sens que la plupart des associations classiques ou « officielles ». En effet nous ne sommes pas des Occidentaux qui, motivés par un mélange de paternalisme et de mauvaise conscience, vont chercher un supplément d’âme auprès de populations exotiques défavorisées, auxquelles nous apportons la bonne parole technologico-droits-de-l’hommesque afin qu’un jour elles parviennent à un merveilleux niveau de « développement » identique au nôtre.
    Notre démarche est à l’opposé de ce néo-colonialisme bien pensant. Solidarité Identités est un réseau d’entraide pour tous les hommes libres qui, à travers le monde, se battent pour la défense de leur culture, de leur identité et leur droit à vivre sur leur terre selon leurs lois et traditions. Nous ne croyons pas au « développement occidentalo et capitalo-centré », nous croyons à l’autonomie et nous nous battons pour que les peuples qui fondent la diversité du monde puissent rester indépendants, libres, autonomes et enracinés sur leur sol ancestral face au rouleau compresseur du mondialisme marchand.

    5) Vous effectuez en ce moment vos conférences en France au sein des cercles du réseau M.A.S (Cercle de l’Esprit Rebelle à Toulouse, Cercle Georges Sorel à Paris et Cercle Non Conforme à Lille). Y voyez vous ici l’illustration possible d‘une articulation entre le combat social appliqué aux nationaux français et l’aide aux peuples en lutte pour leur survie à travers le monde (Serbes du Kosovo, Karens de Birmanie, Boers d’Afrique du sud)?

    Ces deux combats sont évidemment fondamentalement complémentaires. Nous vivons, qu’on le regrette ou non, dans un monde aujourd’hui globalisé où l’on ne peut plus se contenter de se consacrer à son « pré-carré » en ignorant le reste du monde. Aujourd’hui, le combat fondamental et central oppose les partisans des identités et de la diversité du monde aux promoteurs de l’uniformisation globalisante. Tous ceux qui sont dans le premier camp doivent collaborer et se soutenir mutuellement.

    6) Venons-en aux Boers. Pourquoi soutenir les Boers en dehors du caractère de proximité ethnique avec eux ?

    L’une des principales raisons de soutenir les Boers est l’incroyable silence qui entoure leur martyr. A de très rares exceptions près, la situation tragique des Boers est totalement occultée par les médias internationaux et les ONG « officielles ». La situation du peuple « boer » n’ets pas « humanitairement correct », pourtant l’on parle bien de misère, de discriminations, d’agressions, de persécutions, de meurtres et de viols… Pour la bien-pensance, les boers sont des « victimes de seconde zone » et le travail de Solid est d’essayer de compenser cette incroyable injustice.

    7) En quoi consiste concrètement l’aide aux Boers en Afrique du sud ?

    Tout d’abord bien entendu en une aide concrète et matérielle visant à soulager les maux des populations locales et à développer leurs projets notamment communautaires. Cela passe évidemment par une aide financière dans la mesure de nos moyens et de ceux de nos généreux donateurs que nous incitions une nouvelle fois à donner. Mais au-delà de cette aide ponctuelle, le but de SOLID est également de tenter de mettre en lumière ce drame ignoré, d’attirer l’attention médiatique sur celui-ci, de faire connaître la situation du peuple Boer, de communiquer sur celle-ci afin qu’elle ne puisse plus être ainsi honteusement ignorée.

    8) Comment est-il possible de vous soutenir ? Est-il possible d’adhérer à Solidarité-Identités ? D’en devenir bénévole ?

    Le premier soutien c’est bien entendu le don, via notamment notre site internet où vous trouverez toutes les modalités ( www.solidarite-identites.org). À ce titre, nous tenons à préciser que nos « frais de fonctionnement » sont quasiment inexistants et que tout membre de SOLID participant à une mission couvre tous ses frais sur ses deniers personnels, l’argent de l’association étant uniquement consacré aux bénéficiaires de l’action.
    D’autre part, on peut également nous aider en faisant connaître notre travail, en diffusant l’adresse de notre site ainsi que nos communiqués, en organisant des « événements » d’informations comme des conférences ou des dîners-débats, en collectant des fonds autour de soi pour soutenir notre action, en proposant des services spécifiques (contacts, connaissances médicales, etc.)… Il y a tant de choses à faire !

    9) Nous vous laissons le mot de la fin…

    Tous les peuples en lutte contre le rouleau compresseur capitalo-libéral sont des alliés objectifs. Il faut sortir des vieux schémas de pensée, pour créer la grande internationale des peuples et des identités pour faire face à celle des banquiers et des métisseurs. Pour cela, soutenez SOLID !

    http://cerclenonconforme.hautetfort.com/

  • Victoire de Beppe Grillo : une défaite historique pour la tyrannie médiatique

    Succès d’une formation populiste en rupture avec les diktats mondialistes sur l’euro. Entretien avec Alain de Benoist.

    Les élections italiennes de février 2013 sont un événement majeur à un triple titre : par le désaveu apporté à Mario Monti, l’homme de Goldman Sachs, imposé à l’Italie comme chef de gouvernement par l’Union européenne et qui rassemble moins de 10% des suffrages ;  par le succès local de la Ligue du Nord, identitaire et régionaliste, qui gagne les élections régionales de Lombardie ; et surtout par la percée de Beppe Grillo qui remporte 25% des sièges au Parlement et dont la formation devient le premier parti d’Italie.
    C’est le succès d’une formation populiste en rupture avec les diktats mondialistes sur l’euro, sur la croissance et sur l’immigration. C’est un succès d’autant plus notable qu’il a été obtenu sans passage par les plateaux de télévision, par de grands meetings populaires dans les rues et par Internet. En Italie la tyrannie médiatique a connu une défaite historique.
    Pour éclairer le phénomène Grillo, nous reprenons ci-dessous un texte d’Alain de Benoist paru dans Boulevard Voltaire et repris par l’excellent site Metaposinfos.
    Polémia.

    Ils préfèrent les people au peuple

    Nicolas Gauthier – Le comique Beppe Grillo grand vainqueur des dernières élections législatives en Italie… Qu’est-ce que cela dit sur la réalité de la politique locale ? Peut-on le résumer à sa simple qualité de comique, tel un Coluche, chez nous, il y a quelques décennies ? Au fait, « populisme » est-il forcément un gros mot ?

    Alain de Benoist - Il y a longtemps que Beppe Grillo n’est plus un « comique », contrairement à ce que s’imaginent la plupart des journalistes français qui le traitent de « clown » ou d’ « histrion » pour faire oublier qu’ils n’ont découvert son existence qu’au soir des élections. Il n’est pas plus comparable à Coluche qu’il ne l’est à Poujade ou à Dieudonné. Avec 25,5% des voix et plus de 160 parlementaires, députés et sénateurs, sa formation, qui n’existait même pas lors du précédent scrutin, est devenue d’emblée le premier parti d’Italie. Cela donne la mesure de la vague de fond qui l’a portée. Et c’est sur celle-ci que doit porter la réflexion. L’Italie a certes été un pays pionnier en matière de « populisme » (on se souvient de l’ « uomo qualunque » des années 1950), mais le populisme du Mouvement 5 Etoiles ne ressemble à rien de ce que l’on a vu. Ce n’est pas un populisme de la peur, mais un populisme de la colère et de la révolte. Ce n’est pas non plus, comme souvent en Europe, un populisme qui divise la droite, car il a surtout rassemblé des électeurs venus de la gauche. Enfin, c’est moins un populisme qui prétend parler au nom du peuple qu’un populisme qui s’efforce de créer les conditions dans lesquelles le peuple peut s’exprimer. Quant aux esprits paresseux qui pensent que Grillo n’a pas de programme, ils montrent par là même qu’ils ne l’ont pas lu.

    Le « populisme » est aujourd’hui le terme péjoratif qu’utilise la Nouvelle Classe politico-médiatique, élue par la globalisation, pour désigner avec dédain ceux qui s’entêtent à penser que la démocratie repose sur la souveraineté du peuple. La Nouvelle Classe n’a que faire du peuple (elle lui préfère les « people ») et n’aspire qu’à gouverner sans lui. C’est ce qui la rend incapable de mesurer l’ampleur du fossé qui sépare désormais les classes populaires de l’oligarchie dominante. L’erreur classique que l’on fait à propos du populisme est d’y rechercher une idéologie, alors que le populisme n’a pas de contenu idéologique prédéterminé : ce n’est pas une doctrine mais un style. L’autre erreur est de l’analyser simplement en termes de « démagogie ». C’est oublier que la démagogie des élites vaut bien celle des populistes. C’est surtout passer à côté de l’essentiel, qui est la notion même de peuple, défini comme un demos uni par une sociabilité commune. Vincent Coussedière n’a pas tort d’écrire que « l’être-ensemble populiste correspond à ce moment des démocraties où le peuple se met à contrecœur à faire de la politique parce qu’il désespère de l’attitude des gouvernants qui n’en font plus ».

    N.G. – Insubmersible Silvio Berlusconi. Détesté par nos médias – quoique nombre de ceux qui l’insultent aujourd’hui ont peut-être été ses salariés à l’époque de sa chaîne de télévision française, La Cinq, au siècle dernier –, mais manifestement pas si impopulaire que ça chez lui. Quelles réflexions un tel paradoxe peut-il vous inspirer ?

    A. de B.- Berlusconi a principalement surfé sur le thème de la démagogie fiscale. Son populisme est un populisme droitier d’essence bourgeoise bien différent du populisme « chimiquement pur » de Beppe Grillo. En prenant position pour la décroissance, la démocratie participative et le mandat impératif, le Mouvement 5 Etoiles s’est aussi prononcé pour l’autonomie et le primat du politique vis-à-vis de la « gouvernance » économique, de la finance de marché et de l’expertocratie. Berlusconi est un grand « communicateur », mais Grillo a ouvert un nouveau chapitre de la communication politique en refusant d’apparaître à la télévision et en s’appuyant avant tout sur Internet (l’ « incendie numérique ») et sur les meetings de rue. Berlusconi reste un homme de droite, quand le succès des « Grillini » montre que le clivage gauche-droite n’a plus de valeur opérationnelle pour analyser les phénomènes politiques nouveaux.

    N.G. – Dans ce scrutin, il y a trois disparus dont on a peu parlé. Mario Monti, l’ancien banquier de Goldman Sachs, et son allié Gianfranco Fini, de l’Alliance nationale. Sans oublier Umberto Bossi, de la Ligue du Nord, empêtré dans des scandales de corruption que lui, l’Italien du Nord, imputait aux seuls Italiens du Sud… Quel bilan tirer de tout cela ?

    A. de B. - Le rejet de Monti par 90% des Italiens montre à quel point l’arrogance des technocrates est devenue insupportable pour les classes populaires et les classes moyennes auxquelles la Forme-Capital veut faire payer le prix d’une crise provoquée par l’endettement public et la folle course à l’austérité engendrée par la désubstantialisation de la valeur et la suraccumulation du capital fictif. La Lega conserve quelques bastions, mais se trouve maintenant confrontée à une crise d’identité très profonde. Quant à Fini, il mérite plus que jamais son nom. Cela ne signifie pas que l’Italie est définitivement entrée dans l’ « ère Grillo », mais que tout retour en arrière est exclu. Aux dernières élections, c’est toute la classe politique italienne qui s’est trouvée disqualifiée par une nouvelle secessio plebis. Un signe annonciateur pour d’autres pays européens ?

    Alain de Benoist,
    propos recueillis par Nicolas Gauthier
    (Boulevard Voltaire, 15 mars 2013).

     http://www.polemia.com

    Titre original : Ils préfèrent les people au peuple

    http://www.bvoltaire.fr/alaindebenoist/ils-preferent-les-people-au-peuple,14680
    15/03/2013
    http://metapoinfos.hautetfort.com/index-1.html (17/03/2013)

  • Jean-Claude Michéa: “Pourquoi j’ai rompu avec la gauche”

    Toujours imprégné de libéralisme mitterrandien, le socialisme à la Hollande ne convainc pas le philosophe Jean-Claude Michéa. A l’occasion de son nouveau livre, “les Mystères de la gauche”, il s’en explique en exclusivité pour “Marianne”.

    Au moins depuis la parution d’Impasse Adam Smith en 2002, un livre de Jean-Claude Michéa est toujours attendu. Avec jubilation. Ou avec un fusil, c’est selon. D’abord parce que la parole de ce philosophe, nourri à la pensée de George Orwell, de Guy Debord et du meilleur Marx, est extrêmement rare dans les médias. Ensuite parce qu’il appartient à cette espèce politiquement ambidextre, hélas si peu représentée et si mal comprise, capable de se montrer aussi cruel à l’égard d’une gauche libérale qui s’autocaricature en valorisant toutes les prétendues transgressions morales et culturelles, qu’il sait se montrer lucide à l’égard de l’incroyable cynisme des dirigeants de la droite actuelle (Sarkozy et Copé en tête), lorsqu’ils se posent en défenseurs des «petites gens», que vient en fait piétiner tout leur programme économique, voué à l’expansion illimitée des intérêts du CAC 40.

    Disons-le d’emblée : les Mystères de la gauche (Climats) est le livre que l’on espérait depuis plusieurs années de la part de Michéa. Sur plusieurs points capitaux, celui-ci s’explique en effet. Notamment sur son refus définitif de se réclamer de «la gauche», pour penser le front de libération populaire qu’il appelle de ses vœux. «La gauche», un signifiant-maître trop longtemps prostitué, et qu’il juge désormais «inutilement diviseur, dès lors qu’il s’agit de rallier les classes populaires».

     

    Aussi parce que le philosophe répond au passage aux procès en droitisation qui lui sont régulièrement faits. Ainsi cet anticapitaliste conservateur admet-il ici que l’attachement aux «valeurs traditionnelles» peut produire des dérives inquiétantes, et que, «sur ce point, les mises en garde permanentes de la gauche conservent tout leur sens». Un grand millésime donc, pour l’orwellien de Montpellier. Percutant, souvent hilarant dans sa façon de moquer l’autocélébration de la gauche en «parti de demain» (Zola), Michéa dérange, éclaire, emporte presque toujours la conviction.

    Marianne : Vous estimez urgent d’abandonner le nom de «gauche», de changer de signifiant pour désigner les forces politiques qui prendraient à nouveau en compte les intérêts de la classe ouvrière… Un nom ne peut-il pourtant ressusciter par-delà ses blessures historiques, ses échecs, ses encombrements passés ? Le problème est d’ailleurs exactement le même pour le mot «socialisme», qui après avoir qualifié l’entraide ouvrière chez un Pierre Leroux s’est mis, tout à fait a contrario, à désigner dans les années 80 les turlupinades d’un Jack Lang. Ne pourrait-on voir dans ce désir d’abolir un nom de l’histoire comme un écho déplaisant de cet esprit de la table rase que vous dénoncez sans relâche par ailleurs ?

    Jean-Claude Michéa : Si j’en suis venu – à la suite, entre autres, de Cornelius Castoriadis et de Christopher Lasch – à remettre en question le fonctionnement, devenu aujourd’hui mystificateur, du vieux clivage gauche-droite, c’est simplement dans la mesure où le compromis historique forgé, au lendemain de l’affaire Dreyfus, entre le mouvement ouvrier socialiste et la gauche libérale et républicaine (ce «parti du mouvement» dont le parti radical et la franc-maçonnerie voltairienne constituaient, à l’époque, l’aile marchante) me semble désormais avoir épuisé toutes ses vertus positives. A l’origine, en effet, il s’agissait seulement de nouer une alliance défensive contre cet ennemi commun qu’incarnait alors la toute-puissante «réaction». Autrement dit, un ensemble hétéroclite de forces essentiellement précapitalistes qui espéraient encore pouvoir restaurer tout ou partie de l’Ancien Régime et, notamment, la domination sans partage de l’Eglise catholique sur les institutions et les âmes. Or cette droite réactionnaire, cléricale et monarchiste a été définitivement balayée en 1945 et ses derniers vestiges en Mai 68 (ce qu’on appelle de nos jours la «droite» ne désigne généralement plus, en effet, que les partisans du libéralisme économique de Friedrich Hayek et de Milton Friedman).

    Privé de son ennemi constitutif et des cibles précises qu’il incarnait (comme, la famille patriarcale ou l’«alliance du trône et de l’autel») le «parti du mouvement» se trouvait dès lors condamné, s’il voulait conserver son identité initiale, à prolonger indéfiniment son travail de «modernisation» intégrale du monde d’avant (ce qui explique que, de nos jours, «être de gauche» ne signifie plus que la seule aptitude à devancer fièrement tous les mouvements qui travaillent la société capitaliste moderne, qu’ils soient ou non conformes à l’intérêt du peuple, ou même au simple bon sens).

    Or, si les premiers socialistes partageaient bien avec cette gauche libérale et républicaine le refus de toutes les institutions oppressives et inégalitaires de l’Ancien Régime, ils n’entendaient nullement abolir l’ensemble des solidarités populaires traditionnelles ni donc s’attaquer aux fondements mêmes du «lien social» (car c’est bien ce qui doit inéluctablement arriver lorsqu’on prétend fonder une «société» moderne – dans l’ignorance de toutes les données de l’anthropologie et de la psychologie – sur la seule base de l’accord privé entre des individus supposés «indépendants par nature»).

    La critique socialiste des effets atomisants et humainement destructeurs de la croyance libérale selon laquelle le marché et le droit ab-strait pourraient constituer, selon les mots de Jean-Baptiste Say, un «ciment social» suffisant (Engels écrivait, dès 1843, que la conséquence ultime de cette logique serait, un jour, de «dissoudre la famille») devenait dès lors clairement incompatible avec ce culte du «mouvement» comme fin en soi, dont Eduard Bernstein avait formulé le principe dès la fin du XIXe siècle en proclamant que «le but final n’est rien» et que «le mouvement est tout».

    Pour liquider cette alliance désormais privée d’objet avec les partisans du socialisme et récupérer ainsi son indépendance originelle, il ne manquait donc plus à la «nouvelle» gauche que d’imposer médiatiquement l’idée que toute critique de l’économie de marché ou de l’idéologie des droits de l’homme (ce «pompeux catalogue des droits de l’homme» que Marx opposait, dans le Capital, à l’idée d’une modeste «Magna Carta» susceptible de protéger réellement les seules libertés individuelles et collectives fondamentales) devait nécessairement conduire au «goulag» et au «totalitarisme». Mission accomplie dès la fin des années 70 par cette «nouvelle philosophie» devenue, à présent, la théologie officielle de la société du spectacle.

    Dans ces conditions, je persiste à penser qu’il est devenu aujourd’hui politiquement inefficace, voire dangereux, de continuer à placer un programme de sortie progressive du capitalisme sous le signe exclusif d’un mouvement idéologique dont la mission émancipatrice a pris fin, pour l’essentiel, le jour où la droite réactionnaire, monarchiste et cléricale a définitivement disparu du paysage politique.

    Le socialisme est, par définition, incompatible avec l’exploitation capitaliste. La gauche, hélas, non. Et si tant de travailleurs – indépendants ou salariés – votent désormais à droite, ou surtout ne votent plus, c’est bien souvent parce qu’ils ont perçu intuitivement cette triste vérité.

    Vous rappelez très bien dans les Mystères de la gauche les nombreux crimes commis par la gauche libérale contre le peuple, et notamment le fait que les deux répressions ouvrières les plus sanglantes du XIXe siècle sont à mettre à son compte. Mais aujourd’hui, tout de même, depuis que l’inventaire critique de la gauche culturelle mitterrandienne s’est banalisé, ne peut-on admettre que les socialistes ont changé ? Un certain nombre de prises de conscience importantes ont eu lieu. Celle, par exemple, du long abandon de la classe ouvrière est récente, mais elle est réelle. Sur les questions de sécurité également, on ne peut pas davantage dire qu’un Manuel Valls incarne une gauche permissive et angéliste. Or on a parfois l’impression à vous lire que la gauche, par principe, ne pourra jamais se réformer… Est-ce votre sentiment définitif ?

    J.-C.M. : Ce qui me frappe plutôt, c’est que les choses se passent exactement comme je l’avais prévu.

    Dès lors, en effet, que la gauche et la droite s’accordent pour considérer l’économie capitaliste comme l’horizon indépassable de notre temps (ce n’est pas un hasard si Christine Lagarde a été nommée à la tête du FMI pour y poursuivre la même politique que DSK), il était inévitable que la gauche – une fois revenue au pouvoir dans le cadre soigneusement verrouillé de l’«alternative unique» – cherche à masquer électoralement cette complicité idéologique sous le rideau fumigène des seules questions «sociétales». De là le désolant spectacle actuel.

    Alors que le système capitaliste mondial se dirige tranquillement vers l’iceberg, nous assistons à une foire d’empoigne surréaliste entre ceux qui ont pour unique mission de défendre toutes les implications anthropologiques et culturelles de ce système et ceux qui doivent faire semblant de s’y opposer (le postulat philosophique commun à tous ces libéraux étant, bien entendu, le droit absolu pour chacun de faire ce qu’il veut de son corps et de son argent). Mais je n’ai là aucun mérite. C’est Guy Debord qui annonçait, il y a vingt ans déjà, que les développements à venir du capitalisme moderne trouveraient nécessairement leur alibi idéologique majeur dans la lutte contre «le racisme, l’antimodernisme et l’homophobie» (d’où, ajoutait-il, ce «néomoralisme indigné que simulent les actuels moutons de l’intelligentsia»). Quant aux postures martiales d’un Manuel Valls, elles ne constituent qu’un effet de communication. La véritable position de gauche sur ces questions reste bien évidemment celle de cette ancienne groupie de Bernard Tapie et d’Edouard Balladur qu’est Christiane Taubira.

    Contrairement à d’autres, ce qui vous tient aujourd’hui encore éloigné de la «gauche de la gauche», des altermondialistes et autres mouvements d’indignés, ce n’est pas l’invocation d’un passé totalitaire dont ces lointains petits cousins des communistes seraient encore comptables… C’est au contraire le fond libéral de ces mouvements : l’individu isolé manifestant pour le droit à rester un individu isolé, c’est ainsi que vous les décrivez. N’y a-t-il cependant aucune de ces luttes, aucun de ces mouvements avec lequel vous vous soyez senti en affinité ces dernières années ?

    J.-C.M. : Si l’on admet que le capitalisme est devenu un fait social total – inséparable, à ce titre, d’une culture et d’un mode de vie spécifiques -, il est clair que les critiques les plus lucides et les plus radicales de cette nouvelle civilisation sont à chercher du côté des partisans de la «décroissance». En entendant par là, naturellement, non pas une «croissance négative» ou une austérité généralisée (comme voudraient le faire croire, par exemple, Laurence Parisot ou Najat Vallaud-Belkacem), mais la nécessaire remise en question d’un mode de vie quotidien aliénant, fondé – disait Marx – sur l’unique nécessité de «produire pour produire et d’accumuler pour accumuler». Mode de vie forcément privé de tout sens humain réel, inégalitaire (puisque la logique de l’accumulation du capital conduit inévitablement à concentrer la richesse à un pôle de la société mondiale et l’austérité, voire la misère, à l’autre pôle) et, de toute façon, impossible à universaliser sans contradiction dans un monde dont les ressources naturelles sont, par définition, limitées (on sait, en effet, qu’il faudrait déjà plusieurs planètes pour étendre à l’humanité tout entière le niveau de vie actuel de l’Américain moyen).

    J’observe avec intérêt que ces idées de bon sens – bien que toujours présentées de façon mensongère et caricaturale par la propagande médiatique et ses économistes à gages – commencent à être comprises par un public toujours plus large. Souhaitons seulement qu’il ne soit pas déjà trop tard. Rien ne garantit, en effet, que l’effondrement, à terme inéluctable, du nouvel Empire romain mondialisé donnera naissance à une société décente plutôt qu’à un monde barbare, policier et mafieux.

    Vous réaffirmez dans ce livre votre foi en l’idée que le peuple serait dépositaire d’une common decency [«décence ordinaire», l'expression est de George Orwell] avec lesquelles les «élites» libérales auraient toujours davantage rompu. Mais croyez-vous sincèrement que ce soit aujourd’hui l’attachement aux valeurs morales qui définisse «le petit peuple de droite», ainsi que vous l’écrivez ici ? Le désossage des structures sociales traditionnelles, ajouté à la déchristianisation et à l’impact des flux médiatiques dont vous décrivez ici les effets culturellement catastrophiques, a également touché de plein fouet ces classes-là. N’y a-t-il donc pas là quelque illusion – tout à fait noble, mais bel et bien inopérante – à les envisager ainsi comme le seul vivier possible d’un réarmement moral et politique ?

    J.-C.M. : S’il n’y avait pas, parmi les classes populaires qui votent pour les partis de droite, un attachement encore massif à l’idée orwellienne qu’il y a «des choses qui ne se font pas», on ne comprendrait pas pourquoi les dirigeants de ces partis sont en permanence contraints de simuler, voire de surjouer de façon grotesque, leur propre adhésion sans faille aux valeurs de la décence ordinaire. Alors même qu’ils sont intimement convaincus, pour reprendre les propos récents de l’idéologue libéral Philippe Manière, que seul l’«appât du gain» peut soutenir «moralement» la dynamique du capital (sous ce rapport, il est certainement plus dur d’être un politicien de droite qu’un politicien de gauche). C’est d’ailleurs ce qui explique que le petit peuple de droite soit structurellement condamné au désespoir politique (d’où son penchant logique, à partir d’un certain seuil de désillusion, pour le vote d’«extrême droite»).

    Comme l’écrivait le critique radical américain Thomas Franck, ce petit peuple vote pour le candidat de droite en croyant que lui seul pourra remettre un peu d’ordre et de décence dans cette société sans âme et, au final, il se retrouve toujours avec la seule privatisation de l’électricité !

    Cela dit, vous avez raison. La logique de l’individualisme libéral, en sapant continuellement toutes les formes de solidarité populaire encore existantes, détruit forcément du même coup l’ensemble des conditions morales qui rendent possible la révolte anticapitaliste. C’est ce qui explique que le temps joue de plus en plus, à présent, contre la liberté et le bonheur réels des individus et des peuples. Le contraire exact, en somme, de la thèse défendue par les fanatiques de la religion du progrès.

  • Philippe Villin : “Sortir de l’euro, non ! Le faire exploser, oui !”

    Entretien avec Philippe Villin, ancien inspecteur des finances et ex-directeur du Figaro devenu banquier d’affaires, à propos du résultat du scrutin italien qui signe l’échec de la politique de Mario Monti et un refus de l’euro.

    NB: La Rédaction de Fortune tient à préciser qu’elle ne partage pas les vues ultra-libérales du banquier d’affaires Philippe Villin, “l’éminence gay des grands patrons” selon Le Monde et par ailleurs partisan du mariage “pour tous”.

    Pour retrouver une compétitivité face à une Allemagne toute-puissante et s’engager sur la voie de la croissance, dit Philippe Villin, les pays de l’Europe du Sud, y compris la France, doivent initier de profondes réformes structurelles et surtout sortir du carcan de l’euro en le faisant exploser. Démonstration.

    Comme interprétez-vous le résultat des élections italiennes ?

    Il montre un rejet de Mario Monti et de sa politique déflationniste. Les élites européennes le considéraient pourtant comme porteur de la quintessence du bonheur en Europe et leur sauveur face à l’échec pourtant patent de l’euro… Je l’ai toujours considéré au contraire comme un technocrate, aux ordres de madame Merkel et de monsieur Trichet. Je suis donc ravi que les Italiens l’aient désavoué : sa politique et son incapacité à rendre l’Italie compétitive rapidement ne pouvaient conduire qu’à sa ruine [...] Mario Monti a plongé son pays dans la récession- déflation entraînant une explosion du chômage.

    En Diafoirus de la médecine allemande, il avait prodigué à son pays le même traitement diabolique que celui appliqué à la Grèce, au Portugal, à l’Espagne et maintenant à la France, c’est-à-dire une augmentation massive des impôts et une tentative de baisser les salaires. Il aurait dû faire des réformes structurelles, n’augmenter les impôts qu’à la marge et surtout dévaluer.

    Mais il eût fallu bien sûr pour cela que l’euro explose. En effet, l’euro est devenu intolérable pour les Italiens comme pour les Français tandis qu’il fait “crever la gueule ouverte” la Grèce et le Portugal et mourir à petit feu l’Espagne. Car il est à la fois trop fort vis-à-vis du reste du monde et, à l’intérieur de la zone euro, le taux de change unique qu’il impose rend impossible toute dévaluation vis-à-vis de la zone rhénane, la zone la plus productive d’Europe.

    L’Italie aurait ainsi besoin d’une dévaluation externe d’au moins 30 % par rapport au dollar et encore bien supérieure par rapport à l’Allemagne.

    Comment jugez-vous la classe politique française face à l’euro ?

    Qu’elle soit de droite ou de gauche, je regrette son aveuglement : nous avons affaire à des représentants de la pensée unique, sortis pour la plupart de l’Ena et nourris à un “delorisme” médiocre. Que ce soit le gouvernement de François Fillon pendant cinq ans ou celui de Jean-Marc Ayrault depuis bientôt un an, tous deux appliquent la même politique, avec simplement un peu plus de professeurs et un peu plus de médiocrité pour le second.

    Parce qu’il n’y a pas de réformes structurelles, ni de chasse aux dépenses publiques inutiles, et que le credo européen — l’euro doit exister même s’il nous tue — est inlassablement répété. La croissance française est cassée. Car elle ne peut re poser que sur une compétitivité re trouvée par une monnaie nationale correspondant à notre niveau de productivité et une bien meilleure gestion du secteur public.

    Que préconisez-vous ?

    Il ne s’agit pas de sortir de l’euro mais de le faire exploser ! Ainsi notre capacité à exporter hors de l’Europe serait retrouvée. Car, le “nouveau nouveau franc” vaudrait probablement 105 à 115 cents le dollar. Une dévaluation externe modérée mais efficace. L’impact serait immédiat, à la différence de la dévaluation interne par la baisse des salaires qu’on tente de nous imposer.

    Mais l’effet principal incroyablement efficace serait vis-à-vis de l’Allemagne. Car le mark vaudrait probablement 160 à 170 cents le dollar. Nos produits se revendraient là-bas tout de suite et nous importerions moins d’outre-Rhin

    Imaginons que l’éclatement de l’euro se fasse plutôt par une sortie de l’Allemagne…

    Ce serait une solution bancale. On aurait un euro trop faible pour la France. Il vaudrait probablement 90 cents face au dollar, ce qui est trop bas pour nous et trop haut pour l’Europe du Sud.

    D’où viendra l’élément déclencheur de l’explosion de l’euro ?

    Faudra-t-il un jour qu’un dirigeant d’Europe du Sud soit assassiné par un chômeur ou un entrepreneur ruiné pour que les autres se rendent compte qu’ils conduisent l’Europe vers l’abîme ? Faudra-t-il que le taux de chômage des jeunes en Espagne atteigne 80 % pour que la population comprenne que monsieur Rajoy l’emmène à sa perte ?

    Je pense en fait que le craquement viendra de la France : le gouvernement Ayrault est en situation d’échec dans tous les domaines. Le président de la République perd peu à peu la confiance de la quasi-totalité de la population. D’ici quelques mois, le pouvoir ne sera soutenu que par la fonction publique, qui sait que le gouvernement sert ses intérêts, comme nous l’avons constaté avec la suppression scandaleuse du jour de carence.

    Que craignez-vous ?

    La pire des solutions serait de remplacer Ayrault par un clone français de Monti : Pascal Lamy, par exemple, dont certains susurrent au président de la République qu’il serait le seul capable de faire les réformes dont la France a besoin. Or, à l’OMC, il a d’abord servi les intérêts des concurrents de l’Europe.

    L’idée d’un Lamy, sorte de père la rigueur bien pensant, protégeant l’euro, est cauchemardesque. Monsieur Hollande, choisissez Pascal Lamy, vous mettrez la France en feu ! C’est simple, si l’on continue avec l’euro, l’économie française poursuivra son effondrement. Je prends le triste pari qu’avant la fin du quinquennat, nous aurons plus de cinq millions de demandeurs d’emploi.

    Comment rétablir la croissance ?

    L’idée largement répandue que la reprise économique est au coin de la rue n’est que pure illusion. Dans les pays où elle est appliquée, la médecine Trichet-Merkel entraîne ce que j’appelle la “merkelite”, c’est-à-dire une baisse continue du PIB, sans redressement du commerce extérieur, faute de dévaluation. Il est donc impossible de faire disparaître les déficits malgré des impôts sans cesse augmentés, puisque le PIB diminue…

    C’est pourquoi, pour faire repartir l’économie européenne, il n’y a pas d’autre solution que de faire exploser l’euro. Chaque économie européenne retrouverait une monnaie qui correspond à ses capacités productives.

    La disparition de l’euro sera-t-elle suffisante pour ramener la croissance ?

    Non. Le nouveau gouvernement devra engager des réformes structurelles importantes en réduisant fortement à terme les dépenses publiques. Il devra aussi reprendre du pouvoir d’achat à la fonction publique nationale et territoriale trop bien payée compte tenu de la sécurité de l’emploi dont elle bénéficie. Il faudra aussi réformer le marché du travail.

    Lire la suite de l’entretien sur  Valeurs Actuelles

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  • Le prix de nos abandons et de nos lâchetés...

    « Il existe aujourd'hui trois pôles de pouvoir dans le monde, les Etats-Unis, l'Allemagne, la région Asie pacifique. Vous êtes sceptique sur la construction européenne et cependant vous ne jurez que par l'Europe, sa civilisation, ses potentiels, sa diversité géographique et intellectuelle. Pour un antimaastrichtien comme vous, n'est-ce pas un peu contradictoire ? »

    Le plus simple, pour vous répondre, est de commencer par un bref rappel historique et de réfléchir sur l'évolution des idées en Europe et dans le monde au cours des deux derniers siècles. Le XIXe  et le XXe siècle ont été tout à fait déterminants pour le millénaire qui commence. On ne peut cerner le paysage géopolitique actuel sans se référer à une longue durée et aux différents projets de civilisation qui ont accouché du XXe siècle et, maintenant, d'une ère nouvelle qu'il nous reste à définir. C'est, en effet, au cours de ces deux siècles que se sont affirmées les trois conceptions de la vie en société qui ont profondément changé le visage de l'humanité. En se plaçant, comme on peut le faire aujourd'hui, sur un satellite qui orbiterait autour de la Terre et qui tournerait d'ouest en est, c'est-à-dire en balayant du regard la culture américaine, la culture européenne et ce que fut la soviétique, vous avez les trois étapes de l'évolution de la société sur laquelle je souhaiterais m'arrêter.
    En commençant par les États-Unis. La société américaine est fondée sur une idée simple, celle de la toute-puissance de la nature dont il suffit d'observer les règles. Dans la nature, il n'y a ni fraternité, ni égalité, ni liberté, il y a plutôt la loi de la jungle, à savoir que le plus fort l'emporte, que le plus faible est marginalisé. Lorsque les États-Unis ont découvert le darwinisme au XIXe siècle, ils ont appliqué à l'homme la théorie relative à l'évolution des espèces. Ils découvraient là une justification du capitalisme, à savoir qu'il était normal qu'un individu plus actif, plus intelligent, plus travailleur et plus fort physiquement l'emporte sur celui qui était moins doué. Il y avait là, pour eux, une manifestation normale de l'état de nature.
    Au contraire, l'Europe est marquée, à partir de la fin du XVIIIe siècle - il y a déjà des antécédents, mais cette date marque une étape - dans la plupart des pays et notamment en France, pays phare à
    l'époque, par le souci de maîtriser la nature, de supprimer les inégalités naturelles, d'avantager le faible par rapport au fort, de manière à créer une société qui serait au-dessus de l'état de nature. Cette tendance forte est notable dès le XVIIe siècle ; par exemple en littérature dans le classicisme français tel qu'on a pu l'étudier dans les tragédies de Racine ou de Corneille, la langue est corsetée. Elle n'est pas naturelle. Elle l'est beaucoup moins que chez Shakespeare. Il y a déjà là une opposition entre le classicisme français et la conception anglo-saxonne.

    On peut aussi prendre l'exemple des jardins que Le Nôtre a dessinés.

    En effet, il a fait plier la nature, il a découpé les arbres et taillé les buissons de manière à recomposer totalement le paysage, et ce contre la conception anglaise du jardin naturel.

    Vous retrouvez cette opposition encore plus tard avec la naissance du romantisme allemand ou anglo-saxon par opposition à la persistance du classicisme français.

    Cette idée de maîtriser la nature, de ne pas céder à ses lois, se retrouve dans les idéaux de 1789. Notre société s'est construite en rébellion contre les inégalités naturelles, elle les a combattues en tentant de favoriser les plus faibles au détriment des plus forts. Il s'agit, bien entendu, de l'idée de contrat social, mais pas seulement: cela concerne aussi l'éducation, la culture populaire et la manière dont on s'accommode de la dignité.

    Maintenant, si notre observateur sur orbite céleste avait continué son parcours et se trouvait au-dessus de l'URSS, il aurait vu que là on avait dépassé l'excès révolutionnaire français de 1789, non pas jusqu'à créer une société dans laquelle la nature serait corrigée de ses défauts, sans brutalité, mais pour construire une société capable d'accoucher d'un homme nouveau. Ce n'est pas seulement une société nouvelle que l'on a construite, c'est un homme nouveau formant une société nouvelle.

    Ce raisonnement a été porté jusqu'à l'extrême avec le Cambodge de Pol Pot où l'on a détruit les individus dotés de mémoire parce qu'ils représentaient  un passé empêchant de créer un homme nouveau. Cet homme nouveau devait être débarrassé de toute séquelle du passé.

    Si j'ai encore, à titre personnel et du haut de mon grand âge, un peu de foi dans l'humanité, c'est que j'ai bon espoir dans les deux extrêmes, l'américain -ou la nature est copiée, respectée au mépris des plus faibles- et le soviétique- qui a voulu créer une société nouvelle sans aucun rapport avec ce qui est naturel-, ces deux extrêmes, à mon sens, sont appelés à disparaître. Seule la conception européenne me paraît être un juste milieu entre les rigueur de la nature et les excès du rationalisme anti-naturel. Vous voyez bien que je ne suis pas aussi anti-européen que cela.

    « Votre parcours sur orbite est irréprochable. Mais l'Amérique n'est pas une création « ex nihilo ». C'est un bourgeon d'Europe. À l'origine des États-Unis, il y a l'esprit des Lumières. Les  grandes migrations vers ce pays au XIXe siècle sont le lot d'une petite  bourgeoisie éclairée. Les vrais pauvres étaient rares. Pourquoi établissez-vous une telle coupure entre l'Europe et les États-Unis ? »

    « L'Amérique a rédigé une Constitution en 1787, et depuis s'y est tenue. Sa conception de la société est immuable. Il y a eu 25 ou 27 amendements à cette Constitution, mais elle est encore debout. Or si vous observez ce qui s'est passé en Europe pendant la même période, c'est tout à fait différent. En 1945, quand j'étais en Angleterre, à la fin de la guerre, j'avais écrit un article dans la revue de la France Libre qui s'appelait « La quatorzième Constitution ». Car on se préparait, à l'époque, avec le retour du général de Gaulle en France, à adopter une quatorzième Constitution. Entre-temps, il y a eu l'Empire, la Monarchie de Juillet, de nouveau l'Empire, la révolution de 1830, les émeutes de 1831, la révolution de 1848,

    Que d'événements et que d'écoles de pensée: Proudhon, Fourier en France, Orwell en Grande-Bretagne, Marx et Engels en Angleterre et en Allemagne...
    Il y a eu des mouvements d'idées considérables, permanents, comme si les conquêtes de 1789 étaient constamment remises en question, comme s'il fallait les perfectionner inlassablement pour arriver à une société meilleure. En tout cas, il y avait ce désir d'améliorer le sort des hommes par des approches successives, parfois violentes, parfois purement intellectuelles, mais qui marquaient une constante recherche de l'amélioration du sort de l'être humain. »

    « Comment vous situez-vous personnellement par rapport à cet héritage ? »

    « Je me situe dans la mouvance du perfectionnisme progressif. C'est-à-dire que je comprends très bien les saint-simoniens, les démocrates-chrétiens comme Lacordaire ou Lamennais, mais aussi qu'il y ait eu Marx et Engels, Proudhon, Fourier, qu'il y ait eu les Ateliers nationaux, qu'il y ait eu la
    Commune, je comprends tous ces mouvements »

    « Vous comprenez aussi qu'il y ait eu Danton et Robespierre ? »

    « Parfaitement. Je comprends que tous ces mouvements aient existé, non pas que je les approuve tous, mais parce que je crois que leur objectif était l'amélioration de la condition de l'être humain.

    Une amélioration progressive qui passe parfois par des solutions extrêmes, radicales, avec des erreurs, parfois par des solutions plus justes et plus proches de la réalité. Il n'y a pas eu, heureusement, l'idée absurde, anti-dualiste, qui a été celle du stalinisme et a fortiori celle du « PolPotisme ». C'est dans ce cadre qu'il faut étudier ce qui s'est passé dans le monde au cours de ces dernières années. Le millénaire qui commence est marqué par ces trois concepts. Le plus extrême, celui de l'URSS, a été éliminé.

     Il a prouvé son inhumanité excessive, il a disparu, pour l'instant. »

    « La solution américaine souffre donc, selon vous, d’un certain nombre de défauts? Vous parliez à l'instant de l'immigration? »

    « Les Etats-Unis sont effectivement un pays d'accueil avec un mélange de cultures, aux mœurs différentes. Cette vocation est louable, mais elle repose sur des mesures autoritaires qui se traduisent par une propension à user de la force.

    Voyez, par exemple, cet amendement à la Constitution qui permet à chaque individu de posséder une arme, comme s'il était nécessaire de défendre son existence et son bien l'arme à la main.

    Cela est profondément choquant. Voyez encore le maintien de la peine de mort qui est un excès que l'humanité ne doit pas s'accorder. Le système socioéconomique favorise également la force au détriment de la faiblesse. Il y a là, selon moi, des risques de dérapage, bien moins grands que ceux qu'a connus I'URSS, mais I'URSS est tombée en panne en route, et il est possible que les États-Unis tombent eux aussi en panne dans quelques années.
    Il resterait alors cette Europe qui balbutie actuellement mais dont il se trouve qu'elle a été lors de ces deux derniers siècles, en particulier, un laboratoire où s'expérimentent des systèmes juridiques complexes et où peuvent s'inventer des systèmes sociaux originaux. Je ne dis pas que cela est gagné, mais je pense comme Robert Reich que l'avenir de l'Europe se joue autour de ces questions. »

    « D'où vient alors ce privilège de l'Europe? »

    « C'est un problème de géopolitique. Elle joue ce rôle parce qu'elle a bénéficié d'une morphologie favorable et d'une relative stabilité politique. Si vous regardez la carte du monde et que vous excluez les zones extrêmes (nord et sud) en ne considérant que les zones tempérées, là où l'être humain se développe le mieux, vous constaterez que l'Europe est de tous les continents celui où l'homme a le plus bénéficié de l'action civilisatrice de l'eau pour sa subsistance et pour les échanges eux-mêmes facteurs de civilisation. En revanche, si vous regardez l'Afrique, ce continent en retard, vous constatez que ses contours sont compacts, que les fleuves qu'il contient sont peu navigables et que des déserts rendent les échanges difficiles. D'où le retard millénaire de l'Afrique. En comparaison, la Grèce, avec ses isthmes et ses îles, est une terre maritime par excellence. Et, dès le VIIe siècle avant J.-C., elle a été l'un des principaux pôles de civilisation.

    Or cet avantage que les Européens se sont donné s'est prolongé dans le temps et le résultat a été que l'Europe s'est trouvée, jusqu'à la fin du XXe siècle, l'élément dominant de la civilisation mondiale. »

    « Est-ce que, dans cette Europe-là, vous incluez la Russie? »

    « Non, l'Europe que je décris actuellement est l'Europe maritime. Mais cet avantage que l'eau a accordé, par les inventions nouvelles qu'elle a suscitées, la voie ferrée, l'avion ensuite, l'Europe l'a démultiplié. L'avantage de l'eau, aujourd'hui, n'a plus guère de sens, mais c'était un point de départ morphologique.

    Un autre aspect morphologique dont nous profitons en Europe est celui de son cloisonnement montagneux. Loin d'être un ensemble de vallées dans lesquelles la civilisation aurait été cloisonnée, comme cela a été le cas dans le Caucase, par exemple, le relief, relativement accommodant, laissait de grands espaces qui ont permis le regroupement et le développement, de peuples assez nombreux pour constituer une force. Et le troisième aspect à l'origine de cette Europe est que les États européens au cours de vingt siècles d'histoire ont été à peu près stables. Ils se sont battus les uns contre les autres mais dans une relative stabilité, en ce sens que, en tant que royaumes ou empires ou même comme républiques, ils ont duré. En se rétrécissant, en se dilatant, en fonction du verdict des guerres, mais ils ont duré. Ce qui n'est pas souvent le cas des empires des autres continents qui ont disparu rapidement.

    Cette stabilité relative a été à l'origine de la prospérité économique et par conséquent du développement de leurs sciences et de leurs techniques, d'où l'avantage qu'ils en ont tiré.

    « Ces trois caractéristiques ont donc placé ce continent en position de phare? »

    « Cette position a été érodée et est en passe d'être détruite par les propres inventions de cette Europe, et maintenant, bizarrement, par la construction européenne. Car la puissance de l'Europe est née de ces rivalités qui étaient sources de compétition, d'activité et de créativité. Les peuples luttant les uns contre les autres ont perdu bien des avantages dans les guerres, mais en ont aussi acquis par la dureté de la compétition. Or la création de l'Europe détruit cette compétitivité. L'uniformité que recherche la commission de Bruxelles dans tous les domaines en est un exemple, un exemple puéril, mais un exemple tout de même. Il illustre bien que cette uniformité signifie l'arrêt de la créativité. »

    « Nous sommes donc en train de détruire ce qui fut notre avantage? »

    « Notre avenir me paraît complexe, parce que notre passé est à la fois porteur d'espoir pour les raisons énoncées plus haut, à savoir celle du juste milieu entre l'extrême russe et l'extrême américain. En revanche, la phase de création d'une entité politique se substituant aux nations existantes qui ont été formées par l'histoire, par les rivalités, par les compétitions et par les efforts d'éveil compétitif des peuples, est en train de nous faire disparaître. En bref, nous sommes en train de nous anéantir.

    « Prenons un autre aspect de cette Europe, la décentralisation administrative, très à la mode de nos jours, qui conditionne la création européenne à la construction d'une Europe fédérale qui serait, selon l'expression de Helmut Kohl, fondée sur deux idées, le fédéralisme et le régionalisme. Le fédéralisme ne serait-il possible qu'à partir du régionalisme dès lors que les États-nations ont disparu ? »

    Cette idée a un inconvénient. En fractionnant les États pour donner la priorité aux régions, on enlève aux États une partie de leurs ressources. Par exemple, soit un pays X qui recevait un capital 100. Si on y fait dix régions, ce capital 100 sera divisé par 10 pour alimenter l'effort de chaque région. Mais cet État, hier au capital 100, ne pourra plus se lancer dans de grandes entreprises
    d'intérêt national parce que les ressources lui manqueront et chacune des régions, qui ne disposera plus que du dixième des ressources, ne le pourra pas davantage. »

    « Pouvez-vous nous donner des exemptes? »

    « La France d'avant le régionalisme et la décentralisation a pu construire le TGV, le France, le Concorde; elle a pu lancer une politique énergétique indépendante, et parler haut dans le monde.
    Mais si demain, elle en vient au régionalisme à la demande et si les ressources ne sont plus à la disposition d'un État qui est à la tête de ses régions et qu'elles sont réparties, émiettées, à l'intérieur de ces régions, alors chacune de ces régions n'aura plus que les ressources nécessaires pour créer des musées, des maisons de retraite ou des chemins vicinaux. Si bien sûr, l'Europe était faite comme les
    États-Unis et qu'il n'y avait dans cette Europe qu'un seul État, un seul gouvernement, un seul Parlement, une seule diplomatie, une seule armée, ce que je dis ne serait pas vrai. Mais aujourd'hui, ce n'est pas le cas. »

    « Historiquement, cela peut-il être le cas ? »

    « La question est ouverte. Il se trouve que l'Amérique a été constituée à partir d'un territoire relativement vide, sans Histoire (avec un grand H), ou tout au moins avec une histoire dont les nouveaux arrivants voulaient ignorer les tenants et les aboutissants. Ceux-ci souhaitaient seulement s'approprier la terre, la seule source de richesses à l'époque, pour en faire un vaste ensemble uni qui a donné les États-Unis d'Amérique

    L'Europe s'est faite de manière totalement différente par le cloisonnement dont je viens de vous parler.

    Celui-ci a été une source de richesses pour elle, mais également un poids historique tel qu'il s'y trouve- en simplifiant-20 à 25 peuples d'origines et d'histoires différentes. Si bien que leur transformation en un seul peuple peut demander un nombre d'années considérable. Nous vivons actuellement une situation intermédiaire. Les États abandonnent leur souveraineté au profit d'une entité politique qui n'existe pas encore et qui n'est pas souveraine non plus.
    Donc la souveraineté a disparu. Elle existe aux États Unis, elle existe en Inde, elle existe en Chine, elle existera peut-être au Nigeria, demain, mais en Europe elle n'existera pas parce que l'Europe n'est pas politiquement faite et que les États se défont. »

    « Vous insistez beaucoup sur l'idée d'abandon de souveraineté. La déploration, reposant sur l'opposition systématique entre un passé heureux et glorieux et le malheur du présent, n'est-elle pas récurrente? La France, après l'Empire, n'était pas glorieuse.

    J'aimerais avoir votre avis sur ce qu'écrit à ce sujet Pascal Boniface dans son livre, La France est-elle encore une grande puissance? voici ce passage, «  la mondialisation et sa traduction diplomatique, la multilatéralisation, viennent inéluctablement effriter l'image de la puissance nationale. La perception d'une France qui ne serait plus une grande puissance relève avant tout d'un processus psychologique lié à cette multilatéralisation […] par rapport à un modèle de puissance qui passait autrefois par la voie nationale, on se trouve aujourd'hui dans un système de relations internationales de plus en plus multilatérales. Que pensez-vous de ce constat? »

    « Aujourd'hui, la France est devenue une puissance « sous-moyenne ». Mettons que l'Allemagne soit une puissance moyenne par rapport à ce qu'est aujourd'hui l'Amérique et ce que sera demain la Chine. En comparaison avec ces superpuissances mondiales, l'Allemagne est une superpuissance locale à l'échelon européen, mais c'est la seule en Europe. Donc si l'Allemagne est une puissance moyenne, la France est une puissance « sous-moyenne ». Et elle l'est de plus en plus en fonction de ses abandons de souveraineté. Un État abandonnant sa souveraineté n'est plus un État pouvant être qualifié de puissance moyenne influente. La preuve, c'est qu'elle a fait la guerre, médiocrement d'ailleurs, en Irak, au profit des États-Unis et contre ses intérêts. C'est encore ce qui s'est passé dernièrement dans les Balkans, où elle est intervenue pour en venir à trois constructions politiques. État croate épuré, une Bosnie à trois composantes bien distinctes, et maintenant un Kosovo épuré.

    Cela prouve bien que la France n'a plus aucune politique propre. Une puissance qui n'a plus de politique étrangère indépendante ne peut pas être considérée comme une grande puissance. »

    « Cet abandon des souverainetés se fait-il avec la Russie ou contre elle ? Quels sont les enjeux, à ce niveau, entre cette Europe qui se construit et cette Russie qui est toujours à part? »

    « Ce n'est pas une question de détail. En ce qui concerne la Russie, il faudrait, avant de répondre, se rendre compte que l'Europe, qui n'est plus souveraine, se trouve dépendre pour son économie mondiale des États-Unis. Au fond, la monnaie européenne, l'euro, dépend du dollar. Si le dollar baisse, l'euro monte, si le dollar monte, l'euro baisse. L'organisation mondiale du commerce est entre les mains des Etats-Unis. Les problèmes militaires et diplomatiques dépendent également d'eux.
    Or, les États-Unis ne tiennent pas du tout à ce que l'Europe continentale se fasse avec la Russie. Celle-ci deviendrait une puissance rivale trop importante. Par conséquent, tous les efforts sont faits pour maintenir la division. L'image que les États-Unis ont du monde est réfléchie. À mon avis, ils considèrent le monde en le divisant en zones. Il y a des zones fortes et des zones molles. Pour eux, la zone forte, c'est d'une part eux-mêmes et d'autre part celle qu'ils redoutent, la zone Asie pacifique.
    La zone molle, c'est l'Amérique latine, l'Europe et l'Afrique. Dans leur esprit, pour se garder des rivalités futures avec la zone forte qu'est la zone Asie Pacifique, il faut, d'une part, dominer cette Europe et, d'autre part, se concilier les bonnes grâces d'une troisième zone tout à fait particulière qu'est l'Islam. L'Islam, de l'Atlantique au Pacifique, va englober un milliard d'individus, détient 60 à 70% des richesses énergétiques mondiales et constitue, en plus, un gigantesque marché.

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    En effet, cet Islam-là, découpé, divers, constitué d'éléments parfois opposés, est un marché qui a l'avantage de ne pas être compétitif. Ses atouts, outre l'énergie, sont davantage sa culture et ses artisans que ses scientifiques et ses techniciens. Ils ne sont pas prêts de rivaliser avec les États-Unis quant à la production des techniques de pointe mais, en revanche, ils sont des acheteurs. Et comme le pétrole coule à flots, ils ont de quoi payer. Cet Islam constitue donc une zone particulièrement intéressante. La question se pose donc pour les Américains de savoir, à l'intérieur de ce tableau, où se situe la Russie. Pour eux, il faudrait sans doute maintenir la Russie dans un état de faiblesse permanente de manière qu'elle soit pour l'Europe un poids, et qu'elle ne soit pas pour l'Asie un appoint.
    Or l'Asie n'a pas assez d'énergie, tandis que la Russie en a, l'Europe, elle non plus, n'a pas d'énergie. Elle dépend de l'Islam, mais elle pourrait dépendre aussi de la Russie. Par conséquent, la stratégie américaine consiste à maintenir la Russie en état de faiblesse, tout comme, pour d'autres raisons, l'Irak. À petite échelle, c'est l'Irak. À grande échelle, c'est la Russie. »

    « Vous parlez d'émulation entre peuples européens, mais l'Europe de l'après-1945 est née de l'idée du « plus jamais ça ». Plus jamais la guerre et la rivalité entre les nations européennes. »

    « Oui, c'était la thèse des fondateurs de l'Europe. Leur thèse était la suivante.
    Un: nous avons été écrasés par la puissance allemande en 1940 et nous avons découvert la puissance militaire américaine. L'ordre américain, voilà ce qu'il nous faut en Europe. Et Jean Monnet ne cachait pas son admiration pour les États-Unis et le désir de faire, en Europe, des États-Unis d'Europe sur un système fédéral analogue. Or, entre-temps, à partir de 1945, un élément nouveau était intervenu: l'existence de l'atome. Au cours des années cinquante, quand il prêchait pour une Europe fédérale, il ne s'était pas rendu compte qu'en 1945 Hiroshima avait changé la donne des affaires internationales: Hiroshima avait rendu la guerre absurde, irréalisable. Je puis affirmer que depuis 1945 jamais, à aucun moment, y compris pendant la crise de Cuba, une guerre n'a été même concevable. Les hommes d'État ont laissé croire qu'elle était  possible se donnant des airs de grands hommes d'Etat qui épargnaient les horreurs de la guerre à leur population. C'était le rôle des deux frères Kennedy pendant la crise de Cuba.

    En effet durant cette crise, Khrouchtchev ne pouvait pas faire la guerre à l'Amérique pas plus que l'Amérique ne pouvait faire la guerre à la Russie. J'étais dans les couloirs de l'Otan à ce moment-là et je vous assure qu'on souriait en lisant la presse qui n'arrêtait pas d'alimenter la peur de la guerre. Ce qu'elle ne savait pas, c'est que plus la crise est grave, plus les états-majors prennent de précautions: les radars sont en alerte, les sous-marins sont à la mer, les avions sont en vol.

    Dans ce cas de figure, il n'y a donc aucune chance de pouvoir détruire les armes de l'adversaire afin de ne pas avoir à en souffrir les effets en retour.

    1962, la crise de Cuba et la guerre froide, la tension est à son comble.

    Par conséquent, à l'ère de l'atome, s'il y a un moment où une guerre n'est pas possible, c'est bien quand il y a crise majeure. C'est paradoxal mais c'est ainsi. »

    « A cause de l'atome ? »

    « Oui, c'est avant l'atome que les crises dégénéraient en guerre. Cette nouvelle donnée n'a pas été intégrée et ne l'est toujours pas. Jean Monnet ne l'avait pas comprise. S'il l'avait comprise, il n'aurait pas brandi l'argument de la paix forcée. La paix n'avait pas besoin des États-Unis d'Europe pour se faire.
    L'existence de l'atome rendait la guerre inconcevable. Il a de plus simplifié la situation en passant sur l'héritage historique et sur les difficultés qu'il y avait à fédérer des peuples aux passés très différents.  Aujourd'hui, à ceux qui souhaitent le retour au système fédéral, il faut rappeler les exemples suivants: l'Italie du Nord qui refuse de payer le prix de la misère de l'Italie du Sud; la Croatie et la Slovénie qui ont voulu se séparer de la Serbie et du Monténégro parce qu'elles ne voulaient pas supporter le prix de leur pauvreté paysanne. Quand les pays de l'Est - Roumanie, Bulgarie, Pologne - entreront dans l'Europe, nous verrons naître des problèmes politiques et économiques gigantesques, avec des conditions d'existence et des niveaux de vie totalement différents. Alors, les pays prospères rechigneront à payer pour l'élévation du niveau de vie des nouveaux entrants, ceux-ci en seront profondément humiliés. La construction européenne peut peut-être se faire mais peu à peu. D'ailleurs, lorsqu'il faut sauter le pas et consentir de nouveaux abandons de souveraineté, comme ce fut le cas à Nice récemment, des freins apparaissent. La France a abandonné sa souveraineté avant même qu'une souveraineté nouvelle n'ait été créée. Il n'y a toujours pas d'Europe souveraine. Nous sommes dans un « vide européen » , dont profitent naturellement les États-Unis, État constitué, et dont profitera demain la zone Asie Pacifique - constituée de vieux États comme l'Inde ou comme la Chine, souverains depuis des temps immémoriaux et qui gardent leur totale souveraineté...

    « Mais ne peut-on pas concevoir une Europe fédérale qui serait une Europe des nations? »

    « Non, vous ne pouvez pas à la fois déléguer votre souveraineté et la conserver. Ou bien vous êtes totalement souverain, avec une stratégie, un Parlement, un gouvernement, ou bien vous avez abandonné cette souveraineté et vous n'avez plus les moyens de l'exercer. Par exemple, le contrôle par la banque de Francfort de l'économie européenne va empêcher au bout de quelque temps les États européens de prendre des initiatives. Car l'Europe dans son ensemble aura besoin de l'approbation de quelque 30 voire de 40 gouvernements. Comment cette Europe de 30 à 40 gouvernements, qui ont chacun leur vision, peut-elle rivaliser demain avec les États-Unis où un seul homme et un seul gouvernement dirigent le pays ?

    Il faudrait que  ces gouvernements n'existent pas. Alors, dans ce cas, leurs pays respectifs deviendraient des provinces. Le pas à sauter est: la France peut-elle être comparée à l'Oregon, voire à la Louisiane ? Cela me paraît peu concevable. »

    « Dans cette perspective d'abandon des souverainetés, quel peut être le rôle de la France? Peut-elle encore avoir un rôle phare? »

    Absolument pas. Elle devra se contenter d'un rôle purement administratif qui consistera à régler des problèmes de circulation routière, de formation dans les écoles, de protection sociale, et encore... régionalement les ressources lui manqueront. Dans ces conditions, le rôle de la France devient très limité.

    « Comment peut-on, au niveau de la pensée, expliquer que ces vieux États européens abandonnent tout ce qu'ils ont? Comment ont-ils été amenés à envisager ce passage? Dans quelle perspective se sont-ils situés ? »

    « Ils se sont imaginé qu'ils pourraient concilier les deux. Continuer à être ce qu'ils sont tout en disposant d'une autorité vaguement supranationale qui aurait la capacité de faire ce qu'à leur niveau
    ils sont incapables de faire. Or cette autorité supranationale n'existe pas. Si elle existait, elle disposerait de tous les moyens matériels et alors les nations ne les auraient plus. On ne peut pas avoir à la fois le pouvoir supranational et le pouvoir national. C'est une question de moyens matériels et surtout de logique politique. »

    « Dans les discussions qui ont pu avoir lieu entre Jean-Pierre Chevènement et François Bayrou par exemple, ne peut-on pas voir une prise de conscience par les hommes politiques du constat que vous faites ? Delors a toujours défendu les prérogatives françaises. »

    « Non, je ne le pense pas. Au contraire, la situation s'est de plus en plus dégradée. La politique économique n'a jamais été clairement expliquée aux citoyens. L'euro devait prétendument rivaliser avec le dollar et nous permettre de jouer dans le monde un rôle très important autour de cette monnaie unique qui représenterait l'économie européenne.

    Or cet euro a des accès de faiblesse ou de force qui ne dépendent pas de l'économie européenne florissante mais uniquement de la réserve fédérale américaine. Il n'y avait aucune raison, il y a six mois ou un an, de voir chuter l'euro puisque l'économie était très favorable en Europe. II est tombé à un niveau très bas parce que l'Amérique se portait très bien. Encore une fois, l'économie européenne dépend de celle des États-Unis. »

    « Votre raisonnement n'est-il pas un peu déterministe ? »

    « Je ne le crois pas. Par exemple, dans certains secteurs de la recherche scientifique, l'Amérique, qui a la même population que l'Europe, dépense à elle seule entre trois et quatre fois plus que nous ne le faisons.
    Or, une des garanties de la suprématie mondiale se trouve dans la recherche scientifique. Là-dessus l'Europe décroche. Dans le domaine de la politique étrangère, les pays européens sont à la remorque des États-Unis. Ils ont matraqué l'Irak parce que les États-Unis voulaient s'y installer. Ils ont souscrit aux sanctions contre ce malheureux peuple depuis neuf ans parce que l'Amérique voit un avantage certain à entretenir une armée en permanence à côté des sources de pétrole qui coule à bon marché.

    Ce sont des intérêts strictement américains. Ils ont fustigé la Russie et sa tentative de mise en ordre en Tchétchénie seulement parce que l'Amérique avait décrété qu'elle voulait prendre en charge le Caucase qui était le deuxième eldorado pétrolier facilement accessible pour le moment. Là encore, l'Europe a été à la remorque des États-Unis. Qu'a été faire l'Europe en Somalie ?

    Et en ce qui concerne les Balkans, en février 1994, la France a appelé au secours les États-Unis qui s'y sont installés en maître. L'accord de Rambouillet est un traité américain et ce sont les États-Unis qui ont réglé la question des Balkans. Ce ne sont pas les Européens. »

    « À cause du pétrole? »

    Bien entendu. Figurez-vous que pour évacuer le pétrole du Caucase, il existe le projet de construire deux nouveaux oléoducs. I1 y en a un qui aboutirait en mer Égée et frôlerait la Macédoine où les Américains se sont installés en 1993. Et il y en aurait un autre qui déboucherait en Adriatique près de Trieste en traversant la Serbie et la Bosnie où les Américains sont présents par l'accord de 1994 et la création de la fédération croato-musulmane. Par conséquent, à la fois diplomatiquement et politiquement, c'est l'Amérique qui mène le jeu, et la volonté politique, économique et financière des États européens a disparu. C'est l'Amérique qui domine. Nous aurons l'occasion d'y revenir.

    « Même d'un point de vue strictement géopolitique, le fait que les Américains aient condamné la position russe en Tchétchénie, est-il une raison suffisante de non-intervention? »

    « Qu'est-ce qui a déclenché la deuxième guerre en Tchétchénie? En août 1997, Madeleine Albright convoquait, à Washington, le président Alliev, président de l'Azerbaïdjan. Pourquoi ? Parce qu'on venait de découvrir des ressources pétrolières nouvelles dans la mer Caspienne et aussi parce que l'évacuation du pétrole du Turkménistan et du gaz du Kazakhstan se faisait par la Caspienne à l'ouest, et par Bakou, capitale de l'Azerbaïdjan. Elle lui a alors déclaré que, « pour son pays, l'Amérique, ce serait une tâche exaltante de prendre en charge le destin du Caucase ». Cela voulait dire clairement que les Américains se proposaient de remplacer la Russie dans le Caucase. Or le Caucase depuis un siècle et demi est une chasse gardée de la Russie. C'est son proche étranger, et son pactole financier. Tout naturellement comme l'unique pipeline existant à l'époque passait par Grozny, si l'Amérique s'installait dans l'Azerbaïdjan - car Madeleine Albright avait proposé que les troupes de l'Otan se déplacent en Azerbaïdjan -, la Russie se voyait menacée en Tchétchénie, à Grozny, par le passage de l'unique pipeline qui la ravitaille en essence et qui aboutit sur le littoral russe de la mer Noire.

    Elle a donc profité des agitations du Daguestan pour rouvrir le conflit auquel Lebed avait essayé de mettre un terme. La deuxième guerre a été déclenchée de cette manière. »

    « Vous semblez ne pas prendre en compte la revendication du peuple tchétchène... »

    « Il est membre de la communauté des États indépendants dirigée par Moscou. Mais, majoritairement musulman, il  revendique une indépendance qui conviendrait aux Etats-Unis. Comme celui du Kosovo peu à peu envahi par les musulmans d'Albanie, son sort est  difficilement supportable mais comme celui du peuple irakien depuis  près de dix ans et dont la  communauté internationale s'accommode fort bien. »

    « Autrement dit, les États-unis ont déclenché les opérations du Kosovo à cause du pipeline de la mer Égée, les opérations de l'Irak à cause de la puissance pétrolière de Bagdad et les opérations de Tchétchénie à cause de la richesse de ta mer Caspienne ? »

    Exactement. Les faits historiques sont là, et chaque fois nous nous sommes rangés à leur côté. Cela prouve qu'il n'y a plus de politique européenne. À propos de l'Irak c'est parfaitement clair. La France avait une position tout à fait spéciale en Irak.

    Elle était la préférée, avec la Russie, de Saddam Hussein. Elle lui avait vendu toutes les armes qu'elle voulait lui avait enseigné le nucléaire, et lui avait vendu deux centrales nucléaires. Elle avait appris aux Irakiens à devenir une puissance nucléaire et les avait incités à le faire sans doute de manière à équilibrer la puissance de l'Iran de Khomeiny. Et puis, l'Amérique découvrant l'intérêt que représentait l'Arabie Saoudite du point de vue pétrolier a monté cette opération de guerre irakienne. Et brusquement nous avons changé de camp et nous avons bombardé l'Irak. Nous savions très bien que Bagdad, fort de son pétrole, n'avait pas besoin d'énergie nucléaire. Pourquoi a-t-on vendu à l'Irak deux centrales nucléaires? »

    « Oui, pourquoi ? »

    « Tout simplement parce que cela nous rapportait de l'argent! Lorsque nous avions des difficultés dans l'industrie de l'armement, nous allions voir Saddam Hussein pour lui demander de nous acheter des armes. En échange, il nous garantissait de nous alimenter en pétrole à bon compte. Cette stratégie s'est effondrée parce que nous avons suivi la politique américaine. Encore une fois, nous avons renoncé à être souverains et à défendre nos intérêts. C'est bien la preuve que l'abandon de souveraineté concerne tous les domaines, économiques, militaires et diplomatiques. »

    « La politique de la France vis-à-vis de l'Irak avait aussi des répercussions sur l'ensemble du monde arabe. Elle était englobée dans une politique plus large. S'est-elle aussi totalement effondrée? »

    « L'Irak, figurez-vous, était un pays socialisant, un pays laïc, le seul pays laïc du monde arabe avec la Syrie qui, à ce moment-là, avait mauvaise presse. Il offrait aux pays de l'Islam une option laïque, avait adopté les idées du parti Baas fondé à Damas en 1944 et qui est un parti socialiste produit de l'enseignement universitaire français. Cette option nous l'avons détruite, au profit d'une option islamiste radicale. La conséquence se retrouve dans les excès de l'islamisme dont l'Algérie souffre tous les jours. Avant les années quatre-vingt-dix, il existait encore une chance de voir l'Islam se fractionner, avec, d'une part, un Islam laïcisant tourné vers l'Occident et, d'autre part, un Islam demeurant religieux. En détruisant l'option laïque de l'Islam, en traitant Saddam Hussein de Satan, en le diabolisant, on n'a laissé qu'une seule issue: l'option religieuse. Nous sommes donc indirectement responsables de ce drame qu'est l'intégrisme religieux. »

    « Diriez-vous que cet abandon de souveraineté a également joué dans la politique française au Proche-Orient? »

    « Oui, car l'intégrisme est devenu déterminant et l'Amérique l'a choisi... N'oubliez pas que le GIA avait des représentants à Washington. Avec les accords d'Oslo, l'Amérique a tenté, à mon avis, d'une part de se délester du problème israélien au profit du monde islamique.

    Elle ne voulait plus être accusée d'être le « grand Satan », travaillant au profit d'Israël. Les accords d'Oslo en sont le résultat, avec cette imbrication du peuple palestinien dans le peuple israélien, imbrication particulièrement en Cisjordanie qui a abouti à l'Intifada.
    Auparavant, dans cette région du monde, il y avait des guerres, mais des guerres qui se déroulaient entre armées, entre des gouvernements, jordaniens, irakiens, égyptiens, israéliens, des guerres organisées entre armées régulières. Aujourd'hui, c'est la guerre des pierres, la guerre des peuples entre eux, la guerre de la haine. Cette haine entre Israéliens et Palestiniens est beaucoup plus forte qu'elle ne l'était au moment où Israël avait triomphé pendant la guerre des Six Jours ou la guerre du Kippour. Parce que c'étaient des combats entre armées organisées. »

    « Pensez-vous que l'intérêt des États-Unis est de démanteler les Etats pour  mieux asservir, voire d'instrumentaliser les peuples? Oncle Sam, grand Satan, est-ce si simple ? »

    « La réalité historique est ce qu'elle est. Ce qui compte, ce sont les conséquences, pas les intentions ou les vœux pieux. Les accords d'Oslo, montés par les Etats-Unis, conduisent à cette situation. Leur soutien à la Bosnie également. Ils ont conçu une fédération croato-musulmane en 1994, de même qu'ils ont fourni à l' UCK (armée de libération du Kosovo) l'occasion de se manifester en faisant mine d'ignorer son rêve d'une grande Albanie, dans le seul but de dire au monde musulman plus ou moins fanatisé: « nous ne sommes pas vos ennemis, nous ne sommes pas le protecteur d Israël, nous avons créé une Bosnie musulmane, nous soutenons les musulmans albanais, nous leur promettons qu'ils s'installeront au Kosovo. »

    Alors même qu’ils allaient faire voter la résolution 1244 qui rattachait le Kosovo à la Serbie. D'où le maintien l'instabilité et la présence américaine au Kosovo et dans les Balkans en général. »

    « L'idée de souveraineté est-elle utile pour l'action au moment où l'on invente de plus en plus de formules d'intégration et de gestion « mondialisée »et reste-t-elle un bon instrument d'analyse et d'intelligence pour  celui qui veut comprendre les relations internationales d'aujourd'hui? Autrement dit, cette fiction naguère si salutaire est-elle encore nécessaire de nos jours? » se demande Bertrand Badie dans son livre « Un monde sans souveraineté ».

    Que lui répondriez-vous? En quoi la souveraineté n'est-elle pas une fiction? »

    « Pourquoi serait-elle une fiction ? Pourquoi un peuple de 60 millions d'habitants ne peut-il pas demeurer souverain alors que le Canada qui en compte 30 est membre du G8 et demeure souverain ? La Corée du Sud, l'un des dragons d'Asie, qui n'a pas 40 millions d'habitants, ne pense pas à se fondre dans une Asie politique. La vérité est très simple. La vérité est outre-Rhin. Nous en reparlerons plus tard car, pour comprendre ce qui se passe en Europe il faut se référer à l'Allemagne.

    Mais puisque vous me demandez mon avis sur ce que Bertrand Badie appelle la « gestion mondialisée », je vous répondrai par une formule: l'Europe s'est mise hors jeu. C'est mon dada: à vouloir se faire, l'Europe se défait. Elle ne compte plus. Elle ne sait plus s'orienter. Nous autres, Européens, nous prétendons rivaliser avec de vieux peuples mûris depuis longtemps: dans l'unité: la Chine et l'Inde depuis des milliers d'années, la Russie - si elle se régénère - depuis Ivan le Terrible, l'Amérique depuis 1776. Mais leur cheminement n'a pas du tout été le même que le  nôtre. Comment voulez-vous que se  crée, en Europe, un état d'esprit, une organisation une discipline analogues à ceux de peuples qui ont traversé ensemble pendant des siècles les mêmes succès et les mêmes épreuves ? Ce n'est pas possible. C'est vouloir annuler l'effet du temps. C'est vouloir pratiquer la génération spontanée en politique. C'est vouloir accélérer le rythme de 1'histoire comme disait Daniel Halévy. C'est se plier à une dynamique historique qui ne correspond pas aux intérêts profonds des peuples européens.
    Comme s'il était politiquement possible de générer spontanément un nouvel État qui condenserait en vingt ans vingt siècles  d'histoire. Je ne vois pas comment on peut le faire. C'est encore une fois une ambition inhumaine. »

    A suivre... http://www.lesmanantsduroi.com

  • Parcours de Proc, de Paul-Louis Auméras

      « À ce jour, 1 peine d’emprisonnement sur 2 prononcée par le juge ne peut être effectuée. » Paul-Louis Auméras a été au cœur des plus grandes affaires criminelles de ces dernières décennies. Il est le premier Procureur Général à livrer ses souvenirs personnels.
     
    De l’assassinat du juge d’instruction Pierre Michel au démantèlement de la French Connection, d’une première prise d’otages à Béziers aux sui­vantes à Perpignan, de l’Affaire Médecin à Nice aux trafics de stupéfiants de la Côte d’Azur, il est aux côtés des policiers et des gendarmes dont le sacrifice est en conflit permanent avec les « embrouilles et brouilles » des avocats… C’est également lui qui convoqua le leader syndical José Bosé pour qu’il se présente à la maison d’arrêt afin d’y effectuer sa peine d’emprisonnement. Entretien avec Paul-Louis Auméras. (Propos recueillis par Fabrice Dutilleul) « Parcours de Proc », Paul-Louis Auméras, préface de François Missen, Éditions Dualpha, collection « Vérités pour l’Histoire », dirigée par Philippe Randa, 388 pages, 31 euros.¢
     
    Vous sentiez vous libéré de votre devoir de réserve pour pouvoir publier aux éditions Dualpha  Parcours de Proc ?
    À mon sens, le devoir de réserve ne s’oppose pas à l’écriture d’un livre de souvenirs professionnels. Le principe fondamental est, faut-il le rappeler, celui de la liberté d’expression qui est expressément garantie au fonctionnaire par l’article 6 de la loi du 13 juillet 1983. Il interdit donc au fonctionnaire de faire de sa fonction l’instrument d’une propagande quelconque ou de tenir des propos outranciers ou diffamatoires dévalorisant l’administration. Telle n’était nullement mon intention puisque, tout au contraire, je voulais plaider la cause du Ministère Public, faire connaître sa pratique quotidienne que je prétends digne et respectable, défendre une profession méconnue, injustement décriée et caricaturée, y compris à l’intérieure de l’Institution Judiciaire, pourfendre à l’occasion ses adversaires qui présentement l’accablent. Je ne pense donc pas que Parcours de Proc puisse trahir les intérêts de l’Institution Judiciaire. J’en fais juge le lecteur.
    Vous êtes le premier – le seul ? – Procureur Général en retraite à livrer des souvenirs… Qu’en pensez-vous ?
    L’époque qui a été la mienne a connu une profonde transformation de la justice et une remise en cause de ses principes fondateurs. Cela a suscité, pour ce qui me concerne, de grandes interrogations et une forte incitation à essayer de se mettre au clair devant les perspectives très ouvertes qui se profilent. Sans doute aussi, ma génération, avec son nouveau positionnement vis-à-vis de la presse, puisqu’elle est appelée à communiquer sur les affaires importantes, est moins empruntée pour s’exprimer publiquement sur son expérience professionnelle, voire personnelle. Je suis persuadé que, très bientôt, d’autres collègues sauteront le pas eux aussi.
    Quel bilan portez-vous sur la justice en France durant les années où vous avez été en fonction ?
    Le bilan judiciaire, au plan statistique, c’est le nombre des dossiers dont sont saisies les juridictions avec, en regard, le chiffre de décisions rendues. Jusqu’en 1970, globalement, l’Institution Judiciaire parvenait à évacuer le contentieux dont elle était saisie. Mais, à partir de 1970, le flot montant des dossiers va submerger, les tribunaux. Ceux-ci sont maintenant confrontés à des contentieux dits « de masse ». Au civil, ce sont les accidents de la circulation, les divorces, les licenciements. Au pénal, c’est l’explosion de la délinquance, des incivilités.
    L’augmentation massive du contentieux exigeait d’évidence des moyens supplémentaires en juge et en fonctionnaires. Les gardes des Sceaux successifs, le politique, a certes, par plusieurs lois de programme, satisfait à cette nécessité, mais pas dans des proportions suffisantes. Par ailleurs, cédant à la schizophrénie de l’opinion publique réclamant le matin la plus grande sévérité contre les délinquants et l’après-midi l’indulgence pour les « victimes de la société », le même politique s’est lancé dans un programme de réformes permanentes dans tous les domaines du droit. La procédure pénale a bénéficié d’une attention toute particulière avec plus d’une réforme chaque année. Les possibilités de recours ont été multipliées. Les délais pour voir intervenir les décisions réduits, la sanction de leur non-respect étant la mise en liberté immédiate du prévenu. Le contentieux s’est donc, pour chaque affaire, très substantiellement alourdi.
    Avocats, dont le nombre a augmenté de façon exponentielle, et Presse, ont exercé un contrôle de plus en plus strict, de plus en plus critique sur le fonctionnement judiciaire. De véritables à-priori se sont emparés de l’opinion publique. Le politique, en matière pénitentiaire, a refusé de mettre en place la capacité carcérale permettant d’exécuter les peines d’emprisonnement prononcées par le juge. À ce jour, la moitié de ces dernières ne peuvent l’être.
    Pensez-vous toujours qu’il faille « croire en la justice de son pays » malgré certaines défaillances, regrettables, mais inévitables ?
    La réponse est catégorique : oui. Il n’y a pas d’alternative, sauf à rompre définitivement et totalement le lien social dans notre société. Reste bien sûr que l’erreur judiciaire peut survenir, parce que la justice est rendue par des hommes qui, par définition, peuvent faillir. Il faut tout faire pour qu’il y en ait le moins possible, mais sa survenance ne peut être totalement exclue. Aucune œuvre humaine ne peut avoir la prétention d’accéder à la perfection absolue.
    Que préconiseriez-vous pour améliorer le système judiciaire ?
    Il y a sans doute quelque prétention à répondre à cette question…
    En premier lieu, il est nécessaire de réduire le périmètre de l’intervention judiciaire autant que possible. Le juge ne peut être appelé à statuer sur tout. Il doit jouer le rôle d’un dernier recours après intervention de mécanismes de médiation mises en œuvre par des administrations ou des organismes constitués à cette fin. Il faut donc combattre l’évolution à l’américaine que nous connaissons en matière notamment de responsabilité civile.
    Naturellement, sous la réserve d’une surveillance accrue des dépenses effectuées, des moyens supplémentaires en hommes et en crédits doivent être consentis par le politique pour mettre la France, en matière de justice, au niveau des autres grands pays européens, ce qui n’est pas le cas actuellement.
    « Parcours de Proc », Paul-Louis Auméras, préface de François Missen, Éditions Dualpha, collection « Vérités pour l’Histoire », dirigée par Philippe Randa, 388 pages, 31 euros.

  • La spécificité russe sur la scène internationale

    Jean Geronimo, docteur en économie, expert des questions économiques et stratégiques russes, Université Pierre Mendès France de Grenoble, est auteur de « La Pensée stratégique russe, Guerre tiède sur l’échiquier eurasien. Les révolutions arabes et après ? » (Sigest, 2012). Il évoque dans l‘interview ci-dessous, et que nous publions sur Contre-Info à sa demande, la pensée stratégique et les nouveaux défis de cette Russie post-communiste.

    Pourquoi cette seconde édition, sous-titrée : « Les Révolutions arabes, et après ? » ?

    Je voulais expliquer la spécificité de la position russe sur la scène internationale, au regard de l’évolution géopolitique récente accélérée par le « mirage arabe » et, dans ses grandes lignes, verrouillée par la gouvernance néo-libérale sous leadership américain.
    Cette évolution touche, d’une manière plus ou moins directe, les intérêts nationaux de la Russie – élargis à sa proche périphérie, la Communauté des Etats indépendants (CEI), qui couvre prés de 99% du territoire de l’ex-URSS. En la définissant comme son « Etranger proche », la Russie veut montrer à l’Occident que la CEI reste sa zone exclusive de responsabilité et, par ce biais, dissuader ses velléités expansives.
    Fondamentalement, mon livre vise à présenter la réaction russe face aux doubles menaces constituées par le futur bouclier anti-missiles américain et la propagation du « Printemps arabe », au-delà de son cadre régional. A la base, il y a une totale incompréhension de l’Occident global sur le comportement russe, perçu à travers le prisme désuet de la Guerre froide. Cette seconde édition enrichie du livre, recentrée sur l’imminence d’un « hiver islamiste » – selon l’expression de Poutine –, s’efforce d’éclairer ce point particulièrement délicat.
    Depuis la disparition officielle de l’URSS, le 25 décembre 1991, la Russie a le sentiment d’avoir été volontairement marginalisée par l’axe occidental. Au moyen de son levier USA-OTAN, cet axe s’est montré avide de profiter de la faiblesse temporaire de la puissance russe, issue d’une transition post-communiste désastreuse sur le plan économique et rythmée par la terrible « thérapie de choc » imposée par le premier ministre de Boris Eltsine, Yegor Gaïdar. Comme si, selon Andreï Gratchev, ancien conseiller du président Gorbatchev, il y avait eu une volonté inavouée de l’Occident – surtout des Etats-Unis – de voir la Russie post-communiste disparaître de la scène mondiale, en tant qu’acteur majeur, et de la réduire au rang de simple puissance régionale.
    Entre 1992 et 1998, après l’application du « modèle de Washington », cette transition néo-libérale en Russie se traduit par une inquiétante décroissance – croissance économique négative, sanctionnée par une compression de prés de 50% du PIB russe sur cette période ! Moscou regrette, aujourd’hui, la volonté occidentale d’étendre son influence en périphérie post-soviétique, considérée comme son pré-carré historique et, en définitive, de renforcer son unilatéralisme armé dans la gouvernance mondiale.
    Le vieux rêve gorbatchévien d’un monde post-guerre froide multipolaire, repris par la nouvelle direction russe à la suite d’Evgueni Primakov et poursuivi désormais par Vladimir Poutine, a été brisé.

    Le discours de Poutine à la Conférence de Munich sur la sécurité en 2007, était-il le symbole d’une inflexion radicale dans la politique étrangère russe ?

    Tendanciellement, depuis son arrivée au pouvoir présidentiel, le 30 mars 2000, V. Poutine s’efforce de s’opposer à l’orientation qu’il juge « anti-russe » de la diplomatie occidentale et cela, sur la base de la défense prioritaire de ses intérêts nationaux.
    Il le fait en s’appuyant de plus en plus sur un axe eurasien avec la Chine – avec aussi, l’Inde et l’Iran –, surtout depuis la désillusion de 2003 avec l’intervention américaine en Irak, en violation des règles internationales et ce, en dépit de l’opposition sino-russe. Cette orientation eurasienne, catalysée par l’axe sino-russe, est d’ailleurs reprise dans le cadre d’une structure politico-militaire commune, l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Depuis 2003, et sous l’impulsion du vieux « soviétique » Primakov, on assiste donc à une inflexion asiatique de la diplomatie russe, en réaction à l’attitude occidentale.
    De manière spectaculaire, Poutine a dénoncé l’attitude provocante de l’Occident lors de son célèbre discours de Munich, le 10 février 2007. Il n’accepte pas la sacralisation du « facteur force » – selon son expression – dans la régulation mondiale et dans la stratégie d’ingérence de l’axe USA-OTAN, très politiquement orientée. Il n’accepte pas non plus l’élargissement de l’OTAN à l’ancienne zone d’influence soviétique et l’extension douteuse du bouclier américain ABM, via sa composante otanienne en Europe, aux portes de la Russie. Pour le président Poutine, il s’agit d’une stratégie d’encerclement à finalité politique, consciemment focalisée contre la Russie restée, dans le prisme occidental, l’ennemi héréditaire de la Guerre froide.
    En poursuivant le reflux (roll back) de la puissance russe et la neutralisation de son potentiel nucléaire stratégique – via son bouclier anti-missiles –, la politique de l’administration Obama s’inscrit dans une logique atténuée de Guerre froide. Ce faisant, elle oblige la Russie, soucieuse de rééquilibrage stratégique, à renforcer les deux organisations politico-militaires de sa ligne sécuritaire sur l’espace eurasien, l’OCS et l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC).
    Au final, la politique américaine apparaît donc, dans la pensée stratégique russe, comme une menace latente majeure – en quelque sorte, « officialisée » par l’avertissement de Munich.

    Vous parlez de « pensée unique », pour caractériser les analyses dominantes sur les révolutions arabes, pourquoi ?

    Oui, le plus troublant est ce relatif consensus sur les « révolutions » arabes qui s’exprime, désormais, de manière unilatérale contre le régime Assad, devenu soudainement gênant – un peu à la manière de feu Kadhafi. Comme un ennemi (idéologique) à abattre.
    Pour caractériser cette configuration, associée à une structure d’intérêts relativement complexes et contradictoires, mais motivés par la volonté d’éliminer un « dictateur qui massacre son peuple », Moscou parle de scénario libyen. Par cette expression, la Russie sous-entend la mise en œuvre d’une stratégie manipulatoire soumise à un objectif politique précis visant, en réalité, autre chose que les intérêts légitimes du « bon peuple syrien » et la défense des droits de l’homme, en général.
    En référence à l’expérience libyenne, Moscou redoute une possible instrumentalisation d’une résolution de l’ONU avec la complicité tacite de l’OTAN, en vue d’une intervention militaire et réaliser, par ce biais, un vieil objectif de la Guerre froide visant à l’expulser de la région. Selon moi, il y a une volonté délibérée de créer un seuil critique conduisant le « système » (le régime syrien) à surréagir et à « perdre la tête » – pour, à terme, légitimer un devoir d’ingérence. La stratégie de harcèlement continu contre les forces pro-Assad s’inscrit, de manière indiscutable, dans la réalisation de cet objectif. La multiplication des incidents avec la Turquie, plus ou moins suscités par cette dernière, s’explique à partir de cette problématique qui a, il y a peu, justifié l’installation par l’OTAN de missiles Patriot à visée (théoriquement) défensive, à la frontière turco-syrienne. Depuis peu, les prétextes d’une intervention se multiplient – dont celui, redondant, de l’utilisation d’armes chimiques par « celui qui massacre son peuple ».
    Et, cela, à partir d’une simple rumeur, allègrement reprise par les médias occidentaux sans la moindre vérification – une fois de plus. Inquiétant.

    Pourquoi parler d’ « évolutions » arabes, et non de révolutions ?

    Au départ, ces « révolutions » semblent spontanées et répondent au juste désir d’émancipation de peuples longtemps privés de droits et de libertés. « Semblent », car Moscou n’écarte pas l’idée – depuis le début de la crise – d’une main extérieure pour précipiter l’éclosion précoce d’un « Printemps démocratique ». Et, a priori, mes informations personnelles accumulées depuis 2 ans le confirment. Les dés sont, donc, politiquement pipés.
    Même dans l’hypothèse de véritables « révolutions », ces dernières ont été progressivement soutenues et guidées de l’étranger au profit, notamment, de puissances ambitieuses enclines à renforcer leur pouvoir régional. Sans parler du rôle trouble des grandes puissances occidentales adeptes, dans un premier temps, d’un encouragement aveugle de la rébellion et, dans un second temps, de son soutien armé. Au nom de droits de l’homme à géométrie variable.
    Cette orientation est évidente dans le cas syrien, avec l’implication insidieuse des puissances saoudienne, qatarienne et turque – en totale violation du principe westphalien de souveraineté des Etats-nations. A cela, s’est greffée l’ingérence croissante des services secrets occidentaux. Je préfère donc parler d’évolutions consciemment orientées. Le terme « révolutions » est idéologiquement connoté et traduit un déterminisme excluant toute critique ou vision alternative. C’est la porte ouverte à la pensée unique et, surtout, à la justification morale d’une ingérence politique programmée.

    Quelle est la position officielle de la Russie sur la Syrie. Et comment mieux la comprendre ?

    Officiellement, et conformément aux lois internationales sur la souveraineté des Etats, la Russie ne veut pas s’impliquer militairement dans un conflit interne pour éviter son exacerbation et aggraver le chaos. Et cela, d’autant plus qu’elle sort d’un lourd traumatisme.
    Elle n’a pas oublié le « piège afghan » de 1979, tendu par Zbigniew Brzezinski, alors conseiller à la Sécurité du président Carter, pour l’enliser dans un conflit périphérique. La « leçon » afghane – comme plus tard, celle de 1999 en ex-Yougoslavie, avec le bombardement de l’OTAN – est profondément ancrée dans la mémoire stratégique russe. En outre, l’indépendance auto-proclamée du Kosovo, le 17 février 2008, a été ressentie par elle comme une véritable gifle diplomatique. Trop longtemps occultée, la Russie veut désormais s’affirmer sur la scène mondiale et, dans cette optique, elle veut faire de la question syrienne, une « preuve » de son retour comme grande puissance, respectée et écoutée. Pour Moscou, seule une solution négociée permettrait de sortir de l’impasse syrienne – conformément aux accords de Genève, du 30 juin 2012.
    Moscou s’efforce donc d’adopter une attitude neutre et équilibrée, privilégiant une reprise du dialogue entre les parties prenantes à la crise, comme pierre angulaire de la future transition démocratique – qu’elle n’exclut pas sans Assad, si le peuple le décide (c’est d’ailleurs, aussi, la position du président syrien). Ce faisant, la Russie s’oppose ouvertement à la coalition arabo-occidentale qui exige, comme préalable incontournable, le départ d’Assad. Un non-sens, auto-destructeur pour la Syrie et donc, pour la région.
    Cette configuration explique le veto russe – associé à celui de la Chine – aux résolutions successives du Conseil de sécurité de l’ONU, portées par les membres de cette coalition et structurellement favorables à l’opposition anti-Assad. Comme d’ailleurs, l’information médiatique quotidiennement diffusée par l’Organisation syrienne des droits de l’homme (OSDH) sur la crise syrienne, asymétrique et non contrôlée, donc potentiellement manipulable. Avec, en définitive, une désinformation choquante – la fin justifiant les moyens.
    Or, l’extrême hétérogénéité et islamisation de cette coalition ne présage rien de bon sur la transition post-Assad.

    Vous parlez « d’enjeux cachés » dans le déroulement de la crise syrienne. Pouvez-vous expliquer ?

    Aux traditionnels enjeux politiques de contrôle d’une zone névralgique, il y a la volonté de gagner la bataille de l’énergie, via le contrôle des sources et circuits énergétiques majeurs. Par ailleurs, à l’instar d’autres acteurs de la région, le Qatar aurait un projet gazier stratégique passant par le territoire syrien pour « rentabiliser » ses exportations énergétiques et garantir ses débouchés. Le potentiel gazier syrien, a priori considérablement sous-évalué, serait donc un objectif implicite de cette guerre qui ne dit pas son nom et qui est aussi, par ricochets, une guerre contre l’Iran.
    Dans le même temps, il y a en effet le désir de toucher l’Iran en affaiblissant un de ses principaux alliés de la région et, par ce biais, fragiliser le nouvel axe du mal émergent Chine-Iran-Russie. Car la puissance économique et politique montante de cet axe eurasien est de plus en plus redoutée par le leadership américain, contraint à une reformulation de sa stratégie dans la région. Nouveau réalisme oblige.
    Au final, « l’hyperpuissance américaine », pour reprendre l’expression de Hubert Védrine, doit aussi gérer son déclin économique, aujourd’hui rendu inéluctable par la pression concurrentielle accrue des « émergents ». Ce déclin est accéléré par un interventionnisme politico-militaire de moins en moins soutenable et économiquement épuisant – parfaitement anticipé par Paul Kennedy, en 1987, dans son fameux livre « The Rise and fall of the great powers ».
    En conséquence, le redécoupage régional des cartes géopolitique et énergétique se présente comme l’enjeu clé de cette guerre sans nom.

    A vous suivre, il s’agit aussi d’une « guerre de l’information » ?

    Oui, sans aucune ambiguïté. Pour mémoire, rappelons que lorsque G.W. Bush a lancé sa fameuse croisade en Irak en 2003, il a reconnu – et ce n’est pas par hasard – que la première guerre à gagner était celle de l’information. Les révolutions libérales (« colorées ») en zone post-soviétique à partir de 2003, et plus tard, les révolutions arabes depuis 2010, sont une stricte application de ce « principe bushien ».
    Noam Chomsky démontre, dans ses œuvres, le rôle crucial des stratégies de désinformation dans les démocraties. Pour V. Poutine, l’information a un rôle politique, via l’activité décisive d’ONG à financement étranger dans la structuration et la manipulation de l’opinion publique. Il l’a personnellement vérifié lors des dernières campagnes législatives et présidentielles russes, avec Golos – ONG russe chargée du monitoring des élections, mais très liée aux dollars et donc, aux intérêts américains via National Endowment for Democracy (NED) et United States Agency for International Development (USAID). Pourrait-on imaginer un scénario inverse aux Etats-Unis ? Cela a conduit, fort justement, Vladimir Poutine à renforcer la législation russe contre ces nouveaux « agents d’influence », soutenus de l’étranger – et, dés lors, définis comme des agents politiques.
    Dans les années 2000, dans le cadre des « révolutions de couleur », les ONG à financement américain ont eu un rôle clé dans l’arrivée au pouvoir des « libéraux » dans certaines républiques post-soviétiques, comme la Géorgie (2003), l’Ukraine (2004) et le Kirghizstan (2005). En 1989, lors de la révolution polonaise, elles ont aussi joué un rôle non négligeable – avec, encore, le soutien de NED. Troublante inertie.
    En conséquence, Poutine définit l’information comme levier des nouvelles stratégies du soft power, moins coûteuses sur les plans politique et économique, mais terriblement efficaces dans le monde inter-connecté d’internet, fondé sur l’immédiateté communicationnelle. « L’hyper-information » mal contrôlée peut, en effet, alimenter des stratégies politiques de déstabilisation des pouvoirs en place. Une telle tentative a été observée au Kazakhstan en décembre 2011, contre le président pro-russe et ami de V. Poutine, Nazarbaïev. A la même époque, ce scénario s’est répété contre le candidat Poutine qualifié, lors des manifestations de rue successives, de nouveau « dictateur soviétique ». Les clichés ont, décidément, la vie (trop) longue.
    Le discours de Poutine souligne le danger de futures révolutions portées par le soft power et la manipulation de l’information pour renverser des régimes hostiles, comme cela se passe au Moyen-Orient et bientôt, comme il le redoute, en périphérie post-soviétique. Poutine craint, en particulier, une extension du « Printemps arabe » dans les régions musulmanes de l’espace russe économiquement sous-développées, donc fragilisées et courtisées par les idéologies de l’Islam radical – ce qu’il dénonce comme la menace imminente d’un « hiver islamiste ».
    Dans ce cadre, ne pas comprendre la réaction russe relève d’une ineptie intellectuelle.

    A la fin de votre livre, dans le post-scriptum, vous développez le concept de « Guerre tiède »…

    En opposant à nouveau Russes et Américains, via des axes géopolitiques relativement hétérogènes mais structurés autour de la défense d’intérêts communs, cette guerre s’inscrit dans le prolongement d’une forme actualisée et désidéologisée de la guerre « froide ». Structurellement, il s’agit toujours d’une guerre d’influence, par alliés interposés – mais recentrée sur l’économique. C’est ce que j’appelle la guerre « tiède ».
    Ainsi, la transition post-communiste du nouvel ordre international est caractérisée par une nouvelle forme de conflictualité bipolaire opposant, dans un terrible face-à-face, l’axe arabo-occidental (soutenu par la Turquie) et l’axe eurasien sino-russe (soutenu par l’Iran). En creux, c’est aussi la question d’un monde post-occidental plus démocratique qui se joue – selon le terme utilisé par Hélène Carrère d’Encausse dans son livre de 2011, « La Russie entre deux mondes ». Cette question est portée par le pouvoir économique et politique croissant des puissances émergentes du 21e siècle, contestant la traditionnelle domination du Nord. Ces puissances, principalement les BRICS, revendiquent leur place dans la nouvelle gouvernance mondiale et ses instances décideuses – ce qui, selon la phraséologie gorbatchévienne, passe par une « Perestroïka internationale ».
    Fondamentalement, cette Guerre tiède est axée sur le contrôle des Etats stratégiques, en particulier les « pivots géopolitiques », pour reprendre la terminologie de Brzezinski. Ces Etats « pivots » fondent leur force moins sur leur puissance intrinsèque que sur leur capacité de nuisance et sur leur localisation au cœur d’espaces et de carrefours stratégiques. Zbigniew Brzezinski l’explique fort bien dans son ouvrage majeur, véritable bible de la politique étrangère américaine depuis 1997, « Le grand Echiquier ». De ce point de vue, l’Arabie saoudite peut être considérée, selon moi, comme le nouveau pivot géopolitique de la stratégie américaine sur l’Echiquier arabe.
    Aujourd’hui, ce pivot régional est activé contre les intérêts russes au Moyen-Orient, pour poursuivre le reflux de l’ancienne puissance communiste. Par ce biais, Washington transforme la Syrie en pièce maîtresse de cette impitoyable partie d’échecs. Or, en s’appuyant sur le facteur religieux, elle provoque une inquiétante politisation de ce dernier – exprimée par la montée de l’Islam radical, comme vecteur identitaire et accélérateur des « révolutions ». Au final, la crise syrienne cache donc un enjeu géopolitique majeur, médiatisé par de puissants rapports de force.
    Au coeur de la Guerre tiède, les coûts collatéraux humains et politiques sont déjà énormes et, sans doute, irréversibles – avec, en particulier, le renforcement de la fracture chiites/sunnites comme levier d’une terrible conflictualité inter-confessionnelle.
    Les Révolutions arabes, et après ?

    « La Pensée stratégique russe. Guerre tiède sur l’échiquier eurasien. Les révolutions arabes et après ? » (Sigest, 2012 – 14,95 e). Préface de Jacques Sapir.

    http://www.contre-info.com

  • Voyage au cœur de l'influence

    Polémologue tout-terrain, sociologue avisé des médias, spécialiste reconnu de la guerre de l'information, François-Bernard Huyghe analyse toutes les stratégies d'influence et de manipulation des esprits. Au premier chef celles que mettent en oeuvre les lobbyistes - ces stratèges de la guerre économique. Passage en revue des forces en présence.
    Le Choc du mois : Deux ou trois mots d'abord sur l'étymologie du mot. D'où vient cette expression de lobbying ?
    François-Bernard Huyghe : Le mot vient du vestibule en anglais, donc l'antichambre du pouvoir, puisque c'est dans les couloirs que les représentants des intérêts particuliers rencontraient, entre deux séances législatives, les élus de la Chambre des communes en Angleterre et de la Chambre des représentants aux Etats-Unis. Depuis, le mot est utilisé par métonymie pour désigner ceux qui s'agitent « dans les couloirs du pouvoir ». Voilà pour l'étymologie, mais dans les faits, les lobbies sont des groupes d'intérêts - moraux, civiques, ethniques, régionaux ou surtout marchands - qui tentent de peser sur la décision publique plus qu'ils ne le feraient par leur seul bulletin de vote, en tant que détenteurs d'une fraction de souveraineté. Ces groupes se reconnaissent des intérêts communs et se fixent des objectifs précis. Certains ne peuvent être atteints qu'en infléchissant la décision publique.
    Pourquoi a-t-on un problème en France avec le lobbying ?
    Il y a d'abord un problème avec le mot. Outre qu'il s'agit d'un anglicisme, il suscite des réticences. Quelqu'un qui parle du lobby homosexuel, israélien, franc-maçon ou arménien chez nous, est tout de suite soupçonné d'être homophobe, antisémite, obsédé du complot et vendu aux intérêts de génocidaires révisionnistes. Il y a même de fortes chances pour qu'il se retrouve devant les tribunaux, alors qu'un Américain pourra volontiers avouer faire partie du lobby gay ou juif, comme d'une chose tout à fait honorable. Mais on n'a pas seulement un problème avec le mot, on en a un aussi avec la chose et son principe.
    C'est-à-dire ?
    Nous sommes au pays de la loi Le Chapelier, promulguée en 1791, et qui, sous couleur de proscrire les coalitions, le compagnonnage et toutes les associations censées faire obstacle à la liberté de métier, a été de fait une arme contre les syndicats. On craignait qu'ils soient une résurgence d'Ancien Régime. Il faudra attendre 1884 et la loi Waldeck-Rousseau pour qu'ils soient autorisés, le fait de se constituer en corps pour agir sur la décision publique étant présumé suspect. Dans la tradition républicaine française, la loi doit résulter uniquement de la recherche d'un Bien Commun, transcendant les intérêts particuliers et traduisant la Volonté Générale.
    À l'inverse, selon la conception anglo-saxonne, si la loi est bonne, elle doit refléter un rapport de force et permettre aux divers intérêts particuliers de s'équilibrer. En France, suivant le concept hérité de Rousseau, le citoyen est censé n'être habité que par la Raison, et non pas mû par la recherche de profits personnels ou entravé par les « brigues » des groupes d'intérêt. Ou pire des « groupes de pression », terme qui évoque des manœuvres occultes empêchant le législateur ou l'administrateur de décider en fonction des seuls critères du bien commun. Cela n'a pas empêché les scandales de corruption de proliférer sous les Républiques successives.
    C'est une conception un peu vertueuse, pour ne pas dire hypocrite...
    Nous avons bien la chose, si nous n'avons pas le mot. Suivant le principe du service public, tout est affaire d'autorité déléguée de l'élection à la loi et de la loi à l'acte administratif. Mais la réalité nous montre une profusion de réseaux, d'amicales, d'associations d'anciens ceci ou de futurs cela, de corporatismes, de regroupements plus ou moins formels. Les gens qui ont à peu près la même culture, les mêmes revenus, les mêmes origines sociales, se retrouvent et se rendent des petits services. La fiction d'une démocratie vouée à l'intérêt général est de plus en plus difficile à soutenir. Un mouvement général pousse à la prolifération du lobbying.
    La différence entre la France et les États-Unis, c'est aussi la volonté de transparence...
    Aux Etats-Unis, le lobbying est admis au nom de deux amendements de la Constitution sur le droit d'association et sur la liberté d'expression. Il est soumis à deux conditions : la transparence financière et une déclaration explicite. Le lobbyiste doit clairement s'identifier comme tel et nommer son client. Le lobbying Act a réglementé la profession en 1946. Il a récemment été renforcé à la suite du scandale Abramoff, puissant lobbyiste, proche du Parti républicain, accusé d'escroquerie et de corruption de responsables politiques.
    Mais la transparence n'est pas seulement assurée par cette obligation de déclaration. Il existe des associations ou ONG qui surveillent les lobbyistes suivant le principe du « chien de garde » (watchdog) et qui ont fort à faire. Des centres d'information américains comme Sourcewatch ou Prwatch suivent au jour le jour les activités des professionnels du lobbying, leurs campagnes et leurs succès. Une transparence dont nous sommes loin de bénéficier en Europe. Ils ont épingle, lors de la dernière campagne présidentielle, le conseiller pour les affaires étrangères de John McCain, Randy Scheunemann, un ancien lobbyiste, qui avait été payé - cher, très cher - par la Géorgie.
    Mais on y vient aujourd'hui à cette transparence. La preuve, tous ces lobbyistes qui s'affichent en tant que tels...
    Je connais beaucoup de gens qui font du lobbying, mais je n'en connais guère qui emploient le mot. La plupart préféreront se présenter comme conseils en relations ou communication publique, juristes...
    Où en est-on des projets de réglementation du lobbying en France ?
    Notre tradition répugne à l'idée d'un mandat impératif du législateur : les élus ne devraient pas se trouver obligés à l'égard d'intérêts privés, locaux ou professionnels. Un député du Cotentin ou des Bouches-du-Rhône est censé n'être pas le député de sa circonscription, mais de la Nation entière. C'est du rêve.
    Mais il y a néanmoins depuis peu une volonté d'inscrire le lobbying dans la loi. Cela fait suite à la publication du Livre bleu, que l'on doit à l'un des députés de la Commission des affaires étrangères, Jean-Paul Charié et qui veut « favoriser le lobbying au lieu de le craindre ». Nous pourrions nous diriger vers un système d'accréditation, qui donnerait un statut officiel aux lobbyistes en France et un accès réglementé auprès des législateurs.
    Le pouvoir politique semble aujourd'hui voué à une certaine impuissance. D'où cette profusion d'intermédiaires qui viennent se glisser entre lui et le peuple...
    Un des facteurs les plus évidents de la montée en puissance du lobbying est la prolifération des pouvoirs infra et supranationaux. Là où il y a régionalisation, décentralisation, mais aussi réglementation internationale, le lobbying est en meilleure position que face à un Etat jacobin. Ne serait-ce que parce qu'il trouve une pluralité d'interlocuteurs, voire de pouvoirs, à jouer les uns contre les autres. Par ailleurs, de la réglementation ou de l'autorisation locale jusqu'aux grandes négociations internationales, en passant par l'échelon de la loi, des conditions douanières et fiscales, des normes techniques, etc., les lobbyistes trouvent de nouveaux terrains d'action. Plus la chaîne des conséquences est longue (entendez : plus des actes ont des conséquences économiques, écologiques, sociales ou autres, sur des points éloignés, comme c'est le cas avec la mondialisation), plus il y a de leviers pour le lobbying.
    Mais l'effacement du politique...
    Le lobbying profite de l'affaiblissement général du politique et des grands schémas idéologiques, comme il bénéficie de la conversion des pouvoirs établis au culte de la gouvernance et de la société civile. La technicité des problèmes - environnementaux par exemple - joue dans le même sens : batailles de chiffres et anticipations supposent conflit entre expertises et interprétations. Plus l'information dont dépend la décision est complexe et abondante, plus les groupes d'intérêts peuvent les sélectionner dans un sens favorable à leurs thèses. La liste des tendances qui expliquent leclosion du lobbying pourrait se prolonger longtemps. Elle devrait aussi comprendre un facteur « sociologique » : le recrutement des cabinets de lobbyistes se fait beaucoup chez les anciens quelque chose, anciens des cabinets ministériels, des organisations internationales, des grandes agences... Il ne s'agit pas seulement d'une question de carnet d'adresses - encore que cet atout ne soit certainement pas négligeable : les élites bureaucratiques familiarisées avec les règles des administrations, leur fonctionnement mental et leurs compétences, sont tentées de rentabiliser ce capital culturel.
    On est loin de la vision du lobbyiste, à laquelle on est habitué, en manipulateur de l'ombre ou en corrupteur. Je pense à ce petit chef-d'œuvre hollywoodien, Thank you for smoking, qui donne une vision peut-être caricaturale du lobbyiste, mais franchement hilarante...
    Oui et non. Dans ce film, on retrouve toutes les techniques du lobbying. Le personnage, un lobbyiste pro-tabac, est d'abord un baratineur hors pair. Son slogan, c'est : « Jordan jouait au basket, Charles Manson tuait, moi, je parle. » Et son surnom : « Spin sultan », équivalent à peu près à « roi de la manip ». Quant à sa philosophie, il l'a tiré de la fameuse phrase de Barnum : « Chaque minute, une femme met au monde un nouveau pigeon. » Il dîne tous les mois avec ses deux collègues, chargés respectivement de l'alcool et des armes à feu : c'est le MDM (le club des marchands de mort), où ils comparent joyeusement leurs performances en termes de décès. Il y a du vrai dans tout cela, du moins pas tant dans la caricature que dans le cynisme affiché des personnages.
    Mais aujourd'hui, le lobbying n'est plus un simple art de bien plaider une cause, si indéfendable qu'elle soit. Ni celui de s'adresser à un interlocuteur unique, le parlementaire. Ses pratiquants ont bien compris que, dans une société où tout finit en « débat de société » et où tout est soumis au pouvoir de l'opinion, il faut compter avec d'autres forces. Notamment les associations de consommateurs, les ONG, ce qu'il est convenu d'appeler « les représentants de la société civile », sans compter les médias, les groupes militants... Il ne s'agit donc pas seulement d'éloquence ou de mauvaise foi, mais aussi de réseaux, d'alliances, de stratégie indirecte.
    Et pas toujours de la corruption ?
    Il y a aux Etats-Unis une solide tradition de corruption des élus, tempérée par la volonté affichée de transparence. On disait autrefois en argot américain que le lobbying, c'était « bread, booze and blondes » (du fric, de l'alcool et des blondes).
    Comment procède le lobbyiste, techniquement parlant ?
    La gestion de l'information est devenue de plus en plus technique. Cela n'allège pas le poids du relationnel, mais le lobbyiste doit fournir un travail de recherche, autant sur les éléments du débat que sur les lieux du pouvoir. Le lobbyiste mène une double tâche, d'expertise et de production de l'agenda (art de mettre un sujet sur le tapis ou de lui faire donner la priorité). La familiarité avec les structures et procédures, l'identification du bon interlocuteur, constituent des atouts majeurs On parle maintenant d'« outsourcing ». Le lobbyiste amène l'information jusqu'au législateur.
    Un attaché parlementaire, au fond...
    Il arrive parfois que le législateur, surtout à l'échelon européen, les sollicite pour qu'ils participent aux projets de lois ou de règlements. Les représentants élus préfèrent souvent connaître l'opinion des lobbyistes, qui font remonter l'information jusqu'aux élus. Naturellement, c'est une information
    orientée. Les lobbyistes interviennent dans le cadre de la « consultation des parties prenantes ». C'est de la « coopération ». On cherche à orienter le législateur en lui présentant les conséquences éventuelles de sa future décision, en lui apportant des « points de vue » qui ressemblent à des propositions concrètes.
    La principale activité du lobbying ne s'exerce-t-elle pas aujourd'hui dans le champ législatif et administratif ?
    Il est évident que plus la norme est internationalisée et technique, plus elle devient abstraite et pointue. Or, on sait que le diable se cache dans les détails. Les commissions et les bureaux de Bruxelles ne peuvent pas consulter à tous les coups les 600 et plus députés européens, du reste pas nécessairement compétents. Si les élus européens sont très loin des électeurs, les fonctionnaires le sont encore plus. Que va bien pouvoir comprendre un fonctionnaire danois chargé de traiter en anglais et en français une question qui touche les producteurs de tomates siciliens ? Pas grand-chose. Il sera forcément sensible à l'aide de lobbyistes qui présentent des options claires et excellent dans les stratégies de synthèse orientée. Selon un chiffre souvent cité, les quatre cinquièmes des directives européennes sont issus des cabinets de lobbying. Lors de la discussion sur la loi sur la modernisation de l'économie, en juin 2008, des députés français se sont indignés que les lobbyistes leur envoient des projets d'amendement tout faits qu'ils n'avaient plus qu'à recopier. À Bruxelles, cette pratique n'aurait surpris personne.
    L'autre grande pratique des lobbyistes à Bruxelles, c'est l'infiltration...
    Disons l'art de placer des experts amis parmi les « experts nationaux détachés », les END. Les lobbyistes trouvent parfois des alliés précieux dans les ONG. Elles peuvent être utilisées « en contre » pour faire valoir par exemple que le projet concurrent - faire venir de la viande d'un pays de l'Est -est cruel pour les animaux ou que les importations du rival risquent de provoquer une déforestation dont souffrira la population locale. Les lobbyistes sont aujourd'hui en situation d'autant plus favorable que la consultation est intégrée aux procédures du Parlement et de la Commission. On estime à quinze mille le nombre de lobbyistes à Bruxelles.
    Ajoutez à cela quelque trois mille groupes d'intérêts et plus de cinq cents fédérations.
    C'est le paradis du lobbying...
    Un fromage sur un nuage. Ça y ressemble !
    Propos recueillis par François Bousquet LECHOCDUMOIS septembre 2009
    À lire : François-Bernard Huyghe, Maîtres du faire croire. De la propagande à l'influence, Vuibert, 2008
    À consulter : http://www.huyghe.fr