géopolitique - Page 912
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Les nouvelles guerres de religion + Pierre Hillard
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Après Erdogan, Morsi ? Autant en emporte le vent
Il y a une semaine, nous constations la chute accélérée de la position du Turc Erdogan, qui n’avait pu réussir, au long de la crise de Gaza (Gaza-II), à se rétablir dans la perception de l’opinion musulmane et de celle du reste du monde. Gaza-II n’avait démontré qu’une chose : la toute-puissance de la position de Morsi, l’homme-clef de la crise, montrant de la fermeté vis-à-vis d’Israël tout en contrôlant le Hamas et en s’attirant le soutien enthousiaste de Washington. C’était effectivement le 23 novembre 2012 que tout cela était rapportét.
«D’un côté, il y a une appréciation générale selon laquelle Erdogan s’est trouvé dans cette crise à la remorque de Morsi, tandis que son attitude durant ces quelques jours est perçue plutôt comme de la gesticulation sans beaucoup de substance. […][S]elon un article du New York Times [… :] “The analysts stressed that while Turkey became a vocal defender of Palestinians and a critic of the Israeli regime, ‘it had to take a back seat to Egypt on the stage of high diplomacy.” […] “While most of the region’s leaders rushed to the nearest microphone to condemn Israel, the normally loquacious prime minister was atypically mute,” said Aaron Stein from a research center based in Istanbul. Stein added that while Erdogan was touring a factory that makes tanks, Egypt President Mohamed Morsi had “put his stamp on world réaction…»
• L’impression est immanquable : Erdogan est “perdu corps et bien”, Morsi est le grand homme d’une époque nouvelle… Combien de temps, cette “époque nouvelle” ? Eh bien, disons, une semaine, dix jours, deux semaines ? Aujourd’hui, Morsi est à la dérive ; l’on dirait presque, bientôt, qu’il est “perdu corps et bien”… Le constat semble aussi rapide que le temps qui passe et que l’Histoire se fait.
• Ces trois-quatre derniers jours, Morsi s’est trouvé entraîné dans le tourbillon d’une contestation qui prend des allures, une fois de plus, révolutionnaires, ou plutôt déstructurantes ; destructrices de structures encore si fragiles mises en place peu à peu depuis le départ de Moubarak, et dont Morsi avait pensé qu’elles suffiraient à canaliser les passions et les fureurs. Le schéma est assez simple : deux ou trois jours après sa “victoire” dans Gaza-II, au pinacle de sa puissance nouvelle, Morsi s’est jugé en position de force pour assurer son pouvoir intérieur en relançant sa querelle avec le pouvoir législatif, contre lequel il avait lancé jusqu’ici des assauts contenus et même retournés contre lui, et cette fois lui-même pour placer un coup décisif. Il semble que Morsi se soit trop appuyé sur ses conseillers juridiques, selon le journaliste Rana Mamdouh, du quotidien Al-Akhbar English, ce 27 novembre 2012 : «As Egyptian President Mohammed Mursi faces yet another showdown with the judiciary, this time over his recent decree placing himself beyond the power of the courts, sources tell Al-Akhbar that the real masterminds behind these disastrous decisions are Mursi’s advisors.»
Rana Mamdouh semble, d’après ses sources, assez pessimiste sur l’issue de la crise pour Morsi, qu’il voit dans une nouvelle capitulation du même Morsi face au pouvoir législatif : «The president, on the other hand, met with the Higher Judicial Council on Monday in an attempt to close the rift caused by the declaration. The meeting was widely seen as an attempt to find a way out while allowing Mursi to save face – this would be the fourth reversal of a presidential decision in relation to the judiciary.»
• …Pourtant, serait-on tentés d’écrire, Morsi semblait avoir assuré sa position, notamment auprès des USA. Justement : à quoi servent les USA aujourd’hui et qui s’en soucie vraiment, au Caire, dans la rue par où doit passer toute décision politique ? La caution des USA, n’est-ce pas la caution de l’incendiaire donnée à l’apprenti-pompier ? Le même Al-Akhbar English, du 27 novembre 2012, publie une rapide et savoureuse mise en situation sur son Live Blog, le 27 novembre au matin ; laquelle nous montre 1) que le côté américaniste est affolé et ne comprend plus rien à une situation qu’il n’a jamais comprise, avec l’ambassade tweetant que, finalement, elle serait plutôt contre Morsi et aux côtés des révolutionnaires, du peuple et des droits de l’homme ; 2) que les contestataires anti-Morsi n’ont rien à faire des manifestations diverses de l’américanisme affolé, sinon à leur faire passer texto le message qu’ils ne veulent plus des accords de Camp David (accord de paix Israélo-Égyptien)…
« Who cares what the US says anyways ? » Are the Americans back peddling on Mursi ? Under Mubarak, the US maintained its opposition to the Brotherhood. When Mursi won the presidential election and made clear his intentions to maintain ties with Israel and keep providing them with fuel, the US backed him. It was just a few days ago that US Secretary of State Hillary Clinton praised Mursi's “leadership” on Gaza. Now today, the US Embassy in Cairo basically called Mursi a dictator or Twitter: » “ @USEmbassyCairo : The Egyptian people made clear in the January 25th revolution that they have had enough of dictatorship #tahrir”.
»Conveniently, the embassy failed to address the incident just outside its doors earlier today when an activist was killed by riot police. Those protesters aren't just sending a message to Mursi, they are also rallying against US meddling in their internal affairs, and in particular, Camp David.»
• Première conclusion (sous forme de question) : Morsi est-il en train de prendre une direction semblable à celle d’Erdogan, par d’autres voies ? Seconde conclusion : il semblait bien que ces deux dirigeants musulmans, supposés habiles, certainement réformistes et un poil révolutionnaire, populiste sans aucun doute, charismatiques, étaient du genre “qui a compris que la rue pèse d’un poids terrible” après le “printemps arabe” ; eh bien, sans doute ne l’ont-ils pas assez bien compris.
… Mais est-ce bien une question de “bien comprendre”, finalement ? L’impression générale, dans la région, est véritablement celle d’un tourbillon évoluant en spirale vers un trou noir, que plus personne ne peut espérer contrôler. La tension générale ne rend pas compte de lignes de force tendant à imposer leurs lois, mais au contraire d’un désordre grandissant, d’un chaos où s’accumulent toutes les composantes de la crise terminale du Système, de type postmoderniste. Tous les pays autour de la Syrie sont en train de se transformer en une sorte de Pakistan circulaire, encerclant la Syrie-Afghanistan. La Turquie attend la réponse la plus stupide possible de l’OTAN (un “oui”) à la requête la plus stupide possible qu’elle ait faite, de déployer des Patriot de pays de l’OTAN (on connaît leur redoutable et presque légendaire inefficacité) à la frontière syrienne, sous contrôle d’engagement de l’OTAN. Tout le reste est à l’avenant, avec l’hypothèque absolument terrifiante de la destinée de l’Arabie Saoudite, qui se trouve au seuil d’une période explosive et absolument déstructurante. Tous les grands projets plus ou moins teintés d’idéologie religieuse et activiste, sunnites, salafistes, etc., sont en train de s’évaporer sous la poussée du désordre, avec même le Qatar qui se retire de plus en plus, tandis que les diverses forces en présence se transforment de plus en plus en bandes, en réseaux du crime organisé, etc. La pathétique sottise américaniste-occidentaliste domine tout ce champ de ruines de sa haute taille et de sa prétention sans faille et au pas précautionneux, – l’image du paon ferait bien l’affaire, – attentive à venir poser, à la moindre occasion, par exemple à l’aide d’un de ses drones dont le président BHO “qui marche sur l’eau” a le secret, un de ces actes stupides, absurdes, nuisibles et illégaux, pour encore aggraver ce qui est déjà si grave.
Dès qu’un homme apparaît et paraît pouvoir prétendre “chevaucher le tigre”, – et même un de ces hommes au demeurant d’allure et de conviction qui nous le rendraient sympathiques, – il est finalement désarçonné, et nullement au profit du Système qu’il semblait en position de pouvoir affronter, mais dans un dessein finalement radicalement antiSystème, – parce que cet homme-là, justement, n’est pas assez antiSystème pour les desseins supérieurs consentant à s'occuper des choses du monde. Bien qu’un Erdogan en son temps, puis un Morsi dans le sien, soient loin de nous sembler des marionnettes du Système, et même au contraire, la terrible loi du comte Joseph de Maistre joue contre eux. «On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.» Erdogan et Morsi ne sont pas des “scélérats”, à l’image des révolutionnaires français, mais ils restent au service de desseins extérieurs à eux, qui se débarrassent d’eux s’ils prétendent trop précisément interrompre le cours de “la révolution”, qu’on nomme ici “printemps arabe”, qui n’a pas pour tâche d’établir ni la démocratie ni les droits de l’homme, qui a pour tâche d’abattre les structures du Système et rien d’autre. Le chaos a un envers qui le rend lui-même nécessaire.
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Afghanistan : une guerre programmée depuis 210 ans
♦ Conférence prononcée par Robert Steuckers le 24 novembre 2001 à la tribune du Cercle Hermès de Metz, à la tribune du MNJ le 26 janvier 2002 et à la tribune commune de Terre & Peuple-Wallonie et de Synergies Européennes-Bruxelles le 21 février 2002
Depuis que les troupes américaines et occidentales ont débarqué en Afghanistan, dans le cadre de la guerre anti-terroristes décrétée par Bush à la suite des attentats du 11 septembre 2001, un regard sur l'histoire de l'Afghanistan au cours de ces 2 derniers siècles s'avère impératif ; de même, joindre ce regard à une perspective plus vaste, englobant les théâtres et les dynamiques périphériques, permettrait de juger plus précisément, à l'aune de l'histoire, les manœuvres américaines en cours. Il nous induit à constater que cette guerre dure en fait depuis au moins 210 ans. Pourquoi ce chiffre de 210 ans ? Parce que les principes, qui la guident, ont été consignés dans un mémorandum anglais en 1791, mémorandum qui n'a pas perdu de sa validité dans les stratégies appliquées de nos jours par les puissances maritimes. Seule l'amnésie historique, qui est le lot de l'Europe actuelle, qui nous est imposée par des politiques aberrantes de l'enseignement, qui est le produit du refus d'enseigner l'histoire correctement, explique que la teneur de ce mémorandum n'est pas inscrite dans la tête des diplomates et des fonctionnaires européens. Ils en ignorent généralement le contenu et sont, de ce fait, condamnés à ignorer le moteur de la dynamique à l'œuvre aujourd'hui.
Louis XVI : l'homme à abattre
Quel est le contexte qui a conduit à la rédaction de ce fameux mémorandum ? La date-clef qui explique le pourquoi de sa rédaction est 1783. En cette année-là, à l'Est, les armées de Catherine de Russie prennent la Crimée et le port de Sébastopol, grâce à la stratégie élaborée par le Ministre Potemkine et le Maréchal Souvorov (cf. : Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie - Des origines au nucléaire, Laffont/Bouquins, 1990). À partir de cette année 1783, la Crimée devient entièrement russe et, plus tard, à la suite du Traité de Jassy en 1792, il n'y aura plus aucune troupe ottomane sur la rive septentrionale de la Mer Noire. À l'Ouest, en 1783, la Marine Royale française écrase la Royal Navy anglaise à Yorktown, face aux côtes américaines. La flotte de Louis XVI, bien équipée et bien commandée, réorganisée selon des critères de réelle efficacité, domine l'Atlantique. Son action en faveur des insurgés américains a pour résultat politique de détacher les 13 colonies rebelles de la Couronne anglaise. À partir de ce moment-là, le sort de l'artisan intelligent de cette victoire, le Roi Louis XVI, est scellé. Il devient l'homme à abattre. Exactement comme Saddam Hussein ou Milosevic aujourd'hui. Paul et Pierrette Girault de Coursac, dans Guerres d'Amérique et libertés des mers (cf. infra), ont décrit avec une minutie toute scientifique les mécanismes du complot vengeur de l'Angleterre contre le Roi de France qui a développé une politique intelligente, dont les 2 piliers sont : 1) la paix sur le continent, concrétisée par l'alliance avec l'Empire autrichien, dépositaire de la légitimité impériale romano-germanique, et 2) la construction d'une flotte appelée à dominer les océans (à ce propos, se rappeler des expéditions de La Pérouse ; cf. Yves Cazaux, Dans le sillage de Bougainville et de Lapérouse, Albin Michel, 1995).
L'Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, battue à Yorktown, menacée par les Russes en Méditerranée orientale, va vouloir inverser la vapeur et conserver le monopole des mers. Elle commence par lancer un débat de nature juridique : la mer est-elle res nullius ou res omnius, une chose n'appartenant à personne, ou une chose appartenant à tous ? Si elle est res nullius, on peut la prendre et la faire sienne ; si elle est res omnius, on ne peut prétendre au monopole et il faut la partager avec les autres puissances. L'Angleterre va évidemment arguer que la mer est res nullius. Sur terre, l'Angleterre continue à appliquer sa politique habituelle, mise au point au XVIIe siècle, celle de la “Balance of Powers”, de l'équilibre des puissances. En quoi cela consiste-t-il ? À s'allier à la seconde puissance pour abattre la première. En 1783, cette pratique pose problème car il y a désormais alliance de facto entre la France et l'Autriche : on ne peut plus les opposer l'une à l'autre comme au temps de la Guerre de Succession d'Espagne. C'est d'ailleurs la première fois depuis l'alliance calamiteuse entre François Ier et le Sultan turc que les 2 pays marchent de concert. Depuis le mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette de Habsbourg-Lorraine, il est donc impossible d'opposer les 2 puissances traditionnellement ennemies du continent. Cette union continentale ne laisse rien augurer de bon pour les Anglais, car, profitant de la paix avec la France, Joseph II, Empereur germanique, frère de Marie-Antoinette, veut exploiter sa façade maritime en Mer du Nord, dégager l'Escaut de l'étau hollandais et rouvrir le port d'Anvers. Joseph II s'inspire des projets formulés quasiment un siècle plus tôt par le Comte de Bouchoven de Bergeyck, soucieux de développer la Compagnie d'Ostende, avec l'aide du gouverneur espagnol des Pays-Bas, Maximilien-Emmanuel de Bavière. La tentative de Joseph II de forcer le barrage hollandais sur l'Escaut se termine en tragi-comédie : un canon hollandais tire un boulet qui atterrit au fond de la marmite des cuisines du bateau impérial. On parlera de “Guerre de la Marmite”. L'Escaut reste fermé. L'Angleterre respire.
Organiser la révolution et le chaos en France
Comme cette politique de “Balance of Powers” s'avère impossible vu l'alliance de Joseph II et de Louis XVI, une nouvelle stratégie est mise au point : organiser une révolution en France, qui débouchera sur une guerre civile et affaiblira le pays, l'empêchant du même coup de financer sa politique maritime et de poursuivre son développement industriel. En 1789, cette révolution, fomentée depuis Londres, éclate et précipite la France dans le désastre. Olivier Blanc, Paul et Pierrette Girault de Coursac sont les historiens qui ont explicité en détail les mécanismes de ce processus (cf. : Olivier Blanc, Les hommes de Londres - Histoire secrète de la Terreur, Albin Michel, 1989 ; Paul et Pierrette Girault de Coursac, Guerre d'Amérique et liberté des mers 1718-1783, F.X. de Guibert/OEIL, Paris, 1991). En 1791, les Anglais obtiennent indirectement ce qu'ils veulent : la République néglige la marine, ne lui vote plus de crédits suffisants, pour faire la guerre sur le continent et rompre, par voie de conséquence, l'harmonie franco-impériale, prélude à une unité diplomatique européenne sur tous les théâtres de conflit, qui avait régné dans les vingt années précédant la Révolution française.
Trois stratégies à suivre
À Londres, on pense que la France, agitée par des avocats convulsionnaires, est plongée pour longtemps dans le marasme et la discorde civile. Reste la Russie à éliminer. Un mémorandum anonyme est remis, la même année, à Pitt ; il s'intitule Russian Armament et contient toutes les recettes simples et efficaces pour abattre la seconde menace, née, elle aussi, en 1783, qui pèse sur la domination potentielle des mers par l'Angleterre. Ce mémorandum contient en fait 3 stratégies à suivre à tout moment :
• 1) Contenir la Russie sur la rive nord de la Mer Noire et l'empêcher de faire de la Crimée une base maritime capable de porter la puissance navale russe en direction du Bosphore et au-delà ; cette stratégie est appliquée aujourd'hui, par l'alliance turco-américaine et par les tentatives de satelliser la Géorgie de Chevarnadze.
• 2) S'allier à la Turquie, fort affaiblie depuis les coups très durs que lui avait portés le Prince Eugène de Savoie entre 1683 et 1719. La Turquie, incapable désormais de développer une dynamique propre, devait devenir, pour le bénéfice de l'Angleterre, un verrou infranchissable pour la flotte russe de la Mer Noire. La Turquie n'est donc plus un “rouleau compresseur” à utiliser pour détruire le Saint Empire, comme le voulait François Ier ; ni ne peut constituer un “tremplin” vers la Méditerranée orientale et vers l'Océan Indien, pour une puissance continentale qui serait soit la Russie, si elle parvenait à porter ses forces en avant vers les Détroits (vieux rêve depuis que l'infortunée épouse du Basileus, tombé l'épée à la main à Constantinople en 1453 face aux Ottomans, avait demandé aux Russes de devenir la “Troisième Rome” et de prendre le relais de la défunte Byzance) ; soit l'Autriche si elle avait pu consolider sa puissance au cours du XIXe siècle ; soit l'Allemagne de Guillaume II, qui, par l'alliance effective qu'elle scelle avec la Sublime Porte, voulait faire du territoire turco-anatolien et de son prolongement mésopotamien un “tremplin” du cœur de l'Europe vers le Golfe Persique et, partant, vers l'Océan Indien (ce qui suscita la fameuse “Question d'Orient” et constitua le motif principal de la Première Guerre Mondiale ; rappelons que la “Question d'Orient” englobait autant les Balkans que la Mésopotamie, les 2 principaux théâtres de conflit à nos portes ; les 2 zones sont étroitement liées sur le plan géopolitique et géostratégique).
• 3) Éloigner toutes les puissances européennes de la Méditerranée orientale, afin qu'elles ne puissent s'emparer ni de Chypre ni de la Palestine ni de l'isthme égyptien, où l'on envisage déjà de creuser un canal en direction de la Mer Rouge.
La réouverture de l'Escaut
En 1793, la situation a cependant complètement changé en France. La République ne s'enlise pas dans les discussions stériles et la dissension civile, mais tombe dans la Terreur, où les sans-culottes jouent un rôle équivalent à celui des talibans aujourd'hui. En 1794, après la bataille de Fleurus remportée par Jourdan le 25 juin, les armées révolutionnaires françaises s'emparent définitivement des Pays-Bas autrichiens, prennent, avec Pichegru, le Brabant et le port d'Anvers, de même que le Rhin, de Coblence — ville prise par Jourdan en même temps que Cologne — à son embouchure dans la Mer du Nord. Ils réouvrent l'Escaut à la navigation et entrent en Hollande. Le delta des 3 fleuves (Escaut / Meuse / Rhin), qui fait face aux côtes anglaises et à l'estuaire de la Tamise, se trouve désormais aux mains d'une puissance de grande profondeur stratégique (l'Hexagone). La situation nouvelle, après les soubresauts chaotiques de la révolution, est extrêmement dangereuse pour l'Angleterre, qui se souvient que les corsaires hollandais, sous la conduite de l'Amiral de Ruyter, avaient battu 3 fois la flotte anglaise et remonté l'estuaire de la Tamise pour incendier Londres (1672-73) (1). En partant d'Anvers, il faut une nuit pour atteindre l'estuaire de la Tamise, ce qui ne laisse pas le temps aux Anglais de réagir, de se porter en avant pour détruire la flotte ennemie au milieu de la Mer du Nord : d'où leur politique systématique de détacher les pays du Bénélux et le Danemark de l'influence française ou allemande, et d'empêcher une fusion des Pays-Bas septentrionaux et méridionaux, car ceux-ci, unis, s'avèreraient rapidement trop puissants, vu l'union de la sidérurgie et du charbon wallons à la flotte hollandaise (a fortiori quand un empire colonial est en train de se constituer en Indonésie, à la charnière des océans Pacifique et Indien).
Lord Castlereagh proposa à Vienne en 1815 la consolidation et la satellisation du Danemark pour verrouiller la Baltique et fermer la Mer du Nord aux Russes, la création du Royaume-Uni des Pays-Bas (car on ne perçoit pas encore sa puissance potentielle et on ne prévoit pas sa future présence en Indonésie), la création du Piémont-Sardaigne, État-tampon entre la France et l'Autriche, et marionnette de l'Angleterre en Méditerranée occidentale ; Homer Lea théorisera cette politique danoise et néerlandaise de l'Angleterre en 1912 (cf. infra) en l'explicitant par une cartographie très claire, qui reste à l'ordre du jour.
Nelson : Aboukir et Trafalgar
Les victoires de la nouvelle république, fortifiées à la suite d'une terreur bestiale, sanguinaire et abjecte, notamment en Vendée, provoquent un retournement d'alliance : d'instigatrice des menées “dissensionnistes” de la révolution, l'Angleterre devient son ennemie implacable et s'allie aux adversaires prussiens et autrichiens de la révolution (stratégie mise au point par Castlereagh, sur ordre de Pitt). Résultat : un espace de chaos émerge entre Seine et Rhin. Dans les années 1798-99, Nelson va successivement chasser la marine française de la Méditerranée, car elle est affaiblie par les mesures de restriction votées par les assemblées révolutionnaires irresponsables, alors que l'Angleterre avait largement profité du chaos révolutionnaire français pour consolider sa flotte. Par la bataille d'Aboukir, Nelson isole l'armée de Bonaparte en Égypte, puis, les Anglais, avec l'aide des Turcs et en mettant au point des techniques de débarquement, finissent par chasser les Français du bassin oriental de la Méditerranée ; à Trafalgar, Nelson confisque aux Français la maîtrise de la Méditerranée occidentale.
Géostratégiquement, notre continent, à la suite de ces 2 batailles navales, est encerclé par le Sud, grâce à la triple alliance tacite de la flotte anglaise, de l'Empire ottoman et de la Perse. La thalassocratie joue à fond la carte turco-islamique pour empêcher la structuration de l'Europe continentale : une carte que Londres joue encore aujourd'hui. Dans l'immédiat, Bonaparte abandonne à regret toute visée sur l'Égypte, tout en concoctant des plans de retour jusqu'en 1808. Par la force des choses, sa politique devient strictement continentale ; car, s'il avait parfaitement compris l'importance de l'Égypte, position clef sur la route des Indes, et s'il avait pleine conscience de l'atout qu'étaient les Indes pour les Anglais, il ne s'est pas rendu compte que la maîtrise de la mer implique ipso facto une domination du continent, lequel, sans la possibilité de se porter vers le large, est condamné à un lent étouffement. La présence d'escadres suffisamment armées en Méditerranée ne rendait pas la conquête militaire — coûteuse — du territoire égyptien obligatoire.
Dialectique Terre/Mer
Depuis cette époque napoléonienne, notre pensée politique, sur le continent, devient effectivement, pour l'essentiel, une pensée de la Terre, comme l'attestent bon nombre de textes de la première décennie du XIXe siècle, les écrits de Carl Schmitt et ceux de Rudolf Pannwitz.
[cf. R. Steuckers : « Rudolf Pannwitz : “Mort de la Terre”, Imperium Europæum et conservation créatrice », in : Nouvelles de Synergies Européennes n°19, avril 1996 ; « L'Europe entre déracinement et réhabilitation des lieux : de Schmitt à Deleuze », in : Nouvelles de Synergies Européennes n°27, 1997 ; « Les visions d'Europe à l'époque napoléonienne - Aux sources de l'européisme contemporain », in : Nouvelles de Synergies Européennes n°45, 2000]
C'est contre cette limitation volontaire, contre cette “thalassophobie”, que s'insurgeront des hommes comme Friedrich Ratzel (cf. : R. Steuckers, « F. Ratzel (1844-1904) : anthropogéographie et géographie politique », in : Vouloir n°9/ns, 1997) et l'Amiral von Tirpitz. Le Blocus continental, si bien décrit par Bertrand de Jouvenel (cf. : B. de Jouvenel, Napoléon et l'économie dirigée - Le blocus continental, Ed. de la Toison d'Or, Bruxelles, 1942), a des aspects positifs et des aspects négatifs. Il permet un développement interne de l'industrie et de l'agriculture européenne. Mais, par ailleurs, il condamne le continent à une forme dangereuse de “sur place”, où aucune stratégie de mobilité globale n'est envisagée. À l'ère de la globalisation— et elle a commencée dès la découverte des Amériques, comme l'a expliqué Braudel — cette timidité face à la mobilité sur mer est une tare dangereuse, selon Ratzel.
Le plan du Tsar Paul Ier
En 1801, il y a tout juste 200 ans, l'Angleterre doit faire face à une alliance entre le Tsar Paul Ier et Napoléon. L'objectif des 2 hommes est triple :
• 1) Ils veulent s'emparer des Indes et les Français, qui se souviennent de leurs déboires dans ce sous-continent, tentent de récupérer les atouts qu'ils y avaient eus,
• 2) Ils veulent bousculer la Perse, alors alliée des Anglais, grâce aux talents d'un très jeune officier, le fameux Malcolm, qui, enfant, avait appris à parler persan à la perfection, et qui fut nommé capitaine à 13 ans et général à 18,
• 3) Ils cherchent les moyens capables de réaliser le Plan d'invasion de Paul Ier : acheminer les troupes françaises via le Danube et la Mer Noire (et nous trouvons exactement les mêmes enjeux qu'aujourd'hui !), tandis que les troupes russes, composées essentiellement de cavaliers et de cosaques, marcheraient à travers le Turkestan vers la Perse et l'Inde. Dans les conditions techniques de l'époque, ce plan s'est avéré irréalisable, parce qu'il n'y avait pas encore de voies de communication valables. Le Tsar conclut qu'il faut en réaliser (en germe, nous avons le projet du Transsibérien, qui sera réalisé un siècle plus tard, au grand dam des Britanniques).
En 1804, malgré qu'elle ne soit plus l'alliée de la France napoléonienne, la Russie marque des points dans le Caucase, amorce de ses avancées ultérieures vers le cœur de l'Asie centrale. Ces campagnes russes doivent être remises aujourd'hui dans une perspective historique bien plus vaste, d'une profondeur temporelle immémoriale : elles visent, en réalité, à parfaire la mission historique des peuples indo-européens, et à rééditer les exploits des cavaliers indo-iraniens ou proto-iraniens qui s'étaient répandu dans toute l'Asie centrale vers 1600 av. JC. Les momies blanches du Sinkiang chinois prouvent cette présence importante et dominante des peuples indo-européens (dont les Proto-Tokhariens) au cœur du continent asiatique. Ils ont fort probablement poussé jusqu'au Pacifique. Les Russes, du temps de Catherine II et de Paul Ier, ont parfaitement conscience d'être les héritiers de ces peuples et savent intimement que leur présence attestée en Asie centrale avant les peuples mongols ou turcs donne à toute l'Europe une sorte de droit d'aînesse dans ces territoires. L'antériorité de la conquête et du peuplement proto-iraniens en Asie centrale ôte toute légitimité à un contrôle mongol ou turc de la région, du moins si on raisonne sainement, c'est-à-dire si on raisonne avec longue mémoire, si on forge ses projets sur base de la plus profonde profondeur temporelle. Des Proto-Iraniens à Alexandre le Grand et à Brejnev, qui donne l'ordre à ses troupes de pénétrer en Afghanistan, la continuité est établie.
La ligne Balkhach/Aral/Caspienne/Volga
L'analyse cartographique de Colin MacEvedy, auteur de nombreux atlas historiques, montre que lorsqu'un peuple non européen se rend maître de la ligne Lac Balkhach, Mer d'Aral, Mer Caspienne, cours de la Volga, il tient l'Europe à sa merci. Effectivement, qui tient cette ligne, que Brzezinski appelle la “Silk Road”, est maître de l'Eurasie tout entière, de la fameuse “Route de la Soie” et de la Terre du Milieu (Heartland). Quand ce n'est pas un peuple européen qui tient fermement cette ligne, comme le firent les Huns et les Turcs, l'Europe entre irrémédiablement en déclin. Les Huns s'en sont rendu maîtres puis ont débouché, après avoir franchi la Volga, dans la plaine de Pannonie (la future Hongrie) et n'ont pu être bloqués qu'en Champagne. Les Avars, puis les Magyars (arrêtés à Lechfeld en 955), ont suivi exactement la même route, passant au-dessus de la rive septentrionale de la Mer Noire. De même, les Turcs seldjoukides, passant, eux, par la rive méridionale, prendront toute l'Anatolie, détruiront l'Empire byzantin, remonteront le Danube vers la plaine hongroise pour tenter de conquérir l'Europe et se retrouveront 2 fois devant Vienne.
En 1838, les Britanniques prévoient que les Russes, s'ils continuent sur leur lancée, vont arriver en Inde et établir une frontière commune avec les possessions britanniques dans le sous-continent indien. D'où, bons connaisseurs des dynamiques et des communications dans la région, ils forgent la stratégie qui consiste à occuper la Route de la Soie sur son embranchement méridional et sur sa portion qui va de Herat à Peshawar, point de passage obligatoire de toutes les caravanes, comme, aujourd'hui, de tous les futurs oléoducs, enjeux réels de l'invasion récente de l'Afghanistan par l'armée américaine. On constate donc que le but de guerre de 1838 ne s'est réalisé qu'aujourd'hui seulement !
Un Afghanistan jusqu'ici imprenable
Sur le plan stratégique, il s'agissait, pour les Anglais de l'époque, de :
• 1) protéger l'Inde par une plus vaste profondeur territoriale, sous la forme d'un glacis afghano-himalayen, sinon l'Inde risquait, à terme, de n'être qu'un simple réseau de comptoirs littoraux, plus difficilement défendable contre une puissance bénéficiant d'un vaste hinterland centre-asiatique (les Anglais tirent les leçons de la conquête de l'Inde par les Moghols islamisés) ;
• 2) de contenir la Russie selon les principes énoncés en 1791 pour la Mer Noire, cette fois le long de la ligne Herat-Peshawar (cf. à ce propos, K. Marx & F. Engels, Du colonialisme en Asie - Inde, Perse, Afghanistan, Mille et une nuits, n°372, 2002). Les opérations anglaises en Afghanistan se solderont en 1842 par un désastre total, seule une poignée de survivants reviendront à Peshawar, sur une armée de 17.000 hommes. La victoire des tribus afghanes contre les Anglais en 1842 sauvera l'indépendance du pays. Jusque aujourd'hui, en effet, mise à part la tentative soviétique de 1979 à Gorbatchev, l'Afghanistan restera imprenable, donc indépendant. Un destin dont peu de pays musulmans ont pu bénéficier.
De 1852 à 1854 a lieu la Guerre de Crimée. L'alliance de l'Angleterre, de la France et de la Turquie conteste les positions russes en Crimée, exactement selon les critères avancés par l'Angleterre depuis 1783. En 1856, au terme de cette guerre, perdue par la Russie sur son propre terrain, le Traité de Paris limite la présence russe en Mer Noire, ou la rend inopérante, et lui interdit l'accès aux Détroits. En 1878, les armées russes, appuyées par des centaines de milliers de volontaires balkaniques, serbes, roumains et bulgares, libèrent les Balkans de la présence turque et avancent jusqu'aux portes de Constantinople, qu'elles s'apprêtent à libérer du joug ottoman. Le Basileus byzantin a failli être vengé. Mais l'Angleterre intervient à temps pour éviter l'effondrement définitif de la menace ottomane qui avait pesé sur l'Europe depuis la défaite serbe sur le Champ des Merles en 1389. Tous ces événements historiques vont contribuer à faire énoncer clairement les concepts de la géopolitique moderne.
Mackinder et Lea : deux géopolitologues toujours actuels
En effet, en 1904, Halford John MacKinder prononce son fameux discours sur le “pivot” de l'histoire mondiale, soit la “Terre du Milieu” ou “Heartland”, correspondant à l'Asie centrale et à la Sibérie occidentale. Les états-majors britanniques sont alarmés : le Transsibérien vient d'être inauguré, donnant à l'armée russe la capacité de se mouvoir beaucoup plus vite sur la terre. Le handicap des armées de Paul Ier et de Napoléon, incapables de marcher de concert vers la Perse et les Indes en 1801, est désormais surmonté. En 1912, Homer Lea, géopolitologue et stratège américain, favorable à une alliance indéfectible avec l'Empire britannique, énonce, dans The Day of the Saxons, les principes généraux de l'organisation militaire de l'espace situé entre Le Caire et Calcutta. Dans le chapitre consacré à l'Iran et à l'Afghanistan, Homer Lea explique qu'aucune puissance — en l'occurrence, il s'agit de la Russie — ne peut franchir la ligne Téhéran-Kaboul et se porter trop loin en direction de l'Océan Indien. De 1917 à 1921, le grand souci des stratèges britanniques sera de tirer profit des désordres de la révolution bolchevique pour éloigner le pouvoir effectif, en place à Moscou, des rives de la Mer Noire, du Caucase et de l'Océan Indien.
Les préliminaires de cette révolution bolchevique, qui ont lieu immédiatement après le discours prémonitoire de MacKinder en 1904 sur le pivot géographique de l'histoire et sur les “dangers” du Transsibérien pour l'impérialisme britannique, commencent dès 1905 par des désordres de rue, suivis d'un massacre qui ébranle l'Empire et permet de décrire le Tsar comme un monstre (qui redeviendra bon en 1914, comme par l'effet d'un coup de baguette magique !). Selon toute vraisemblance, les services britanniques tentent de procéder de la même façon en Russie, dans la première décennie du XXe siècle, qu'en France à la fin du XVIIIe : susciter une révolution qui plongera le pays dans un désordre de longue durée, qui ne lui permettra plus de faire des investissements structurels majeurs, notamment des travaux d'aménagement territorial, comme des lignes de chemin de fer ou des canaux, ou dans une flotte capable de dominer le large. Les 2 types de projets politiques que combattent toujours les Anglo-Saxons sont justement :
• 1) les aménagements territoriaux, qui structurent les puissances continentales et diminuent ipso facto les atouts d'une flotte et de la mobilité maritime, et qui permettent l'autarcie commerciale ;
• 2) la construction de flottes concurrentes. La France de 1783, la Russie de 1904 et l'Allemagne de Guillaume II développaient toutes 3 des projets de cette nature : elles se plaçaient par conséquent dans le collimateur de Londres.
De 1905 à 1917
Pour détruire la puissance russe, bien équipée, dotée de réserves immenses en matières premières, l'Angleterre va utiliser le Japon, qui était alors une puissance émergeante, depuis la proclamation de l'ère Meiji en 1868. Londres et une banque new-yorkaise — la même qui financera Lénine à ses débuts — vont prêter les sommes nécessaires aux Japonais pour qu'ils arment une flotte capable d'attirer dans le Pacifique la flotte russe de la Baltique et de la détruire. C'est ce qui arrivera à Tshouchima (pour les tenants et aboutissants de cet épisode, cf. notre article sur le Japon : R. Steuckers, « La lutte du Japon contre les impérialismes occidentaux », in : Nouvelles de Synergies Européennes n°32, 1998).
En 1917, on croit que la Russie va être plongée dans un désordre permanent pendant de longues décennies. On pense :
• 1) détacher l'Ukraine de la Russie ou, du moins, détruire l'atout céréalier de cette région d'Europe, grenier à blé concurrent de la Corn Belt américaine ;
• 2) on spécule sur l'effondrement définitif du système industriel russe ;
• 3) on prend prétexte du caractère inacceptable de la révolution et de l'idéologie bolcheviques pour ne pas tenir les promesses de guerre faites à la Russie pour l'entraîner dans le carnage de 1914 ; devenue bolchevique, la Russie n'a plus droit à aucune conquête territoriale au-delà du Caucase au détriment de la Turquie ; ne reçoit pas d'accès aux Détroits ; on ne lui fait aucune concession dans les Balkans et dans le Delta du Danube (les principes du mémorandum de 1791 et du Traité de Paris de 1856 sont appliqués dans le nouveau contexte de la soviétisation de la Russie).
En 1918-19, les troupes britanniques et américaines occupent Mourmansk et asphyxient la Russie au Nord ; Britanniques et Turcs, réconciliés, occupent le flanc méridional du Caucase, en s'appuyant notamment sur des indépendantistes islamiques azéris turcophiles (exactement comme aujourd'hui) et en combattant les Arméniens, déjà si durement étrillés, parce qu'ils sont traditionnellement russophiles (ce scénario est réitéré de nos jours) ; plus tard, Enver Pacha, ancien chef de l'état-major turc pendant la première guerre mondiale, organise, au profit de la stratégie globale des Britanniques, des incidents dans la zone-clef de l'Asie centrale, la Vallée de la Ferghana.
De la “Question d'Orient” à la révolte arabe
L'aventure d'Enver Pacha dans la Vallée de la Ferghana, qui s'est terminée tragiquement, constitue une application de ce que l'on appelle désormais la “stratégie lawrencienne” (cf.: Jean Le Cudennec, « Le point sur la guerre américaine en Afghanistan : le modèle “lawrencien” », in : Raids n°189, fév. 2002). Comme son nom l'indique, elle désigne la stratégie qui consiste à lever des “tribus” hostiles à l'ennemi sur le propre territoire de celui-ci, comme Lawrence d'Arabie avait mobilisé les tribus arabes contre les Turcs, entre 1916 et 1918. Déboulant du fin fonds du désert, fondant sur les troupes turques en Mésopotamie et le long de la vallée du Jourdain, la révolte arabe, orchestrée par les services britanniques, annihile, par le fait même de son existence, la fonction de “tremplin” vers le Golfe Persique et l'Océan Indien que le binôme germano-turc accordait au territoire anatolien et mésopotamien de l'Empire ottoman. L'objectif majeur de la Grande Guerre est atteint : la grande puissance européenne, qui avait le rôle du challengeur le plus dangereux, et son espace complémentaire balkano-anatolo-mésopotamien (Ergänzungsraum), n'auront aucune “fenêtre” sur la Mer du Milieu (l'Océan Indien), qui, quadrillé par une flotte puissante, permet de tenir en échec la “Terre du Milieu” (le “Heartland” de MacKinder).
Après les traités de la banlieue parisienne, les Alliés procèdent au démantèlement du bloc ottoman, désormais divisé en une Anatolie turcophone et sunnite, et une mosaïque arabe balkanisée à dessein, où se juxtaposent des chiites dans le Sud de l'Irak, des Alaouites en Syrie, des chrétiens araméens, orthodoxes, de rite arménien ou autre, nestoriens, etc. et de larges masses sunnites, dont des wahhabites dans la péninsule arabique ; le personnage central de la nouvelle république turque devient Moustafa Kemal Atatürk, aujourd'hui en passe de devenir un héros du cinéma américain (cf. : Michael Wiesberg, « Pourquoi le lobby israélo-américain s'engage-t-il à fond pour la Turquie ? Parce que la Turquie donne accès aux pétroles du Caucase », in : Au fil de l'épée, Recueil n°3, oct. 1999).
Les atouts de l'idéologie d'Atatürk
Atatürk est un atout considérable pour les puissances thalassocratiques : il crée une nouvelle fierté turque, un nouveau nationalisme laïc, bien assorti d'un solide machisme militaire, sans que cette idéologie vigoureuse et virile, qui sied aux héritiers des Janissaires, ne mette les plans britanniques en danger ; Atatürk limite en effet les ambitions turques à la seule Anatolie : Ankara n'envisage plus de reprendre pied dans les Balkans, de porter ses énergies vers la Palestine et l'Égypte, de dominer la Mésopotamie, avec sa fenêtre sur l'Océan Indien, de participer à l'exploitation des gisements pétroliers nouvellement découverts dans les régions kurdes de Kirkouk et de Mossoul, de contester la présence britannique à Chypre ; le “turcocentrisme” de l'idéologie kémaliste veut un développement séparé des Turcs et des Arabes et refuse toute forme d'État, de khanat ou de califat regroupant à la fois des Turcs et des Arabes ; dans une telle optique, la reconstitution de l'ancien Empire ottoman se voit d'emblée rejetée et les Arabes, livrés à la domination anglaise. On laisse se développer toutefois, en marge du strict laïcisme kémaliste, une autre idéologie, celle du panturquisme ou pantouranisme, qu'on instrumentalisera, si besoin s'en faut, contre la Russie, dans le Caucase et en Asie centrale. De même, le turcocentrisme peut s'avérer utile si les Arabes se montrent récalcitrants, ruent dans les brancards et manifestent leurs sympathies pour l'Axe, comme en Irak en 1941, ou optent pour une alliance pro-soviétique, comme dans les années 50 et 60 (Égypte, Irak, Syrie). Dans tous ces cas, la Turquie aurait pu ou pourra jouer le rôle du père fouettard.
Le rôle de l'État d'Israël
Israël, dans le jeu triangulaire qui allie ce nouveau pays, né en 1948, aux États-Unis (qui prennent le relais de l'Angleterre), et à la Turquie — dont la fonction de “verrou” se voit consolidée — a pour rôle de contrôler le Canal de Suez si l'Égypte ne se montre pas suffisamment docile. Au sud du désert du Néguev, Israël possède en outre une fenêtre sur la Mer Rouge, à Akaba, permettant, le cas échéant, de pallier toute fermeture éventuelle du Canal de Suez en créant la possibilité matérielle d'acheminer des troupes et des matériels via un système de chemin de fer ou de routes entre la côte méditerranéenne et le Golfe d'Akaba (distance somme toute assez courte ; la même stratégie logistique a été utilisée du Golfe à la Caspienne, à travers l'Iran occupé, dès 1941 ; le matériel américain destiné à l'armée soviétique est passé sur cette voie, bien plus longue que la distance Méditerranée-Akaba et traversant de surcroît d'importants massifs montagneux).
Dans ce contexte, très effervescent, où ont eu lieu toutes les confrontations importantes d'après 1945, voyons maintenant quelle est, plus spécifiquement, la situation de l'Afghanistan.
Entre l'année 1918, ou du moins après l'échec définitif des opérations envisagées par Enver Pacha et ses commanditaires, et l'année 1979, moment où arrivent les troupes soviétiques, l'Afghanistan est au frigo, vit en marge de l'histoire. En 1978 et 1979, années où l'Iran est agité par la révolution islamiste de Khomeiny, l'URSS tente de réaliser le vieux rêve de Paul Ier : foncer vers les rives de l'Océan Indien, procéder au “grand bond vers le Sud” (comme le qualifiera Vladimir Jirinovski dans un célèbre mémorandum géopolitique, qui suscita un scandale médiatique planétaire).
Guerre indirecte et “counter-insurgency”
Les États-Unis, héritiers de la stratégie anglaise dans la région, ne vont pas tarder à réagir. Le Président démocrate, Jimmy Carter, perd les élections de fin 1980, et Reagan, un faucon, arrive au pouvoir en 1981. Le nouveau président républicain dénonce la coexistence pacifique et rejette toute politique d'apaisement, fait usage d'un langage apocalyptique, avec abus du terme “Armageddon”. Ce vocabulaire apocalyptique, auquel nous sommes désormais habitués, revient à l'avant-plan dans les médias, au début du premier mandat de Reagan : on parle à nouveau de “Grand Satan” pour désigner la puissance adverse et son idéologie communiste. Sur le plan stratégique, la parade reaganienne est simple : c'est d'organiser en Afghanistan une guerre indirecte, par personnes interposées, plus exactement, par l'intermédiaire d'insurgés locaux, hostiles au pouvoir central ou principal qui se trouve, lui, aux mains de l'ennemi diabolisé. Cette stratégie s'appelle la counter-insurgency et est l'héritière actuelle des sans-culottes manipulés contre Louis XVI, des Vendéens excités contre la Convention — parce qu'elle a fini par tenir Anvers — et puis ignoblement trahis (affaire de Quiberon), des insurgés espagnols contre Napoléon, des guérilleros philippins armés contre les Japonais, etc.
En Afghanistan, la counter-insurgency se déroule en 3 étapes : on arme d'abord les “moudjahiddins”, qui opèrent en alliant anti-communisme, islamisme et nationalisme afghan, pendant toute la période de l'occupation soviétique. Le harcèlement des troupes soviétiques par ces combattants bien enracinés dans le territoire et les traditions de l'Afghanistan a été systématique, mais sans les armements de pointe, notamment les missiles “Stinger” fournis par les États-Unis et financés par la drogue, ces guerriers n'auraient jamais tenu le coup.
Seconde étape : entre 1989 et 1995/96, nous assistons en Afghanistan à une sorte de modus vivendi. Les troupes soviétiques se sont retirées, la Russie a cessé d'adhérer à l'idéologie communiste et de la professer. De ce fait, la diabolisation, le discours sur le “Grand Satan” n'est plus guère instrumentalisable, du moins dans la version établie au temps de Reagan. La troisième étape commence avec l'arrivée sur la scène afghane des talibans, moudjahiddins plus radicaux dans leur islam de facture wahhabite. Il s'agit d'organiser une counter-insurgency contre un gouvernement central afghan russophile, qui entend conserver la neutralité traditionnelle de l'Afghanistan, acquise depuis la terrible défaite subie par les troupes britanniques en 1842, neutralité qui avait permis au pays de rester à l'écart des 2 guerres mondiales.
Ben Laden, l'ISI et Leila Helms
Les talibans déploient leur action avec le concours de l'Arabie Saoudite, dont est issu leur maître à penser, Oussama Ben Laden, du Pakistan et de son solide service secret, l'ISI, et des services américains agissant sous l'impulsion de Leila Helms. Les Saoudiens fournissent les fonds et l'idéologie, l'ISI pakistanais assure la logistique et les bases de repli sur les territoires peuplés par l'ethnie pachtoune. Les 2 experts français Brisard et Dasquié (cf. JC Brisard & G. Dasquié, Ben Laden - La vérité interdite, Denoël, 2001) explicitent clairement le rôle joué par Leila Helms dans leur ouvrage magistral, bien diffusé et immédiatement traduit en allemand (cette simultanéité laisse espérer une cohésion franco-allemande, critique à l'égard de l'unilatéralisme américain). Toutefois, dans ce jeu, chacun des acteurs poursuit ses propres objectifs. Dans le livre de Brisard et Dasquié, le double jeu de Ben Laden est admirablement décortiqué ; par ailleurs Bauer et Raufer (cf. : Alain Bauer & Xavier Raufer, La guerre ne fait que commencer - Réseaux, financements, armements, attentats… les scénarios de demain, JC Lattès, 2002) soulignent le risque d'une exportation dans les banlieues françaises (et ailleurs en Europe) d'une effervescence anti-européenne, conduisant à terme à la dislocation totale de nos sociétés.
Le pétrole et le coton
Les objectifs immédiats des États-Unis, tant dans l'opération consistant à appuyer les talibans de manière inconditionnelle, que dans l'opération ultérieure actuelle, visant à les chasser du pouvoir à Kaboul sont de 2 ordres ; le premier est avoué, tant il est patent : il s'agit de gérer correctement l'acheminement du pétrole de la Caspienne et de l'Asie centrale via les futurs oléoducs transafghans. Le second est généralement inavoué : il s'agit de gérer la production du coton en Asie centrale, de faire main basse, au profit des grands trusts américains du coton, de cette matière première essentielle pour l'habillement de milliards d'êtres humains sur la planète. L'exploitation conjointe des nappes pétrolifères et des champs de culture du coton pourrait transformer cette grande région en un nouvel Eldorado.
Les deux anacondas
La gestion optimale de l'opération militaire, prélude à une gigantesque opération économique, est désormais possible, à moindres frais, grâce à la couverture de satellites que possèdent désormais les Américains. Haushofer, le géopolitologue allemand, disait que les flottes des thalassocraties parvenaient à étouffer tout développement optimal des grandes puissances continentales, à occuper des bandes littorales de comptoirs soustraites à toute autorité politique venue de l'intérieur des terres, à priver ces dernières de débouchés sur les océans. Haushofer utilisait une image expressive pour désigner cet état de choses : l'anaconda qui enserre sa proie, c'est-à-dire les continents eurasien et sud-américain. Si les flottes anglo-saxonnes des premières décennies du XXe siècle, consolidées par le traité foncièrement inégal que fut ce Traité de Washington de 1922, sont le premier anaconda, il en existe désormais un nouveau, maître de l'espace, autre res nullius à l'instar des mers au XVIIIe siècle. Le réseau des satellites observateurs américains constitue le second anaconda, enserrant la terre tout entière.
Le réseau des satellites consolide un autre atout que se sont donné les puissances anglo-saxonnes depuis la Seconde Guerre mondiale : les flottes de bombardiers lourds. Il faut se rappeler la métaphore de Swift, dans les fameux Voyages de Gulliver, où un peuple, vivant sur une île flottant dans les airs, écrase ses ennemis selon 3 stratégies : le lancement de gros blocs de roche sur les installations et les habitations du peuple ennemi, le maintien en état stationnaire de leur île volante au-dessus du territoire ennemi afin de priver celui-ci de la lumière du soleil, ou la destruction totale du pays ennemi en faisant atterrir lourdement l'île volante sur une ville ou sur la capitale afin de la détruire totalement. Indubitablement, ce récit imaginaire de Swift, répété à tous les Anglais pendant des générations, a donné l'idée qu'une supériorité militaire aérienne totale, capable d'écraser complètement le pays ennemi, était indispensable pour dominer définitivement le monde. Toutefois la théorisation du bombardement de terreur par l'aviation vient du général italien Douhet (cf. : Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie - Des origines au nucléaire, Laffont, 1990). Elle sera mise en application par les “Bomber Commands” britannique et américain pendant la Seconde Guerre mondiale, mais au prix de plus de 200.000 morts, rien que dans les forces aériennes. Aujourd'hui, la couverture spatiale, les progrès de l'avionique en général et la précision des missiles permettent une utilisation moins coûteuse en hommes de l'arme aérienne (de l'air power). C'est ainsi qu'on envisage des opérations de grande envergure avec “zéro mort”, côté américain, côté “Empire du Bien”, et un maximum de cadavres et de désolation, côté adverse, côté “Axe du Mal”.
Face à la situation afghane actuelle, qui est le résultat d'une politique délibérée, forgée depuis près de 2 siècles, avec une constance étonnante, quels sont les déboires, les possibilités, les risques qui existent pour l'Europe, quelle est notre situation objective ?
Les déboires de l'Europe :
◊ 1. Nous avons perdu sur le Danube, car un complot de même origine a visé l'élimination physique ou politique de 4 hommes, très différents les uns des autres quant à leur carte d'identité idéologique : Ceaucescu, Milosevic, Haider et Kohl (voire Stoiber). À la suite d'une guerre médiatique et de manipulations d'images (avec les faux charniers de Timisoara), le dictateur communiste roumain est éliminé. On a pu penser, comme nous-mêmes, à la liquidation d'une mauvaise farce, mais ce serait oublier que ce personnage balkanique haut en couleur avait réussi vaille que vaille à organiser les “cataractes” du Danube, à faire bâtir 2 ponts reliant les rives roumaine et bulgare du grand fleuve et à creuser le canal “Danube - Mer Noire” (62,5 km de long, afin d'éviter la navigation dans les méandres du delta). Notons que le creusement de ce canal avait mécontenté les Soviétiques qui ont un droit d'accès au delta, mais non pas à un canal construit par le peuple roumain. Même si l'arbitraire du régime de Ceaucescu peut être jugé a posteriori pénible et archaïque, force est de constater que sa disparition n'a pas apporté un ordre clair au pays, capable de poursuivre un projet danubien cohérent ou de générer des fonds suffisants pour financer de tels travaux.
Milosevic, le Danube et l'Axe Dorien
Les campagnes médiatiques visant à diaboliser Milosevic ont 2 raisons géopolitiques majeures : créer sur le cours du Danube, à hauteur de Belgrade, point stratégique important comme l'attestent les rudes combats austro-ottomans pour s'emparer de cette place, une zone soustraite à toute activité normale, via les embargos. L'embargo ne sert pas à punir des “méchants”, comme veulent nous le faire croire les médias aux ordres, mais à créer artificiellement des vides dans l'espace, à soustraire à la dynamique spatiale et économique des zones visées, potentiellement puissantes, afin de gêner des puissances concurrentes plus fortes. La Serbie, de dimensions fort modestes, n'est pas un concurrent des États-Unis ; par conséquent son élimination n'a pas été le véritable but en soi ; l'objectif visé était manifestement autre ; dès lors, il s'est agi d'affaiblir des puissances plus importantes.
Dans la région, ce ne peut être que l'Europe en général et son cœur germanique en particulier. Enfin, le vide créé en Serbie par la politique d'embargo, empêche tout consortium euro-serbe, toute fédération balkanique ou tout resserrement de liens entre petites puissances balkaniques (comme la Grèce et la Serbie), empêche d'organiser définitivement le corridor Belgrade - Salonique, excellente “fenêtre” de l'Europe centrale sur la Méditerranée orientale, que nous avions appelé naguère “l'Axe Dorien”.
Haider et Kohl : dénominateur commun : le Danube
Les campagnes de diffamation contre Jörg Haider relèvent d'une même volonté de troubler l'organisation du trafic danubien. Les tentatives, heureusement avortées, d'organiser un boycott contre l'Autriche, auraient installé une deuxième zone “neutralisée”, un deuxième vide, sur le cours du grand fleuve qui est vraiment l'artère vitale de l'Europe. Enfin, le Chancelier allemand Helmut Kohl, qui a réalisé le plus ancien rêve européen d'aménagement territorial, soit le creusement du Canal Rhin - Main - Danube, a été promptement évacué de la scène allemande à la suite d'une campagne de presse l'accusant de corruptions diverses (mais bien bénignes à côté de celles auxquelles les féaux de l'OTAN se sont livrées au cours des décennies écoulées). Son successeur, à la tête des partis de l'Union chrétienne-démocrate (CDU/CSU), le Bavarois Stoiber, a subi, à son tour, des campagnes de diffamations infondées, qui l'ont empêché d'accéder aux commandes de la RFA — du moins jusqu'à nouvel ordre.
◊ 2. Nous avons perdu dans le Caucase. L'Azerbaïdjan est complètement inféodé à la Turquie, fait la guerre aux Arméniens au Nagorni-Karabakh, s'aligne sur les positions anti-russes de l'Otan, coince l'Arménie résiduaire (ex-république soviétique) entre la Turquie et lui-même, ne permettant pas des communications optimales entre la Russie, l'Arménie et l'Iran (ou le Kurdistan potentiel). En Tchétchénie et au Daghestan, les troubles suscités par des fondamentalistes financés par l'Arabie Saoudite — également soutenus par les services turcs travaillant pour les États-Unis — empêchent l'exploitation des oléoducs et réduisent l'influence russe au nord de la chaîne du Caucase. Plus récemment, la Géorgie de Chevarnadze, en dépit de la solidarité orthodoxe qu'elle devrait avoir avec la Russie et l'Arménie, vient de s'aligner sur la Turquie et les États-Unis. Ces 3 faisceaux d'événements contribuent à empêcher l'organisation des communications en Mer Noire, dans le Caucase et dans la Caspienne.
Du “containment” de l'Iran
◊ 3. Nous avons perdu sur la ligne Herat - Ladakh, dans le Cachemire. Le verrouillage pakistanais des hauteurs himalayennes au Cachemire sert à empêcher l'établissement de toute frontière commune entre la Russie (ou une république post-soviétique qui resterait fidèle à une alliance russe) et l'Inde. La présence américaine à Herat, par fractions de l'Alliance du Nord interposées, permet aussi de placer un premier pion dans le containment de l'Iran. Celui-ci est désormais coincé entre une Turquie totalement dépendante des États-Unis et un glacis afghan dominé par ces derniers. Il reste à éliminer l'Irak pour parfaire l'encerclement de l'Iran, prélude à son lent étouffement ou à son invasion (comme pendant l'été de 1941).
◊ 4. Nous avons perdu dans les mers intérieures. Les 2 mers intérieures qui sont le théâtre de conflits de grande ampleur depuis plus d'une décennie sont l'Adriatique et le Golfe Persique. Ces 2 mers intérieures, comme j'ai déjà eu maintes fois l'occasion de le démontrer, sont les 2 espaces maritimes (avec la Mer Noire) qui s'enfoncent le plus profondément dans l'intérieur des terres immergées de la masse continentale eurasienne. La Guerre du Golfe (et celles qui s'annoncent dans de brefs délais), de même que les complots américains qui ont amené à la chute du Shah (cf. : Houchang Nahavandi, La révolution iranienne - Vérité et mensonges, L'Âge d'Homme, 1999), visent non seulement à contrôler l'embouchure des 2 grands fleuves mésopotamiens, artères du Croissant Fertile, soit le Chatt El Arab, et à contenir l'Iran sur la rive orientale du Golfe.
La révolution islamiste d'Iran a eu la même fonction que la révolution sans-culotte en France ou la révolution bolchevique en Russie : créer le chaos, abattre un régime raisonnable en passe de réaliser de grands travaux d'infrastructure et d'aménagement territorial, et, dès que le nouveau régime révolutionnaire se stabilise, l'attaquer de front et appeler à la croisade contre lui, sous prétexte qu'il incarnerait une nouveauté perverse et diabolique.
Quant à l'idée de verrouiller l'Adriatique, elle apparaît évidente dès que l'Allemagne et l'Autriche, par l'intermédiaire d'une petite puissance qui leur est traditionnellement fidèle, comme la Croatie, accèdent à nouveau à la Méditerranée via les ports du Nord de l'Adriatique. Ce verrouillage aura lieu exactement comme au temps de la domination ottomane (éphémère) sur ces mêmes eaux, à hauteur du Détroit d'Otrante, dominé par l'Albanie.
Formuler une stratégie claire
Face à cette quadruple défaite européenne, il convient de formuler une stratégie claire, un programme d'action général pour l'Europe (qu'il sera très difficile de coordonner au départ, les Européens ayant la sale habitude de tirer toujours à hue et à dia et de travailler dans le désordre). Ce programme d'action contient les points suivants :
◊ Les Européens doivent montrer une unité inflexible dans les Balkans, s'opposer de concert à toute présence américaine et turque dans la péninsule sud-orientale de notre continent. Cette politique doit également viser à neutraliser, dans les Balkans eux-mêmes et dans les diasporas albanaises disséminées dans toute l'Europe, les réseaux criminels (prostitution, trafic de drogues, vol d'automobiles), liés aux structures albanaises anti-serbes et anti-macédoniennes, ainsi qu'au binôme mafias-armée de Turquie et à certains services américains. La cohésion diplomatique européenne dans les Balkans passe dès lors par un double travail : en politique extérieure — faire front à toute réimplantation de la Turquie dans les Balkans — et en politique intérieure — faire front à toute installation de mafias issues de ces pays et jouant un double rôle, celui de déstabiliser nos sociétés civiles et celui de servir de cinquièmes colonnes éventuelles.
◊ Les Européens doivent travailler de concert à ôter toute marge de manœuvre à la Turquie dans ses manigances anti-européennes. Cette politique implique :
• 1) d'évacuer de Chypre toutes les unités militaires et les administrations civiles turques et de permettre à toutes les familles grecques expulsées lors de l'agression de l'été 1974 de rentrer dans leurs villages ancestraux ; d'évacuer vers la Turquie tous les “nouveaux” Cypriotes turcs, non présents sur le territoire annexé avant l'invasion de 1974 ;
• 2) d'obliger la Turquie à renoncer à toute revendication dans l'Égée, car la conquête de l'Ionie s'est faite à la suite d'un génocide inacceptable à l'encontre de la population grecque, consécutif d'un autre génocide, tout aussi impitoyable, dirigé contre les Arméniens ; la Turquie n'a pas le droit de revendiquer la moindre parcelle de terrain ou les moindres eaux territoriales dans l'Égée ; la Grèce, et derrière elle une Europe consciente de ses racines, a, en revanche, le droit inaliénable de revendiquer le retour de l'Ionie à la mère patrie européenne ; la Turquie dans ce contexte, doit faire amende honorable et s'excuser auprès des communautés chrétiennes orthodoxes du monde entier pour avoir massacré jadis le Patriarche de Smyrne, d'une manière particulièrement effroyable (le cas échéant payer des réparations sur son budget militaire) ;
• 3) d'obliger la Turquie à cesser toute agitation auprès des musulmans de Bulgarie ;
• 4) d'obliger la Turquie à cesser toute manœuvre contre l'Arménie, avec la complicité de l'Azerbaïdjan ; de même, à cesser tout soutien aux terroristes tchétchènes ;
• 5) l'Europe, dans ce contexte, doit se poser comme protectrice des minorités orthodoxes en Turquie ; au début du siècle, celles-ci constituaient au moins 25% de la population sous la souveraineté ottomane ; elles ne sont plus que 1% aujourd'hui ; cette élimination graduelle d'un quart de la population interdit à la Turquie de faire partie de l'UE ;
• 6) d'obliger la Turquie à évacuer toutes ses troupes disséminées en Bosnie et au Kosovo ;
• 7) de faire usage des droits de veto des États européens au sein de l'OTAN, au moins tant que les problèmes de Chypre et d'Arménie ne sont pas résolus ; dans la même logique, refuser toute forme d'adhésion de la Turquie à l'UE.
La question du Danube
◊ La politique commune d'une Europe rendue à elle-même, à ses racines et ses traditions historiques, doit évidemment travailler à rendre la circulation libre sur le Danube, depuis le point où ce fleuve devient navigable en Bavière jusqu'à son embouchure dans la Mer Noire. Le problème de la navigation sur le Danube est fort ancien et n'a jamais pu être réglé, à cause de la rivalité austro-russe au XIXe siècle, des retombées des 2 guerres mondiales dont la rivalité hungaro-roumaine pendant l'entre-deux-guerres, et de la présence du Rideau de Fer pendant 4 décennies. Le dégel et la fin de la guerre froide auraient dû remettre à l'ordre du jour cette question cruciale d'aménagement territorial sur notre continent, dès 1989, dès la chute de Ceaucescu. L'impéritie de nos gouvernants a permis aux Américains et aux Turcs de prendre les devants et de gêner les flux sur l'artère danubienne ou dans l'espace du bassin danubien. Une logique qu'il faut impérativement inverser.
Le corridor Belgrade/Salonique
◊ L'Europe doit avoir pour objectif de réaliser une liaison optimale entre Belgrade et Salonique, par un triple réseau de communications terrestres, c'est-à-dire autoroutier, ferroviaire, fluvial (avec l'aménagement de 2 rivières balkaniques, la Morava et le Vardar, selon des plans déjà prévus avant la tourmente de 1940, auxquels Anton Zischka fait référence dans C'est aussi l'Europe, Laffont, 1960). Le trajet Belgrade Salonique est effectivement le plus court entre la Mitteleuropa danubienne et l'Egée, soit le bassin oriental de la Méditerranée.
◊ L'Europe doit impérativement se projeter, selon ce que nous appelons l'Axe Dorien, vers le bassin oriental de la Méditerranée, ce qui implique notamment une maîtrise stratégique de Chypre, donc la nécessité de forcer la Turquie à l'évacuer. L'adhésion prochaine de Chypre à l'UE devrait aussi impliquer le stationnement de troupes européennes (en souvenir des expéditions médiévales et de Don Juan d'Autriche) dans les bases militaires qui sont aujourd'hui exclusivement britanniques. La maîtrise de Chypre permettra une projection pacifique de puissance économique en direction du Liban, de la Syrie, de l'Égypte et du complexe volatile Israël-Palestine (dont une pacification positive doit être le vœu de tous).
Libérer l'Arménie de l'étau turco-azéri
◊ Dans le Caucase, la politique européenne, plus exactement euro-russe, doit consister à appuyer inconditionnellement l'Arménie et à la libérer de l'étau turco-azéri. Face à la Turquie, l'Europe et la Russie doivent se montrer très fermes dans la question arménienne. Comme à Chypre, il convient de protéger ce pays par le stationnement de troupes et par une pression diplomatique et économique continue sur la Turquie et l'Azerbaïdjan. Prévoir de sévères mesures de rétorsion dès le moindre incident : si la Turquie possède un atout majeur dans sa démographie galopante, l'Europe doit savoir aussi que ces masses sont difficilement gérables économiquement, et qu'elles constituent dès lors un point faible, dans la mesure où elles constituent un ballast et réduisent la marge de manœuvre du pays. Par conséquent, des mesures de rétorsions économiques, plongeant de larges strates de la population turque dans la précarité, risquent d'avoir des conséquences sur l'ordre public dans le pays, de le plonger dans les désordres civils et, par suite, de l'empêcher de jour le rôle d'“allié principal” des États-Unis et de constituer un danger permanent pour son environnement immédiat, arménien ou arabe. De même, le renvoi de larges contingents issus de la diaspora turque en Europe, mais uniquement au cas où il s'avèrerait que ces individus sont liés à des réseaux mafieux, déséquilibrerait aisément le pays, au grand soulagement des Arméniens, des Cypriotes grecs, des Orthodoxes araméens de l'intérieur et des pays arabes limitrophes. Le taux d'inflation catastrophique de la Turquie et sa faiblesse industrielle devrait, en toute bonne logique économique, nous interdire, de toute façon, d'avoir des rapports commerciaux rationnels avec Ankara. La Turquie n'est pas un pays solvable, à cause justement de sa politique d'agression à l'égard de ses voisins. Enfin, une pression à exercer sur les agences de voyage et sur les assureurs, qui garantissent la sécurité de ces voyages, limiterait le flux de touristes en Turquie et, par voie de conséquence, l'afflux de devises fortes dans ce pays virtuellement en faillite, afflux qui lui permet de se maintenir vaille que vaille et de poursuivre sa politique anti-hellénique, anti-arménienne et anti-arabe.
◊ Dans la mesure du possible, l'Europe et la Russie doivent jouer la carte kurde, si bien qu'à terme, l'alliance américano-turco-azérie dans la région devra affronter et des mouvements séditieux kurdes, bien appuyés, et l'alliance entre l'Europe, la Russie, l'Iran, l'Irak et l'Inde, amplification d'un axe Athènes-Erivan-Téhéran, dont l'embryon avait été vaguement élaboré en 1999, en pleine crise serbe.
◊ En Asie centrale, l'Europe, de concert avec la Russie, doit apporter son soutien à l'Inde dans la querelle qui l'oppose au Pakistan à propos des hauteurs himalayennes du Cachemire. L'objectif est d'obtenir une liaison terrestre ininterrompue Europe-Russie-Inde. La réalisation de ce projet grandiose en Eurasie implique de travailler 2 nouvelles petites puissances d'Asie centrale, le Tadjikistan persanophone et le Kirghizistan, point nodal dans le futur réseau de communication euro-indien. De même, le tandem euro-russe et l'Inde devront apporter leur soutien à la Chine dans sa lutte contre l'agitation islamo-terroriste dans le Sinkiang, selon les critères déjà élaborés lors de l'accord sino-russe de Changhaï (2001).
Une politique arabe intelligente
◊ L'Europe doit mener une politique arabe intelligente. Pour y parvenir, elle devrait, normalement, disposer de 2 pièces maîtresses, la Syrie et l'Irak, qu'elle doit protéger de la Turquie, qui assèche ces 2 pays en régulant le cours des fleuves Tigre et Euphrate par l'intermédiaire de barrages pharaoniques. Autre pièce potentielle, mais d'importance moindre, dans le jeu de l'Europe : la Libye, ennemie d'Oussama Ben Laden, ancien agent de la CIA (cf. : Dasquié/Brisard, op. cit.). En Égypte, allié des États-Unis, l'Europe doit jouer la minorité copte et exiger une protection absolue de ces communautés en butte à de cruels attentats extrémistes islamistes. La protection des Coptes en Égypte doit être l'équivalent de la protection à accorder aux Orthodoxes araméens de Turquie et aux Kurdes.
◊ L'Europe doit spéculer sur la future guerre de l'eau. L'allié secondaire des États-Unis au Proche-Orient, Israël, est dépendant de l'eau turque, récoltée dans les bassins artificiels d'Anatolie, créés par les barrages construits sous Özal. L'Europe doit inscrire dans les principes de sa politique arabe l'idée mobilisatrice de sauver le Croissant Fertile de l'assèchement (bassin des 2 fleuves, Tigre et Euphrate, et du Jourdain). Ce projet permettra d'unir tous les hommes de bonne volonté, que ceux-ci soient de confession islamique, chrétienne ou israélite. La politique turque d'ériger des barrages sur le Tigre et l'Euphrate est contraire à ce grand projet pour la sauvegarde du Croissant Fertile. Par ailleurs, l'Égypte, autre allié des États-Unis, est fragilisée parce qu'elle ne couvre que 97% de ses besoins en eau, en dépit des barrages sur le Nil, construits du temps de Nasser. Toute augmentation importante de la population égyptienne accentue cette dépendance de manière dramatique. C'est un des points faibles de l'Égypte, permettant aux États-Unis de tuer dans l'œuf toute résurgence d'un indépendantisme nassérien. Enfin, la raréfaction des réserves d'eau potable redonne au centre de l'Afrique, dont le Congo plongé depuis 1997 dans de graves turbulences, une importance stratégique capitale et explique les politiques anglo-saxonnes, notamment celle de Blair, visant à prendre pied dans certains pays d'Afrique francophone, au grand dam de Paris et de Bruxelles.
Les risques qu'encourt l'Europe :
Perdante sur tous les fronts que nous venons d'énumérer, fragilisée par la vétusté de son matériel militaire, handicapée par son ressac démographique, aveugle parce qu'elle ne dispose pas de satellites, l'Europe court 2 risques supplémentaires, incarnés par les agissements des réseaux trotskistes et par les dangers potentiels des zones de non-droit qui ceinturent ses grandes villes ou qui occupent le centre même de la capitale (comme à Bruxelles).
Deux exemples : les réseaux trotskistes, présents dans les syndicats français, et obéissant en ultime instance aux injonctions des États-Unis, ont montré toute leur puissance en décembre 1995 quand Chirac a testé de nouveaux armements nucléaires à Mururoa dans le Pacifique, ce qui déplaisait aux Etats-Unis. Des grèves sauvages ont bloqué la France pendant des semaines, contraignant le Président à lâcher du lest (Louis-Marie Enoch & Xavier Cheneseau, Les taupes rouges - Les trotskistes de Lambert au cœur de la République, Manitoba, 2002 ; Jean Parvulesco, « Décembre 1995 en France : “La leçon des ténèbres” », Cahier n°3 de la Société Philosophique Jean Parvulesco, 2e trimestre 1996 - paru en encart dans Nouvelles de Synergies Européennes n°18, 1996).
Quant aux zones de non-droit, elles peuvent constituer de dangereux abcès de fixation, paralyser les services de police et une partie des effectifs militaires, créer une psychose de terreur et fomenter des attentats terroristes. Les ouvrages de Guillaume Faye, dans l'espace militant des droites françaises, et surtout l'ouvrage de Xavier Raufer et Alain Bauer, pour le grand public avec relais médiatiques, démontrent clairement que les risques de guerre civile et de désordres de grande ampleur sont désormais parfaitement envisageables à court terme. Une grande puissance extérieure est capable de manipuler des “réseaux” terroristes au sein même de nos métropoles et de déstabiliser ainsi l'Europe pendant longtemps. Notre situation n'est donc pas rose. Sur les plans historique et géopolitique, notre situation équivaut à celle que nous avions à la fin du XVe siècle, où nous étions coincés entre l'Atlantique, res nullius, mais ouvert sur sa frange orientale par les Portugais en quête d'une route vers les Indes en contournant l'Afrique, et l'Arctique, étendue maritime glaciaire an-écouménique, sans accès direct à des richesses comme la soie ou les épices.
En 1941, les États-Unis étendent leurs eaux territoriales à plus de la moitié de la surface maritime de l'Atlantique Nord, confisquent à l'Europe son poumon océanique, si bien qu'il n'est plus possible de manœuvrer sur l'Atlantique, d'une façon ou d'une autre, pour rééditer l'exploit des Portugais du XVe siècle.
Les conditions du développement européen
En résumé, l'Europe a le vent en poupe, est un continent viable, capable de se développer, si :
◊ si elle a un accès direct à l'Égypte, comme l'avait très bien vu Bonaparte en 1798-99 ;
◊ si elle a un accès direct à la Mésopotamie, ou du moins au Croissant Fertile, comme l'avait très bien vu Urbain II, quand il prêchait les Croisades en bon géopolitologue avant la lettre ; les tractations entre Frédéric II de Hohenstaufen et Saladin visent un modus vivendi, sans fermeture aux voies de communications passant par la Mésopotamie (Califat de Bagdad) ; la Question d'Orient, à l'aube du XXe siècle, illustre très clairement cette nécessité (géo)politique et la Guerre du Golfe de janvier-février 1991 constitue une action américaine, visant à neutraliser l'espace du Croissant Fertile et surtout à le soustraire à toute influence européenne et russe.
◊ si la route vers les Indes (terrestre et maritime) reste libre; tant qu'il y aura occupation pakistanaise du Jammu et menaces islamistes dans le Cachemire, la route terrestre vers l'Inde n'existera pas).
L'épopée des Proto-Iraniens
Rappelons ici que la majeure partie des poussées européennes durant la proto-histoire, l'antiquité et le moyen âge se sont faites en direction de l'Asie centrale et des Indes, dès 1600 av. JC, avec l'avancée des tribus proto-iraniennes dans la zone au Nord de la ligne Caspienne - Mer d'Aral - Lac Balkhach, puis, par un mouvement tournant, en direction des hauts plateaux iraniens, pour arriver en lisière de la Mésopotamie et contourner le Caucase par le Sud. La Perse avestique et post-avestique est une puissance européenne, on a trop tendance à l'oublier, à cause d'un manichéisme sans fondement, opposant un “Occident” grec-athénien (thalassocratique et politicien) à un “Orient” perse (chevaleresque et impérial), auquel on prête des tares fantasmagoriques.
Quoi qu'il en soit, l'œuvre d'Alexandre le Grand, macédonien et impérial plutôt que grec au sens athénien du terme, vise à unir le centre de l'Europe (via la partie macédonienne des Balkans) au bassin de l'Indus, dans une logique qu'on peut qualifier d'héritière de la geste proto-historique des Proto-Iraniens. L'opposition entre Rome et la Perse est une lutte entre 2 impérialités européennes, où, à la charnière de leurs territoires respectifs, dont les frontières sont mouvantes, se situait un royaume fascinant, l'Arménie. Ce royaume a toujours été capable de résister farouchement, tantôt aux Romains, tantôt aux Perses, plus tard aux Arabes et aux Seldjoukides, grâce à un système d'organisation politique basé sur une chevalerie bien entraînée, mue par des principes spirituels forts. Cette notion de chevalerie spirituelle vient du zoroastrisme, a inspiré les cataphractaires sarmates, les cavaliers alains et probablement les Wisigoths, a été islamisée en Perse (la fotowwah), christianisée en Arménie, et léguée par les chevaliers arméniens aux chevaliers européens. L'ordre ottoman des Janissaires en a été une imitation et doit donc aussi nous servir de modèle (cf. ce qu'en disait Ogier Ghiselin de Busbecq, l'ambassadeur de Charles-Quint auprès du Sultan à Constantinople ; le texte figure dans Gérard Chaliand, Anthologie…, op. cit.).
Des Croisades à Eugène de Savoie et à Souvorov Dans cette optique d'une histoire lue à l'aune des constats de la géopolitique, les Croisades prennent tout naturellement le relais de la campagne d'Othon Ier contre les Magyars, vaincus en 955, qui se soumettent à la notion romaine-germanique de l'Empire.
Ces campagnes de l'Empereur salien, de souche saxonne, sont les premières péripéties de l'affirmation européenne. Après les Croisades et la chute de Byzance, la reconquista européenne se déroule en 3 actes : en Espagne, les troupes d'Aragon et de Castille libèrent l'Andalousie en 1492 ; une cinquantaine d'années plus tard, les troupes russes s'ébranlent pour reprendre le cours entier de la Volga, pour débouler sur les rives septentrionales de la Caspienne et mater les Tatars ; il faudra encore plus d'un siècle et demi pour que le véritable sauveur de l'Europe, le Prince Eugène de Savoie-Carignan, accumule les victoires militaires, pour empêcher définitivement les Ottomans de revenir encore en Hongrie, en Transylvanie et en Autriche. Quelques décennies plus tard, les troupes de Catherine II, de Potemkine et de Souvorov libèrent la Crimée. Cet appel de l'histoire doit nous remémorer les grands axes d'action qu'il convient de ne pas oublier aujourd'hui. Ils sont restés les mêmes. Tous ceux qui ont agi ou agiront dans ce sens sont des Européens dignes de ce nom. Tous ceux qui ont agi dans un sens inverse de ces axes sont d'abjects traîtres. Voilà qui doit être clair. Limpide. Voilà des principes qui ne peuvent être contredits.
Regards nouveaux sur la Deuxième Guerre mondiale
Pour terminer, nous ramènerons ces principes historiques et géopolitiques à une réalité encore fort proche de la nôtre, soit les événements de la Seconde Guerre mondiale, préludes à la division de l'Europe en 2 blocs pendant la guerre froide. Généralement, le cinéma et l'historiographie, le discours médiatique, évoquent des batailles spectaculaires, comme Stalingrad, la Normandie, les Ardennes, Monte Cassino, ou en montent de moins importantes en épingle, sans jamais évoquer les fronts périphériques où tout s'est véritablement joué. Or ces fronts périphériques se situaient tous dans les zones de turbulences actuelles, Afghanistan excepté. Soit sur la ligne Caspienne - Iran (chemins de fer) - Caspienne, dans le Caucase ou sur la Volga (qui se jette dans la Caspienne) (cf. George Gretton, « L'aide alliée à la Russie », in Historia Magazine n°38, 1968).
Les Britanniques et leurs alliés américains ont gagné la seconde guerre mondiale entre mai et septembre 1941. Définitivement. Sans aucune autre issue possible. En mai 1941, les troupes britanniques venues d'Inde et de Palestine (cf. : H. Stafford Northcote, « Révolte de Rachid Ali - La route du pétrole passait par Bagdad », in Historia Magazine n°20, 1968 ; Luis de la Torre, « 1941 : les opérations militaires au Proche-Orient », in : Vouloir n°73/75, 1991 ; Marzio Pisani, « Irak 1941: la révolte de Rachid Ali contre les Britanniques », in : Partisan n°16, nov. 1990) envahissent l'Irak de Rachid Ali (cf. : Prof. Franz W. Seidler, Die Kollaboration 1939-1945, Herbig, München, 1995), qui souhaitait se rapprocher de l'Axe. Les Britanniques disposent alors d'une base opérationnelle importante, bien à l'arrière du front et à l'abri des forces aériennes allemandes et italiennes, pour alimenter leurs troupes d'Égypte et de Libye. En juin et juillet 1941, les opérations contre les troupes de la France de Vichy au Liban et en Syrie parachèvent la maîtrise du Proche-Orient (cf.: Général Saint-Hillier, « La campagne de Syrie », in : Historia Magazine n°20, 1968 ; Jacques Mordal, « les opérations aéronavales en Syrie », ibid.). Au cours des mois d'août et de septembre 1941, l'Iran est occupé conjointement par des troupes anglaises et soviétiques, tandis que des équipes d'ingénieurs américains réorganisent les chemins de fer iraniens du Golfe à la Caspienne, ce qui a permis de fournir, au départ des Indes, du matériel militaire américain à Staline, en remontant, à partir de la Caspienne, le cours de la Volga (notons que les Soviétiques, en vertu des règles codifiées par Lea en 1912 — cf. supra — n'ont pas été autorisés à demeurer à Téhéran, mais ont dû se replier sur Kasvin).
L'Axe n'a pas pu prendre pied à Chypre et la Turquie a conservé sa neutralité “égoïste” comme le disait le ministre Menemencioglu (Prof. Franz W. Seidler, Die Kollaboration 1939-1945, Herbig, München, 1995) ; par conséquent, cet espace proche-oriental, au Sud-Est de l'Europe, a permis une reconquista des territoires européens conquis par l'Axe, en prenant les anciens territoires assyrien et perse comme base, en encerclant l'Europe selon des axes de pénétration imités des nomades de la steppe (de la Volga à travers l'Ukraine) et des cavaliers arabes (de l'Égypte à la Tunisie contre Rommel). Les opérations soviétiques dans le Caucase, grâce au matériel américain transitant par l'Iran, ont pu dès l'automne 1942, sceller le sort des troupes allemandes arrivées à Stalingrad et prêtes à couper l'artère qu'est la Volga. Les résidus des troupes soviétiques acculées aux contreforts septentrionaux du Caucase peuvent résister grâce au cordon ombilical iranien. De même, les troupes allemandes ne peuvent atteindre Touapse et la côte de la Mer Noire au Sud de Novorossisk et sont repoussées en janvier 1943, juste avant la chute de Stalingrad (cf. : Barrie and Frances Pitt, The Month-By-Month Atlas of World War II, Summit Books, New York/London, 1989). Le sort de l'Europe tout entière, au XXe siècle, s'est joué là, et se joue là, encore aujourd'hui. Une vérité historique qu'il ne faut pas oublier, même si les médias sont très discrets sur ces épisodes cruciaux de la Seconde Guerre mondiale.
De l'aveuglement historique
“L'oubli” des opérations au Proche-Orient en 1941 et dans le Caucase en automne 1942 et en janvier 1943 profite d'une certaine forme d'occidentalisme, de désintérêt pour l'histoire de tout ce qui se trouve à l'Est du Rhin, a fortiori à l'Est de la Mer Noire. Cet occidentalisme est une tare rédhibitoire pour toutes les puissances, trop dépendantes d'une opinion publique mal informée, qui se situent à l'Ouest du Rhin. L'atlantisme n'est pas seulement un engouement imbécile pour tout ce qui est américain, il est aussi et surtout un aveuglément historique, dont nous subissons de plein fouet les conséquences désastreuses aujourd'hui.
En effet, l'Europe actuelle a perdu la guerre, bien plus cruellement que le Reich hitlérien en 1945. Jugeons-en :
◊ L'Atlantique est verrouillé (ce qui réduit à néant les efforts de Louis XVI, dont la flotte, commandée par La Pérouse, avait ouvert cet océan au binôme franco-impérial).
◊ La Méditerranée orientale est verrouillée.
◊ La Mer Noire est également verrouillée.
◊ La voie continentale vers l'Inde est verrouillée.
◊ La “Route de la Soie” est verrouillée.
◊ Nous vivons dans le risque permanent de la guerre civile et du terrorisme. La renaissance européenne, que nous appelons tous de nos vœux, passe par une prise de conscience des enjeux réels de la planète, par une connaissance approfondie des manœuvres systématiquement répétées des ennemis de notre Europe. C'est ce que j'ai tenté d'expliquer dans cet exposé. Il faut savoir que nos ennemis ont la mémoire longue, que c'est leur atout majeur. Il faut leur opposer notre propre “longue mémoire” dans la guerre cognitive future. Autre principe méthodologique : l'histoire n'est pas une succession de séquences, coupées les unes des autres, mais un tout global, dans lequel il est impossible d'opérer des coupures.
Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°54, 2002.
• Note :
1 : À cette époque, l'Angleterre était alliée à la France pour détruire les Provinces-Unies des Pays-Bas, alliées au Brandebourg (la future Prusse), à l'Espagne (pourtant son ennemie héréditaire), au Saint Empire et à la Lorraine. Les troupes d'invasion françaises, bloquées par l'ouverture des digues, sont chassées des Provinces-Unies en 1673. Avec l'alliance suédoise, les Français retournent toutefois la situation à leur avantage entre 1674 et 1678, ce qui débouche sur le Traité de Nimègue, qui arrache au Saint Empire de nombreux territoires en Flandre et dans le Hainaut. Cet épisode est à retenir car les puissances anti-européennes, la France, l'Angleterre, la Suède et l'Empire ottoman se sont retrouvés face à une coalition impériale, regroupant puissances protestantes et catholiques. Les unes et les autres acceptaient, enfin, de sauter au-dessus du faux clivage religieux, responsable du désastre de la guerre de Trente Ans (comme l'avait très bien vu Wallenstein, avant de finir assassiné, sous les coups d'un zélote catholique). Cette alliance néfaste, d'abord dirigée contre la Hollande, a empêché l'éclosion de l'Europe et explique les menées anti-européennes plus récentes de ces mêmes puissances, Suède exceptée. -
Syrie, l'interminable guerre d'usure
La grande offensive décisive de la rébellion se fait attendre. Après dix- huit mois d'empoignade, Assad tient bon. Damas et Alep, les deux seules villes qui comptent, restent siennes. L'insurrection ne parvient pas à l'acculer dans les cordes ; pourtant, depuis des mois, les médias occidentaux affirment que « l'infâme dictateur qui fait tirer sur son peuple » est à bout de souffle.
Les succès de l'armée ces mois derniers ont été fatals à nombre des cadres de la rébellion syrienne, qui, en dépit du soutien logistique de l'Otan, ont échoué dans leur tentative d'organiser militairement la paysannerie et le « lumpenprolétariat » syriens.
La configuration est la suivante : paysans et va-nu-pieds des bidonvilles contre citadins. Répétons-le, la révolution qui s'est déclenchée en Syrie ne fédère pas l'ensemble du peuple, c'est une révolte du bas peuple sunnite paupérisé qui cherche sa revanche sur ses oppresseurs alaouites. Le rêve des insurgés n'est pas d'établir la démocratie, mais un régime théocratique du genre de celui de l'Arabie Saoudite, avec la douce satisfaction de voir réduits au statut de citoyens de second rang les non mahométans. C'est dans cette perspective que la jeunesse sunnite rurale est parti à la chasse aux alaouites et aux chiites des grandes villes.
Le fanatisme religieux prospère sur le terreau de la pauvreté
On l'a compris, en Syrie comme ailleurs, le fanatisme religieux prospère sur le terreau de la pauvreté. La crise économique a exacerbé l'état de vulnérabilité dans lequel vivaient déjà des dizaines de milliers de paysans, d'éleveurs et de bergers qui subissent des épisodes récurrents de sécheresses à répétition. Le régime et son train de vie, son étalage obscène de richesses clinquantes (immeubles, automobiles etc..) rend fous les miséreux, en nombre croissant, qui ne supportent plus d'être humiliés et opprimés par la mafia de possédants qui gravite autour du clan et de l'appareil répressif de l'État. Une situation d'autant plus insupportable que les accapareurs sont, aux yeux des croyants de bonne obédience sunnite, des mauvais musulmans, voire des non musulmans.
L'insurrection perdure parce qu'elle s'appuie sur déjeunes ruraux indignés. Il s'agit de déclassés incultes qui estiment n'avoir rien à perdre. Obéissant au fanatisme religieux, et aussi à des dynamiques claniques et familiales, ils mènent un rude mais exaltant combat sous les ordres de petits notables dépourvus d'expérience militaire. Le fait que les insurgés bénéficient de matériel infrarouge et des observations satellites fournies en sous main par Français et Américains ne change pas la donne. Ces informations facilitent seulement embuscades et « retraits tactiques ». Parfois, elles permettent de pirater les communications de l'armée en émettant des faux ordres, générateurs de confusion et de zizanie dans le camp loyaliste.
Le fait est que l'opposition armée des damnés des campagnes, des bourgades et des bidonvilles n'a pas suscité un mouvement de soutien en sa faveur dans les bourgeoisies commerçantes d'Alep et de Damas. Soit elles demeurent dans l'expectative, soit elles soutiennent le régime. Alep n'est pas coupée de Damas. Des bus font le trajet, mais sont parfois forcés à de longs détours. Les aéroports du pays sont toujours sous contrôle du pouvoir, ainsi que les ports. Les périphéries immédiates des deux grandes villes sont sécurisées grâce au quadrillage des rues par les meilleures unités, qui emploient les matériels les plus sophistiqués. Ainsi les garnisons loyalistes tiennent bon face aux assauts et parviennent à éviter que des enclaves insurgées ne s'organisent.
Dans cette empoignade pour le contrôle de Damas et d'Alep, les deux parties ne font aucun quartier. Si les horreurs commises par l'armée et les forces de sécurité syriennes - sans oublier les milices de supplétifs - sont largement évoquées par la presse internationale, les mises en causes sont beaucoup plus rares concernant les exactions de la rébellion : attentats à la voiture piégée, implication contre leur gré de celles et ceux qui désirent demeurer en dehors du conflit, attaques armées contre des villages kurdes, interdiction aux citadins de quitter leurs quartiers alors que des bombardements sont imminents...
Les pertes des insurgés sont énormes, mais ils sont constamment réalimentés en chair à canon par le vivier quasi inépuisable que constituent les innombrables mouvements islamistes de la planète. Depuis le Qatar jusqu'à la Turquie, en passant par la Libye et même par les banlieues françaises, les volontaires pour le djihad arrivent en renfort, pour combattre les « mécréants » et, au besoin, mourir pour la sainte cause du Prophète.
Le régime n'est pas au bout du rouleau
Face à ces excités, peut-être bien renseignés par l'Otan, mais mal commandés sur le terrain, les pertes de l'armée sont faibles mais encore trop nombreuses, car, dans le camp loyaliste, la réserve n'est pas inépuisable. Le régime emploie cependant des milliers de mercenaires du hezbollah libanais en plus de centaines de gardiens de la révolution iranienne déjà venus prêter main-forte.
En dépit de ces renforts, la plupart des observateurs sont convaincus que le régime d'Assad finira sous peu par tomber, ce qui est douteux. Si l'on prend comme exemple le plus proche la guerre en Algérie opposant le pouvoir en place au FIS/GIA, qui a fait 150000 morts en 13 ans pour une population de 35 millions d'habitants, on se demande combien de morts fera celle de Syrie pour une population de 23 millions, avec un apport de djihadistes étrangers beaucoup plus important qu'en Algérie et de nombreux combats urbains, qui étaient chose rare en Algérie...
Dans cette guerre civile asymétrique : aviation, chars et artillerie d'un côté (mais peu d'infanterie), armes légères, masses inépuisables d'insurgés paysans et de volontaires fanatiques de l'autre, la victoire sera au plus endurant. Pour les insurgés ce n'est pas gagné. Assad peut mener une guerre d'usure et tenir encore des mois, voire plusieurs années, tant que son armée ne se désagrège pas.
Henri Malfilatre monde & vie 10 novembre 2012Lien permanent Catégories : actualité, géopolitique, insécurité, international, lobby, magouille et compagnie 0 commentaire -
“La guerre des ruines. Archéologie et géopolitique”, J.-P. Payot, Paris, Choiseul
S’appuyant d’abord sur ses observations de terrain, le Recteur Gérard-François Dumont présente le livre de Jean-Pierre Payot, La guerre des ruines. Archéologie et géopolitique, Paris, Choiseul.
Ce livre montre à quel point l’archéologie peut être prise au piège d’intentions qui souvent la dépassent. Illustré par de nombreux exemples, l’ouvrage innove par son exploration de cette face peu explorée de l’archéologie qu’est sa dimension géopolitique.
NAGORNO KARABAGH, région à majorité arménienne que les Soviétiques ont attribué à l’Azerbaïdjan. Les quatre ans de guerre 1990-1994 se sont apaisés jusqu’à un cessez-le-feu toujours provisoire. À l’est de ce territoire, dans la partie située avant la ligne de cessez-le-feu, dans les années 2000, une fondation arménienne privée finance des fouilles archéologiques. Elles débouchent sur la découverte d’une très ancienne ville arménienne, Tigranakert, attestant de l’ancienneté de la présence arménienne dans cette région. Un argument de poids pour les Arméniens qui veulent que le Nagorno Karabakh ne relève pas à 100% de la souveraineté azerbaïdjanaise. Ce seul exemple montre les interactions possibles entre archéologie et géopolitique.
Mais on peut aussi faire référence des images qui parfois envahissent notre petit écran. Des chars au beau milieu de ruines, des sommets au cours desquels des représentants de pays réclament à d’autres la restitution de vestiges, des foules en révolte contre un chantier de fouilles ou détruisant un monument au nom de leur dieu ou de leur idéologie… Autant de faits qui relèvent de la géopolitique. Autant d’événements qui relient de manière évidente deux disciplines qui, a priori, n’ont guère en commun et qui, pourtant, ne sont pas si éloignées l’une de l’autre. Tout le mérite de l’ouvrage intitulé La guerre des ruines est de mettre en perspective les liens fondamentaux entre archéologie et géopolitique. Multipliant les exemples, présentés de manière vivante et choisis sur tous les continents, l’auteur met en perspective les multiples usages de l’archéologie à des fins géopolitiques.
Un phénomène ancien
Dans l’Antiquité déjà, un certain nombre de souverains n’ignoraient pas les possibilités qu’offrait à leur pouvoir une utilisation subtile de l’archéologie. Les Babyloniens savaient à quel point l’investissement symbolique dans le patrimoine archéologique pouvait servir leurs desseins géopolitiques. Autre exemple, les empereurs de Rome n’hésitèrent pas à construire leurs palais à l’endroit même où Romulus, le fondateur légendaire, avait, selon la tradition, construit le sien. Ainsi le peuple romain était-il avisé de la continuité, inscrite dans le territoire, du pouvoir légitime.
L’époque contemporaine, avec son cortège de régimes totalitaires, n’a pas manqué, à son tour, d’instrumentaliser les ruines à des fins géopolitiques. De nombreux archéologues nazis ont, en effet, été sollicités pour apporter des preuves matérielles à la construction de « l’espace vital » cher à l’idéologie de Hitler.
Le Moyen-Orient : une région emblématique
Toutefois, les liens archéologie-géopolitique semblent prendre de nos jours une ampleur particulière dans certaines régions du globe marquées par des conflits récurrents. Le Moyen-Orient est emblématique d’un type de manipulation de l’archéologie souvent « détournée » de sa visée scientifique. Dans cette partie du monde, l’enjeu est tel que l’archéologie peut difficilement conserver son caractère neutre. Le nationalisme, largement entretenu par des régimes autoritaires, comme des religions plus ou moins militantes, entretiennent à l’égard du patrimoine archéologique, des liens forts qui aboutissent à placer l’archéologie au cœur des enjeux géopolitiques. Parfois, la guerre vient compliquer le jeu. De nombreux monuments peuvent être pris en otage par telle ou telle partie. Leur destin est alors fonction de stratégies ou d’intérêts le plus souvent idéologiques. Par exemple, en Afghanistan, comment expliquer la destruction des Bouddhas de Bâmyân sinon par la volonté des Talibans d’affirmer de manière spectaculaire leur contrôle sur le territoire ? Ici, religion et politique sont étroitement mêlées. Il en va de même en Palestine géographique, et en particulier à Jérusalem, où patrimoine culturel et archéologie sont l’objet de tensions sans cesse renouvelées. Or, derrière cette « guerre des ruines », se profile la question de la légitimité de l’existence même de l’Etat d’Israël.
Trafic et restitution des vestiges
Plus modestement, mais non moins éclairante, est la situation des innombrables artefacts qui circulent, souvent de manière illicite, dans le monde. Le trafic des objets archéologiques est, lui aussi, révélateur d’enjeux de nature géopolitique. Le pillage des musées qui accompagne certains conflits, ou la prédation organisée de patrimoines nationaux dans certains pays du Sud reviennent en effet à priver les États concernés de la possession de pans entiers de leur identité.
Aussi, les demandes de restitutions, fréquemment à l’ordre du jour, témoignent-elles de la volonté de certains pays de remodeler leur image sur la scène internationale. La Chine, par exemple, est de plus en plus pressée de recouvrer la possession légale d’objets qui lui ont été subtilisés à une époque où elle n’était guère en mesure de s’y opposer…
Archéologie et justice internationale
Le XXe siècle a été marqué par des épisodes criminels contre des groupes humains, dont certains sont reconnus comme des génocides. Derrière ces événements dramatiques, se dessine en particulier l’univers macabre des charniers. Des charniers qui, après les conflits qui les ont provoqués, constituent, aux yeux de la justice internationale en charge de poursuivre leurs auteurs, autant d’éléments propres à déterminer la part de chacun dans les responsabilités des massacres. Or, dans ce cadre, l’archéologie intervient a posteriori. En usant des mêmes techniques que pour des fouilles classiques, les archéologues, auxiliaires précieux des médecins légistes, arrivent à reconstituer avec précision les circonstances des crimes. Leurs découvertes aident à « dire le droit » et apportent ainsi leur contribution dans l’analyse des termes géopolitiques qui ont présidé au déclenchement des génocides ainsi qu’à leur mise en oeuvre.
Le livre La guerre des ruines montre à quel point l’archéologie peut être prise au piège d’intentions qui souvent la dépassent. Illustré par de nombreux exemples, l’ouvrage innove par son exploration de cette face peu explorée de l’archéologie qu’est sa dimension géopolitique.
Par Gérard-François DUMONT*, le 12 novembre 2010
* Recteur, Professeur à l’Université de Paris IV-Sorbonne, Président de la revue Population et Avenir, www.population-demographie.org.Lien permanent Catégories : actualité, culture et histoire, géopolitique, international 0 commentaire -
L’implication de l’OTAN dans le conflit syrien est évidente
Le déploiement de missiles sol-air Patriot-II MIM-104 PAC-3 à la frontière turco-syrienne témoigne du début de l’implication de l’OTAN dans le conflit syrien, comme l’a indiqué vendredi Alexandre Grouchko, délégué permanent russe auprès de l’Alliance.
« Ce déploiement est un premier pas qui montre que l’OTAN s’implique finalement dans le conflit, et il n’est pas à exclure que cette implication s’accentue, suite à un incident ou une provocation quelconque », a déclaré le diplomate lors d’un duplex Moscou-Bruxelles organisé par RIA Novosti.
Membre de l’OTAN, la Turquie a officiellement demandé à l’Alliance le 21 novembre dernier de lui fournir des missiles sol-air Patriot pour protéger sa frontière de 900 km avec la Syrie. La décision de déployer des Patriot-II à la frontière turco-syrienne a, de fait, été adoptée le 4 décembre par le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’Alliance. Conformément à cette décision, deux batteries de Patriot-II seront fournies à la Turquie par l’Allemagne, et la troisième par les Pays-Bas.
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Afghanistan : comme un arrière-goût de Vietnam (arch 2011)
Ils doivent être quelques dizaines de milliers d'anciens combattants jadis rapatriés de Saigon dans les fourgons de l'amertume à trouver que l' "afghanisation" de la guerre, dont on nous chante maintenant les louanges, ressemble de plus en plus à la "vietnamisation" du conflit qu'ils ont connue voici une quarantaine d'années - les rizières en moins, les montagnes en plus. Même cynisme de la Maison Blanche, même gesticulations politiciennes, même soumission des galonnés. Et nous devons être encore quelques poignées dans les salles de rédaction, aux États-Unis, en France ou ailleurs, à nous souvenir plus que jamais de ces terribles années de repli psychologique, sentimental, militaire qui se frayèrent un chemin à travers l'abandon d'une mission, des négociations bâclées, un retour de vaincus jusqu'à l'oubli des braves et la paix des cimetières. Curieux comme de loin toutes les guerres se ressemblent : sans doute cette féroce odeur de cendre qui recouvre tout, qui pénètre partout, qui est la même sur toutes les terres remuées avec leurs fantômes sortis du même moule. Bien sûr, Obama n'est pas Nixon. Le rustique tribalisme de la société afghane se trouve à l'opposé du subtil cloisonnement des classes vietnamiennes ; le président Karzai n'a rien de commun avec le président Thieu ; aucun trait ne pourrait rapprocher les gueux traîneurs de Kalachnikov dans d'impériaux défilés rocheux et les souples maraudeurs asiates des mystérieuses plaines inondées ; enfin, qui oserait mettre en parallèle les Talibans et le Viêt-Cong ? D'ailleurs, l'essentiel n'est pas là. Si toutes les guerres ne se ressemblent que de loin, de près, certaines, étrangement, se rejoignent. Depuis quelques jours, le spectre du Vietnam recouvre l'Afghanistan.
Il est vrai qu'Obama se surprend à rejoindre Nixon lorsque celui-ci, aux tout premiers mois de 1970, décida de retirer de l'embrasement vietnamien les grandes et lourdes unités que le Pentagone avait mises en place au cours du dernier tiers des années soixante. Il s'agissait à l'époque de centaines de milliers de soldats dotés d'un matériel considérable sur lesquels s'était brisée l'offensive nordiste du Têt en 1968. Appuyé par ses conseillers, Nixon estima alors que son allié local contre l'expansionnisme communiste avait réalisé suffisamment de progrès dans beaucoup de domaines (entraînement, tactique, équipement) pour autoriser, sans trop de risques apparents, la puissance protectrice à lui passer le relais des opérations. Et ainsi permettre aux États-Unis de relâcher leur pression sur l'ennemi commun avant de décrocher. Décision capitale qui reposait sur trois éléments : l'analyse lucide des événements qui concluait qu'un conflit de ce type serait interminable, donc ingérable sur le long terme pour Washington ; la certitude que la victoire militaire autant qu'idéologique d'Hanoi n'irait pas au-delà de la réunification du pays et donc n'entraînerait pas la chute d'autres "dominos". La convergence de ces deux éléments devait forcément aboutir à un troisième qui en était comme la traduction factuelle : la remise de l'outil guerrier entre les mains des autochtones chargés ainsi de défendre leur terre, s'imposait comme la solution la plus logique, la plus populaire et la plus élégante. Mais, au moment où cette décision tomba comme un couperet, les voix officielles se gardèrent bien d'ajouter que la solution retenue était également la plus impraticable.
Les calculs entourant la "vietnamisation" de la guerre eurent leur part d'hypocrisie comme ceux qui entourent maintenant l'"afghanisation" des escarmouches cernées d'un côté par les plaines arides de l'Iran, de l'autre par les ravins lunaires du Pakistan. La passation de pouvoir entre deux armées ne se résume pas à une cérémonie ultra-médiatisée avec échange de drapeaux et roulement de tambours. Il y a bien autre chose dans cette passation : un univers qui bascule, des cartes redistribuées, un nouveau visage de l'affrontement. Mais ce que l'image n'arrivera jamais à restituer dans ce genre de gesticulation festive, c'est le supplément de mensonge qui s'y loge. Nixon savait très bien que les Vietnamiens laissés seuls n'auraient ni le métier, ni la volonté, ni l'obstination de contenir les poussées de leurs envahisseurs. Obama réalise que les Afghans, privés bientôt de 33 000 soldats américains, ne seront pas prêts à assurer la relève pour les trois mêmes raisons qui handicapèrent leurs lointains prédécesseurs. Dans cette double tragédie, personne en haut lieu ne fut dupe, ou n'est dupe, de sa propre tactique adaptée aux circonstances. Le retrait était à ce prix ; il l'est toujours. On le savait dans le Washington de 1970 ; on le sait dans celui de 2011. Même bagarre politicienne, même manipulation des faits, même flatterie de l'opinion. (cf. Présent du 2 juillet) Et puis la capacité d'une armée encore dans les limbes de résister à un ennemi ouvre des débats infinis. La glose triomphe là où le flou persiste. Personne ne dispose des vraies réponses aux vraies questions parce que les scénarios-vérité ne peuvent être mis en place. Cette immense plage inconnue fut la précieuse marge de manœuvre de Nixon. Elle est désormais celle d'Obama.
À qui l'incertain locataire de la Maison-Blanche devait-il "vendre" son calendrier de repli ? Pas à l'immense masse des Américains, dont l'ignorance chronique des subtilités de la géostratégie se satisfait de sondages périodiques dans lesquels elle se donne l'illusion d'un jugement et l'occasion d'une résistance. Pour ces électeurs, la lassitude l'emporte : précieux ingrédient qu'il faudra exploiter à fond au bon moment. À qui d'autre Obama devait-il "vendre" son retour aux chaumières ? Pas aux membres des institutions politiques dont la soumission aux méandreux courants du conformisme tient lieu de doctrine parfais à peine écorchée par d'imprévisibles sursauts d'opportunisme. Pour ces fidèles du système, une sortie de bourbier peut valoir 50 000 voix : atout inespéré qu'il convient d'utiliser comme tir de barrage. Qui restait-il à convaincre ? Devant quel public Obama allait-il devoir se montrer persuasif ? La société militaire. Ce fut un échec. La preuve par le général David Petraeus. Quatre étoiles, quinze rangées de décorations, une servilité pleine d'affectation, pimentée quand il le faut d'une raideur mondaine, le patron des 150 000 soldats multinationaux expédiés en Afghanistan s'est carrément opposé à l'initiative présidentielle. Devant le sénat, il a martelé : c'est trop d'hommes retirés à une période critique, trop de handicaps accumulés pour des gains incertains - c'est une politique aventuriste qui cadre mal avec les réalités du terrain. Jamais la déception contenue de Petraeus n'avait à ce point dépassé les bornes. Pas d'éclat mais une froide fermeté. Le New York Times n'en est pas encore revenu.
Lorsqu'Obama entama fin mai avec ses plus proches conseillers les conciliabules qui allaient générer ce revirement tactique, il demanda, bien sûr, son avis à Petraeus, mais en spécifiant que cette démarche n'était que consultative. Le général consentit à un reflux de ses troupes et le préconisa à un niveau qui se situait au tiers à peine de celui imposé maintenant par la Maison Blanche. Ce fut pour lui une sorte de camouflet et pour éviter toute fâcheuse bavure, Obama lui offrit immédiatement de quitter son poste pour prendre la direction de la CIA. Étonnant changement de trajectoire qui place Petraeus dans une situation inconfortable parce que scellée par un paradoxe. Voilà un bon théoricien de la guerre subversive - il l'a prouvé en Irak - et un défenseur de ses exigences stratégiques, qui articula tous ses efforts dans les vallées afghanes sur un quadrillage minutieux et systématique des zones infestées par les Talibans. Or, un quadrillage à l'échelle de quatre régions dans un pays qui n'est pas le Luxembourg implique la présence d'unités se comptant en divisions et non en régiments. Petraeus eut un cruel besoin des 30 000 soldats envoyés en renfort par Obama il y a dix-huit mois. Bientôt, son successeur les verra partir. Mais ce vide, par un curieux ricochet, affectera également Petraeus dans ses nouvelles fonctions. À la tête de la CIA, il ne dirigera plus, certes, comme naguère, des bêtes de guerre chargées d'empêcher tout contact entre l'ennemi et la population, mais des spécialistes du renseignement focalisés sur le démantèlement de l'appareil subversif. Cependant, les deux objectifs se rejoignent et chacun réclame beaucoup d'hommes sur un terrain où déjà soldats et espions se confondent. Petraeus sait que ces hommes, il ne les aura pas plus à la CIA qu'il ne les aurait eus dans l'armée. Le chantre du quadrillage massif butera sur le même problème, qui l'a finalement rattrapé.
Christian Daisug Présent du 9 juillet 2011 -
Réponse à la gauche anti-anti-guerre
Tribune libreDepuis les années 1990 et en particulier depuis la guerre du Kosovo en 1999, les adversaires des interventions occidentales et de l’OTAN ont dû faire face à ce qu’on pourrait appeler une gauche (et une extrême-gauche) anti-anti-guerre, qui regroupe la social-démocratie, les Verts, et le plus gros de la gauche « radicale » (le Nouveau Parti Anticapitaliste (1), divers groupes antifascistes etc.) (2). Celle-ci ne se déclare pas ouvertement en faveur des interventions militaires occidentales et est parfois critique de celles-ci (en général, uniquement par rapport aux tactiques suivies et aux intentions, pétrolières ou géo-stratégiques, attribuées aux puissances occidentales), mais elle dépense le plus gros de son énergie à « mettre en garde » contre les dérives supposées de la partie de la gauche qui reste fermement opposée à ces interventions.
Elle nous appelle à soutenir les « victimes » contre les « bourreaux », à être « solidaires des peuples contre les tyrans », à ne pas céder à un « anti-impérialisme », un « anti-américanisme », ou un « anti-sionisme » simplistes, et, surtout, à ne pas s’allier à l’extrême-droite. Après les Albano-Kosovars en 1999 on a eu droit aux femmes afghanes, aux Kurdes irakiens, et plus récemment aux peuples libyen et syrien, que « nous » devons protéger.
On ne peut pas nier que la gauche anti-anti-guerre ait été extrêmement efficace. La guerre en Irak, qui était présentée sous forme d’une lutte contre une menace imaginaire, a bien suscité une opposition passagère, mais il n’y a eu qu’une très faible opposition à gauche aux interventions présentées comme « humanitaires », telles que celle du Kosovo, le bombardement de la Libye, ou l’ingérence en Syrie aujourd’hui. Toute réflexion sur la paix ou l’impérialisme a simplement été balayée devant l’invocation du « droit d’ingérence », de la « responsabilité de protéger », ou du « devoir d’assistance à peuple en danger ».
Une extrême-gauche nostalgique des révolutions et des luttes de libération nationale tend à analyser tout conflit à l’intérieur d’un pays donné comme une agression d’un dictateur contre son peuple opprimé aspirant à la démocratie. L’interprétation, commune à la gauche et à la droite, de la victoire de l’Occident dans la lutte contre le communisme, a eu un effet semblable.
L’ambiguité fondamentale du discours de la gauche anti-anti-guerre porte sur la question de savoir qui est le « nous » qui doit protéger, intervenir etc. S’il s’agit de la gauche occidentale, des mouvements sociaux ou des organisations de défense des droits de l’homme, on doit leur poser la question que posait Staline à propos du Vatican : « combien de divisions avez-vous ? » En effet, tous les conflits dans lesquels « nous » sommes supposés intervenir sont des conflits armés. Intervenir signifie intervenir militairement et pour cela, il faut avoir les moyens militaires de le faire. Manifestement, la gauche européenne n’a pas ces moyens. Elle pourrait faire appel aux armées européennes pour qu’elles interviennent, au lieu de celles des Etats-Unis ; mais celles-ci ne l’ont jamais fait sans un appui massif des Etats-Unis, ce qui fait que le message réel de la gauche anti-anti-guerre est : « Messieurs les Américains, faites la guerre, pas l’amour ! ». Mieux : comme, après leur débâcle en Afghanistan et en Irak, les Américains ne vont plus se risquer à envoyer des troupes au sol, on demande à l’US Air Force, et à elle seule, d’aller bombarder les pays violateurs des droits de l’homme.
On peut évidemment soutenir que l’avenir des droits de l’homme doit être confié aux bons soins et à la bonne volonté du gouvernement américain, de ses bombardiers et de ses drones. Mais il est important de comprendre que c’est cela que signifient concrètement tous les appels à la « solidarité » et au « soutien » aux mouvements sécessionnistes ou rebelles engagés dans des luttes armées. En effet, ces mouvements n’ont nul besoin de slogans criés dans des « manifestations de solidarité » à Bruxelles ou Paris, et ce n’est pas cela qu’ils demandent. Ils veulent des armes lourdes et le bombardement de leurs ennemis et, cela, seuls les Etats-Unis peuvent le leur fournir.
La gauche anti-anti-guerre devrait, si elle était honnête, assumer ce choix, et appeler ouvertement les Etats-Unis à bombarder là où les droits de l’homme sont violés ; mais elle devrait alors assumer ce choix jusqu’au bout. En effet, c’est la même classe politique et militaire qui est supposée sauver les populations « victimes de leur tyrans » et qui a fait la guerre du Vietnam, l’embargo et les guerres contre l’Irak, qui impose des sanctions arbitraires contre Cuba, l’Iran et tous les pays qui leur déplaisent, qui soutient à bout de bras Israël, qui s’oppose par tous les moyens, y compris les coups d’état, à tous les réformateurs en Amérique Latine, d’Arbenz à Chavez en passant par Allende, Goulart et d’autres, et qui exploite de façon éhontée les ressources et les travailleurs un peu partout dans le monde. Il faut beaucoup de bonne volonté pour voir dans cette classe politique et militaire l’instrument du salut des « victimes », mais c’est, en pratique, ce que la gauche anti-anti-guerre prône, parce que, étant donné les rapports de force dans le monde, il n’existe aucune autre instance capable d’imposer sa volonté par des moyens militaires.
Evidemment, le gouvernement américain sait à peine que la gauche anti-anti-guerre européenne existe ; les Etats-Unis décident de faire ou non la guerre en fonction de ses chances de succès, de leurs intérêts, de l’opposition interne et externe à celle-ci etc. Et, une fois la guerre déclenchée, ils veulent la gagner par tous les moyens. Cela n’a aucun sens de leur demander de ne faire que de bonnes interventions, seulement contre les vrais méchants, et avec des gentils moyens qui épargnent les civils et les innocents.
Ceux qui ont appelé l’OTAN à « maintenir les progrès pour les femmes afghanes », comme Amnesty International (USA) l’a fait lors du meeting de l’OTAN à Chicago (3), appellent de fait les EU à intervenir militairement et, entre autres, à bombarder des civils afghans et à envoyer des drones sur le Pakistan. Cela n’a aucun sens de leur demander de protéger et pas de bombarder, parce que c’est ainsi que les armées fonctionnent.
Un des thèmes favoris de la gauche anti-anti-guerre est d’appeler les opposants aux guerres à ne pas « soutenir le tyran », en tout cas pas celui dont le pays est attaqué. Le problème est que toute guerre nécessite un effort massif de propagande ; et que celle-ci repose sur la diabolisation de l’ennemi et, surtout, de son dirigeant. Pour s’opposer efficacement à cette propagande, il faut nécessairement dénoncer les mensonges de la propagande, contextualiser les crimes de l’ennemi, et les comparer à ceux de notre propre camp. Cette tâche est nécessaire mais ingrate et risquée : on vous reprochera éternellement la moindre erreur, alors que tous les mensonges de la propagande de guerre sont oubliés une fois les opérations terminées.
Bertrand Russell et les pacifistes britanniques étaient déjà, lors de la première Guerre mondiale, accusés de « soutenir l’ennemi » ; mais, s’ils démontaient la propagande des alliés, ce n’était pas par amour du Kaiser, mais par attachement à la paix. La gauche anti-anti-guerre adore dénoncer « les deux poids deux mesures » des pacifistes cohérents qui critiquent les crimes de leur propre camp mais contextualisent ou réfutent ceux qui sont attribués à l’ennemi du moment (Milosevic, Kadhafi, Assad etc.), mais ces « deux poids deux mesures » ne sont jamais que la conséquence d’un choix délibéré et légitime : contrer la propagande de guerre là où l’on se trouve (c’est-à-dire en Occident), propagande qui elle-même repose sur une diabolisation constante de l’ennemi attaqué ainsi que sur une idéalisation de ceux qui l’attaquent.
La gauche anti-anti-guerre n’a aucune influence sur la politique américaine, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas d’effets. D’une part, sa rhétorique insidieuse a permis de neutraliser tout mouvement pacifiste ou anti-guerre, mais elle a aussi rendu impossible toute position indépendante d’un pays européen, comme ce fut le cas pour la France sous De Gaulle, et même, dans une moindre mesure, sous Chirac, ou pour la Suède d’Olof Palme. Aujourd’hui, une telle position serait immédiatement attaquée par la gauche anti-anti-guerre, qui possède une caisse de résonance médiatique considérable, comme un « soutien au tyran », une politique « munichoise », coupable du « crime d’indifférence ».
Ce que la gauche anti-anti-guerre a accompli, c’est de détruire la souveraineté des Européens face aux Etats-Unis et d’éliminer toute position de gauche indépendante face aux guerres et à l’impérialisme. Elle a aussi mené la majorité de la gauche européenne à adopter des positions en totale contradiction avec celles de la gauche latino-américaine et à s’ériger en adversaires de pays comme la Chine ou la Russie qui cherchent à défendre le droit international (et ont parfaitement raison de le faire).
Un aspect bizarre de la gauche anti-anti-guerre c’est qu’elle est la première à dénoncer les révolutions du passé comme ayant mené au totalitarisme (Staline, Mao, Pol Pot etc.) et qu’elle nous met sans cesse en garde contre la répétition des « erreurs » du soutien aux dictateurs faite par la gauche de l’époque. Mais maintenant que la révolution est menée par des islamistes nous sommes supposés croire que tout va aller bien et applaudir. Et si la « leçon à tirer du passé » était que les révolutions violentes, la militarisation et les ingérences étrangères n’étaient pas la seule ou la meilleure façon de réaliser des changements sociaux ?
On nous répond parfois qu’il faut agir « dans l’urgence » (pour sauver les victimes). Même si on admettait ce point de vue, le fait est qu’après chaque crise, aucune réflexion n’est menée à gauche sur ce que pourrait être une politique autre que l’appui aux interventions militaires. Une telle politique devrait opérer un virage à 180° par rapport à celle qui est prônée actuellement par la gauche anti-anti-guerre. Au lieu de demander plus d’interventions, nous devrions exiger de nos gouvernements le strict respect du droit international, la non ingérence dans les affaires intérieures des autres états et le remplacement des confrontations par la coopération. La non ingérence n’est pas seulement la non intervention sur le plan militaire, mais aussi sur les plans diplomatique et économique : pas de sanctions unilatérales, pas de menaces lors de négociations et le traitement de tous les états sur un pied d’égalité. Au lieu de « dénoncer » sans arrêt les méchants dirigeants de pays comme la Russie, la Chine, l’Iran, Cuba, au nom des droits de l’homme, ce que la gauche anti-anti-guerre adore faire, nous devrions les écouter, dialoguer avec eux, et faire comprendre leurs points de vue politiques à nos concitoyens.
Evidemment, une telle politique ne résoudrait pas les problèmes des droits de l’homme, en Syrie, ou Libye ou ailleurs. Mais qu’est-ce qui les résout ? La politique d’ingérence augmente les tensions et la militarisation dans le monde. Les pays qui se sentent visés par cette politique, et ils sont nombreux, se défendent comme ils peuvent ; les campagnes de diabolisation empêchent les relations pacifiques entre états, les échanges culturels entre leurs citoyens et, indirectement, le développement des idées libérales que les partisans de l’ingérence prétendent promouvoir. A partir du moment où la gauche anti-anti-guerre a abandonné tout programme alternatif face à cette politique, elle a de fait renoncé à avoir la moindre influence sur les affaires du monde. Il n’est pas vrai qu’elle « aide les victimes » comme elle le prétend. A part détruire toute résistance ici à l’impérialisme et à la guerre, elle ne fait rien, les seuls qui agissent réellement étant, en fin de compte, les gouvernements américains. Leur confier le bien-être des peuples est une attitude de désespoir absolu.
Cette attitude est un aspect de la façon dont la majorité de la gauche a réagi à la « chute du communisme », en soutenant l’exact contrepied des politiques suivies par les communistes, en particulier dans les affaires internationales, où toute opposition à l’impérialisme et toute défense de la souveraineté nationale est vue à gauche comme une forme d’archéo-stalinisme.
La politique d’ingérence, comme d’ailleurs la construction européenne, autre attaque majeure contre la souveraineté nationale, sont deux politiques de droite, l’une appuyant les tentatives américaines d’hégémonie, l’autre le néo-libéralisme et la destruction des droits sociaux, qui ont été justifiées en grande partie par des discours « de gauche » : les droits de l’homme, l’internationalisme, l’antiracisme et l’anti-nationalisme. Dans les deux cas, une gauche désorientée par la fin du communisme a cherché une bouée de secours dans un discours « humanitaire » et « généreux », auquel manquait totalement une analyse réaliste des rapports de force dans le monde. Avec une gauche pareille, la droite n’a presque plus besoin d’idéologie, celle des droits de l’homme lui suffit.
Néanmoins, ces deux politiques, l’ingérence et la construction européenne, se trouvent aujourd’hui dans une impasse : l’impérialisme américain fait face à des difficultés énormes, à la fois sur le plan économique et diplomatique ; la politique d’ingérence a réussi à unir une bonne partie du monde contre elle. Presque plus personne ne croit à une autre Europe, à une Europe sociale, et l’Europe réellement existante, néo-libérale (la seule possible) ne suscite pas beaucoup d’enthousiasme parmi les travailleurs. Bien sûr, ces échecs profitent à la droite et à l’extrême-droite, mais cela uniquement parce que le plus gros de la gauche a abandonné la défense de la paix, du droit international et de la souveraineté nationale, comme condition de possibilité de la démocratie.Jean Bricmont http://www.voxnr.comnotes : version française du texte publié sur Counterpunch http://www.counterpunch.org/2012/12/04/beware-the-anti-anti-...
(1) Sur cette organisation, voir Ahmed Halfaoui, Colonialiste d’« extrême gauche » ? Voir http://www.legrandsoir.info/colonialiste-d-extreme-gauche.ht....
(2) Par exemple, en février 2011, un tract distribué à Toulouse demandait, à propos de la Libye et des menaces de “génocide” de la part de Kadhafi : “Où est l’Europe ? Où est la France ? Où est l’Amérique ? Où sont les ONG ? » et : « Est-ce que la valeur du pétrole et de l’uranium est plus importante que le peuple libyen ? ». C’est-à-dire que les auteurs du tract, signé entre autres par Alternative Libertaire, Europe Écologie-Les Verts, Gauche Unitaire, LDH, Lutte Ouvrière, Mouvement de la Paix (Comité 31), MRAP, NPA31, OCML-Voie Prolétarienne Toulouse, PCF31, Parti Communiste Tunisien, Parti de Gauche31, reprochaient aux Occidentaux de ne pas intervenir, en raison d’intérêts économiques. On se demande ce qu’ont du penser ces auteurs lorsque le CNT libyen a promis de vendre 35% du pétrole libyen à la France (et cela, indépendamment du fait que cette promesse soit ou non tenue ou que le pétrole soit ou non la cause de la guerre).
(3) Voir par exemple : Jodie Evans, Why I Had to Challenge Amnesty International-USA’s Claim That NATO’s Presence Benefits Afghan Women. http://www.alternet.org/story/156303/why_i_had_to_challenge_... ;s_claim_that_nato’s_presence_benefits_afghan_women. -
Abbottabad ou la fable de la mort de Ben Laden
Le 2 mai 2011, l'intervention d'un commando des forces spéciales des Navy Seals aurait provoqué la mort d'Oussama Ben Laden. Le dirigeant d'Al-Qaïda aurait passé plusieurs années dans une villa fortifiée d'Abbottabad, dans le nord du Pakistan. Néanmoins, l'observation de ce bastion militaire, montre plusieurs faits permettant de douter de la réelle exécution du terroriste le plus recherché au monde : avec la bienveillance des militaires et des services secrets, les Islamistes y développaient leurs activités.
Abbottabad conduit sur les traces d'Al-Qaïda. De la maison où le gouvernement américain affirme qu'Oussama Ben Laden a été tué, un chemin permet d'atteindre l'est de la ville. À proximité du bazar, des grilles métalliques protègent une villa où habite Abdoul Hamid Sohail. Ce directeur d'une compagnie d'assurances à la retraite portant des sarouels blancs et des chemises au col droit, ne ressemble pas à un terroriste. Pourtant, il hébergeait Umar Patek, membre du groupe terroriste indonésien proche d'Al-Qaïda Jamaah Islamiyah. Ce terroriste faisait l'objet d'un avis de recherche avec une prime d'un million de dollars. Instigateur présumé des attentats à la bombe de Bali qui se sont produits en octobre 2002, il était il y a quelques mois l'hôte de Sohail. Le 25 janvier 2011, l'Indonésien a été arrêté à Abbottabad, tandis que dés faux rapports annonçaient qu'il avait été tué le 14 septembre 2006 dans la province de Sulu, aux Philippines. Sohail dit que son fils « avait ramené un hôte étrange qui ne comprenait ni l'anglais ni l'ourdou et qu'il avait besoin d'une charité musulmane ». Ainsi, au nom de là charité, Sohail abritait le vice-commandeur de la mouvance Al-Qaïda pour le sud-est asiatique et habitait à trois kilomètres de L'abri où Ben Laden a été débusqué. Tant de hasards fortuits laissent penser que la traque de Ben Laden est bien un mensonge et qu'il fut protégé pendant plusieurs années par les mêmes qui prétendent l'avoir supprimé.
ABBOTTABAD, REFUGE DE CHEFS TERRORISTES
Située aux pieds de l'Himalaya, la ville d'Abbottabad recense 150 000 habitants. Dotée d'une académie militaire et d'écoles prestigieuses, elle avait depuis longtemps la réputation d'un havre de paix jusqu'à ce que le 2 mai des unités spéciales américaines découvrirent la piste de Ben Laden. La réaction des islamistes survint onze jours plus tard. Deux attentats suicides explosèrent le 13 mai dans le nord-ouest du Pakistan à Shabqadar, tuant au moins quatre-vingts personnes qui appartenaient pour l'essentiel à l'école de police. Par cette attaque les talibans pakistanais entendaient se venger de la mort de Ben Laden. L'armée du Pakistan soutenue par l'aide américaine tient à Abbottabad son fleuron. Et c'est précisément cette ville qui à présent connait une vive poussée de violence. Ben Laden se serait réfugié dans ce lieu extrêmement sécurisé ! De plus, le très puissant service secret pakistanais, l'ISI (Inter-Services Intelligence), ignorait qu'Abbottabad était le refuge de chefs terroristes. Ce qui est impensable. Durant les neuf jours où Patek fut son hôte, Sohail dit qu'il a bien peu appris des plans du terroriste indonésien. Le fils de Sohail a été emprisonné à cause des soupçons de complicité. L'homme qui les aurait trahis, réside dans une maison, cinq mètres plus loin. Son nom est Tahir Shehzad. Ce délateur était un jeune homme barbu qui ne redoutait de se rendre au bureau de la poste principale d'Abbottabad pour prendre des paquets et verser de l'argent. Il était « un Djiahdiste pur et dur », attestent les habitants de la ville. Depuis août 2010, Shehzad a été pris en filature par les services secrets. Il a été arrêté le 23 janvier 2011 à Lahore. Deux jours plus tard, la police en savait déjà suffisamment pour arrêter Patek qui aurait fourni des renseignements décisifs sur la cache de Ben Laden. Au bout de toutes ces révélations, Ben Laden n'était qu'une simple cible à atteindre. Incroyable !
Abbottabad était la demeure d'Al-Qaïda. Cette affirmation se trouve renforcée par la piste Abou Faradch al-Libi. Arrêté en mai 2005, il était responsable d'Al-Qaïda au Pakistan et successeur de Chalid Cheihk Mohammed à qui l'on prête l'organisation des attentats du 11-Septembre. Libi aurait envoyé sa famille à Abbottabad dès 2003. D'ailleurs, dans sa biographie, l'ancien président pakistanais Pervez Musharraf écrit en 2006 que Libi a utilisé trois maisons d'appui à Abbottabad. Jusqu'alors, l'ISI n'avait jamais vérifié ces renseignements (1). Il n'est pas étonnant que la majorité de la population tienne la version officielle sur la cache de Ben Laden à Abbottabad comme un énorme bobard américain menant à mal la réputation de l'armée du Pakistan et de l'ISI. Car il demeure peu crédible qu'une puissance nucléaire comme le Pakistan n'ait pas su que sur son sol un commando américain menait une action contre le plus grand des terroristes.L'IGNORANCE SUSPECTE DE L'ISI
Abbottabad, où des généraux et des guerriers de Dieu vivent ensemble comme nulle part ailleurs, est devenue le reflet des états d'âme du Pakistan. L'armée, pour sa part, fierté de la nation pakistanaise, a perdu dans cette affaire toute son aura. Depuis la troisième guerre indo-pakistanaise de 1971 qui a abouti à l'indépendance du Pakistan oriental sous le nom de Bangladesh, l'armée du Pakistan aspire toujours à déséquilibrer le puissant voisin indien par le biais des revendications des groupes islamistes terroristes du Cachemire. Ce travail de sape était l'œuvre des services secrets de l'ISI qui en revanche ne savaient rien des activités et des personnalités d'Abbottabad qui se déplaçaient sous les yeux de l'armée et des services secrets. « J'ai honte d'avoir été dans une administration qui avait quelque chose à se reprocher », confie le général Asad Munir, qui occupait un poste élevé à l'ISI et était un ancien responsable de la lutte contre le terrorisme le long de la frontière afghane. Il souligne : « En mon temps nous menions toutes les actions avec la CIA. Nous connaissions le terrain, ils avaient la technologie. Je peux à peine croire que nos forces ne savaient rien de la mission contre Ben Laden ».
« Nous avons combattu pendant dix ans aux côtés des Américains contre la terreur et les Oussama Ben Laden, ensuite le butin est là, et qu'est ce que nous en avons ? Rien, seulement des critiques et des moqueries », explique un politicien d'Abbottabad Raja Kamra Khan, dont la maison se trouvait aussi à proximité de la cache de Ben Laden. Il ajoute : « Ben Laden, ici, personne ne pouvait imaginer sa présence. Personne ne croit que le chef d'une organisation terroriste mondiale soit parvenu à échapper à la curiosité et à la vigilance de ses voisins ». Le gouvernement d'Islamabad fait preuve de peu de clarté. Il ne veut pas être tenu pour responsable de la mort d'un homme considéré dans le pays comme le porte-drapeau de l'Islam. Islamabad passerait pour un valet des Américains. La position du ministre de l'Intérieur Rehman Malik n'est guère plus confortable. Il avance que l'attaque lui a été communiquée quinze minutes après son commencement et qu'il ignorait tout du but de la mission. Ce drame se tourne donc autour de l'identité du Pakistan, sur le double-jeu opéré entre les relations avec la CIA et les liens d'un pays avec les terroristes.L'HYDRE BEN LADEN
Le général Asad Durrani, ancien chef de l'ISI, déclare : « Sous mon commandement, nous avons exécuté toutes les actions avec la CIA ». Il relate qu'autrefois pendant le Djihad contre les Soviétiques en Afghanistan, de nombreux agents de l'ISI étaient des compagnons de route très proches des actuels terroristes. Selon lui, des milliers d'Oussama Ben Laden vont arriver dans chaque village et dans chaque montagne, « parce que ses racines sont encore ici » D'après les informations américaine, Ben Laden serait retourné à Abbottabad parce qu'il souffrait d'une blessure à la jambe gauche occasionnée lors de combats à Tora Bora. Son infection aurait engendré une hépatite. À moins de cent mètres de la prétendue maison de Ben Laden, le docteur Amir Aziz était propriétaire d'une villa. Le chef d'Al-Qaïda était-il si imprudent ? Le Dr Amir Aziz fut emprisonné en 2002 car il aurait déjà prodigué des soins à Ben Laden. Des soupçons se sont également portés sur les spécialistes de l'hôpital militaire d'Abbottabad qui dans ce cas auraient pu soigner le chef d'Al-Qaïda. Pour tenter de se disculper, Mohammed Karim Khan, responsable de la police dans la circonscription d'Abbottabad, explique avec gêne : « Je visiterais seulement l'hôpital militaire si je voulais être tué. Beaucoup n'en ressortent pas vivants ». Tout cela est bien illogique.
Ainsi, nous pouvons penser que dans la ville la plus sécurisée du Pakistan, Ben Laden bénéficiait des meilleurs appuis et des plus grandes complicités. Bien entendu Washington ne pouvait ignorer cette réalité. Tous ces éléments tendent une fois de plus à démontrer que les États-Unis et ses milliardaires apatrides sont bien les vrais fondateurs d'Al-Qaïda. En outre, dans le centre d'Abbottabad, des hauts-parleurs des voitures de Jamaah Islamiyah font entendre en toute liberté les revendications contre les « plus grands terroristes au monde », les Américains, qui ont dirigé sur le territoire pakistanais des attaques mortelles avec des drones, alors que Ben Laden était encore en vie dans une des plus grandes villes pakistanaises, et de plus à seulement soixante kilomètres au nord d'Islamabad. Dans une arrière cour paisible, bien qu'il soit pessimiste sur la situation du Pakistan, le père Akram Javed Gill parle de paix. Ce prêtre a la charge de la paroisse saint-Pierre Canisius, édifiée il y a plus de cent ans. C'est le dernier des nombreux bâtiments scolaires d'Abbottabad qui n'appartient pas à l'État et est placé sous la surveillance de l'armée pakistanaise.LE PAKISTAN ET LA MENACE DU TERRORISME
Le taux d'analphabétisation dans la ville est sous la moyenne nationale. Ce résultat est dû aux écoles des missionnaires. La population doute que la fin de Ben Laden puisse être le début de temps meilleurs pour le Pakistan. Le père Gill atteste que nous ne savons pas vraiment ce qui s'est passé dans, la maison qui aurait abrité Ben Laden. En tout cas, les Chrétiens d'Abbottabad ne veulent pas payer pour la mort de Ben Laden : « C'était une ville paisible. Nous avons demandé à la police une protection renforcée ». À cause des protestations de musulmans, le prêtre avait déjà fait surélever il y a plusieurs années et disposer des sacs de sable autour du terrain de l'Église saint-Pierre Canisius et de la statue de la Sainte-Vierge. Si tout semble contredire l'action des États-Unis contre le terrorisme, la version officielle sur la mort de Ben Laden pourrait aussi embraser un Pakistan qui s'enliserait à la manière de l'Afghanistan et de l'Irak dans la violence et le terrorisme.
Laurent BLANCY. Rivarol du 27 mai 2011
(1) Der Spiegel du 16/5/11 dans Der unheimliche Nachbar (Le voisin inquiétant).Lien permanent Catégories : actualité, géopolitique, insécurité, international, lobby, magouille et compagnie 0 commentaire -
Miloš Jovanović : “Légitimité et légitimation du recours à la force dans l’après guerre-froide”
Thèse de doctorat de Miloš Jovanović : “Légitimité et légitimation du recours à la force dans l’après guerre-froide. Étude de cas : l’intervention militaire de l’OTAN contre la République Fédérale de Yougoslavie (1999)”
Miloš Jovanović : “Légitimité et légitimation du recours à la force dans l’après guerre-froide”. Étude de cas : l’intervention militaire de l’OTAN contre la République Fédérale de Yougoslavie (1999)
La fin de la guerre a engendré des croyances nouvelles quant à la nature du système international émergent. Le récit dominant du monde post-bipolaire reposait sur l’affirmation selon laquelle les relations entre États étaient désormais fondées sur le respect de la justice et du droit international et corrélativement, sur l’abandon de la politique de puissance. En ce sens, la rupture post-bipolaire a été qualifiée de rupture morale. Démocratie, droits de l’homme, interventions humanitaires et justice pénale internationale, tels furent les maîtres-mots de la fin du XXème siècle, mots qui aujourd’hui encore imprègnent la scène internationale et le discours sur les relations internationales.
Au rebours de cette vision dominante de l’ère post-bipolaire, l’hypothèse principale du présent travail de recherche soutient que la caractéristique fondamentale de la période de l’après-guerre froide réside dans l’émergence d’un nouveau cadre idéologique qui facilite la légitimation d’agissements étatiques fort constants, c’est-à-dire fondés sur la politique de puissance et la loi du plus fort. L’hypothèse principale est démontrée à partir d’un cas d’étude précis : l’intervention militaire de l’OTAN contre la RFY en 1999.
Cette intervention militaire, connue sous le nom de “guerre du Kosovo”, apparaît à travers une reconstruction historique de la crise du Kosovo et un examen minutieux des faits, comme ayant été foncièrement illégitime. Derrière la façade idéologique de bonnes intentions proclamées, “la guerre du Kosovo” ne fut au final qu’une manifestation supplémentaire de la politique de la canonnière dont abonde la longue et riche histoire des relations internationales.
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Ancien enseignant (allocataire-moniteur) au Département de Science Politique de la Sorbonne, Université de Paris I, Miloš Jovanović est assistant à la Faculté de droit de l’Université de Belgrade où il est notamment en charge des enseignements en Relations internationales. http://www.actionfrancaise.net
Revoir les interventions de Miloš Jovanović pour Realpolitik.tv : 1ère partie /2ème partie