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plus ou moins philo - Page 20

  • Julius Evola : « Sur l’essence et la fonction de l’esprit aristocratique »

    1. – Il existe un esprit aristocratique et il en existe diverses manifestations, liées au temps et à l’espace. Ces manifestations ont un caractère contingent, connaissent une genèse, un développement, et éventuellement une altération et un déclin. Cependant, l’esprit aristocratique est antérieur et supérieur à chacune d’elles. Il correspond à un degré de la réalité, à une fonction primordiale dans le tout. Il a donc une nature suprahistorique et, nous dirions même, métaphysique. Il existe donc indépendamment de la naissance et du déclin des aristocraties historiques, qui peuvent l’incarner plus ou moins parfaitement dans telle période déterminée et dans le cycle d’une civilisation donnée et d’une race donnée.

    L’idée aristocratique, comme l’idée du Regnum ou celle d’ordre ou de tradition, trouve en elle-même sa consécration et sa justification. L’intériorité des hommes commence déjà à s’obscurcir lorsqu’ils en arrivent à supposer que c’est l' »histoire » qui crée un Regnum, une aristocratie ou une tradition, ou que ceux-ci tirent leur justification et leur valeur de facteurs contingents, de l’utilité, de la domination matérielle ou de la suggestion. L’histoire et, en général, tout ce qui est simplement humain peut seulement fournir la dynamis, la force profonde qui permet à un Regnum de se former et à l’esprit aristocratique de se manifester. Mais, dans son essence la plus profonde, cette manifestation est enveloppée d’un mystère, et ce mystère n’existe que là où les voies du haut rejoignent les voies du bas, là où les sommets de l’ascèse humaine s’unissent à des sources d’influences suprahumaines. Ces points de jonction sont les moments fatidiques de l’histoire. C’est là que le symbole devient réalité et la réalité devient symbole, et que ce qui est esprit se fait puissance et ce qui est puissance se fait esprit.

    2. – Une des tactiques les plus employés par les forces secrètes de la subversion mondiale est la substitution de la personne au principe. Là où l’on veut désagréger un ordre traditionnel, ces forces guettent l’apparition d’une certaine déchéance dans les représentants historiques des principes fondamentaux de cet ordre. C’est là le moment le plus opportun pour l’action subversive : tout est fait pour que le procès fait aux personnes s’étende insensiblement aux principes qu’elles représentent, de sorte que ceux-ci sont frappés du même discrédit et qu’on considère qu’ils sont déchus et doivent donc être remplacés par d’autres, plus ou moins subversifs. Cela fait déjà longtemps que cette tactique a été adoptée contre une certaine aristocratie traditionnelle européenne. De l’indéniable dégénérescence d’une partie de cette aristocratie, qui a été l’instrument le plus utile pour attaquer l’esprit aristocratique lui-même, on n’a pas conclu qu’il fallait destituer cette aristocratie déchue et la remplacer par une autre, qui soit à la hauteur de la seule idée dont elle puisse tirer son autorité et son existence, mais on en est venu à nier une telle idée au profit de forces et d’idées inférieures.

    Du reste, ce n’est là qu’un épisode d’un processus de subversion et d’involution plus étendu, que nous rappellerons ici brièvement. Il faut songer aux quatre degrés fondamentaux de l’ancienne hiérarchie sociale aryenne : chefs spirituels, aristocratie guerrière, bourgeoisie, travailleurs. La dégénérescence du premier rang n’a pas entraîné le remplacement des chefs spirituels indignes par de dignes représentants du même principe, et le second degré, l’aristocratie guerrière, y a trouvé un précieux prétexte pour usurper et revêtir l’autorité  qui n’appartenait légitimement qu’au premier. Dans un second temps, la dégénérescence d’une partie de l’aristocratie a eu pour conséquence, non pas un soulèvement visant à la restaurer, mais bien une seconde usurpation, de la part du tiers état, qui s’est substitué à la noblesse guerrière comme ploutocratie bourgeoise. Enfin, la dégénérescence du système du tiers état, de la bourgeoisie et du capitalisme n’a pas abouti à une élimination opportune de ses excroissances malades et parasitaires, mais, de nouveau, on s’en est servi pour faire un procès imaginaire au principe, de la part du quart état, du monde matérialisé et prolétarisé des masses (marxisme, bolchevisme).

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  • Contre la Journée de la femme

    Le point de vue de Bérénice Levet, docteur en philosophie et professeur de philosophie à l'Ecole Polytechnique et au Centre Sèvres pour le FigaroVox. (Son dernier livre «La théorie du genre, ou le monde rêvé des anges» a été publié chez Grasset (Novembre 2014, 202 p., 18 €).)

    "Cette Journée des droits des femmes n'a plus aucun sens.

    Et s'il reste des poches de non-droit pour les femmes dans nos sociétés, voire du patriarcat, il est d'importation.[...] Cette requalification de la Journée internationale de la femme en Journée des droits des femmes est extrêmement fallacieuse car ce n'est plus l'égalité des droits qui est poursuivie par le féminisme contemporain mais l'interchangeabilité des êtres.

    Ce féminisme se nourrit d'une confusion sémantique entre égalité, différence et discrimination. Ce qui donne un semblant de légitimité à cette journée dans nos pays, ce n'est pas l'expérience, ce sont des statistiques, des chiffres. Et pourtant, les femmes accèdent toujours plus aux postes de direction.[...]

    Les femmes, aujourd'hui, et leurs ministres de tutelle successifs semblent n'avoir qu'une aspiration pour elles, leur parfaite intégration à la vie économique. Toutes se rallient comme un seul homme au triomphe de l'économie. Rien ne doit entraver leur destin de working woman… et elles pressent les politiques de prendre les mesures adéquates. Les femmes se sont fondues dans le moule d'«Homo economicus» avec une docilité tout à fait désolante.[...]

    La Journée de la femme, en outre, est une journée d'intimidationQuelle femme moderne, émancipée, oserait annoncer qu'elle suspend momentanément son activité pour élever son enfant? Sans militer pour le retour de la femme au foyer, s'interroge-t-on sur le sens qu'il y a à donner la vie à des enfants et à ne leur accorder -que dis-je, à ne leur concéder- que quelques heures dans un emploi du temps surchargé? Introduire des enfants dans le monde, au sens fort, c'est-à-dire, dans une langue, dans une histoire, dans des manières d'être, suppose de prendre le temps de le leur transmettre. Le résultat est là: l'école se voit chargée et de l'instruction et de l'éducation. Et l'on s'étonne de son échec? On aurait pu imaginer un féminisme plus audacieux, résolu à faire contrepoids à cette réduction de la vie au cycle production-consommation.

    Enfin, le moindre hommage à la femme est assimilé à un outrage, une offense, bref, à un «viol». Du regard de l'homme qui, sensible à la féminité, se retourne sur une passante, des quelques mots qu'elle inspire aux attouchements dont d'autres se rendront coupables, tout se retrouve mêlé. Complaisance victimaire et ressentiment envers les hommes contre lequel pourtant Virginia Woolf mettait en garde dans Une chambre à soi, n'ont cessé de s'exacerber. Le sel de l'humour qui a nourri les relations entre les sexes est en train de disparaître. Tout cela s'achève par des calculs sordides au sein de la famille: la répartition des tâches domestiques est pesée au trébuchet du fifty-fifty."

    Il va de soi que cette analyse s'applique à la femme européenne, "émancipée". Le paradoxe est que c'est cette femme-là qui en réclame le plus lors de la fameuse "journée de la femme", alors que toutes celles qui auraient de vraies raisons de revendiquer plus d'autonomie et de libertés, celles-là, leur voix est soigneusement étouffée ... sous une prison de toile.

    Marie Bethanie

  • Benjamin, Heidegger et la naissance de la modernité Raison, Habitat, Expérience

    "Tout est rappelé du passé, ce qui est à venir, qu'il soit attendu comme sempiternel" (Nietzsche).

    Maurice de Gandillac rapporte qu'au XIIème siècle, les moines de Saint-Victor louent les marchands qui "explorent des rivages nouveaux", font connaitre de nouveaux  produits et "rendent commun ce qui était privé" (1). Un siècle après, le franciscain Duns Scot justifie les bénéfices des négociants par leur rôle d'intermédiaire. Là se situe selon M. de Gandillac "l'essentielle coupure de la véritable modernité". Une double idée s'insinue: la société doit "progresser", l'aptitude à cette progression n'est pas générale. Il y aura ce qu'Augustin appelait des "damnés": les laissés pour compte du progrès. Cette idée de progression sélective est une des sources de la modernité.

    L'autre est la soif de connaissance. Au 15ème siècle, Nicolas de Cues rêve de mesurer l'ensemble du réel, y compris les propriétés physiques et physiologiques de l'homme. Aux catégories de l'être et de l'existant, il substitue en somme celle de l'existible, la catégorie de tout ce qui peut, potentiellement, exister. Pour autant que l'utilité en soit démontrable.  Dans le même temps, le mode d'apparaitre du monde devient identique à celui de Dieu, c'est-à-dire que l'univers apparait sans centre ni circonférence. Autrement dit, les conditions de la naissance de la subjectivité se mettent en place.

    Selon Alain Touraine (2), cette dualité de la rationalisation et la subjectivisation est la définition même de la modernité. La modernité aurait assigné des tâches à deux "sujets": la raison et la conscience. La tâche de la première serait de comprendre le monde, celle de la seconde d'"humaniser l'homme". Le dérapage se serait produit au moment de la philosophie des Lumières qui aurait détruit ce dualisme "par orgueil" (en quelque sorte le pendant de la thèse de Furet sur le dérapage de la Révolution française entre 1789 - la "bonne" révolution - et 1793 - la "mauvaise").  D'où l'inclination de Touraine pour l'humanisme chrétien optimiste (selon lui Erasme, Marsile Ficin, ...) qu'il oppose à l'augustinisme pessimiste. D'où aussi son désaccord avec Louis Dumont situant plus en amont l'irréversibilité du mouvement conduisant à l'individualisme moderne. Reste l'accord sur la présence, aux sources de la modernité (c'est-à-dire de ce en quoi notre temps nous est propre), de la soif de connaissance, de l'utilisation de l'outil de la raison, de la recherche de la mesure, d'une forme nouvelle de la subjectivité individuelle et collective.

    La valeur nouvelle de la notion de certitude marque la naissance de la modernité. C'est le signe des temps modernes. Heidegger s'y réfère dans l'interrogation suivante: "Mais qu'est-ce qui est plus étant, c'est-à-dire, d'après la pensée des Temps modernes, plus certain que la mort ?" (3). Or, la notion de certitude apparait avoir des affinités particulièrement fortes avec celles de raison et de sûreté. Sous deux aspects. D'une part, de ce qui est certain, on est sûr. Et ce qui est sûr (en lieu sûr) est sauf (sauvé). D'autre part, on n'est certain que de ce que l'on connait. Or, le principe de toute connaissance est la raison.  

    Selon Heidegger, le principe de raison est le fond du fond, la raison de tous les principes et donc "la raison de la raison".  Etymologiquement, la "raison", c'est le "fond" (Grund), et aussi le "sol", l'"humus". Grund désigne le fond vers lequel nous descendons et auquel nous revenons, pour autant que le fond est ce sur quoi une chose repose, à quoi elle tient, d'où elle s'ensuit (4). Hegel distinguait le fond d'une chose et ce sur quoi elle repose.  Si Heidegger semble ici user d'un des sens seulement du mot "fond", le second, ce n'est qu'apparence. Ces deux notions sont liées: pour aller "au fond des choses", il faut voir ce sur quoi elles reposent. Ainsi, on ne connait les choses que compte tenu de leur fondement. Le sens du terme "compte tenu" est clair: la raison (Grund) est aussi ratio.  Elle est le compte de ce que l'on donne, et donc aussi de ce qu'il nous reste. Conclusion: la raison comme "compte", "calcul" suppose un jeu à somme nulle. Ce que je n'ai plus est à quelqu'un d'autre. Dit autrement: la raison suppose un monde fini (5).

    Mouvement de quête, de recherche du fond, la raison ne se conçoit pas sans l'autonomie de la volonté. Il n'y a de raison que dans l'agir. "C'est la philosophie moderne (...), de Leibniz à Nietzsche, qui met en route la méditation de l'être comme agir, jusqu'à sa détermination ultime comme volonté de puissance", écrit Jean Beaufret (6).

    De son coté, Husserl, s'interrogeant sur l'origine de la philosophie, la définit comme source de la raison. Or, on peut le considérer comme étant l'illustration fondatrice d'un néo-kantisme que Michel Clouscard situe justement "à l'origine de l'épistémologie de notre période culturelle" (7), et qui pose le principe d'identité de l'objet et du sujet de la connaissance. Kant voyait dans la révélation chrétienne l'auxilliaire de la raison. Husserl se rattache à ce point de vue quand il écrit, en 1935: "La vie de l'homme n'est autre chose qu'un chemin vers Dieu". Cette position fut aussi celle de Max Scheler. En somme, la philosophie serait née de Dieu et consisterait  à y retourner. De là, l'importance de la généalogie.

    Evidemment, la difficulté commence quand on constate que la pratique de celle-ci n'est pas unique. Dans l'approche d'Alain, l'esprit apparait "développement de l'idée réelle". Dans celle  d'Hegel, "l'histoire de l'esprit est son acte", et le sens de l'acte est d'atteindre à la perfection et à l'universalité (8). Dans cette perspective, l'histoire de l'esprit, comme le notait justement Althusser, est  "processus sans sujet (...). C'est le procès lui-même qui est sujet".  Quand Husserl, pour sa part, définit le travail philosophique comme remontée aux sources de la raison (d'accord ici avec Dilthey), il en appelle à une méthode généalogique illustrée par Nietzsche. La remontée aux sources est en effet la méthode même de la généalogie. Mais celle-ci, plus que la simple génèse, comporte, dit Jean Beaufret, "une herméneutique plus essentielle". Elle s'occupe de ce qui, malgrè l'enchaînement des étapes, confère au produit le plus récent, donc le plus loin de l'origine, une étonnante proximité, néanmoins, de cette origine.  Or, la génèse existentiale chez Husserl comme chez Heidegger consiste en un questionnement sur ce dont le phénomène en tant que tel est porteur.  Dans cette optique, la généalogie ne peut être reconstitution de ce qui est déjà en germe, ni simple remontée à l'origine. Et c'est précisement en celà, grâce à cet écart par rapport à l'origine, que cette perspective permet l'historicité.

    Si cet écart par rapport à l'origine se maintient jusque dans la quête de celle-ci, c'est dire que le primitif n'est pas l'originel.  La pensée grecque comme mâtrice, ce que Jean Beaufret appelle "la percée radieuse du monde grec" est héritière d'un "avant" encore dérobé. Peut-être parce que, comme dit Hölderlin, la pudeur, c'est ce qui "retient d'aller jusqu'à la source". De ce fait, le propos de la démarche généalogique n'est pas de s'engager dans le retour à un "monde de la vie" originel. Plutôt faut-il être à l'écoute de la parole reçue par les grecs, et par eux transmise - parole qui n'est donc pas originelle. Encore est-il besoin de s'entendre sur les conditions de la transmission - le temps, et sur la nature de l'acte d'écoute  - à savoir l'intention, et en somme sur la nature du "Je" et de la personne. 

    Kant aperçoit bien le rôle constitutif du temps dans la constitution du "Je", mais il en conclut que cela atteste de la séparation du monde de l'être et du monde de la pensée. Le temps est ainsi conçu comme une limitation de l'être qui l'empécherait d'atteindre la complétude du monde de la pensée. Résumant Kant,  Pierre Trotignon écrit: "Marque de ma finitude, le temps est encore conçu comme une diminution d'être, comme une impossibilité pour notre existence d'être cet entendement intuitif à qui l'être se révélerait adéquatement"(9).

    Le point de vue de Martin Heidegger sur la question du Je est fort différent.  Il parait bien compris par Georges Steiner qui écrit: "Ce n'est pas sous le rapport du "Je suis" que nous saisissons la nature de l'être avec le plus de facilité et d'assurance (Heidegger se sépare ici fondamentalement de l'"égoisme" de Descartes et de la fusion du sujet et de l'objet chez Kant et Fichte). Ni en fonction du "tu es" (comme le voudraient certaines écoles modernes de phénoménologie dialectique)." Heidegger voit dans le temps une forme de l'intention qui permet le dévoilement de l'être, sans donner accès "à la totalité et à l'unité des êtres" (10). En d'autres termes, le temps est un chemin, ce qui ouvre une toute  autre perspective que celle de Kant. Mais Heidegger dit aussi:"Tout est chemin". Ce qui est  sans doute dire qu'il n'y a pas de but. Et définit une position nettement distincte de celle de Husserl.

    Dieu n'est plus alors, comme dans la vision de l'humanisme chrétien, le couronnement de la Création - la plus haute des "valeurs" - ce qu'Heidegger interprète comme une "dégradation de l'essence de Dieu" (Lettre sur l'humanisme). Dieu est alors, toujours dans la vision heideggerienne, au fond de toute chose. Ainsi que Goethe l'exprime poétiquement:

    "Si l'oeil n'était pas parent du soleil, comment pourrions-nous voir la lumière, si la force de Dieu ne vivait pas elle-même en nous, comment serions nous transportés par les choses divines ?"

    De son coté, Max Scheler émet sur la question du "Je" et sur celle de "l'intention" deux propositions. L'une est que "l'idée de personne n'a rien à voir avec les idées de Je". L'autre est que "ce qui appartient à l'essence de la personne, c'est de n'exister et de ne vivre qu'en effectuant des actes de visée intentionnelles". Le problème, c'est que ces deux propositions sont rigoureusement incompatibles. Il est en effet exact que la personne se définit par l'articulation entre une fonction adaptatrice et une fonction de ressourcement, entre une identité "idem" (celle du caractère) et une identité "ipsé" (celle de l'être), cette dernière jouant une fonction de réserve. Il est ainsi vrai que le "Je" devient personne, c'est-à-dire être-dans-le-monde en faisant apparaître au jour sa part la moins authentique, la moins personnelle, et de fait la plus banale. Mais, de ce fait même, il n'est pas évident que le propre de l'homme soit de "n'exister et de vivre qu'en effectuant des actes de visée intentionnelles". Tout au contraire peut-on penser que l'intention est une des notions les plus faiblement fondées qui soient, impensable en tout état de cause hors de ce que Bourdieu nomme l'"habitus". Conséquence: la première proposition de M. Scheler sur le "Je" et "la personne" apparait pertinente, mais la seconde fausse et contradictoire. 

    Aussi faut-il resituer ce que peut être l'"écoute", une écoute non purement intentionnelle. L'écoute est d'abord écoute de la parole, et elle est aussi écoute qui recueille. D'où une double question: la parole et le recueil de la parole (en d'autres termes l'intérieur).

    Heidegger définit la parole comme n'étant pas un discours (rationnel), mais un dire qui signifie. Aussi l'écoute de la parole n'est-elle ni immédiate, ni totale. Il y a écart entre le dit et le reçu. "Le signe est éternellement veuf du signifié", dit encore Gilbert Durand (11).

    Le deuxième aspect soulevé est la question du recueil de la parole. Dans un texte intitulé Intérieur et expérience. Notes sur Loos, Roth et Wittgenstein (12), Massimo Cacciari pose la question: y a-t-il un espace du recueillement, et à quelles conditions ?  Et il pose cette question très concrètement à partir de l'architecture et de l'urbanisme moderne. En effet, le projet tant des intérieurs "kitsch" ("mauvais gout" en yiddish) que de l'immeuble moderne qui les contient est "la pure visibilité". Or, ce qui est visible n'est pas forcément habitable. Un premier effet de la visibilité est de transformer la chose en monnaie, en objet "aliénable et manipulable", écrit Cacciari. Dans le cas d'une maison, la visibilité de celle-ci tue sa possibilité d'être un intérieur. L'architecture de verre et d'acier constitue une illustration contemporaine de ce refus du principe même d'intérieur.

    Or, la question de la transparence est tout à fait nodale. Car la volonté de rendre tout transparent postule une équivalence entre l'humain et le logos. "Tout "secret" doit être parlé", résume Cacciari. Or, le verre, et la culture de la transparence - Glaskultur - met à nu l'expérience, et, le cas échéant, la misère de l'expérience. La misère la plus grande se trouve quand l'expérience se situe avant la narration, c'est-à-dire quand la narration n'est plus auto-constitution de l'identité (au sens de Ricoeur), mais simple accumulation de hasards. Alors, l'expérience - celle connue avant la narration - ne peut revenir que comme miracle, chez celui qui a habité le temps d'avant. Une attente de l'extraordinaire qui explique l'attirance des temps modernes pour les eschatologies (quoi de plus extra-ordinaire que le dernier récit ?).

    Pour que le récit ne soit pas ce qui vient après l'expérience, il doit être inscrit dans le temps. Il doit ainsi être de l'ordre du relatif (puisqu'il relate) , et non de l'absolu. Cette inscription dans le temps nécessite que la Parole n'y soit pas l'objet d'une écoute im-médiate, mais au contraire distante. L'inscription dans le temps nécessite ainsi le ressourcement, donc le silence, ou du moins des silences.

    Silence. Que l'homme ne soit ni toujours à l'écoute (le parlé), ni toujours le parlant. Giorgio Agamben précise: "Que l'homme ne soit pas toujours déjà le parlant, qu'il ait été et qu'il soit encore l'"in-fans", c'est cela l'expérience" (13). L'expérience d'avant le récit, cette expérience "frappée de mutisme", est celle qui peut, dans les silences, perdurer dans le recueillement, dans l'attente qui est attention, et qui est aussi ressourcement. Cette expérience d'avant le récit est le non-dicible qui pour cela même donne sa forme (tel un réceptacle) au dicible qu'est le récit. Et le lieu de cette expérience est le silence parce que "le silence est la mémoire de l'enfance" (Cacciari).  Aussi l'illusion en ce domaine serait que l'expérience soit en-deçà de la vie, et le risque l'attente du miracle comme connaissance, et de la parousie ("l'arrivée") comme de ce qui sauve. Plutôt s'accordera-t-on avec René Char qui écrit: "L'éternité n'est guère plus longue que la vie".

    De même que l'expérience perdure si elle s'incrit dans le temps, l'homme est pour autant qu'il s'inscrit dans l'espace, pour autant qu'il est un habitant. Ici encore, l'être précède le faire (précéder, c'est  montrer le chemin); comme l'habiter précède le bâtir. "Bâtir n'est pas seulement un moyen de l'habitation. Bâtir est déjà de lui-même habiter" (14). L'homme habite dans la mesure où il prend soin d'un lieu; il bati parce que sa nature est d'être un habitant. "Wohnen, "demeurer en "est "la structure fondamentale du Dasein" (15). Alors, ce que l'homme bati prend sens. Heidegger prend l'exemple d'un pont. Un pont "rassemble, à sa manière, auprès de lui la terre et le ciel, les divins et les mortels" (16). A ces éléments, - le Quadriparti - le pont accorde une place. "Car, note Heidegger, seul ce qui est lui-même un lieu peut accorder une place". C'est ici le pont qui crée le lieu. Sans pont, pas de lieu. Et si le lieu est tel en tant qu'il est dans l'espace, c'est un espace aménagé, et aussi un espace "ménagé". Son aménagement n'est autre qu'un mode de son paraître. Lieu aménagé - et "à ménager" -  le pont ne met pas seulement "en place" le Quadriparti. Il le garde. L'essence de l'acte de bâtir est ainsi: produire des choses qui soient des lieux, qui mettent en place, -"ménagent" une place-, et tiennent sous leur garde la terre et le ciel, les divins et les mortels. En somme, bâtir est répondre à l'appel du Quadriparti en attente de modes de paraître. Ainsi, bâtir est pro-duire (pro-ducere: mettre en avant), et au plus haut point. Et bâtir est: rassembler ou assembler. Assembler ce qui ne passe pas - le Quadriparti - avec ce qui passe - les oeuvres humaines, ainsi le pont, ou toute autre bâtisse.  Alchimie qui est notre travail.

    Difficulté: faire ce travail aux temps modernes. Le lieu n'existe en effet que par sa perception collective. La compréhension du lieu doit faire l'objet d'un accord. Or, les conditions de celui-ci sont rendus hasardeuses par un phénomène remarqué particulièrement par Georg Simmel: la multiplicité des rythmes dans la ville moderne. La conséquence de ce phénomène est l'obligation de l'exactitude. L'excentricité devient rare, la banalité et le conformisme la règle. Pour autant, cette homogénéisation des comportements  n'aboutit pas à une perception collective des lieux, faute d'un horizon commun. Les conséquences de cet état de fait  sont doubles.

    D'une part, la communauté est ainsi "désoeuvrée" (Jean-Luc Nancy). L'homme est pris dans une "cage intemporelle" (Lewis Mumford),  "sans héritage et sans projet", dit encore Georges Balandier (17). D'autre part, la ville moderne secrète le mimétisme. Le lebenwelt, le vécu du monde s'appauvrit. Comme le note Blanqui, "l'univers se répète sans fin et piaffe sur place". Aussi y a-t-il perte du goût et de l'expérience.

    Pour Walter Benjamin, les questions fondamentales de l'authenticité, du sens du bonheur, de la tradition se posent à partir de l'observation des spécificités de l'âge bourgeois. "Le pouvoir et l'argent, observe Benjamin, sont devenus sous le capitalisme des grandeurs commensurables. Chaque quantité donnée d'argent doit être converti en un pouvoir bien défini, et l'on peut calculer la valeur d'achat de chaque pouvoir" (18). De cette coincidence nouvelle et essentielle entre deux données sociales auparavant disjointes dans leurs principes, il s'ensuit que le sacré diffusé par un pouvoir sublimé s'éclipse au profit de la "beauté" et que celle-ci elle-même devient reproductible et mesurable (19).

    La technique n'est qu'un moyen de la reproductibilité et non la cause de cette recherche de reproductibilité.  "Les composantes de l'authenticité se refusent à toute reproduction, non pas seulement à la reproduction mécanisée" (20). La cause de la recherche de reproductibilité, c'est la volonté de distinction par l'accumulation (d'objets, images, signes, ...). Et  comme  la modernité se caractérise par la construction d'images du monde (Heidegger), la profusion des images au moyen de leur reproductibilité alimente le règne de la marchandise. "Là où il n'y a pas les dieux règnent les spectres", écrit Novalis (21).

    Mais la volonté de distinction n'est qu'un produit de l'individualisme et de l'invention de la volonté comme attribut individuel. J-F Lyotard (qui fait remonter l'invention de la volonté à Augustin), écrit: "Tout ce que Benjamin décrit comme "perte d'aura", esthétique du "choc", destruction du goût et de l'expérience, est l'effet de ce vouloir peu soucieux des règles. Les traditions, les statuts, les objets et les sites chargés du passé individuel et collectif, les légitimités reçues, les images du monde et de l'homme venues du classicisme, même quand ils sont conservés, le sont comme moyens pour la fin, qui est la gloire de la volonté" (22). Les grands mouvements sismiques de la sensibilité, et les structurations sur la longue période de la psychologie des peuples sont remplacés par le règne du nouveau - la néophilie. "'Plus de vagues, plutôt des vogues", disait Félix Guattari.

    Trés logiquement, l'invention de la volonté précède de peu l'invention de l'autonomie de l'économie (23). A partir du moment où la personne apparait "pour-soi" (Hegel), c'est-à-dire comme l'unité conflictuelle d'un Je (moi-sujet) et d'un Moi (moi-objet), la volonté s'institue - et s'insinue - comme le moyen d'être au monde. Les biens deviennent alors autant d'indispensables "miroirs du moi".

    De là, est inévitable l'invention de l'économie comme sphère autonome des activités humaines, consacrée à la fabrication de ces biens. L'essor de la technique accompagnant l'autonomie de l'économie, le règne de la marchandise advient, qui brise la perception collective du monde de la vie, et réduit - tendanciellement - ce dernier à une collection d'objets. Le "choc" du nouveau remplace l'acquisition de l'expérience. Or, il n'y a pas, remarque Benjamin, de bonheur sans expérience - et sans expérience collective. Et la tradition est l'éternel retour de cette expérience. "L'expérience du bonheur, dit Jürgen Habermas de Benjamin, qu'il appelle illumination profane, est liée à la préservation de la tradition".

    La notion de tradition dans la pensée de Benjamin occupe une place comparable à celle de l'être chez Heidegger. Dans les deux cas l'idée d'un abîme joue un rôle essentiel. Cet abime se définit "par la séparation qui règne entre deux mondes, dont l'un des deux seulement est en toute rigueur celui de l'être"(24). Le point de vue heideggerien est que cette séparation nait avec Socrate et Platon, et se creuse avec ce que Beaufret nomme le "déclin même de la philosophie ou, si l'on veut, son virage stoïcien" (id.). L'opinion de Benjamin ne semble pas éloignée. Pour lui, la tradition remplit le rôle de réserve d'authenticité de l'être, même si, pas plus que chez Heidegger, on ne trouve chez lui de définition tranchée de l'authentique et de l'inauthentique. Ainsi, avec la mort de la tradition se perd la capacité de connaitre ce que Benjamin appelle le bonheur et qui est sans doute un autre nom de l'allégresse définie comme "la coincidence du désir et du réel" (Clément Rosset).

    La modernité a commencé avec Faust. Elle finit avec ce que Forget et Polycarpe appellent l'homme-machinal. Ce qui ne parait pas très éloigné de l'homme réifié de Marx. Au 19ème siècle, l'idéal des temps est, note alors Stendhal, la capacité métamorphique: le bal le soir, la guerre le lendemain. (Bonaparte en fut une illustration étonnante: les soirées de la campagne d'Italie de 1796-97 étaient consacrées aux lettres à Joséphine et aux plans d'opérations militaires contre l'Autriche). Mais une fois détruit l'ancien ordre des choses (25), les temps modernes sont ceux du mimétisme et de l'alignement. La civilisation dont l'idéal est la mise au travail aboutit au chômage de l'être. Vient alors le stade de l'ahurissement de l'homme.

    Pour le flaneur, fasciné par le marché,  ayant "peur de s'arrêter" (Maxime Du Camp), la ville comme la femme apparaissent sous l'aspect d'un labyrinthe, "la patrie de celui qui hésite". "Le labyrinthe, écrit Benjamin, est le bon chemin pour celui qui arrive bien assez tôt au but. Ce but est le marché". Et encore: "Le chemin de celui qui appréhende de parvenir au but dessinera facilement un labyrinthe. Ainsi fait la pulsion sexuelle dans les épisodes qui précèdent sa libération" (26).

    Benjamin n'est pas seulement un remarquable décripteur de la modernité. Très lucide quant à la profondeur des racines de l'ordre bourgeois, il inscrit ses recherches dans une conception novatrice du temps historique (surtout par rapport à une certaine culture marxiste): "Chasser toute évolution de l'image de l'histoire et présenter le devenir comme une constellation au sein de l'être grâce à un déchirement dialectique entre la sensation et la tradition; telle est aussi la tendance de ce travail" (27). Brecht, peu complaisant pour Benjamin, notait de son coté dans son Journal de travail (Août 1941): "Benjamin s'oppose à la conception de l'histoire comme déroulement linéaire, du progrès comme entreprise énergique menée à tête reposée, du travail comme source de moralité, de la classe ouvrière comme la protégée de la technique, etc. Il se moque de la phrase, si souvent entendue, qu'il puisse y avoir, "encore en ce siècle" quelque chose comme le fascisme (comme s'il n'était pas le fruit de tous les siècles)" (28). Dans cette conception du devenir, le détail et l'instant apparaissent "le cristal de l'évênement total". L'instant oscille entre le "toujours nouveau" et le "toujours identique".

    Influencé par certains mystiques, notamment Weigel, Benjamin imagine que pour une humanité "délivrée", "chacun des instants qu'elle a vécus devient une citation à l'ordre du jour - et ce jour est justement le dernier" (29). Bien que se dégageant avec difficulté de l'idée de "délivrance" (qui implique une critique radicale du monde et est donc au fond anti-constructiviste et anti-révolutionnaire), il conclut ses "thèses sur la philosophie de l'histoire" en notant que l'ancien messianisme juif est moins "appel à l'avenir que commémoration d'un passé toujours présent", chaque seconde s'offrant à la libre discussion des hommes comme "une porte étroite".

    Un jour de septembre 1940, Walter Benjamin tente de passer en Espagne, quittant cette France qu'il a tant aimé. L'affaire se présente mal, et l'échec serait sans doute l'arrestation par la Gestapo. Alors, Benjamin franchit une dernière fois "la porte étroite". Il se tue.

    Nous n'oublions pas: l'Andenken, c'est la pensée fidèle et remémorante. C'est au courage devant la détresse, qui est la préoccupation - le souci - commun d'Heidegger et de Benjamin qu'il s'agit d'être fidèle.

    Pierre LE VIGAN

    (1) M. de Gandillac, Génèse de la modernité. Les douze siècles où se fit notre Europe. De "La cité de Dieu" à "La nouvelle Atlantide", CERF, 1992. Abstraction faite de son sous-titre "vendeur" Les douze siècles..., l'ouvrage est d'importance.

    (2) A. Touraine, Critique de la modernité, Fayard, 1992.

    (3) Chemins qui ne mènent nulle part, Idées-Gallimard, 1980, p.364.

    (4) Le principe de raison, préface de Jean Beaufret, Tel-Gallimard, 1962, p.211, souligné par nous. 

    (5) Heidegger distingue bien sûr "raison" (fond, sol) de "Raison" au sens d'Intelligence. L'intelligence est nommée, en allemand comme en français, par un autre mot que raison. Le terme allemand Grund renvoie au motif des choses, à ce qui fait qu'elles "sont comme cela". La notion d'"intelligence" relève plus de la mesure et de la quantification que celle de "raison" au sens de motif: on est plus ou moins intelligent que quelqu'un, alors qu'un motif est "le bon motif" ou "un faux motif". Dans un cas, une logique de la graduation, dans l'autre, une logique binaire. Pour autant, les notions sont parentes: l'intelligence des choses n'est pas autre chose que la compréhension de ce qu'elles sont. La ratio est simultanément raison et Raison. Nous employons simplement ici "raison" au sens de "principe de raison", incluant les deux sens pré-cités. C'est parce que l'apparentement entre les deux notions est très fort que le "dire" les met "l'un avec l'autre".

    (6) Dialogue avec Heidegger, Philosophie moderne, Minuit, 1973.

    (7) L'être et le code. Le procès de production d'un ensemble précapitaliste, Mouton, 1972.

    (8) Hegel est ici dans la lignée de Parménide d'Elée disant: "Même chose que le penser (de l'être) est ce par quoi s'accomplit ce penser".

    (9) in Heidegger, PUF, 1965.

    (10) Trotignon, op. cit.

    (11) L'imagination symbolique, PUF, 1964.

    (12) Critique, janvier-février 1985.

    (13) Enfance et histoire, Payot, 1989.

    (14) Martin Heidegger, Essais et conférences, Tel-Gallimard, 1980.

    (15) Heidegger, "Bâtir, habiter, penser" .

    (16) Essais et conférences, op. cit., p. 181.

    (17) Balandier, Le détours. Pouvoir et modernité, Fayard, 1985.

    (18) in Sens unique, précédé de Enfance berlinoise, et suivi de Paysages urbains, p. 258, Maurice Nadeau éditeur, 1988.

    (19) W. Benjamin trouve chez Carl Schmitt l'idée, si importante dans ses propres travaux, que l'art est l'expression des tendances philosophiques et religieuses d'un époque. Sur l'influence du C. Schmitt, cf. Bernd Witte, W. Benjamin une biographie, CERF, 1988.

    (20) W. Benjamin, Ecrits français, Gallimard, 1991, p. 142.

    (21) Fragments, José Corti, 1992. 

    (22) Tombeau de l'intellectuel et autres papiers. Galilée, 1984.

    (23) voir le chapitre consacré à cette "invention" in Yves Barel, La ville médiévale, système social, système urbain, PUG, 1977. Du même auteur, lire aussi un ouvrage stimulant: La société du vide, Seuil, 1984.

    (24) Dialogue avec Heidegger, Philosophie moderne, Minuit, 1973, p. 16.

    (25) cf. François Crouzet, la modernité commence en 1815, in Analyses de la SEDEIS, n°89, septembre 1992.

    (26) cité par Catherine Perret, le concept de critique chez Walter Benjamin in numéro hors série sur Benjamin de la "Revue d'esthétique", Jean-Michel Place, novembre 1990. Voir aussi de C. Perret, Benjamin sans destin, La Différence, 1992.

    (27) W. Benjamin, Paris, capitale du XIXème siècle, Le livre des passages, CERF, 1989, cité par G. Petitdemange, Citoyenneté et urbanité, p. 97, éd. Esprit, 1991.

    (28) cité par Philippe Ivernel, article Benjamin de l'Encyclopédia Universalis.

    (29) W. Benjamin, Essais 1 et 2, Denoël/Gonthier, 1983.

    http://vouloir.hautetfort.com/archive/2014/12/12/benjamin-heidegger-et-la-naissance-de-la-modernite.html

  • Claude Bourrinet : « Platon, encore et toujours »

    Est-il une époque dans laquelle la possibilité d’une prise de distance ait été si malaisée, presque impossible, et pour beaucoup improbable ? Pourtant, les monuments écrits laissent entrevoir des situations que l’on pourrait nommer, au risque de l’anachronisme, « totalitaires », où non seulement l’on était sommé de prendre position, mais aussi de participer, de manifester son adhésion passivement ou activement. L’Athènes antique, l’Empire byzantin, l’Europe médiévale, l’Empire omeyyade, et pour tout dire la plupart des systèmes sociopolitiques, de la Chine à la pointe de l’Eurasie, et sans doute aussi dans l’Amérique précolombienne ou sur les îles étroites du Pacifique, les hommes se sont définis par rapport à un tout qui les englobait, et auquel ils devaient s’« aliéner », c’est-dire abandonner une part plus ou moins grande de leur liberté.

    S’il n’est pas facile de définir ce qu’est cette dernière, il l’est beaucoup plus de désigner les forces d’enrégimentement, pour peu justement qu’on en soit assez délivré pour pouvoir les percevoir. C’est d’ailleurs peut-être justement là un début de définition de ce que serait la « liberté », qui est avant tout une possibilité de voir, et donc de s’extraire un minimum pour acquérir le champ nécessaire de la perception.
    Si nous survolons les siècles, nous constatons que la plupart des hommes sont « jetés » dans une situation, qu’ils n’ont certes pas choisie, parce que la naissance même les y a mis. Le fait brut des premières empreintes de la petite enfance, le visage maternel, les sons qui nous pénètrent, la structuration mentale induite par les stimuli, les expériences sensorielles, l’apprentissage de la langue, laquelle porte le legs d’une longue mémoire et découpe implicitement, et même formellement, par le verbe, le mot, les fonctions, le réel, l’éducation et le système de valeurs de l’entourage immédiat, tout cela s’impose comme le mode d’être naturel de l’individu, et produit une grande partie de son identité.

    L’accent mis sur l’individu s’appelle individualisme. Notons au passage que cette entité sur laquelle semble reposer les possibilités d’existence est mise en doute par sa prétention à être indivisible. L’éclatement du moi, depuis la « mort de Dieu », du fondement métaphysique de sa pérennité, de sa légitimité, accentué par les coups de boutoir des philosophies du « soupçon », comme le marxisme, le nietzschéisme, la psychanalyse, le structuralisme, a invalidé tout régime s’en prévalant, quand bien même le temps semble faire triompher la démocratie, les droits de l’homme, qui supposent l’autonomie et l’intégrité de l’individu en tant que tel.

    Les visions du monde ancien supposaient l’existence, dans l’homme, d’une instance solide de jugement et de décision. Les philosophies antiques, le stoïcisme, par exemple, qui a tant influencé le christianisme, mais aussi les religions, quelles qu’elles soient, païennes ou issues du judaïsme, ne mettent pas en doute l’existence du moi, à charge de le définir. Cependant, contrairement au monde moderne, qui a conçu le sujet, un ego détaché du monde, soit à partir de Hobbes dans le domaine politique, ou de Descartes dans celui des sciences, ce « moi » ne prend sa véritable plénitude que dans l’engagement. Aristote a défini l’homme comme animal politique, et, d’une certaine façon, la société chrétienne est une république où tout adepte du Christ est un citoyen.

    On sait que Platon, dégoûté par la démagogie athénienne, critique obstiné de la sophistique, avait trouvé sa voie dans la quête transcendante des Idées, la vraie réalité. La mort de Socrate avait été pour lui la révélation de l’aporie démocratique, d’un système fondé sur la toute puissance de la doxa, de l’opinion. Nul n’en a dévoilé et explicité autant la fausseté et l’inanité. Cela n’empêcha pas d’ailleurs le philosophe de se mêler, à ses dépens, du côté de la Grande Grèce, à la chose politique, mais il était dès lors convenu que si l’on s’échappait vraiment de l’emprise sociétale, quitte à y revenir avec une conscience supérieure, c’était par le haut. La fuite « horizontale », par un recours, pour ainsi dire, aux forêts, si elle a dû exister, était dans les faits inimaginables, si l’on se souvient de la gravité d’une peine telle que l’ostracisme. Être rejeté de la communauté s’avérait pire que la mort. Les Robinsons volontaires n’ont pas été répertoriés par l’écriture des faits mémorables. Au fond, la seule possibilité pensable de rupture sociopolitique, à l’époque, était la tentation du transfuge. On prenait parti, par les pieds, pour l’ennemi héréditaire.

    Depuis Platon, donc, on sait que le retrait véritable, celui de l’âme, à savoir de cet œil spirituel qui demeure lorsque l’accessoire a été jugé selon sa nature, est à la portée de l’être qui éprouve une impossibilité radicale à trouver une justification à la médiocrité du monde. L’ironie voulut que le platonisme fût le fondement idéologique d’un empire à vocation totalitaire. La métaphysique, en se sécularisant, peut se transformer en idéologie. Toutefois, le platonisme est l’horizon indépassable, dans notre civilisation (le bouddhisme en étant un autre, ailleurs) de la possibilité dans un même temps du refus du monde, et de son acceptation à un niveau supérieur.

    Du reste, il ne faudrait pas croire que la doctrine de Platon soit réservée au royaume des nuées et des vapeurs intellectuelles détachées du sol rugueux de la réalité empirique. Qui n’éprouve pas l’écœurement profond qui assaille celui qui se frotte quelque peu à la réalité prosaïque actuelle ne sait pas ce que sont le bon goût et la pureté, même à l’état de semblant. Il est des mises en situation qui s’apparentent au mal de mer et à l’éventualité du naufrage.

    Toutefois, du moment que notre âge, qui est né vers la fin de ce que l’on nomme abusivement le « moyen-âge », a vu s’éloigner dans le ciel lointain, puis disparaître dans un rêve impuissant, l’ombre lumineuse de Messer Dieu, l’emprise de l’opinion, ennoblie par les vocables démocratique et par l’invocation déclamatoire du peuple comme alternative à l’omniscience divine, s’est accrue, jusqu’à tenir tout le champ du pensable. Les Guerres de religion du XVIe siècle ont précipité cette évolution, et nous en sommes les légataires universels.

    Les périodes électorales, nombreuses, car l’onction du ciel, comme disent les Chinois, doit être, dans le système actuel de validation du politique, désacralisé et sans cesse en voie de délitement, assez fréquent pour offrir une légitimité minimale, offrent l’intérêt de mettre en demeure la vérité du monde dans lequel nous tentons de vivre. A ce compte, ce que disait Platon n’a pas pris une ride. Car l’inauthenticité, le mensonge, la sidération, la manipulation, qui sont le lot quotidien d’un type social fondé sur la marchandise, c’est-à-dire la séduction matérialiste, la réclame, c’est-à-dire la persuasion et le jeu des pulsions, le culte des instincts, c’est-à-dire l’abaissement aux diktats du corps, l’ignorance, c’est-à-dire le rejet haineux de l’excellence et du savoir profond, plongent ce qui nous reste de pureté et d’aspiration à la beauté dans la pire des souffrances. Comment vivre, s’exprimer, espérer dans un univers pareil ? Le retrait par le haut a été décrédibilisé, le monde en soi paraissant ne pas exister, et le mysticisme n’étant plus que lubie et sublimation sexuelle, voire difformité mentale. Le défoulement électoraliste, joué par de mauvais acteurs, de piètres comédiens dirigés par de bons metteurs en scène, et captivant des spectateurs bon public, niais comme une Margot un peu niaise ficelée par une sentimentalité à courte vue, nous met en présence, journellement pour peu qu’on s’avise imprudemment de se connecter aux médias, avec ce que l’humain comporte de pire, de plus sale, intellectuellement et émotionnellement. On n’en sort pas indemne. Tout n’est que réduction, connotation, farce, mystification, mensonge, trompe-l’œil, appel aux bas instincts, complaisance et faiblesse calculée. Les démocraties antiques, qui, pourtant, étaient si discutables, n’étaient pas aussi avilies, car elles gardaient encore, dans les faits et leur perception, un principe aristocratique, qui faisait du citoyen athénien ou romain le membre d’une caste supérieure, et, à ce titre, tenu à des devoirs impérieux de vertu et de sacrifice. L’hédonisme contemporain et l’égalitarisme consubstantiel au totalitarisme véritable, interdisent l’écart conceptuel indispensable pour voir à moyen ou long terme, et pour juger ce qui est bon pour ne pas sombrer dans l’esclavage, quel qu’il soit. Du reste, l’existence de ce dernier, ce me semble, relevait, dans les temps anciens, autant de nécessités éthiques que de besoins économiques. Car c’est en voyant cette condition pitoyable que l’homme libre sentait la valeur de sa liberté. Pour éduquer le jeune spartiate, par exemple, on le mettait en présence d’un ilote ivre. Chaque jour, nous assistons à ce genre d’abaissement, sans réaction idoine. La perte du sentiment aristocratique a vidé de son sens l’idée démocratique. Cette intuition existentielle et politique existait encore dans la révolution française, et jusqu’à la Commune. Puis, la force des choses, l’avènement de la consommation de masse, l’a remisée au rayon des souvenirs désuets.

    Claude Bourrinet

    http://www.voxnr.com/cc/dt_autres/EFkAZVyEEuZJIFgSMt.shtml

  • La justice dans l'Ethique à Nicomaque

    A. Le juste et l’injuste 

    Le lien entre éthique et politique est établi par la justice. Elle est le principe d’organisation de la cité, comme cela est démontré dans le livre I de la Politique. Mais, en même temps, elle est une disposition acquise dont les hommes doivent faire montre. Il faudra donc articuler la justice en soi, la vertu propre aux justes et la justice dans la cité, fondée sur le système des lois.

    L’homme injuste est, d’une part, celui qui agit contre la loi ; d’autre part, celui qui veut posséder plus que son dû, même au détriment d’autrui. On doit remarquer que ces deux définitions ne sont pas de même nature ni à mettre sur le même plan. La première est conventionnelle et peut être purement nominale : elle dépend de la convention par laquelle est fondée la société humaine, alors que la seconde peut être l’objet d’une fondation rationnelle.

    Mais cette différence n’en est pas une car lois et égalité vont ensemble, comme vont ensemble illégalité et inégalité. En effet, « nous appelons justes toutes les choses qui tendent à produire ou à conserver le bonheur, avec les éléments qui le composent, pour la communauté politique ».

    B. La justice, première des vertus 

    La justice contient toutes les autres vertus. Et, d’emblée, la justice est un bien qui contient tous les autres. Dans la justice, chacun manifeste sa vertu non seulement à l’égard de lui-même, mais aussi à l’égard d’autrui. En outre, si la vertu est la juste mesure, la justice est, en quelque sorte, le prototype de toutes les vertus et en même temps ce qui est nécessaire à toutes les autres vertus.

    La justice est égalité : en premier lieu, trouver le juste milieu, c’est se situer à mi-chemin, donc partager la ligne en deux parties égales. La justice peut donc s’identifier à l’égalité arithmétique. En second lieu, la juste mesure est aussi la bonne proportion. Il s’agit alors non d’une égalité des valeurs absolues, mais d’une égalité des rapports, égalité proportionnelle ou encore égalité géométrique.

    La justice signifie obéissance aux lois. Or les lois imposent le respect de toutes les vertus. Donc la justice commande toutes les autres vertus. Pourquoi y a-t-il deux termes distincts, vertu et justice ? Elle est vertu en tant que disposition acquise : on devient vertueux par l’exercice de la vertu ; on devient juste par l’exercice de la justice. Cette vertu est justice dans la mesure où elle a rapport avec autrui. Cette première distinction en commande une deuxième, entre la justice en soi et la justice dans la cité.  

    C. Trois formes de la justice dans la cité 

    Il s’agit d’abord de définir les règles de la répartition de la richesse collective entre tous les membres de la cité. C’est le problème de la justice distributive. Ici, chacun doit recevoir en proportion de ses mérites. Le rapport entre les biens distribués doit refléter le rapport entre les personnes. Cependant, la répartition selon le mérite pose la question de la définition du mérite car « tous ne désignent pas le même mérite, les démocrates le faisant résider dans une condition libre, les partisans de l’oligarchie soit dans la richesse soit dans la noblesse de race, les défenseurs de l’aristocratie dans la vertu.

    Dans la justice corrective, c’est-à-dire celle qui vise à réparer les torts, c’est au contraire l’égalité arithmétique stricte qui s’applique. En effet, la loi n’envisage que la nature de la faute sans égard pour les personnes qu’elle met sur un pied d’égalité. C’est la justice qui remet droit ce qui était courbe, la justice « redresseuse de torts ». Elle a pour but le rétablissement de l’égalité. L’étymologie le dit : un juge est « celui qui partage en deux ».

    La justice commutative définit les lois de l’échange et règle les contrats. Ce qui règne ici, c’est la réciprocité. Cette réciprocité est la base de la cohésion sociale – elle est ce qui fait subsister la cité – et repose sur un échange proportionnel.

    La justice consiste à suivre les lois ; et la justice dans la cité se contente de suivre formellement les principes d’égalité arithmétique ou proportionnelle qu’on vient de définir. Mais observer les lois ne suffit pas à définir l’homme juste.

    Tout d’abord, l’action injuste elle-même comporte deux extrêmes : l’un d’eux, le moindre, consiste donc à subir l’injustice ; l’autre, le plus grave, à la commettre. Ces deux extrêmes ne sont pas situés à égale distance de la justice, puisque l’un est plus grave que l’autre. Etre juste « en soi », c’est donc aussi être capable de subir l’injustice. En outre, certaines vertus n’ont point d’excès. L’amour, la bonté, l’honnêteté entrent dans cette catégorie. Être juste alors, c’est savoir aller au-delà de ce que la loi exige. 

    Þ Ici, c’est la lecture du livre V qui s’impose. Il s’agit du cœur même de la philosophie aristotélicienne.

    Source : 

    http://www.oragesdacier.info/2014/10/la-justice-dans-lethique-nicomaque.html

  • Au coeur du libéralisme destructeur

    Le cardinal Billot dénonce la dissolution des liens du mariage, fondement premier de la famille.

    La Révolution détruit d'abord la famille dans son fondement. Car le fondement de la famille est le mariage et celui-ci est indissoluble grâce à l'obligation qu'il impose jusqu'à la fin indistinctement à l'homme et à la femme. À quel point cette obligation s'oppose à la liberté et à l'émancipation de l'individu, cela saute aux yeux. Cependant, il subsiste dans la mentalité des gens des préjugés enracinés, qui ne permettent pas de procéder sur le champ à la réforme projetée. On commencera donc par réduire le mariage au rang d'un simple contrat civil, sanctionné par l'autorité de la seule loi civile. Ensuite on fera un pas de plus pour passer du mariage civil au divorce légal, et non sans motif, car ce qui est lié par l'autorité de la loi civile peut aussi être dissous et annulé par la loi civile. Pour finir, à partir du divorce civil se préparera peu à peu une descente rapide vers un vague concubinage en quoi doit consister l'application la plus complète des principes et où il ne restera pas plus trace de famille que ce qui existe chez les bêtes. On voit donc comment le libéralisme tend de toute sa force à détruire la famille et son fondement premier.

    Cardinal Billot

    Tractatus de Ecclesia Christi  (traité sur l'Église du Christ), tome II, Université grégorienne, 1910

    Un an après la parution de ce livre, le père Billot (1846-1931) fut nommé cardinal par saint Pie X. Il dut déposer la pourpre en 1927 parce qu'il affichait son désaccord avec l'attitude de Pie XI envers l'Action française.

    Personne ne prévoyait, au début du XXe siècle, les conséquences du mariage civil et du divorce, mis à part des penseurs comme Paul Bourget – l'auteur d'Un Divorce (1904) ou le père Billot. Charles Maurras, de son côté, avait analysé le bouleversement de la sensibilité qui se trouve, chez Rousseau, à la base de la subversion révolutionnaire. La Révolution ne veut pas connaître les engagements qui dépassent la volonté immédiate des individus : le mariage indissoluble lui paraît aussi odieux que les voeux perpétuels du moine ou de la moniale.

    Les braves gens qui croient aux bonnes élections et qui fondent des associations de défense de la famille dans le respect des institutions républicaines ne voient pas, par manque de maturité politique, que leur action est condamnée à l'avance par un système dont la destruction de la famille constitue un but essentiel : Marianne, la marâtre infernale, a ôté aux familles la responsabilité de l'instruction des enfants, puis elle a prétendu les éduquer à la place des parents. L'abaissement du mariage au rang de simple contrat révocable lui a laissé les mains libres dans cette tâche.

    Le cardinal Billot avait bien vu que le principe révolutionnaire, qui est asocial, ne s'en tiendrait pas à l'affaiblissement du lien conjugal : « À partir du divorce civil se préparera peu à peu une descente rapide vers un vague concubinage […] où il ne restera pas plus trace de famille que ce qui existe chez les bêtes. » On peut dire que l'éminent théologien avait, non pas prophétisé, mais prévu par déduction le PACS et l'union libre.

    Mais il n'avait pu prévoir que le libéralisme abaisserait l'être humain en-dessous de la bête, par l'extinction, non seulement du sens moral et du plus élémentaire bon sens, mais même de l'instinct, et que le législateur républicain envisagerait un jour la possibilité de liens entre personnes du même sexe ! Cette perspective montre bien que « la démocratie c'est la mort ».

    Au fond, libéralisme et libertinage appartiennent à la même famille de mots : doctrine qui fait de la liberté le principe fondamental de la pensée et de l'action des hommes, le libéralisme est à la philosophie et à la politique ce que le libertinage est aux moeurs.

    Gérard Baudin

    L’Action Française 2000 du 18 au 31 décembre 2008