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plus ou moins philo - Page 17

  • Le sens de l’existence

    Ce sens est défini par les quatre mots-clés qui sont : les racines, la mission, la tenue et l’exploit.

    Hayek montre bien que nous n’avons créé ni notre langage, ni notre raison, ni note civilisation. Comment un individu pourrait-il créer ce qui le précède ? Nous avons donc, que cela plaise ou non, un héritage qui est constitutif de notre être. Sans cet héritage, comme on l’a vu avec les « enfants sauvages » perdus en forêt et élevés par des animaux, notre personnalité et notre raison même seraient inexistantes.

    On peut considérer que puisque nous avons un héritage, nous devons en remercier nos ancêtres et notre nation et ne pas être ingrats. Qui dit héritage dit histoire et l’homme pleinement homme a une « conscience historique » à l’inverse de l’animal.

    Les racines de l’existence, la fidélité.

    Qui dit héritage et histoire dit donc « fidélité ». Les mots « foi » et « fidélité » ont une commune origine. Un homme « sans foi ni loi » est un homme à qui l’on ne peut pas faire confiance. Du point de vue éthique, la fidélité est donc une vertu fondatrice

    Mais il y a plus, car les traditions qui constituent notre héritage contiennent un savoir, une sagesse énorme sélectionnée par des siècles de pratique de millions d’hommes. Se priver de cet héritage en voulant faire table rase (Tabula rasa) est donc un acte absurde et suicidaire. La sagesse des traditions est plus grande que celle de l’individu limité dans le temps et dans ses capacités rationnelles individuelles. L’orgueil individuel est donc stupidité. Les tentatives de tout refaire à nouveaux frais et d’éradiquer les traditions s’appellent historiquement des « révolutions ». Les révolutions permettent à la barbarie présente dans le cerveau primitif de l’homme de réapparaitre. C’est pourquoi elles mènent au sang et aux meurtres. L’homme a toujours le choix entre sauvagerie, barbarie et civilisation et la tâche de préserver et d’accroitre la civilisation n’est pas une tâche anodine, elle est vitale. Le rejet des traditions est en effet mortel, mort lente ou rapide selon les cas.

    Ce qui fait la différence entre l’animal et l’homme, ce sont donc les traditions, elles-mêmes évolutives par petites touches à travers les événements historiques. Au mot racine, on peut donc associer le mot FIDELITE, condition même de la pérennité de la vie et de l’apparition de l’existence comme mode de vie spécifiquement humain.

    La mission de l’existence, la liberté

    Comme tous les philosophes existentiels l’ont compris de Pascal à Kierkegaard, de Nietzsche à Heidegger, l’homme peut mener une vie sans existence authentique et se laisser balloter de plaisirs fugaces en plaisirs fugaces. Il peut aussi refuser cette vie limitée au « divertissement » (Pascal) et mener une existence éthique (Kierkegaard). Il peut, comme l’écrit Heidegger, être simplement jeté dans le monde (il l’est toujours d’ailleurs au départ) ou « missionné ». C’est la conscience et le sentiment d’avoir une mission à réaliser sur terre qui distingue le plus l’homme de l’animal. Pour choisir cette mission, l’homme peut tenir compte ou non de ses racines, voire les rejeter au prix d’une énorme perte d’information. C’est en cela que l’homme est doué de LIBERTE.

    Mais la liberté conduit, comme l’a écrit le tragédien grec Sophocle, sur le chemin du bien comme sur le chemin du mal. On peut choisir une mission de rebelle (Al Capone) ou de révolutionnaire (Pol Pot, Fouquier-Tinville). On peut aussi choisir une mission humanitaire et croire naïvement que le bien nait seulement du bien à l’encontre d’Héraclite qui proclamait l’unité des contraires. La réalité est que la paix créé la guerre et que la guerre créé la paix. C’est pour cela que le Christ dans Sa sagesse affirme ce qui peut paraitre scandaleux : « Je suis venu apporter non la paix mais l’épée ». On peut enfin estimer que la mission est de faire fructifier l’héritage de sa civilisation au lieu de la renier et s’engager sur la voie du dépassement de soi-même vers le bien, par des actes créateurs, où l’homme devient « co-créateur » du monde (Nicolas Bediaeff). Le fait d’avoir une mission donne du sens à l’existence et la rend plus belle, ce qui n’exclue pas le tragique. Elle permet de s’élever sur le chemin qui va de la bête vers le héros. L’existence peut être comme disait De Gaulle : « sans caractère, morne tâche d’esclave, avec lui, jeu divin du héros ! »

    La tenue, l’honneur

    La mission, qui est liberté, vous contraint à la tenue, qui est devoir et discipline. La tenue est ce qui vous empêche de déchoir. Elle est associée au sens de L’HONNEUR. Le héros qui a le choix entre se planquer ou affronter un ennemi supérieur en nombre, a de la tenue, il est honorable. C’est pourquoi la condition militaire a toujours été honorée dans l’histoire. Il fallait autrefois faire le métier des armes pour pouvoir être anobli. Le proverbe « noblesse oblige » exprime ce sens de l’honneur. La noblesse ne mendie pas des « droits » mais revendique au contraire des devoirs. Elle permet ainsi à l’homme de sortir de lui-même, de cet égocentrisme de petit enfant car à l’intérieur de l’homme privé de lumière extérieure, il n’a que de la boue, comme l’a justement écrit feu le philosophe Jean-François Mattéi (si l’on entend par « boue » les pulsions incontrôlée du cerveau reptilien).

    Nietzsche a écrit : « l’homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme » où le surhomme selon lui, devait remplacer Dieu, qu’il croyait mort dans la conscience des hommes. En effet, sans l’idéal apporté par la « mission », la tenue disparait et l’homme régresse vers l’animalité ou vers la barbarie. Mais il est difficile à l’individu isolé, très faible qu’on le veuille ou non, de tenir son poste et sa mission, et de conserver la tenue, sans institutions extérieures pour le pousser à s’élever. L’homme a besoin de traditions, et dans ces traditions, il y a les institutions. C’est pourquoi, lorsque un peuple est vaincu, le vainqueur retire souvent au vaincu ses institutions et traditions propres. Il lui brise ainsi les reins.

    L’exploit, l’excellence

    Pourvu d’une mission, marque de liberté, et d’une tenue, donc du sens de l’honneur, la personne est appelée à accomplir des exploits. Cela peut être des actes héroïques mais cela peut aussi être des actes créateurs (les symphonies de Beethoven). Les actes en question sont aussi des actes d’amour : l’amour créé du nouveau, des êtres ou des œuvres. Sans amour, l’homme est condamné à la stérilité, dans tous les sens du terme, stérilité biologique ou stérilité culturelle. Pour qu’il y ait exploit, il est nécessaire de rechercher l’excellence, vertu majeure des anciens Grecs. Tout se tient : pas d’excellence sans tenue, capacité de se dépasser. Pas d’excellence sans une mission inspiratrice. Pas d’excellence sans puiser dans l’héritage immense des racines, des traditions. Racines, mission, tenue et exploits forment le quadriparti de l’existence. L’existence est plus que la vie.

    Ivan Blot, 23/01/2016

    http://www.polemia.com/le-sens-de-lexistence/

  • La quête de vérité de Simone Weil

    Dans la Pesanteur et la Grâce, Simone Weil dévoile son lent cheminement vers Dieu, et donc vers la vérité. Pour parvenir à ses fins, elle n’a de cesse de se dépouiller de tout – jusqu’au moindre mot superflu dans ses aphorismes. De l’abandon de tout à la difficile appréhension du vide, l’homme est-il vraiment capable d’accéder à la vérité ?   

    En juin 1941, Simone Weil s’installe provisoirement chez Gustave Thibon, philosophe catholique français, qui a finalement consenti à l’accepter quelques temps comme travailleuse dans sa ferme. La dernière fois qu’elle voit son hôte, en 1942, elle lui remet un bien précieux souvenir : onze cahiers écrits de sa main. Si jamais Gustave Thibon n’entend plus parler d’elle dans les trois ou quatre années à venir, il aura la liberté d’utiliser ces textes comme il le souhaite. C’est ainsi qu’est née cinq années plus tard la Pesanteur et la Grâce.

    Le caractère posthume de cette publication pourrait a priori nous gêner par certains aspects – choix et ordre des aphorismes laissés aux soins de Thibon –, en fait il n’en est rien. L’interprétation de l’œuvre de Simone Weil ne laisse ici que peu de doutes. Et ce, quelle que soit la place des aphorismes dans le recueil. Il s’agit là de la marque d’une pensée simple et cohérente, compréhensible sans contexte, ni notes explicatives de l’auteur. C’est le signe d’une réflexion atemporelle, et même, éternelle.

    Ces courtes réflexions font état, en toute humilité, de l’avancée de Simone Weil dans sa quête de la vérité. À leur lecture, on découvre que cette recherche de la vérité passe par un cheminement exclusivement personnel, propre à chacun. La philosophe nous déblaye cependant déjà une partie de la route, en nous livrant, à grands traits, les indications pour trouver le vrai et le bien.

    « Mon Dieu, accordez-moi de devenir rien »

    La première étape que propose Simone Weil se résume en peu de mots : le détachement de tout. Absolument tout. Il faut d’abord renoncer à toute forme de biens matériels. Ceux-ci doivent être abandonnés en raison de leur superficialité et de leur contingence, mais surtout du fait de la dangerosité du lien qui les relie aux biens spirituels. Elle explique en effet qu’il faut « les concevoir et les sentir comme conditions de biens spirituels (exemple : la faim, la fatigue, l’humiliation obscurcissent l’intelligence et gênent la méditation) et néanmoins y renoncer ». Il est intéressant de constater que, chez Simone Weil, la radicalité de ses idées va jusqu’à mettre en danger l’existence même de sa pensée. C’est parce qu’elle sait que les biens matériels – qui englobent pour elle les besoins élémentaires humains tels que l’alimentation ou le sommeil – peuvent porter atteinte à ses facultés spirituelles qu’elle décide d’y renoncer.

    Cela fait partie de son projet global de renoncer à tout ce qui existe. Tout y passe : le temps, qui nous pervertit en nous laissant une possibilité d’imagination et donc un échappatoire à notre malheur, mais aussi l’objectivation du désir, ou encore le « je ». À propos de ce tout dernier point, elle affirme sans détour qu’ « il n’y a absolument aucun autre acte libre qui nous soit permis, sinon la destruction du je ». Il s’agit bien ici d’un suicide philosophique, conçu comme condition pour accéder à la vérité. L’étape suprême, après même la destruction du « je », consistera à renoncer aux autres, à la vie sociale. Elle l’énonce ainsi : « Il ne faut pas être moi, mais il faut encore moins être nous. » D’une difficulté suprême – justement parce que l’amour d’autrui ou l’attachement aux autres semble être une forme de renoncement de soi – cette étape est pourtant indispensable. Simone Weil écrit en effet que « la société est la caverne, la sortie est la solitude ». La lumière de l’homme se trouve en dehors de la société. Il faut donc parvenir à s’en extraire pour pouvoir en jouir.

    Ce détachement radical de l’existence n’a qu’un but : atteindre le malheur, la solitude, la misère. Autrement dit, le vide. Le vide s’avère être un concept fondamental dans l’œuvre de Simone Weil, car il est le seul état humain qui permette l’accès à la vérité. Le vide est ce qui permet à Dieu d’aimer l’homme.

     « Mon Dieu, accordez-moi de devenir rien. À mesure que je deviens rien, Dieu s’aime à travers moi. »

    Dieu, la Vérité et le Bien

    Une fois le vide installé, il ne reste plus qu’à attendre Dieu. Ce vide laisse toute la place nécessaire à Dieu pour nous aimer, justement parce que le champ est complètement libre et que la moindre parcelle de notre corps et de notre esprit est tournée vers lui. Or si Dieu parvient à nous aimer, il faut en déduire que nous devons nous aimer également :« Ce n’est pas parce que Dieu nous aime que nous devons l’aimer. C’est parce que Dieu nous aime que nous devons nous aimer. Comment s’aimer soi-même sans ce motif ? »

    Si l’amour de soi qui résulte de l’amour de Dieu pourrait paraître, à première vue, étrange compte tenu du premier mouvement de destruction du « je », il faut bien garder à l’esprit que cet amour de soi ne peut intervenir que par le biais de Dieu. C’est comme créature aimée par Dieu que nous pouvons nous aimer. Et pour pouvoir être digne de cet amour, il est nécessaire d’être purifié de tout, jusqu’à perdre la seule trace apparente de son existence, le « je ».

    Reste à savoir comment déceler cet amour de Dieu. Comment reconnaître Dieu ? La philosophe explique tout simplement que « le monde en tant que tout à fait vide de Dieu est Dieu lui-même ». Cela confirme encore une fois que le vide est effectivement nécessaire à la manifestation divine. C’est dans l’absence de tout, et donc de lui-même aussi, que Dieu apparaît.

    Quid de la vérité dans tout cela ? Pour le comprendre, il faut bien saisir ce que Simone Weil entend par « Dieu ». Plus qu’un Dieu chrétien, c’est un symbole de la transcendance. C’est l’image suprême de ce qui peut transcender l’homme. Ce Dieu semble finalement faire référence à la vérité et au bien absolu, comme seules idées capables de transcender l’homme. « Que la lumière éternelle donne, non pas une raison de vivre et de travailler, mais une plénitude qui dispense de chercher cette raison » écrit-elle dans l’un de ses derniers aphorismes. La recherche du vrai et du bien serait capable de procurer à l’homme cette« plénitude » qu’elle évoque, justement parce que cette quête ne peut procurer de réelle « raison de vivre et de travailler ». La recherche de la vérité et du bien passe par le cheminement intérieur décrit en premier lieu, pour arriver au vide et par-là à Dieu et à l’amour de soi.  Telle est la seule « plénitude ».

    « La grâce seule le peut »

    À quoi pourrait donc ressembler une vie menée par cette quête de la transcendance, cette recherche de Dieu ? Elle induit, déjà, la solitude. L’attachement aux autres nous détourne inévitablement du bien absolu car « c’est le social qui jette sur le relatif la couleur de l’absolu ». Or il n’y a rien de pire que de confondre bien relatif et bien absolu, puisqu’entre les deux il n’y a pas une différence de degré, mais bien de nature. L’un, le premier, est le contraire du mal, l’autre ne peut se concevoir que par lui-même, il est absolu. Il faut absolument chercher la solitude pour pouvoir prendre conscience de ce bien absolu. Autrement dit, nous revenons à ce que nous évoquions plus haut : la sortie de la caverne passe par la solitude.

    La quête de la vérité est également faite de limite – surtout parce que l’infini renvoie au plaisir, or tout plaisir est à bannir de sa vie. Ainsi, elle prône une vie mesurée et limitée en ces termes : « […] Un, le plus petit des nombres. “Le un qui est l’unique sage”. C’est lui l’infini. Un nombre qui croît pense qu’il s’approche de l’infini. Il s’en éloigne. Il faut s’abaisser pour s’élever. Si 1 est Dieu, ∞ est le Diable. » Se limiter, c’est prendre conscience de la finitude des choses et par-là, de nous-mêmes. Cela nous aide également à concevoir la mort plus sereinement puisque, par certains aspects, nous sommes à l’origine de notre mort. La limite, c’est le contrôle de tout.

    Finalement, c’est au plus simple qu’il faut réduire sa vie. D’une façon extrême – jusqu’au vide. Et c’est bien là toute la difficulté. Il faut accéder au vide, et cependant le supporter, s’y engouffrer. « Ne pas exercer tout le pouvoir dont on dispose, c’est supporter le vide. Cela est contraire à toutes les lois de la nature : la grâce seule le peut. »

    http://philitt.fr/2015/12/15/la-quete-de-verite-de-simone-weil/

  • « Le fondamentalisme islamique est le signe paradoxal de la sortie du religieux »

    Le philosophe et historien Marcel Gauchet revient sur les origines de la violence terroriste. Entretien avec Nicolas Truong. Le Monde 22 novembre 2015. L’intégralité de la version « abonnés ». À lire…
    Comment penser les attaques du 13 novembre et ce déferlement de haine ?
    Marcel Gauchet. Cette violence terroriste nous est spontanément impensable parce qu’elle n’entre pas dans nos grilles de lecture habituelles. Nous savons bien sûr que c’est au nom de l’islamisme que les tueurs agissent, mais notre idée de la religion est tellement éloignée de pareille conduite que nous ne prenons pas cette motivation au sérieux.
    Nous allons tout de suite chercher des causes économiques et sociales. Or celles-ci jouent tout au plus un rôle de déclencheur.
    C’est bien à un phénomène religieux que nous avons affaire. Tant que nous ne regarderons pas ce fait en face, nous ne comprendrons pas ce qui nous arrive. Il nous demande de reconsidérer complètement ce que nous mettons sous le mot de religion et ce que représente le fondamentalisme religieux, en l’occurrence le fondamentalisme islamique.
    Car, si le fondamentalisme touche toutes les traditions religieuses, il y a une forte spécificité et une virulence particulière du fondamentalisme islamique. Si le phénomène nous échappe, à nous Européens d’aujourd’hui, c’est que nous sommes sortis de cette religiosité fondamentale. Il nous faut en retrouver le sens.
    Les réactivations fondamentalistes de l’islam sont-elles paradoxalement des soubresauts d’une sortie planétaire de la religion ?
    Oui, il est possible de résumer les choses de cette façon. Il ne faut évidemment pas réduire la sortie de la religion à la croyance ou à la « décroyance » personnelle des individus. C’est un phénomène qui engage l’organisation la plus profonde des sociétés.
    La religion a organisé la vie des sociétés et l’originalité moderne est d’échapper à cette organisation. Or, la sortie de cette organisation religieuse du monde se diffuse planétairement.
    Si le fondamentalisme touche toutes les traditions religieuses, il y a une forte spécificité et une virulence particulière du fondamentalisme islamique
    D’une certaine manière, on pourrait dire que c’est le sens dernier de la mondialisation. La mondialisation est une occidentalisation culturelle du globe sous l’aspect scientifique, technique et économique, mais ces aspects sont en fait des produits de la sortie occidentale de la religion. De sorte que leur diffusion impose à l’ensemble des sociétés une rupture avec l’organisation religieuse du monde.
    On ne voit pas immédiatement le lien entre le mode de pensée économique et scientifique et la sortie de la religion, et pourtant il est direct. Aussi ne faut-il pas s’étonner que la pénétration de cette modernité soit vécue dans certains contextes comme une agression culturelle provoquant une réactivation virulente d’un fonds religieux en train de se désagréger, mais toujours suffisamment présent pour pouvoir être mobilisé. Mais attention, fondamentalisme n’est pas ipso facto synonyme de terrorisme. Ce sont deux choses qui peuvent fonctionner séparément.
    Ne pourrait-on pas voir au contraire dans ce fondamentalisme musulman un réarmement du religieux ?
    C’est une hypothèse que l’on peut parfaitement formuler. Elle me semble démentie par les faits. Les sociétés européennes sont à la pointe, pour des raisons historiques, de la sortie de la religion. Ce sont donc elles qui devraient le plus souffrir de ce manque. Or les Européens peuvent être tourmentés à titre personnel par des questions d’ordre spirituel et beaucoup le sont, mais cette recherche ne prend absolument pas la forme d’un mouvement politique. Bien au contraire.
    Le spirituel dans les sociétés européennes relève typiquement de la part la plus intime des individus. Il les éloigne de la visée d’une action sur la société. Alors que le vrai fondamentalisme est un projet politique d’inspiration révolutionnaire. Le projet de remettre la religion au pouvoir dans la vie des sociétés, dans le cadre de l’islam, est aisément symbolisé par le retour de la charia, loi embrassant tous les aspects de la vie collective.
    Le fondamentalisme est un projet radical de société et c’est là toute la différence. C’est pourquoi certains comparent le fondamentalisme à un totalitarisme, ce qui ne me paraît pas éclairant. La religion est autre chose que les idéologies totalitaires qu’on a pu voir à l’œuvre dans notre histoire.
    Il ne faut « pas faire d’amalgame », ne cesse-t-on de répéter. Or ces actes − perpétrés au cri d’« Allahou akbar » − ont-ils tout de même à voir avec l’islam et le moment historique qu’il traverse ?
    Evidemment. Pas d’amalgame signifie qu’il ne faut pas incriminer de façon indifférenciée l’islam et accuser tous les musulmans de participer à ce phénomène. Mais, dans l’autre sens, on ne peut pas dire que l’islam n’a rien à voir là-dedans.
    Je répète que le fondamentalisme n’est pas propre à l’islam, il se manifeste dans toutes les traditions religieuses du monde, sous des formes plus ou moins activistes. Toutefois, on est bien obligé de constater que le fondamentalisme islamique est particulièrement prégnant et vigoureux. C’est là que le phénomène fondamentaliste a son expression la plus forte sur la planète aujourd’hui. Il faut donc s’interroger sur ce lien entre l’islam et ses expressions fondamentalistes. C’est quelque chose que l’on ne peut pas séparer de l’état des sociétés musulmanes et de leur situation particulière, notamment dans la région moyen-orientale.
    Pourquoi l’islamisme prend-il cette forme si radicale aujourd’hui ?
    Le premier point dont il faut se souvenir pour comprendre l’islamisme, c’est la proximité de l’islam avec nos propres traditions religieuses, juive et chrétienne. Vu d’Orient, du bouddhisme et du confucianisme, l’Occident est très exotique, il est très loin, ce sont deux mondes différents.
    Vu de l’islam, il est religieusement proche, et la proximité est plus dangereuse que la distance. Dans la proximité, il y a de la rivalité et de la concurrence. Or le tronc monothéiste sur lequel se greffe l’islam le met dans une position très particulière. Il est le dernier venu des monothéismes et se pense comme la clôture de l’invention monothéiste. Il réfléchit les religions qui l’ont précédé et prétend mettre un terme à ce qu’a été le parcours de cette révélation. Cette proximité le met dans une situation spontanément agonistique vis-à-vis des religions d’Occident.
    Le spirituel dans les sociétés européennes relève de la part la plus intime des individus. Il les éloigne de la visée d’une action sur la société. Alors que le vrai fondamentalisme est un projet politique d’inspiration révolutionnaire
    Il existe un ressentiment dans la conscience musulmane par rapport à une situation qui lui est incompréhensible. La religion la meilleure est en même temps celle d’une population qui a été dominée par les Occidentaux à travers le colonialisme et qui le reste économiquement. Cette position ne colle pas avec la conscience religieuse que les musulmans ont de leur propre place dans cette histoire sacrée. Il y a une conflictualité spécifique de la relation entre l’islam et les religions occidentales.
    Pourquoi ce fondamentalisme fascine-t-il tant une partie des jeunes des cités européennes paupérisées ?
    Le message fondamentaliste prend un autre sens une fois recyclé dans la situation de nos jeunes de banlieues. Il entre en résonance avec les difficultés de l’acculturation de cette jeunesse immigrée à une culture individualiste en rupture totale avec ses repères, y compris communautaires, qui viennent de sa tradition religieuse. Une culture individualiste, qui à la fois fascine les plus ébranlés et leur fait horreur, et je pense que c’est le cœur du processus mental qui fabrique le djihadiste occidental.
    C’est un converti, qui s’approprie la religion de l’extérieur et qui reste souvent très ignorant de la religion qu’il prétend s’approprier. Son aspiration par ce premier geste de rupture est de devenir un individu au sens occidental du mot, en commençant par ce geste fondateur qu’est la foi personnelle.
    Dans une religion traditionnelle, la foi personnelle compte moins que les rites observés et ce ritualisme est essentiel dans l’islam coutumier. C’est avec ce cadre que brise l’adhésion intensément personnelle du fondamentaliste. En même temps, cette adhésion très individuelle est un moyen de se nier comme individu, puisque l’on va se mettre au service d’une cause pour laquelle on donne sa vie. Cette contradiction exprime une souffrance très particulière, liée à une situation sociale et historique très spécifique. C’est dans cette zone que se détermine la trajectoire de ces jeunes gens qui nous sont si incompréhensibles.
    Dans ces quartiers si spécifiques du Xe et XIe arrondissements de Paris, il y avait deux jeunesses qui se faisaient face…
    Oui, un premier individualisme parfaitement tranquille, sans questions et qui se vit dans une hypersocialisation, et un second qui est vécu par une jeunesse très contradictoire, à la fois très au fait de cette réalité et complètement déstabilisée par elle. Le choix des cibles est très peu politique, mais très révélateur de ce qui constitue l’enjeu existentiel de ces jeunes. Ils ont tiré sur ce qu’ils connaissent, sur ce à quoi ils aspirent tout en le refusant radicalement. Ils se détruisent de ne pas pouvoir assumer le désir qu’ils en ont.
    C’est pour cette raison que vous écrivez que « le fondamentalisme est en dépit de tout et malgré lui une voie d’entrée à reculons dans la modernité » ?
    Il ne constitue pas pour moi une menace capable de remettre en question la manière d’être de nos sociétés. Bien sûr, il peut tuer beaucoup de gens, faire des dégâts épouvantables et créer des situations atroces, mais il ne représente pas une alternative en mesure de nous submerger. Affrontons-le pour ce qu’il est, sans lui prêter une puissance qu’il n’a pas.

    Marcel Gauchet

    http://contre-regard.com :: lien

    http://www.voxnr.com/cc/di_varia/EuVEZkVZEkKVPjKHPf.shtml

  • La philosophie de Heidegger et ses conséquences politiques

    Ivan Blot, conférence donnée à l’Institut Iliade

    ♦ Qu’est-ce que l’Institut Iliade ?

    Les citoyens actuels de l’Europe mésestiment le rôle joué par leur civilisation dans l’histoire du monde. Cet effacement mémoriel anticipe l’acceptation d’une disparition collective.
    Refusant une telle extinction, l’Institut ILIADE pour la longue mémoire européenne entend œuvrer à l’affirmation de la richesse culturelle de l’Europe et à la réappropriation de leur identité par les Européens.

    Par cette initiative, nous entendons participer de manière originale, novatrice et la plus décisive possible à un effort plus général – et impérieux : le réveil de la conscience européenne.

    1/ La philosophie existentielle

    Heidegger est l’héritier du courant des philosophies existentielles qui distinguent la vie (biologique, commune à l’animal et à l’homme) et l’existence. L’homme sait qu’il va mourir et cherche à donner du sens à son existence, pas l’animal. Selon le philosophe français Pascal, l’homme a le choix entre une vie de divertissement (pour oublier la mort) ou une vie religieuse où il est missionné sur terre par Dieu pour participer à l’œuvre de création divine. Pour le Danois Kierkegaard, l’homme a le choix entre une vie tournée vers l’instant fugitif, une vie insérée dans l’histoire, ou une vie tournée vers la perspective de l’éternité. La première, dite « vie esthétique », est une vie de plaisirs égoïstes et irresponsable, un peu animale. La deuxième, dite éthique, consiste à se marier et avoir des enfants, avoir un métier et une vie civique : elle vise à s’inscrire dans le temps historique et est reliée au bien commun, donc à autrui qui n’est plus un simple instrument de satisfaction de l’ego. La troisième vie est la vie religieuse.

    Heidegger, lui, distingue la vie authentique, où l’homme assume son être véritable de mortel à la destinée tragique, donc disposée à l’héroïsme pratiqué dans la joie, et la vie inauthentique, où l’homme a une vie dominée par ses instincts chaotiques, vie stérile hors de l’histoire et ponctuée d’Erlebnisse (de sensations vécues purement ludiques). La première est créatrice d’histoire à travers des événements (Ereignisse). L’homme civilisé n’atteint sa plénitude que dans l’authenticité où il sort de l’oubli de l’être

    2/ Le monde

    Pour Heidegger, parler de l’individu isolé n’a pas de sens. La personne humaine est insérée dans un monde qui donne du sens à l’existence structurée par quatre pôles :

    L’honneur

         Le Divin ←                       → la personne

    Les racines

    Comme dit Heidegger, l’homme n’est pas jeté dans l’absurde mais « missionné » dans l’histoire (dimension ignorée de l’animal), ce qui l’oblige à une certaine « tenue » qui l’élève au-dessus de lui-même, qui le conduit à des exploits à signification historique, même s’ils sont modestes.

    D’où vient la mission ? Elle vient des racines qui nous préexistent. La langue, la raison, l’héritage de la civilisation préexistent à notre naissance : on ne les a pas créés. L’homme ne peut donc sans dommages renier son héritage. Une révolution est de ce point de vue une gigantesque perte d’informations et l’homme régresse.

    3/ Le Gestell

     Heidegger considère que l’Occident à partir de Descartes va évoluer vers un rationalisme abstrait qui va lui faire « oublier son être ». Un « im-monde » va se substituer au monde autour de quatre idoles qui vont étouffer l’héritage civilisationnel. Dieu est remplacé par l’ego qui connaît une boursouflure croissante. La personne et ses qualités sont noyées dans la masse. La technique va remplacer les racines et on assiste à une destruction de la terre. Le ciel de l’idéal est obscurci et l’argent devient la valeur suprême.

    C’est le monde dit moderne où l’homme devient « la plus précieuse des matières premières du système ». L’Occident actuel est un tel système que Heidegger appelle « le Gestell », qui est un mécanisme d’arraisonnement utilitaire de l’homme. Celui-ci n’est plus capable de méditer sur lui-même et sur le sens de son existence. Il est balloté par le système techno-économique qui s’impose à lui. Son humanité régresse.

    4/ Les régimes politiques

    Heidegger distingue trois sortes de Gestell : la société communiste, la société nazie et la société occidentale. Dans les trois cas, l’ego, à commencer par celui du ou des chefs, devient un absolu, en l’absence de la Divinité. Dans les trois cas, le peuple est massifié par la consommation et les moyens de communication de masse.

    Dans les trois cas, l’utilitarisme étouffe les valeurs morales de la tradition, au profit de la collectivité ou de l’individu. Les « communautés » traditionnelles sont détruites ou mises au pas. Comme le système doit se justifier, il met en avant des « valeurs » qui vont être utilisées pour combattre l’être. Par exemple, les « valeurs » justifient de laisser son pays envahir par des réfugiés sans limites. Les « valeurs » sont utilisées pour créer une pensée politiquement correcte où la nation est interdite du droit d’autodéfense. Le système des valeurs de « l’im-monde moderne est le suivant :

    Egalitarisme

    Droits de l’homme ←« valeurs universelles »→ « démocratie »

    Progrès utilitariste

    Ces valeurs sont des escroqueries : au nom de l’égalitarisme et des droits de l’homme, on s’attaque aux traditions considérées comme discriminantes. C’est ainsi que le droit au mariage homosexuel devient une obligation même si l’opinion publique est contre. La démocratie mise en avant est une farce : en fait, on est en oligarchie. Le « progrès » est aussi mis en avant pour détruire les traditions, c’est-à-dire l’héritage civilisationnel.

    Tous les régimes politiques du XXe siècle sont donc analogues métaphysiquement. Cette affirmation a valu à Heidegger de nombreux ennemis.

    5/ Le retour à l’être

    Ce retour est-il possible afin que l’homme retrouve ce qui fait son humanité, notamment sa dimension héroïque et spirituelle ? Heidegger pense que « l’histoire de l’être » ne dépend pas des volontés humaines. On ne peut qu’accompagner l’événement (Ereignis) qui permet seul le retour à l’être. L’événement est porté par des hommes, bien sûr, mais il ne dépend pas d’eux. Sans la seconde guerre mondiale, De Gaulle n’aurait pas été De Gaulle au regard de l’histoire. Comme il disait lui-même, un grand homme est le produit de circonstances et d’un grand caractère. L’homme ne peut maîtriser le destin. Imaginons que l’attentat commis par le monarchiste Johann Georg Elser à Munich contre Hitler ait réussi (8 novembre 1939), la mémoire de Hitler ne serait pas la même. Il n’y aurait sans doute pas eu de deuxième guerre mondiale et Hitler aurait des statues pour avoir vaincu le chômage et le Traité de Versailles. L’Allemagne n’aurait peut-être pas attaqué l’URSS. Le politiquement correct serait très différent, etc. Tout le destin tenait dans un simple changement d’emploi du temps qui fait que la bombe a explosé 13 minutes trop tard. Hitler est parti plus tôt car le climat interdisait de reprendre son avion, et il devait alors prendre un train.

    On voit que l’histoire peut dépendre d’un simple détail. L’action de l’homme a-t-elle alors un sens ? Heidegger répond que oui.

    6/ Le « ménagement de l’être »

    Pour Heidegger, l’homme doit adopter une attitude susceptible de permettre à l’Ereignis de reconstituer un monde civilisé. L’Ereignis n’est pas prévisible : ainsi, la montée de l’islam terroriste inventé par quelques lettrés en Egypte avant la deuxième guerre mondiale (comme Sayyid Qutb ; 1906-1966) peut changer l’Occident et permettre la chute du Gestell.

    Le « ménagement » du monde a quatre aspects : permettre le retour du Divin et l’accueillir. Eclairer le ciel qui a été obscurci par le Gestell (retour du primat de l’honneur sur l’argent, par exemple). Sauver la terre (et l’héritage civilisationnel qui lui est lié). Permettre aux mortels de redevenir des mortels conscients du tragique de l’existence et de ne pas rester de simples « matières premières » du système techno-économique.

    7/ L’Ereignis russe

    Avec la chute de l’URSS s’est produit un « Ereignis » qui a surpris presque tout le monde. L’effondrement du communisme a permis en Russie un retour progressif au « monde » et aux racines qui lui sont liées. Un penseur russe comme Alexandre Douguine a d’ailleurs écrit un livre sur Heidegger La Possibilité d’une philosophie russe et d’un nouveau commencement. Il imagine un nouveau système politique et social distinct des trois variantes du Gestell du XXe siècle.

    C’est une erreur de croire que la Russie aujourd’hui obéit à un régime fondé sur la seule volonté de puissance. C’est le Gestell occidental qui est ainsi et qui ne s’en rend pas compte puisqu’il vit dans l’oubli de son être propre. Le président Poutine a donné des indications sur sa pensée (Védrine fait remarquer que c’est un homme qui médite et lit beaucoup, à la différence des politiciens occidentaux). Il a fait envoyer à ses hauts fonctionnaires pour Noël 2014 trois livres de philosophie à méditer : La Philosophie de l’inégalité, de Nicolas Berdiaev, La Justification du Bien, de Vladimir Soloviev, et Nos missions, d’Ivan Ilyine.

    Berdiaev est un philosophe existentiel, comme Heidegger, qu’il cite parfois (rarement). Il considère que l’homme doit vivre dans la liberté pour être créateur, co-responsable de la création avec Dieu selon une conception propre à l’orthodoxie. Soloviev fait une critique du « Gestell » en attaquant l’utilitarisme occidental qui détruit les trois bases de la morale : le sens de l’honneur qui nous distingue des animaux, l’amour des autres jusqu’au sacrifice de soi (héroïsme) et la ferveur à l’égard du Sacré. Ilyine défend les traditions contre l’ensauvagement de l’homme et met parmi celles-ci l’amour de la famille et de la patrie. Il appelle à un Etat fort mais enraciné dans les valeurs traditionnelles de la Russie.

    On peut dire de ces trois philosophes qu’ils incitent aux combats suivants :

    –Berdiaev défend la liberté créatrice contre l’égalitarisme qui fait des hommes des esclaves ; il appelle l’homme à retrouver le sens de la véritable aristocratie ;

    –Soloviev défend la « justice sacrificielle » contre l’utilitarisme, le relativisme et le matérialisme de l’Occident ;

    –Ilyine défend le patriotisme, la lignée et l’héritage qui permettent de mener une existence authentique. Il combat le cosmopolitisme et appelle à un Etat fort, avec une composante monarchique au sommet et une composante démocratique à la base (les traditions populaires).

    Les trois philosophes sont aussi très religieux, puisant dans la tradition spirituelle de la religion orthodoxe. Ils défendent les trois vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité : la foi empêchant la trahison ; l’espérance donnant le courage pour éviter la désertion ; et la charité sans laquelle l’homme ne se reproduit plus et ne crée plus (stérilité). Trahison, désertion et stérilité ne sont-elles pas les trois causes de l’autodestruction de l’Occident aujourd’hui ?

    Conférence de Ivan Blot, 29/11/2015

    Institut Iliade pour la longue mémoire européenne

    http://www.polemia.com/la-philosophie-de-heidegger-et-ses-consequences-politiques/

  • De Jean-Marie à Manuel : la sécurité, première des libertés

    Ne pas revenir sur la politique migratoire, alors que trois des huit terroristes "se sont glissés" parmi les migrants, fait sérieusement douter de la sincérité de Manuel Valls.
    En 2011, Manuel Valls publiait son livre Sécurité : la gauche peut tout changer. Et, s’il écrivait trouver « toujours un peu creuse » l’opposition entre « sécurité et liberté », il brocardait cependant ceux qui tentaient « d’échapper à ce piège idéologique en affirmant, rapidement, que la sécurité est la première des libertés ».
    Stupeur ! Quatre ans plus tard, ce 19 novembre, à l’Assemblée nationale, Manuel Valls devenu Premier ministre reprend la formule à son compte et, même, la martèle devant les députés. Les socialistes au pouvoir, après six attentats commis sur notre sol en moins d’un an, prendraient-ils enfin conscience des limites de leur idéologie libertaire ? Ou ne serait-ce pas là, aussi, et peut-être avant tout, une formidable occasion de lancer un slogan de tout temps particulièrement payant au plan électoral ?

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  • Gabriele D’Annunzio : «Entre la lumière d’Homère et l’ombre de Dante»

    « En quelque sorte, un dialogue d'esprit, une provocation, un appel... »

    Friedrich Nietzsche

    Ex: http://scorpionwind.hautetfort.com/

    Né en 1863, à Pescara, sur les rivages de l'Adriatique, D'Annunzio sera le plus glorieux des jeunes poètes de son temps. Son premier recueil paraît en 1878, inspiré des Odes Barbares de Carducci. Dans L'Enfant de volupté, son premier roman, qu'il publie à l'âge de vingt-quatre ans, l'audace immoraliste affirme le principe d'une guerre sans merci à la médiocrité. Chantre des ardeurs des sens et de l'Intellect, D'Annunzio entre dans la voie royale de l'Art dont l'ambition est de fonder une civilisation neuve et infiniment ancienne.

    Le paradoxe n'est qu'apparent. Ce qui échappe à la logique aristotélicienne rejoint une logique nietzschéenne, toute flamboyante du heurt des contraires. Si l'on discerne les influences de Huysmans, de Baudelaire, de Gautier, de Flaubert ou de Maeterlinck, il n'en faut pas moins lire les romans, tels que Triomphe de la Mort ou Le Feu, comme de vibrants hommages au pressentiment nietzschéen du Surhomme.

    Il n'est point rare que les toutes premières influences d'un auteur témoignent d'une compréhension plus profonde que les savants travaux qui s'ensuivent. Le premier livre consacré à Nietzsche (celui de Daniel Halévy publié en 1909 ) est aussi celui qui d'emblée évite les mésinterprétations où s'embrouilleront des générations de commentateurs. L'écrivain D'Annunzio, à l'instar d'Oscar Wilde ou de Hugues Rebell, demeurera plus proche de la pensée de Nietzsche,- alors même qu'il ignore certains aspects de l'œuvre,- que beaucoup de spécialistes, précisément car il inscrit l'œuvre dans sa propre destinée poétique au lieu d'en faire un objet d'études méthodiques.

    On mesure mal à quel point la rigueur méthodique nuit à l'exactitude de la pensée. Le rigorisme du système explicatif dont usent les universitaires obscurcit leur entendement aux nuances plus subtiles, aux éclats brefs, aux beaux silences. « Les grandes idées viennent sur des pattes de colombe » écrivait Nietzsche qui recommandait aussi à son ami Peter Gast un art de lire bien oublié des adeptes des « méthodes critiques »: « Lorsque l'exemplaire d'Aurores vous arrivera en mains, allez avec celui-ci au Lido, lisez le comme un tout et essayez de vous en faire un tout, c'est-à-dire un état passionnel ».

    L'influence de Nietzsche sur D'Annunzio, pour n'être pas d'ordre scolaire ou scolastique, n'en est pas pour autant superficielle. D'Annunzio ne cherche point à conformer son point de vue à celui de Nietzsche sur telle ou telle question d'historiographie philosophique, il s'exalte, plus simplement, d'une rencontre. D'Annunzio est « nietzschéen » comme le sera plus tard Zorba le Grec. Par les amours glorieuses, les combats, les défis de toutes sortes, D'annunzio poursuit le Songe ensoleillé d'une invitation au voyage victorieuse de la mélancolie baudelairienne.

    L'enlèvement de la jeune duchesse de Gallese, que D'Annunzio épouse en 1883 est du même excellent aloi que les pièces de l'Intermezzo di Rime, qui font scandale auprès des bien-pensants. L'œuvre entière de D'Annunzio, si vaste, si généreuse, sera d'ailleurs frappée d'un interdit épiscopal dont la moderne suspicion, laïque et progressiste est l'exacte continuatrice. Peu importe qu'ils puisent leurs prétextes dans le Dogme ou dans le « Sens de l'Histoire », les clercs demeurent inépuisablement moralisateurs.

    Au-delà des polémiques de circonstance, nous lisons aujourd'hui l'œuvre de D'Annunzio comme un rituel magique, d'inspiration présocratique, destiné à éveiller de son immobilité dormante cette âme odysséenne, principe de la spiritualité européenne en ses aventures et créations. La vie et l'œuvre, disions-nous, obéissent à la même logique nietzschéenne,- au sens ou la logique, désentravée de ses applications subalternes, redevient épreuve du Logos, conquête d'une souveraineté intérieure et non plus soumission au rationalisme. Par l'alternance des formes brèves et de l'ampleur musicale du chant, Nietzsche déjouait l'emprise que la pensée systématique tend à exercer sur l'Intellect.

    De même, D'Annunzio, en alternant formes théâtrales, romanesques et poétiques, en multipliant les modes de réalisation d'une poésie qui est , selon le mot de Rimbaud, « en avant de l'action » va déjouer les complots de l'appesantissement et du consentement aux formes inférieures du destin, que l'on nomme habitude ou résignation.

    Ce que D'Annunzio refuse dans la pensée systématique, ce n'est point tant la volonté de puissance qu'elle manifeste que le déterminisme auquel elle nous soumet. Alors qu'une certaine morale « chrétienne » - ou prétendue telle - n'en finit plus de donner des lettres de noblesse à ce qui, en nous, consent à la pesanteur, la morale d’annunzienne incite aux ruptures, aux arrachements, aux audaces qui nous sauveront de la déréliction et de l'oubli. Le déterminisme est un nihilisme. La « liberté » qu'il nous confère est, selon le mot de Bloy « celle du chien mort coulant au fil du fleuve ».

    Cette façon d’annunzienne de faire sienne la démarche de Nietzsche par une méditation sur le dépassement du nihilisme apparaît rétrospectivement comme infiniment plus féconde que l'étude, à laquelle les universitaires français nous ont habitués, de « l'anti-platonisme » nietzschéen,- lequel se réduit, en l'occurrence, à n'être que le faire valoir théorique d'une sorte de matérialisme darwiniste, comble de cette superstition « scientifique » que l'œuvre de Nietzsche précisément récuse: « Ce qui me surprend le plus lorsque je passe en revue les grandes destinées de l'humanité, c'est d'avoir toujours sous les yeux le contraire de ce que voient ou veulent voir aujourd'hui Darwin et son école. Eux constatent la sélection en faveur des êtres plus forts et mieux venus, le progrès de l'espèce. Mais c'est précisément le contraire qui saute aux yeux: la suppression des cas heureux, l'inutilité des types mieux venus, la domination inévitable des types moyens et même de ceux qui sont au-dessous de la moyenne... Les plus forts et les plus heureux sont faibles lorsqu'ils ont contre eux les instincts de troupeaux organisés, la pusallinimité des faibles et le grand nombre. »

    Le Surhomme que D'Annunzio exalte n'est pas davantage l'aboutissement d'une évolution que le fruit ultime d'un déterminisme heureux. Il est l'exception magnifique à la loi de l'espèce. Les héros duTriomphe de la Mort ou du Feu sont des exceptions magnifiques. Hommes différenciés, selon le mot d'Evola, la vie leur est plus difficile, plus intense et plus inquiétante qu'elle ne l'est au médiocre. Le héros et le poète luttent contre ce qui est, par nature, plus fort qu'eux. Leur art instaure une légitimité nouvelle contre les prodigieuses forces adverses de l'état de fait. Le héros est celui qui comprend l'état de fait sans y consentir. Son bonheur est dans son dessein. Cette puissance créatrice,- qui est une ivresse,- s'oppose aux instincts du troupeau, à la morale de l'homme bénin et utile.

    Les livres de D'Annunzio sont l'éloge des hautes flammes des ivresses. D'Annunzio s'enivre de désir, de vitesse, de musique et de courage car l'ivresse est la seule arme dont nous disposions contre le nihilisme. Le mouvement tournoyant de la phrase évoque la solennité, les lumières de Venise la nuit, l'échange d'un regard ou la vitesse physique du pilote d'une machine (encore parée, alors, des prestiges mythologiques de la nouveauté). Ce qui, aux natures bénignes, paraît outrance devient juste accord si l'on se hausse à ces autres états de conscience qui furent de tous temps la principale source d'inspiration des poètes. Filles de Zeus et de Mnémosyne, c'est-à-dire du Feu et de la Mémoire, les Muses Héliconiennes, amies d'Hésiode, éveillent en nous le ressouvenir de la race d'ordont les pensées s'approfondissent dans les transparences pures de l'Ether !

    « Veut-on, écrit Nietzsche, la preuve la plus éclatante qui démontre jusqu'où va la force transfiguratrice de l'ivresse ?- L'amour fournit cette preuve, ce qu'on appelle l'amour dans tous les langages, dans tous les silences du monde. L'ivresse s'accommode de la réalité à tel point que dans la conscience de celui qui aime la cause est effacée et que quelque chose d'autre semble se trouver à la place de celle-ci,- un scintillement et un éclat de tous les miroirs magiques de Circé... »

    Cette persistante mémoire du monde grec, à travers les œuvres de Nietzsche et de D'Annunzio nous donne l'idée de cette connaissance enivrée que fut, peut-être, la toute première herméneutique homérique dont les œuvres hélas disparurent avec la bibliothèque d'Alexandrie. L'Ame est tout ce qui nous importe. Mais est-elle l'otage de quelque réglementation morale édictée par des envieux ou bien le pressentiment d'un accord profond avec l'Ame du monde ? « Il s'entend, écrit Nietzsche, que seuls les hommes les plus rares et les mieux venus arrivent aux joies humaines les plus hautes et les plus altières, alors que l'existence célèbre sa propre transfiguration: et cela aussi seulement après que leurs ancêtres ont mené une longue vie préparatoire en vue de ce but qu'ils ignoraient même. Alors une richesse débordante de forces multiples, et la puissance la plus agile d'une volonté libre et d'un crédit souverains habitent affectueusement chez un même homme; l'esprit se sent alors à l'aise et chez lui dans les sens, tout aussi bien que les sens sont à l'aise et chez eux dans l'esprit. » Que nous importerait une Ame qui ne serait point le principe du bonheur le plus grand, le plus intense et le plus profond ? Evoquant Goethe, Nietzsche précise : « Il est probable que chez de pareils hommes parfaits, et bien venus, les jeux les plus sensuels sont transfigurés par une ivresse des symboles propres à l'intellectualité la plus haute. »

    La connaissance heureuse, enivrée, telle est la voie élue de l'âme odysséenne. Nous donnons ce nom d'âme odysséenne, et nous y reviendrons, à ce dessein secret qui est le cœur lucide et immémorial des œuvres qui nous guident, et dont, à notre tour, nous ferons des romans et des poèmes. Cette Ame est l'aurore boréale de notre mémoire. Un hommage à Nietzsche et à D'Annunzio a pour nous le sens d'une fidélité à cette tradition qui fait de nous à la fois des héritiers et deshommes libres. Maurras souligne avec pertinence que « le vrai caractère de toute civilisation consiste dans un fait et un seul fait, très frappant et très général. L'individu qui vient au monde dans une civilisation trouve incomparablement davantage qu'il n'apporte. »

    Ecrivain français, je dois tout à cet immémorial privilège de la franchise, qui n'est lui-même que la conquête d'autres individus, également libres. Toute véritable civilisation accomplit ce mouvement circulaire de renouvellement où l'individu ni la communauté ne sont les finalités du Politique. Un échange s'établit, qui est sans fin, car en perpétuel recommencement, à l'exemple du cycle des saisons.

    La philosophie et la philologie nous enseignent qu'il n'est point de mouvement, ni de renouvellement sans âme. L'Ame elle-même n'a point de fin, car elle n'a point de limites, étant le principe, l'élan, la légèreté du don, le rire des dieux. Un monde sans âme est un monde où les individus ne savent plus recevoir ni donner. L'individualisme radical est absurde car l'individu qui ne veut plus être responsable de rien se réduit lui-même à n'être qu'une unité quantitative,- cela même à quoi tendrait à le contraindre un collectivisme excessif. Or, l'âme odysséenne est ce qui nous anime dans l'œuvre plus vaste d'une civilisation. Si cette Ame fait défaut, ou plutôt si nous faisons défaut à cette âme, la tradition ne se renouvelle plus: ce qui nous laisse comprendre pourquoi nos temps profanés sont à la fois si individualistes et si uniformisateurs. La liberté nietzschéenne qu'exigent les héros des romans de D’annunzio n'est autre que la liberté supérieure de servir magnifiquement la Tradition. Ce pourquoi, surtout en des époques cléricales et bourgeoises, il importe de bousculer quelque peu les morales et les moralisateurs.

    L'âme odysséenne nomme cette quête d'une connaissance qui refuse de se heurter à des finalités sommaires. Odysséenne est l'Ame de l'interprétation infinie,- que nulle explication « totale » ne saurait jamais satisfaire car la finalité du « tout » est toujours un crime contre l'esprit d'aventure, ainsi que nous incite à le croire le Laus Vitae:

    « Entre la lumière d'Homère

    et l'ombre de Dante

    semblaient vivre et rêver

    en discordante concorde

    ces jeunes héros de la pensée

    balancés entre le certitude

    et le mystère, entre l'acte présent

    et l'acte futur... »

    Victorieuse de la lassitude qui veut nous soumettre aux convictions unilatérales, l'âme odysséenne, dont vivent et rêvent les « jeunes héros de la pensée », nous requiert comme un appel divin, une fulgurance de l'Intellect pur, à la lisière des choses connues ou inconnues.

    Luc-Olivier d'Algange

    source: Le cygne noir numéro 1

    http://vouloir.hautetfort.com/archive/2015/11/13/gabriele-d-annunzio-entre-la-lumiere-d-homere-et-l-ombre-de-5715529.html

  • Retour sur Impérialisme Païen de Julius Evola

    Si l’œuvre de Julius Evola (1898-1974) et sa conception on-ne-peut-plus aristocratique de l’existence ont été largement diffusés en France depuis le gros travail de traduction entrepris par Philippe Baillet et si le Baron est aujourd’hui encore considéré comme l’une des figures de référence de la dissidence européenne, force est de constater que sa pensée n’est finalement connue qu’à travers un nombre très restreint de titres. L’exclamation « révolte contre le monde moderne » est devenue le cri de ralliement de la pensée réactionnaire tandis que l’image d’un homme chevauchant un tigre ou se tenant debout parmi les ruines incarne l’idée de résistance spirituelle face à la déferlante matérialiste et à la régression anthropologique promues par notre époque (en référence à son œuvre majeure : Révolte contre le Monde Moderne (1934) ainsi qu’à deux de ses plus connues : Les Hommes au Milieu des Ruines (1953) et Chevaucher le Tigre(1961)). Pourtant l’originalité de la pensée de Julius Evola et la bouffée d’air frais que celle-ci apporte à la platitude et au néant culturel ambiants méritent que l’on s’attarde également sur certains de ses ouvrages considérés comme secondaires, ou en tout cas caractéristiques d’une période antérieure à la complète maturation « idéologique » du penseur italien.

    Le cas de Impérialisme Païen est à ce titre particulièrement digne d’intérêt. Rédigé en 1928 dans un contexte extrêmement tendu de querelles internes au Fascisme italien sur la question papale et plus généralement sur le rapport entre l’Etat fasciste et l’Eglise catholique, Imperialismo Pagano constitue le premier ouvrage véritablement politique ou plutôt métapolitique du Baron. Introduit dans les années 1920 au sein des milieux « traditionnalistes » romains après s’être éveillé intellectuellement à travers la découverte du dadaïsme et de la spiritualité orientale, le jeune Evola décide de mettre sa plume au service de sa conviction profonde qu’une régénérescence de l’Europe ne pourra passer que par un rejet complet et inconditionnel du Christianisme, cause et symptôme de la régression qualitative de l’Homme européen et de la décadence de la civilisation (au sens non-spenglerien du terme) occidentale. La teneur ouvertement polémique de ses positions « non-conformes » et la violence de certaines invectives contenues dans l’ouvrage ont certes permis à Julius Evola d’étendre sa renommée mais ont surtout contribué à l’ostraciser de l’intelligentsia fasciste qui restait en grande partie attachée à la « deuxième Rome », espérant faire de la « troisième Rome » fasciste la synthèse et le dépassement de ses deux aînées, non leur négation. L’auteur lui-même s’est par la suite dissocié de cet ouvrage qu’il a fini par considérer comme une erreur de jeunesse qui manquait de réflexion, même si en réalité il n’existe aucune contradiction entre l’antichristianisme acharné du jeune Evola et son antichristianisme modéré qui lui permettra de voir plus tard dans le Catholicisme romain une structure traditionnelle pouvant servir de point d’appui face au nihilisme contemporain.

    Pourtant la pertinence de son argumentation apparaît évidente à quiconque souhaite réfléchir sans idées préconçues aux conditions nécessaires à une véritable reviviscence de l’Europe. Notre intention est donc ici de présenter les idées fortes contenues dans Impérialisme Païen, afin d’offrir de nouvelles perspectives à ceux qui voyaient dans la religion chrétienne l’unique rempart contre le déclin de l’Occident. Ces thèses sont évidemment à prendre avec une extrême précaution et doivent être lues intelligemment par des personnes exerçant leur sens critique, au risque de tomber dans une « christianophobie » primaire qui serait absolument contre-productive dans le combat que nous menons. Tout l’art de la réflexion est de prendre en compte ces arguments tout en s’efforçant de rechercher dans notre passé un fil conducteur qui a permis à chaque époque d’enrichir l’édifice de notre patrimoine culturel et spirituel commun, comme l’a fait notamment Dominique Venner dans son ouvrage,Histoire et Tradition des Européens. Evola remet en cause le dogme chrétien dans sa dimension la plus terre-à-terre et non pas la Chrétienté dans son acception historique avec tout ce que celle-ci a pu apporter aux Européens (gibelinisme, croisades, architecture sacrée, etc…).

    Ceci-dit, bien comprendre les reproches adressés par le Baron au Christianisme implique d’avoir en tête l’idéal anthropologique et spirituel dont il s’est fait le porte-parole tout au long de sa vie, et qu’il est possible de synthétiser sous l’appellation d’Imperium. Celui-ci constitue un mode d’organisation des êtres humains en totale opposition avec le modèle offert par l’Etat moderne bureaucratique, laïque, fait de relations impersonnelles et de fausses hiérarchies et se développant en parallèle d’un « champ » appelé société à travers lequel des individus atomisés peuvent exercer leurs « libertés » comme bon leur semblent. L’idéal evolien s’incarne au contraire dans la figure d’un empereur à la tête d’un « Etat organique » caractérisé par la juste position hiérarchique de chaque homme selon ses facultés personnelles et spirituelles. Cet empereur se veut de « style solaire », c’est-à-dire possédant les qualités intérieures absolues lui permettant de s’élever naturellement pour assumer la position centrale de celui qui « agit sans agir », tel un moyeu autour duquel gravitent les rayons d’une roue et qui donne sa raison d’être à l’ensemble de la structure. Le chef de la hiérarchie politique assume donc en même temps le rôle d’autorité spirituelle suprême dans une vision moniste en contradiction avec la vision dualiste chrétienne qu’incarne l’injonction christique de « rendre à César (….) ». Selon Evola, l’Etat bureaucratique et laïc moderne ne constitue finalement que l’aboutissement de cette logique dualiste qui, en accordant l’intégralité de l’autorité spirituelle à l’Eglise, a dépouillé l’Etat de tout lien avec une réalité supérieure, le reléguant à des tâches de simple administrateur. En parallèle, une Eglise « autonome », détachée de tout lien avec les réalités politiques et guerrières ne pourrait finalement incarner et véhiculer qu’une forme « atrophiée » de spiritualité, qu’Evola nommera « lunaire », purement dévotionnelle, relative à la recherche du salut individuel et sans ancrage véritable dans le monde, incapable d’élever l’Homme à travers l’action pure.La conception chrétienne dualiste impliquerait donc une régression, à la fois pour l’autorité spirituelle et pour l’autorité temporelle, tandis qu’au contraire leur réunion au sein de l’Imperium aboutirait à leur sublimation respective.

    La grande idée d’Evola est que le message véhiculée par l’Evangile aboutirait à une forme inférieure de spiritualité relativement à celle qu’il préconise, et qu’il nomme « païenne » par un certain abus de langage (par la suite, le terme de « Tradition » se substituera à celui de « paganisme » dont l’étymologie pouvait prêter à confusion). Qu’il s’agisse de Dieu, du Monde, de l’Homme ou du rapport de ce dernier avec les précédents, la vision chrétienne constituerait en tout point une régression. Avant tout, la doctrine égalitariste prônée par le Christ est vue comme contraire à la nature des choses et assume par conséquent une dimension subversive. Chaque homme étant égal face à Dieu, toute tête qui s’élèverait au-dessus des autres par sa « virtù » se verrait attribuée un délit de présomption. A ses yeux, l’idéal chrétien des premiers siècles est celui d’une assemblée de croyants dépouillés de tout bien et ne cherchant à occuper aucune fonction sur cette terre autre que celle de prêcher la bonne parole en même temps qu’ils s’appliquent à obtenir le salut de leur âme. Evola n’hésite pas à comparer les troupes de fidèles de la nouvelle religion avec les hordes de bolcheviques sapant les fondements de toute autorité et prônant le nivellement le plus intransigeant. De par son opposition à toute forme de hiérarchie même spirituelle, le dogme chrétien serait donc incompatible avec toute forme d’élévation. Cette conception d’un rapport direct avec un Dieu transcendant et hors du monde entraine ainsi un bouleversement dans toutes les structures de la société antique. Auparavant, l’Homme s’insérait de manière organique dans différents « cercles » (son foyer, sa lignée, sa cité, l’Etat romain, le Cosmos) et à chaque niveau correspondait une forme de culte qui assumait une signification particulière. A la dimension cyclique de ces cultes s’ajoutait le devoir d’incarner par ses actes quotidiens et son attitude face à la vie une dignité qui n’était pas accordée à tout être humain mais seulement à celui qui la méritait. Avec l’avènement du Christianisme, tout cela aurait été remis en cause pour céder la place à une forme dévotionnelle de spiritualité qui voyait dans l’attente de la mort l’unique sens de l’existence humaine.

    La faiblesse intrinsèque du dogme chrétien ne pouvait selon Evola que conduire cette religion à sa propre destruction (par la scholastique puis le rationalisme) pour aboutir au monde moderne dont les fondements dériveraient directement du nihilisme spirituel prôné par l’Evangile. L’auteur va plus loin en soutenant que la plupart des aberrations modernes découleraient de manière plus ou moins directe du dogme chrétien, pointant au passage le court-circuit « idéologique » de tout Chrétien se déclarant antimoderne mais refusant de franchir le cap qui le conduirait nécessairement à une remise en cause existentielle. Deux visions s’opposeraient donc, dont les implications aboutiraient à deux types de sociétés diamétralement opposés : d’un côté, une vision « païenne » se focalisant sur le réel, reconnaissant la sacralité des relations humaines et du monde, lui-même propice à un développement spirituel concret et permettant à celui qui en a les capacités de percer les plus hauts mystères de l’existence ; de l’autre une vision chrétienne éprouvant de l’animadversion contre le réel et considérant comme hérétique tout ce qui entrerait en contradiction avec sa conception abstraite (et selon l’auteur traditionnellement sémitique) d’un Dieu tout puissant et hors du monde.

    Par un gigantesque paradoxe qui n’en est plus un à la lumière du protestantisme (en fait un simple retour aux sources) et de ses évolutions, le dogme chrétien qui prône un détachement total des choses matérielles finit par faire de la dimension économique et sociale le centre de toutes les préoccupations. Evola explique cela par la tendance au nivellement prêchée par celui qu’il nomme « le Galiléen » et qui pousse à ne considérer chaque homme qu’à l’aune de ce qui est commun à toute l’humanité (de l’individu le plus abject au surhomme nietzschéen), à savoir des fonctions purement biologiques. Cet économicisme pathologique si caractéristique des sociétés actuelles, persuadées que la solution ultime à tous nos malheurs ne pourra venir que d’une réforme du système économique (le « Il faut fluidifier le marché du travail ! » de « droite » s’opposant au « Il faut une meilleure répartition des richesses ! » de « gauche ») découlerait donc lui-aussi d’une mentalité occidentale marquée de manière plus ou moins consciente par de vieilles idées chrétiennes.

    La liste est encore longue des invectives contenues dans Impérialisme Païen, l’auteur ayant quoiqu’on pense de la pertinence de ses propos, de nombreuses cordes à son arc. J’aurais ainsi pu présenter en quelques lignes sa dénonciation de l’activisme faustien, l’opposition qu’il fait entre science positive et science sacrée, ses longues considérations sur le véritable sens de la hiérarchie ou de la liberté ou encore le caractère utilitariste d’un comportement moral sur cette terre dans l’espérance d’un « au-delà » promettant joies et plaisirs éternels, mais nous laissons l’opportunité aux lecteurs d’apprécier toutes ces considérations par eux-mêmes en les invitant à se procurer cet ouvrage. On pourra simplement résumer la thèse présentée par Evola dans cet ouvrage dans l’idée que la plupart des aberrations du monde moderne n’ont été rendues possibles que par le caractère « subversif » de la doctrine chrétienne des premiers siècles, l’émergence du Christianisme étant responsable d’une rupture avec les traditions précédentes qui véhiculaient à ses yeux une conception bien plus élevée de la Vie, de l’Homme et du Monde. En quelques sortes, Evola pourrait faire sienne la fameuse citation de G. K. Chesterton : « Le monde moderne est plein d’idées chrétiennes devenues folles » en précisant que cette folie était déjà contenue en germes dans les textes relatant les faits et gestes du « Galiléen ».

    Valérien Cantelmo pour le C.N.C.

    http://cerclenonconforme.hautetfort.com/archive/2015/11/08/retour-sur-imperialisme-paien-de-julius-evola-5713017.html

  • L’âge du renoncement – Chantal Delsol

    Le renoncement, on le comprend vite, concerne en fait un ensemble de paradigmes, dont l’auteur constate que, dans nos sociétés, ils ne sont plus opérants (constate, et non souhaite) et ont fait place à d’autres. A l’âge de la foi succéderait ainsi celui de la sagesse, mais il s’agit en fait d’un retour à ce qui a précédé l’ère judéo chrétienne.

    Cette sagesse est portée par une conception du temps circulaire, et non plus fléchée, et par un ensemble de mythes aux contours flous, qui ont la force opérante de la vérité qu’ils ont remplacée. La quête de la vérité, constate l’auteur, n’est d’ailleurs absolument plus l’affaire de nos contemporains, dont le moteur du bien-vivre est l’utile.

    Le temps de la chrétienté n’est plus, nous dit Chantal Delsol d’entrée de jeu et « quand un monde culturel se dérobe, toujours ses fils et ses adeptes ont l’impression qu’il ne pourra être remplacé que par le chaos » (p. 7). A ceux de ses lecteurs qui se sentent ainsi cernés par des menaces nihilistes et relativistes, l’auteur explique que le nihilisme n’aura été qu’une brève adolescence, entre l’âge de la vérité et celui de la sagesse.

    Elle nous montre que la recherche de la vérité qui caractérise la civilisation chrétienne, et même, sous une forme différente, les Lumières, et les totalitarismes du XXe siècle, n’est en réalité qu’une parenthèse dans l’histoire des civilisations. « Le fanatisme de la raison a profané non pas seulement la Raison comme vérité mais l’idée même de vérité » (p. 70), et les Occidentaux d’aujourd’hui, comme les sages des civilisations antiques préchrétiennes ou comme ceux des cultures asiatiques de tout temps, n’aspireraient plus qu’à vivre en fonction de quelques mythes jugés fondateurs.

    Ces mythes sont intouchables, mais néanmoins variables, et l’on ne cherche pas à savoir s’ils sont vrais mais s’ils permettent de vivre bien. De nombreux exemples viennent étayer cette thèse et l’on est saisi par la pertinence de l’analyse que nous offre l’auteur et par l’extrême rigueur de sa démonstration.

    Tant de choses qui nous révoltent par leur incohérence acquièrent soudain une logique et l’on comprend pourquoi l’enseignement de l’histoire est aujourd’hui scandaleusement partisan et sélectif, pourquoi l’on condamne les massacres du nazisme en refusant résolument d’évoquer ceux du communisme, pourquoi les droits de l’homme sont et restent sacrés alors qu’ils ont radicalement changé en cinquante ans.

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