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plus ou moins philo - Page 17

  • Retour sur Impérialisme Païen de Julius Evola

    Si l’œuvre de Julius Evola (1898-1974) et sa conception on-ne-peut-plus aristocratique de l’existence ont été largement diffusés en France depuis le gros travail de traduction entrepris par Philippe Baillet et si le Baron est aujourd’hui encore considéré comme l’une des figures de référence de la dissidence européenne, force est de constater que sa pensée n’est finalement connue qu’à travers un nombre très restreint de titres. L’exclamation « révolte contre le monde moderne » est devenue le cri de ralliement de la pensée réactionnaire tandis que l’image d’un homme chevauchant un tigre ou se tenant debout parmi les ruines incarne l’idée de résistance spirituelle face à la déferlante matérialiste et à la régression anthropologique promues par notre époque (en référence à son œuvre majeure : Révolte contre le Monde Moderne (1934) ainsi qu’à deux de ses plus connues : Les Hommes au Milieu des Ruines (1953) et Chevaucher le Tigre(1961)). Pourtant l’originalité de la pensée de Julius Evola et la bouffée d’air frais que celle-ci apporte à la platitude et au néant culturel ambiants méritent que l’on s’attarde également sur certains de ses ouvrages considérés comme secondaires, ou en tout cas caractéristiques d’une période antérieure à la complète maturation « idéologique » du penseur italien.

    Le cas de Impérialisme Païen est à ce titre particulièrement digne d’intérêt. Rédigé en 1928 dans un contexte extrêmement tendu de querelles internes au Fascisme italien sur la question papale et plus généralement sur le rapport entre l’Etat fasciste et l’Eglise catholique, Imperialismo Pagano constitue le premier ouvrage véritablement politique ou plutôt métapolitique du Baron. Introduit dans les années 1920 au sein des milieux « traditionnalistes » romains après s’être éveillé intellectuellement à travers la découverte du dadaïsme et de la spiritualité orientale, le jeune Evola décide de mettre sa plume au service de sa conviction profonde qu’une régénérescence de l’Europe ne pourra passer que par un rejet complet et inconditionnel du Christianisme, cause et symptôme de la régression qualitative de l’Homme européen et de la décadence de la civilisation (au sens non-spenglerien du terme) occidentale. La teneur ouvertement polémique de ses positions « non-conformes » et la violence de certaines invectives contenues dans l’ouvrage ont certes permis à Julius Evola d’étendre sa renommée mais ont surtout contribué à l’ostraciser de l’intelligentsia fasciste qui restait en grande partie attachée à la « deuxième Rome », espérant faire de la « troisième Rome » fasciste la synthèse et le dépassement de ses deux aînées, non leur négation. L’auteur lui-même s’est par la suite dissocié de cet ouvrage qu’il a fini par considérer comme une erreur de jeunesse qui manquait de réflexion, même si en réalité il n’existe aucune contradiction entre l’antichristianisme acharné du jeune Evola et son antichristianisme modéré qui lui permettra de voir plus tard dans le Catholicisme romain une structure traditionnelle pouvant servir de point d’appui face au nihilisme contemporain.

    Pourtant la pertinence de son argumentation apparaît évidente à quiconque souhaite réfléchir sans idées préconçues aux conditions nécessaires à une véritable reviviscence de l’Europe. Notre intention est donc ici de présenter les idées fortes contenues dans Impérialisme Païen, afin d’offrir de nouvelles perspectives à ceux qui voyaient dans la religion chrétienne l’unique rempart contre le déclin de l’Occident. Ces thèses sont évidemment à prendre avec une extrême précaution et doivent être lues intelligemment par des personnes exerçant leur sens critique, au risque de tomber dans une « christianophobie » primaire qui serait absolument contre-productive dans le combat que nous menons. Tout l’art de la réflexion est de prendre en compte ces arguments tout en s’efforçant de rechercher dans notre passé un fil conducteur qui a permis à chaque époque d’enrichir l’édifice de notre patrimoine culturel et spirituel commun, comme l’a fait notamment Dominique Venner dans son ouvrage,Histoire et Tradition des Européens. Evola remet en cause le dogme chrétien dans sa dimension la plus terre-à-terre et non pas la Chrétienté dans son acception historique avec tout ce que celle-ci a pu apporter aux Européens (gibelinisme, croisades, architecture sacrée, etc…).

    Ceci-dit, bien comprendre les reproches adressés par le Baron au Christianisme implique d’avoir en tête l’idéal anthropologique et spirituel dont il s’est fait le porte-parole tout au long de sa vie, et qu’il est possible de synthétiser sous l’appellation d’Imperium. Celui-ci constitue un mode d’organisation des êtres humains en totale opposition avec le modèle offert par l’Etat moderne bureaucratique, laïque, fait de relations impersonnelles et de fausses hiérarchies et se développant en parallèle d’un « champ » appelé société à travers lequel des individus atomisés peuvent exercer leurs « libertés » comme bon leur semblent. L’idéal evolien s’incarne au contraire dans la figure d’un empereur à la tête d’un « Etat organique » caractérisé par la juste position hiérarchique de chaque homme selon ses facultés personnelles et spirituelles. Cet empereur se veut de « style solaire », c’est-à-dire possédant les qualités intérieures absolues lui permettant de s’élever naturellement pour assumer la position centrale de celui qui « agit sans agir », tel un moyeu autour duquel gravitent les rayons d’une roue et qui donne sa raison d’être à l’ensemble de la structure. Le chef de la hiérarchie politique assume donc en même temps le rôle d’autorité spirituelle suprême dans une vision moniste en contradiction avec la vision dualiste chrétienne qu’incarne l’injonction christique de « rendre à César (….) ». Selon Evola, l’Etat bureaucratique et laïc moderne ne constitue finalement que l’aboutissement de cette logique dualiste qui, en accordant l’intégralité de l’autorité spirituelle à l’Eglise, a dépouillé l’Etat de tout lien avec une réalité supérieure, le reléguant à des tâches de simple administrateur. En parallèle, une Eglise « autonome », détachée de tout lien avec les réalités politiques et guerrières ne pourrait finalement incarner et véhiculer qu’une forme « atrophiée » de spiritualité, qu’Evola nommera « lunaire », purement dévotionnelle, relative à la recherche du salut individuel et sans ancrage véritable dans le monde, incapable d’élever l’Homme à travers l’action pure.La conception chrétienne dualiste impliquerait donc une régression, à la fois pour l’autorité spirituelle et pour l’autorité temporelle, tandis qu’au contraire leur réunion au sein de l’Imperium aboutirait à leur sublimation respective.

    La grande idée d’Evola est que le message véhiculée par l’Evangile aboutirait à une forme inférieure de spiritualité relativement à celle qu’il préconise, et qu’il nomme « païenne » par un certain abus de langage (par la suite, le terme de « Tradition » se substituera à celui de « paganisme » dont l’étymologie pouvait prêter à confusion). Qu’il s’agisse de Dieu, du Monde, de l’Homme ou du rapport de ce dernier avec les précédents, la vision chrétienne constituerait en tout point une régression. Avant tout, la doctrine égalitariste prônée par le Christ est vue comme contraire à la nature des choses et assume par conséquent une dimension subversive. Chaque homme étant égal face à Dieu, toute tête qui s’élèverait au-dessus des autres par sa « virtù » se verrait attribuée un délit de présomption. A ses yeux, l’idéal chrétien des premiers siècles est celui d’une assemblée de croyants dépouillés de tout bien et ne cherchant à occuper aucune fonction sur cette terre autre que celle de prêcher la bonne parole en même temps qu’ils s’appliquent à obtenir le salut de leur âme. Evola n’hésite pas à comparer les troupes de fidèles de la nouvelle religion avec les hordes de bolcheviques sapant les fondements de toute autorité et prônant le nivellement le plus intransigeant. De par son opposition à toute forme de hiérarchie même spirituelle, le dogme chrétien serait donc incompatible avec toute forme d’élévation. Cette conception d’un rapport direct avec un Dieu transcendant et hors du monde entraine ainsi un bouleversement dans toutes les structures de la société antique. Auparavant, l’Homme s’insérait de manière organique dans différents « cercles » (son foyer, sa lignée, sa cité, l’Etat romain, le Cosmos) et à chaque niveau correspondait une forme de culte qui assumait une signification particulière. A la dimension cyclique de ces cultes s’ajoutait le devoir d’incarner par ses actes quotidiens et son attitude face à la vie une dignité qui n’était pas accordée à tout être humain mais seulement à celui qui la méritait. Avec l’avènement du Christianisme, tout cela aurait été remis en cause pour céder la place à une forme dévotionnelle de spiritualité qui voyait dans l’attente de la mort l’unique sens de l’existence humaine.

    La faiblesse intrinsèque du dogme chrétien ne pouvait selon Evola que conduire cette religion à sa propre destruction (par la scholastique puis le rationalisme) pour aboutir au monde moderne dont les fondements dériveraient directement du nihilisme spirituel prôné par l’Evangile. L’auteur va plus loin en soutenant que la plupart des aberrations modernes découleraient de manière plus ou moins directe du dogme chrétien, pointant au passage le court-circuit « idéologique » de tout Chrétien se déclarant antimoderne mais refusant de franchir le cap qui le conduirait nécessairement à une remise en cause existentielle. Deux visions s’opposeraient donc, dont les implications aboutiraient à deux types de sociétés diamétralement opposés : d’un côté, une vision « païenne » se focalisant sur le réel, reconnaissant la sacralité des relations humaines et du monde, lui-même propice à un développement spirituel concret et permettant à celui qui en a les capacités de percer les plus hauts mystères de l’existence ; de l’autre une vision chrétienne éprouvant de l’animadversion contre le réel et considérant comme hérétique tout ce qui entrerait en contradiction avec sa conception abstraite (et selon l’auteur traditionnellement sémitique) d’un Dieu tout puissant et hors du monde.

    Par un gigantesque paradoxe qui n’en est plus un à la lumière du protestantisme (en fait un simple retour aux sources) et de ses évolutions, le dogme chrétien qui prône un détachement total des choses matérielles finit par faire de la dimension économique et sociale le centre de toutes les préoccupations. Evola explique cela par la tendance au nivellement prêchée par celui qu’il nomme « le Galiléen » et qui pousse à ne considérer chaque homme qu’à l’aune de ce qui est commun à toute l’humanité (de l’individu le plus abject au surhomme nietzschéen), à savoir des fonctions purement biologiques. Cet économicisme pathologique si caractéristique des sociétés actuelles, persuadées que la solution ultime à tous nos malheurs ne pourra venir que d’une réforme du système économique (le « Il faut fluidifier le marché du travail ! » de « droite » s’opposant au « Il faut une meilleure répartition des richesses ! » de « gauche ») découlerait donc lui-aussi d’une mentalité occidentale marquée de manière plus ou moins consciente par de vieilles idées chrétiennes.

    La liste est encore longue des invectives contenues dans Impérialisme Païen, l’auteur ayant quoiqu’on pense de la pertinence de ses propos, de nombreuses cordes à son arc. J’aurais ainsi pu présenter en quelques lignes sa dénonciation de l’activisme faustien, l’opposition qu’il fait entre science positive et science sacrée, ses longues considérations sur le véritable sens de la hiérarchie ou de la liberté ou encore le caractère utilitariste d’un comportement moral sur cette terre dans l’espérance d’un « au-delà » promettant joies et plaisirs éternels, mais nous laissons l’opportunité aux lecteurs d’apprécier toutes ces considérations par eux-mêmes en les invitant à se procurer cet ouvrage. On pourra simplement résumer la thèse présentée par Evola dans cet ouvrage dans l’idée que la plupart des aberrations du monde moderne n’ont été rendues possibles que par le caractère « subversif » de la doctrine chrétienne des premiers siècles, l’émergence du Christianisme étant responsable d’une rupture avec les traditions précédentes qui véhiculaient à ses yeux une conception bien plus élevée de la Vie, de l’Homme et du Monde. En quelques sortes, Evola pourrait faire sienne la fameuse citation de G. K. Chesterton : « Le monde moderne est plein d’idées chrétiennes devenues folles » en précisant que cette folie était déjà contenue en germes dans les textes relatant les faits et gestes du « Galiléen ».

    Valérien Cantelmo pour le C.N.C.

    http://cerclenonconforme.hautetfort.com/archive/2015/11/08/retour-sur-imperialisme-paien-de-julius-evola-5713017.html

  • L’âge du renoncement – Chantal Delsol

    Le renoncement, on le comprend vite, concerne en fait un ensemble de paradigmes, dont l’auteur constate que, dans nos sociétés, ils ne sont plus opérants (constate, et non souhaite) et ont fait place à d’autres. A l’âge de la foi succéderait ainsi celui de la sagesse, mais il s’agit en fait d’un retour à ce qui a précédé l’ère judéo chrétienne.

    Cette sagesse est portée par une conception du temps circulaire, et non plus fléchée, et par un ensemble de mythes aux contours flous, qui ont la force opérante de la vérité qu’ils ont remplacée. La quête de la vérité, constate l’auteur, n’est d’ailleurs absolument plus l’affaire de nos contemporains, dont le moteur du bien-vivre est l’utile.

    Le temps de la chrétienté n’est plus, nous dit Chantal Delsol d’entrée de jeu et « quand un monde culturel se dérobe, toujours ses fils et ses adeptes ont l’impression qu’il ne pourra être remplacé que par le chaos » (p. 7). A ceux de ses lecteurs qui se sentent ainsi cernés par des menaces nihilistes et relativistes, l’auteur explique que le nihilisme n’aura été qu’une brève adolescence, entre l’âge de la vérité et celui de la sagesse.

    Elle nous montre que la recherche de la vérité qui caractérise la civilisation chrétienne, et même, sous une forme différente, les Lumières, et les totalitarismes du XXe siècle, n’est en réalité qu’une parenthèse dans l’histoire des civilisations. « Le fanatisme de la raison a profané non pas seulement la Raison comme vérité mais l’idée même de vérité » (p. 70), et les Occidentaux d’aujourd’hui, comme les sages des civilisations antiques préchrétiennes ou comme ceux des cultures asiatiques de tout temps, n’aspireraient plus qu’à vivre en fonction de quelques mythes jugés fondateurs.

    Ces mythes sont intouchables, mais néanmoins variables, et l’on ne cherche pas à savoir s’ils sont vrais mais s’ils permettent de vivre bien. De nombreux exemples viennent étayer cette thèse et l’on est saisi par la pertinence de l’analyse que nous offre l’auteur et par l’extrême rigueur de sa démonstration.

    Tant de choses qui nous révoltent par leur incohérence acquièrent soudain une logique et l’on comprend pourquoi l’enseignement de l’histoire est aujourd’hui scandaleusement partisan et sélectif, pourquoi l’on condamne les massacres du nazisme en refusant résolument d’évoquer ceux du communisme, pourquoi les droits de l’homme sont et restent sacrés alors qu’ils ont radicalement changé en cinquante ans.

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  • « Nous venons en paix »… mais nous sommes en guerre contre la musique à l’école!

    « Nous venons en paix », c’est notre chronique de choses vues sur le web et les réseaux sociaux à propos de nos chers « migrants »/« réfugiés »/Bisounours… une petite pastille de vérité dans un océan de propagande aux bons sentiments… mais chut… PADAMALGAM !
    Aujourd’hui, passage dans la patrie de Verdi, Puccini et Eros Ramazzoti, du bel canto et de la joie de vivre en chantant. Nos voisins italiens, tout obnubilés par leurs coutumes d’un autre âge, ont cru bien faire en utilisant la musique pour apprendre aux jeunes musulmans le Vivre-Ensemble par le biais de la musique. Heureusement, l’imam veille et a mis bon ordre à ce projet diabolique.

    Un modèle de lettre aux chefs d’établissement pour exiger, au nom du Coran, que ses enfants soient « dispensés d’utiliser des instruments de musique », voilà une des utiles ressources fournies aux musulmans d’Italie par le site Civiltà Islamica (« Le point de vue du véritable Islam. En italien »).
    « Tous les instruments de musique » sont visés et « en particulier la flûte », seul étant permis au musulman « l’usage du tambourin pour les mariages et les circoncisions ». La lettre précise que « la demande susdite doit être considérée comme minimale et modérée, puisqu’il est évident d’après le Coran qu’est interdit au musulman, non seulement l’usage d’un instrument de musique, mais encore la simple écoute de celui-ci ».
    Les animateurs de Civiltà Islamica sont persuadés, du reste, que l’éducation musicale obligatoire dans les écoles et collèges d’Italie est un complot « pour corrompre les musulmans ».

    On n’est donc pas étonné de ce qui vient d’arriver « dans une école du quartier multiculturel [sic] de Porta Palazzo à Turin ». Comme le rapporte La Stampa, l’oncle d’une élève marocaine est intervenu lors d’une réunion de parents d’élèves contre le projet « Grandir en orchestre », lancé par une association bien intentionnée « pour aider les enfants – à 90 % d’origine non-italienne – à former un groupe, à se respecter et à collaborer entre eux ». Les enfants apprennent à jouer du violon et du violoncelle, instruments incompatibles avec l’Islam.
    La famille marocaine a exigé et immédiatement obtenu que sa fille soit changée d’école, et une deuxième famille l’a suivie.

    La directrice de l’école a eu l’impression d’un mouvement organisé et a pris peur. Au même moment, on apprenait l’expulsion « d’un imam de Vicence qui avait endoctriné les enfants au point de les convaincre de se boucher les oreilles pour ne pas écouter les cours de musique, “un péché” selon son enseignement. » Pour éviter que tous les parents musulmans ne retirent leurs enfants, l’école a donc organisé une nouvelle rencontre avec les familles, à laquelle elle a aussi invité des représentants des deux mosquées du quartier et « une médiatrice culturelle de langue arabe ».

    À l’issue de cette seconde réunion, selon Ibrahim Baya, porte-parole de l’Association Islamique des Alpes, « les parents se sont déclarés d’accord pour continuer le projet de l’orchestre, à condition qu’ils puissent compter sur un soutien financier. » La directrice de l’école s’est immédiatement « mobilisée. Et avec de bonnes perspectives de réussite. » Comprenons que des subventions publiques supplémentaires ne vont pas tarder.

    http://fr.novopress.info/

  • Quelle philosophie politique de l'écologie?

    Attention! Cet article a été rédigé en 1990, il y a un quart de siècle! 
    Les bons scores des Verts français à la suite des dernières campagnes électorales dans l'Hexagone, la per­sistance des Grünen  ouest-allemands et les sondages favorables aux listes écologistes en Belgique pour les prochaines élections (12% à Bruxelles!) obligent tous les militants politiques, de quelque horizon qu'ils soient, à développer un discours écologique cohérent. En effet, pour la décennie qui vient, pour les premières décennies du XXIième siècle, se dessine une nouvelle bipolarité entre, d'une part, les nationaux-identitaires, animés par une forte conscience historique, et, d'autre part, les Verts, soucieux de préserver le plus harmonieusement possible le cadre de vie de nos peuples. Cette bipolarisation est appelée à refouler graduellement dans la marginalité les anciennes polarisations entre partisans du laissez-faire libéral et par­tisans de l'Etat-Providence. C'est en tout cas ce qu'observe un professeur américain, Peter Drucker (1), dont la voix exprime des positions quasi officielles. Toutes les formes de libéralisme, malgré le sursaut tapageur des années Reagan, sont appelées à disparaître en ne laissant que les traces de leurs ravages mo­raux et sociaux; en effet, les impératifs de l'heure sont des impératifs globaux de préservation: préserver une conscience historique et préserver un cadre de vie concret contre les fantasmes de la «table rase» et contre le messianisme qui promet, avec un sourire vulgairement commercial, des lendemains qui chantent. Ces impératifs exigent des mobilisations collectives; dès lors, beaucoup de réflexes ne seront plus de mise, notamment l'engouement dissolvant pour l'individualisme méthodologique, propre du libéralisme, avec sa sainte horreur des obligations collectives structurantes qui, elles, parient sur le très long terme et ne veulent pas se laisser distraire par les séductions de l'instant (le «présentisme» des sociologues).
    Le libéralisme politique et économique a engendré la mentalité marchande. C'est un fait. Même si d'aucuns, dans des clubs agités par une hayekite aigüe, croient pouvoir prouver que les choses auraient pu tourner autrement. On connaît le bon mot: avec des "si", on met Paris en bouteille. L'histoire est là qui montre l'involution lente mais sûre du libéralisme théorique d'Adam Smith à la déliquescence sociale to­tale que l'on observe chez les hooligans de Manchester ou de Liverpool, chez les consommateurs de crack du Bronx ou dans la déchéance ensoleillée et sidaïque de San Francisco. Le fantasme libéral de la perfecti­bilité infinie (2), qu'on lira à l'état pur chez un Condorcet, a induit les peuples à foncer bille en tête vers les promesses les plus fumeuses, dans une quête forcenée de plaisirs éphémères, de petits paradis d'inaction et de démobilisation. La jouissance hédoniste de l'instant est ainsi devenue letelos (le but) des masses, tandis que les gagneurs, plus puritains, tablaient sur la rentabilité immédiate de leurs investis­se­ments. Jouissance et rentabilité immédiates impliquent deux victimes: l'histoire (le temps), qui est ou­bliée et refoulée, et l'environnement (l'espace), qui est négligé et saccagé, alors que ce sont deux catégories incontournables dans toute société solidement assise, deux catégories qui résistent pied à pied aux fan­tasmes du «tout est possible - tout est permis» et qu'il sera toujours impossible de faire disparaître tota­lement.
    Ce résultat navrant du libéralisme pratique, de cette vision du monde mécanique (qui a le simplisme ex­trême des mécaniques) et de ces suppléments d'âme moralisants (participant d'une morale auto-justifica­trice, d'une morale-masque qui cache l'envie intempérante de tout avoir et tout maîtriser), nous force à adopter
    1) une philosophie qui tienne compte du long terme, tout en préservant
    a) les ressources de la mémoire historique, laquelle est un réceptacle de réponses acquises et con­crètes aux défis du monde, et
    b) les potentialités de l'environnement, portion d'espace à maintenir en bon état de fonctionne­ment pour les générations futures;
    2) une pratique politique qui exclut les discours moralisants et manipulateurs, discours gratuits et a for­tiori désincarnés, blabla phatique qui distrait et endort les énergies vitales.
    Enfin, l'état du monde actuel et la bipolarisation en train de s'installer nous obligent à déployer une stra­tégie précise qui empêchera 1) les rescapés du bourgeoisisme libéral d'investir le camp des «identitaires historicisés» et 2) les rescapés de l'égalitarisme caricatural des vieilles gauches, vectrices de ressentiments, d'investir le camp des «identitaires éco-conscients». Cette stratégie peut paraître présomptueuse: com­ment, concrètement, réaliser un double travail de ce type et, surtout, comment affermir une stratégie en apparence aussi détachée des combats quotidiens, aussi régalienne parce que non partisane et non mani­chéenne, aussi réconciliatrice de contraires apparemment irréconciliables? Les traditions gramsciennes et la métapolitique nous ont enseigné une chose: ne pas craindre les théories (surtout celles qui visent la coin­cidentia oppositorum), être attentif aux mouvements d'idées, même les plus anodins, être patient et garder à l'esprit qu'une idée nouvelle peut mettre dix, vingt, trente ans ou plus pour trouver une traduction dans la vie quotidienne. Organiser une phalange inflexible d'individus hyper-conscients, c'est la seule recette pour pouvoir offrir à son peuple, pour le long terme, un corpus cohérent qui servira de base à un droit nouveau et une constitution nouvelle, débarrassée des scories d'un passé récent (250 ans), où se sont mul­tipliés fantasmes et anomalies.
    Une société de pensée a pour mission d'explorer minutieusement bibliothèques et corpus doctrinaux, œuvres des philosophes et des sociologues, enquêtes des historiens, pour forger, en bout de course, une idéologie cohérente, souple, prête à être comprise par de larges strates de la population et à s'inscrire dans la pratique politique quotidienne. Les idéologies qui nous ont dominés et nous dominent encore dérivent toutes d'une matrice idéologique mécaniciste, idéaliste, moralisante. Le libéralisme dérive des philoso­phies mécanicistes du XVIIIième siècle et de l'idéalisme moralisant et hédoniste des utilitaristes anglais. Ce bricolage idéologique libéral ne laissait aucune place à l'exploration féconde du passé: dans sa métho­dologie, aucune place n'était laissée au comparatisme historicisant, soit à la volonté de se référer à la geste passée de son peuple pour apprendre à faire face aux défis du présent, à la mémoire en tant que ciment des communautés (où, dans une synergie holiste, éléments économiques, psychologiques et historiques s'imbriquent étroitement), si bien qu'un Jacques Bude (3) a pu démontrer que le libéralisme était un obscu­rantisme, hostile à toute investigation sociologique, à toute investigation des agrégats sociaux (considérés comme des préjugés sans valeur).
    Par ailleurs, la philosophie linéaire de l'histoire que s'est annexée le libéralisme dans sa volonté de parfaire infiniment l'homme et la société, a conduit à une exploitation illimitée et irréfléchie des ressources de la planète. Pratique qui nous a conduit au seuil des catastrophes que l'on énumerera facilement: pollution de la Sibérie et de la Mer du Nord, désertification croissante des régions méditerranéennes, ravage de la forêt amazonienne, développement anarchique des grandes villes, non recyclage des déchets industriels, etc.
    Le marxisme a été un socialisme non enraciné, fondé sur les méthodes de calcul d'une école libérale, l'école anglaise des Malthus et Ricardo. Il n'a pas davantage que le libéralisme exploré les réflexes hérités des peuples ni mis des limites à l'exploitation quantitative des ressources du globe. En bout de course, c'est la faillite des pratiques mécanicistes de gauche et de droite que l'on constate aujourd'hui, avec, pour plus bel exemple, les catastrophes écologiques des pays naguère soumis à la rude férule du «socialisme réel». A ce mécanicisme global, qui n'est plus philosophiquement défendable depuis près d'un siècle, se substituera progressivement un organicisme global. Les pratiques politico-juridiques, l'idéologie domi­nante des établissements, notamment en France et en Belgique, sont demeurées ancrées solidement dans le terreau mécaniciste. L'alternative suggérée par le mouvement flamand, appuyée par les sociologues de la Politieke Akademie créée par Victor Leemans à Louvain dans les années 30 (4), a été soit éradiquée par l'épuration de 1944-51 soit récupérée et anémiée par la démocratie-chrétienne soit refoulée par une in­quisition têtue qui ne désarme toujours pas. Or cette alternative, et toute autre alternative viable, doit se déployer au départ d'une conscience solidissime de ses assises. Ces assises, quelles sont-elles? Question qu'il est légitime de poser si l'on veut prendre conscience de la généalogie de nos positions actuelles, tout comme les néo-libéraux avaient exhumé Adam Smith, Mandeville, Condorcet, Paine, Constant, etc. (5), au moment où ils se plaçaient sous les feux de la rampe, avec la complaisance béotienne de la médiacratie de droite. L'archéologie de notre pensée, qui conjugue conscience historique et conscience écologique, a ses propres chantiers:
    1) Les textes de la fin du XVIIIième siècle, où on lit pour la première fois des réticences à l'endroit de la mécanicisation/détemporalisation du monde, portée par des Etats absolutistes/modernistes, conçus comme des machines entretenues par des horlogers (6). L'idéologie révolutionnaire reprendra à son compte le mé­canicisme philosophico-politique des absolutismes. L'hystérie des massacres révolutionnaires, perçue comme résultat négatif du mécanicisme idéologique, induit les philosophes à re-temporaliser et re-vitaliser leur vision du politique et de l'Etat. Dans sa Critique de la faculté de juger (1790), Kant, auparavant expo­sant des Lumières, opère une volte-face radicale: les communautés politiques ne sont pas des systèmes d'engrenages plus ou moins complexes, mais des Naturprodukte (des produits de nature) animés et mus par une force intérieure, difficilement cernable par la raison. Le poète Schiller prendra le relais du Philosophe de Königsberg, popularisant cette nouvelle attention pour les faits de monde organiques. Dans ce Kant tardif, l'organicisme que nous défendons prend son envol. Intellectuellement, certains libéraux, cosmopolites et universalistes qui battent l'estrade du petit monde parisien depuis quelques années, se re­vendiquent d'un Kant d'avant 1790; le philosophe de Königsberg s'était pourtant bien rendu compte de l'impasse du mécanicisme désincarné... Remarquons, par ailleurs, qu'un Konrad Lorenz a puisé énormé­ment de ses intuitions dans l'œuvre de Kant; or, ne l'oublions pas, il pourfend simultanément deux maux de notre temps, a) l'égalitarisme, stérilisateur des virtualités innombrables et «différenciantes» des hommes, et b) le quantitativisme, destructeur de l'écosystème. Notre axe philosophique part de la volte-face de Kant pour aboutir aux critiques organicistes très actuelles et pionnières de Konrad Lorenz et, de­puis son décès, de l'épistémologie biologique de ses successeurs (Rupert Riedl, Franz Wuketits). De cette façon, nous formulons une double réponse aux défis de notre fin de siècle: 1) la nécessité de replonger dans l'histoire concrète et charnelle de nos peuples, pour ré-orienter les masses distraites par l'hédonisme et le narcissisme de la société de consommation, et 2) la nécessité de prendre les mesures qui s'imposent pour sauvegarder l'environnement, soit la Terre, la Matrice tellurique des romantiques et des écolos...
    2) La révolution épistémologique du romantisme constitue, pour nous, la carrière immense et féconde, où nous puisons les innombrables facettes de nos démarches, tant dans la perspective identitaire/nationale que dans la perspective éco-consciente. C'est un ancien professeur à la faculté des Lettres de Strasbourg, Georges Gusdorf (7), qui, dans son œuvre colossale, a dévoilé au public francophone les virtualités mul­tiples du romantisme scientifique. Pour lui, le romantisme, dans sa version allemande, est mobilisateur des énergies populaires, tandis que le romantisme français est démobilisateur, individuo-subjectif et nar­cissique, comme l'avaient remarqué Maurras, Lasserre et Carl Schmitt. En Allemagne, le romantisme dé­gage une vision de l'homme, où celui-ci est nécessairement incarné dans un peuple et dans une terre, vi­sion qu'il baptise, à la suite de Carus (8), anthropocosmomorphisme. Gusdorf souligne l'importance capi­tale du Totalorganizismus de Steffens, Carus, Ritter et Oken. L'homme y est imbriqué dans le cosmos et il s'agit de restaurer sa sensibilité cosmique, oblitérée par l'intellectualisme stérile du XVIIIième. Nos corps sont des membres de la Terre. Ils sont indissociables de celle-ci. Or, comme il y a priorité ontolo­gique du tout sur les parties, la Terre, en tant que socle et matrice, doit recevoir notre respect. Philosophie et biosophie (le mot est du philosophe suisse Troxler) se confondent. Le retour de la pensée à cet anthro­pocosmomorphisme, à ce nouveau plongeon dans un essentiel concret et tellurique, doit s'accompagner d'une révolution métapolitique et d'une offensive politique qui épurera le droit et les pratiques juridiques, politiques et administratives de toutes les scories stérilisantes qu'ont laissées derrière elles les idéologies schématiques du mécanicisme du XVIIIième.
    3) Dans le sillage de la révolution conservatrice, le frère d'Ernst Jünger, Friedrich Georg Jünger (1898-1977), publie Die Perfektion der Technik  (1939-1946), une sévère critique des mécanicismes de la philo­sophie occidentale depuis Descartes. En 1970, il fonde avec Max Himmelheber la revue Scheidewege qui paraîtra jusqu'en 1982. Cette œuvre constitue, elle aussi, un arsenal considérable pour critiquer le fan­tasme occidental du progrès infini et linéaire et dénoncer ses retombées concrètes, de plus en plus percep­tibles en cette fin de siècle.
    4) Enfin, dans les philosophies post-modernes, critiques à l'égard des «grands récits» de la modernité idéo­logique, le fantasme d'un monde meilleur au bout de l'histoire ou d'une perfectibilité infinie est définiti­vement rayé de l'ordre du jour (9).
    Dans la sphère métapolitique, qui n'est pas «sur orbite» mais constitue l'anti-chambre de la politique, la tâche qui attend cette phalange inflexible des militants hyper-conscients, dont je viens de parler, est d'explorer systématiquement les quatre corpus énumérés ci-dessus, afin de glâner des arguments contre toutes les positions passéistes qui risqueraient de s'infiltrer dans les deux nouveaux camps politiques en formation. Traquer les reliquats de libéralisme et les schématisations d'un intégrisme religieux stupide­ment agressif  —qui relève davantage de la psychiatrie que de la politique—  traquer les idéologèmes dé­sincarnants qui affaiblissent en ultime instance le mouvement écologique, traquer l'infiltration des réflexes dérivés de la vulgate jusqu'ici dominante: voilà les tâches à parfaire, voilà des tâches qui exigent une atten­tion et une mobilisation constantes. Mais elles ne pourront être parfaites, que si l'on a réellement intério­risé une autre vision du monde, si l'on est intellectuellement armé pour être les premiers de demain.
    Robert Steuckers, Bruxelles, 15 août 1990. 

  • Violences à Moirans : quand l’autorité de l’Etat est à géométrie variable

    Alors que les CRS n’ont procédé à aucune interpellation après les violences des “gens du voyage” à Moirans, Hugues Moutouh – qui était conseiller spécial du ministre de l’Intérieur au moment de l’affaire Merah – estime que l’autorité de l’Etat est à géométrie variable.

    Ce n’est pas la première fois que l’on remarque une différence de traitement de la part des pouvoirs publics dans la réponse apportée à des problèmes d’ordre public. Souvenons-nous de la dureté avec laquelle la police parisienne a traité les personnes qui manifestaient contre la loi sur le mariage pour tous. C’était totalement disproportionné, notamment au regard de l’extrême indulgence dont avaient fait preuve les force de l’ordre face aux casseurs d’extrême-gauche à Nantes à peu près au même moment.

    http://fr.novopress.info/

  • La fondation du pouvoir selon Hannah Arendt

    Initium ergo ut esset, creatus est homo, ante quem nullus fuit.

    Pour qu’il y eût un commencement fut créé l’homme, avant qui il n’y avait personne.

    Saint Augustin cité par Arendt (1)

    L’admirable préface de La Crise de la culture n’est pas seulement une somptueuse ouverture aux huit « exercices de pensée politique » qui, « comme dans une suite musicale, sont écrits dans le même ton ou dans des tons relatifs », elle est beaucoup plus profondément dévoilement de l’unité de la vie, de l’œuvre, et de l’action de Hannah Arendt. La vie : celle d’une juive allemande confrontée au nazisme ; l’œuvre : celle d’une philosophe qui sait que « dans ce creux entre passé et futur, on trouve sa place quand on pense » (VE, t. 1, p. 234) (2) ; l’action : penser permet de juger l’événement, rend « apte à distinguer le bien du mal, le beau du laid. Aptitude qui, aux rares moments où l’enjeu est connu, peut très bien détourner les catastrophes… » (ibid., p. 219). Ne dissociant jamais la question de savoir “qui” est l’homme de sa relation aux autres telle qu’elle apparaît dans l’action, la pensée philosophique de Arendt est naturellement aussi philosophie politique. C’est pourquoi la question du pouvoir est au centre de sa réflexion. Quelle fondation lui donner ? L’enjeu de la question est bien celui de notre capacité à instituer un pouvoir durable.

    Si l’on veut esquisser la réponse de Arendt, il sera tout d’abord nécessaire de rappeler brièvement ses analyses du système totalitaire, ce régime politique à proprement parler im-monde, et qui constitue le thème du troisième volume du Totalitarisme (1951). Par opposition, le rappel rapide du livre majeur de Arendt, La Condition de l’homme moderne, nous donnera le moyen de saisir le lien entre la notion anthropologique d’action et la notion politique de pouvoir. L’élucidation des concepts de pouvoir, de puissance, de force, de violence permettra alors de prendre la mesure de l’originalité de la conception que Arendt se fait du pouvoir, et de saisir ce qui peut assurer le fondement ou la fondation de celui-ci.

    I — De l’homme totalitaire à l’homme d’action

    En quoi consiste donc le système totalitaire ? C’est une spécificité, hélas, de notre siècle. On ne peut le confondre en effet avec le régime tyrannique, bien connu depuis les analyses de Platon (Gorgias, La République). Contrairement à la tyrannie “vulgaire” qui concentre ses efforts sur le domaine politique, la domination totalitaire pénètre et contrôle le domaine privé et le domaine social. On peut dire que. comparée au totalitarisme dans les mains du Führer ou du Secrétaire du Parti, la tyrannie est dans celles du tyran comme un « canif pour enfant en compétition avec des armes atomiques ».

    ◊ 1. “L’homme totalitaire”

    Le système totalitaire dégage bien les traits de ce régime, tant dans sa version nazie que dans sa version stalinienne : 1) une idéologie officielle, imposant littéralement une logique des idées telle que le monde se plie effectivement à ses déductions, sachant déjà que « les idéologies modernes… sont beaucoup mieux adaptées pour immuniser l’âme de l’homme contre le contact choquant de la réalité qu’aucune religion traditionnelle connue » (CC, L’autorité, p. 176) ; 2) un parti unique de masse dirigé par le Führer ou le Secrétaire du Parti ; 3) une terreur que la police politique se charge de faire régner en la dirigeant non plus contre les adversaires réels ou possibles du régime, mais contre des couches sociales entières, avec pour destination le camp de concentration ou le goulag ; 4) l’atomisation de la société et l’isolement de chaque individu par la destruction de toutes les structures traditionnelles (famille, Église…), la mise au pas dès l’enfance de la population et le quadrillage de la vie sociale ; 5) la prise en main totale de l’information et des media.

    Quel type d’homme produit le régime totalitaire ? Le terme produit l’indique clairement : “l’homme totalitaire” est littéralement un produit fini : “L’homme totalitaire” ne pense pas. Le procès d’Eichmann à Jérusalem permet de vérifier cette assertion : « l’effrayante, l’indicible, l’impensable banalité du mal “vient du” manque de pensée » (VE, t. 1, La pensée, PUF, p. 19). Eichmann ne manquait pas de puissance cérébrale : ni de puissance de calculer, ni de puissance de connaître (cf. VE, t. 1, p. 74). Il était tout bêtement incapable de penser, de poser la question du sens de ses actions et de juger leur valeur. Ainsi “l’homme totalitaire” ne pense pas. De plus, il n’agit pas.

    ◊ 2. L’homme d’action

    Qu’est-ce en effet qu’agir ? Il est nécessaire, pour répondre à cette question, d’évoquer plus longuement les analyses de La Condition de l’homme moderne. Après le travail et l’œuvre Arendt y fait l’analyse de l’action, la dernière des activités de la vita activa, expression par laquelle elle désigne les trois activités fondamentales qui dépendent des conditions spécifiques de la vie de l’homme sur terre. Le travail est l’activité qui « correspond à sa condition d’être vivant (animal laborans), soumis aux processus biologiques du corps ». L’œuvre est l’activité de fabrication par laquelle l’homme produit (homo faber) des objets durables manifestant ainsi sa condition d’appartenance au monde, « cet espace que j’habite et qui doit présenter un visage décent ». L’action est la seule activité « qui mette directement en rapport les hommes, sans intermédiaire des objets ni de la matière ». Elle est « conditionnée par le fait de lapluralité humaine, par le fait que vivre veut toujours dire vivre parmi les hommes, parmi ceux qui sont mes égaux » (in : Études phénoménologiques n° 2, p. 21-22).

    Agir permet à l’homme de manifester sa capacité à entreprendre (grec archeïn, latin agere) une action publique, rendant visible sa condition d’être politique, c’est-à-dire d’être libre. « La raison d’être de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action » (CC, La liberté, p. 190). La liberté en effet n’est pas d’abord le libre arbitre, attribut de la volonté et de la pensée caractérisant l’intériorité du sujet ; c’est avant tout la qualité de l’homme qui agit, qui prend une initiative surprenante et à ce titre imprévisible, puisqu’elle interrompt le cours naturel des choses. Ainsi l’initiative de René Char d’entrer dans la Résistance, action qui surprend même celui qui l’entreprend : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». L’action est une in-novation qui intéresse les égaux — au sens originel du verbe inter-esse — qui met en jeu l’être, le sens du vivre-ensemble, et au sens moderne du mot intéressant : bon pource vivre-ensemble. Cette initiative les confirme comme égaux, puisqu’ils sont également capables de s’étonner, d’admirer, de goûter l’excellence — ce que les Grecs nommaient arétè — d’un tel acte qui scelle leur cohésion : « À tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir ».

    Comment donc un système qui fait régner la terreur, qui atomise les individus, qui conduit ses exécutants à se considérer comme de simples fonctionnaires méticuleux faisant du mal une banalité toute ordinaire, qui supprime l’espace public, pourrait-il permettre à l’homme d’agir ? L’« homme totalitaire » n’agit donc pas : il ne peut innover.

    Précisément, c’est cette notion d’innovation, de nouveauté, et conséquemment d’imprévisibilité qui relie le concept anthropologique d’action et le concept politique de pouvoir.

    II – De la définition du pouvoir à sa fondation

    ◊ 1. Définition du pouvoir

    L’action du penseur, sa contribution à l’institution du pouvoir, c’est d’abord de le bien définir. Le totalitarisme ne peut tuer la pensée qu’en s’emparant de la langue, comme le notait G. Orwell dans 1984 : « C’est une belle chose, la destruction des mots ». Arendt répond : « Seule demeure la langue maternelle ». Si nous voulons établir donc un pouvoir juste, il faut commencer par définir les mots avec justesse. Arendt écrit ainsi : « utiliser les mots “pouvoir”, “puissance”, “force”, “autorité”… comme s’il s’agissait simplement de synonymes, non seulement dénote une certaine insensibilité à leur signification linguistique, ce qui paraît assez grave, mais témoigne en outre d’une ignorance regrettable des réalités auxquelles ce langage se réfère » (Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, Agora, p. 143).

    Quelle analyse Arendt fait-elle du concept de pouvoir ? La conception la plus habituelle du pouvoir le caractérise comme commandement. Pour Max Weber le pouvoir est présent chaque fois que je puis avoir la chance de « faire prévaloir ma volonté sur la résistance d’autrui » (MV, p. 136). Mais concevoir pareillement le pouvoir en termes de rapport de forces, n’est-ce pas risquer de le confondre avec la force elle-même, sinon avec la violence, donnant raison à l’opinion ? Ainsi « le langage courant utilise la force comme synonyme de violence, particulièrement quand la violence est utilisée comme moyen de contrainte » note Arendt (MV, p. 145). Se distinguant par « son caractère instrumental » (ibid., p. 146), la violence serait ainsi « le pouvoir du gouvernement » (ibid., p. 147). Max Weber ne définit-il pas l’État comme « un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime » ? Ce risque de confusion est pour Arendt révélateur d’une tradition de pensée qui conçoit les règles définissant le jeu politique comme imposées. Or, si le pouvoir est assimilé à la domination de l’homme sur l’homme, c’est parce que plus profondément la liberté politique est assimilée à la souveraineté. Et Arendt de remarquer que cette « assimilation a toujours été admise sans discussion par la pensée politique comme par la philosophie » (CHM,L’action, p. 299). Autrement dit, la pensée de Arendt va à l’encontre de toute cette tradition de pensée qui, de Platon à Rousseau en passant par Hobbes, dénie à tout homme sa capacité d’agir : « S’il était vrai que la souveraineté et la liberté sont identiques, alors bien certainement aucun homme ne serait libre, car la souveraineté, idéal de domination et d’intransigeante autonomie, contredit la condition même de pluralité. Aucun homme n’est souverain, car la terre n’est pas habitée par un homme, mais par les hommes : et non pas, comme le soutient la tradition depuis Platon, en raison de la force limitée de l’homme qui le fait dépendre de l’assistance d’autrui » (CHM, p. 299).

    Quelle alternative Arendt propose-t-elle à cette conception du pouvoir-domination ? Le pouvoir qui autorise l’action de chacun et suscite le consentement : « le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé » (MV, p. 144). Dès lors, il est ce qui consacre la cohésion de la pluralité, faisant apparaître son vivre-ensemble public, son espace politique, « cet espace potentiel d’apparence entre les hommes agissant et parlant » (CHM, p. 260). Le pouvoir manifeste la puissance — littéralement cette potentialité (dynamis, potentia, Macht) —, de la pluralité, libérant éventuellement la force définie comme « énergie qui se libère au cours de mouvements physiques ou sociaux » (ibid.). Comme l’écrit P. Ricœur (intr. CHM, p. 26) « le pouvoir est le modèle d’une activité qui ne laisse aucune œuvre derrière elle et épuise sa signification dans son propre exercice ». On voit donc bien à quoi s’oppose le pouvoir ainsi défini : il s’oppose à la violence, qui peut être le fait d’un seul et s’exercer de façon instrumentale. La violence est le pouvoir du faible. Ce n’est pas le pouvoir qui corrompt, c’est son absence.

    Reste à savoir si le pouvoir tel que le définit Arendt peut avoir lieu, s’il n’est pas littéralement utopique. Ce qui fait sa force (la spontanéité imprévisible et tout aussi fugace de l’action, la logique du consentement) est ce qui aussi fait sa faiblesse (sa fragilité, le poids de l’opinion). Le pouvoir-consentement serait-il une idée subvertissant toute institution du pouvoir, ne donnant naissance au mieux qu’à une révolte épisodique, incapable de prendre la forme juridique de l’institution (désobéissance civile, révolte étudiante…) ? Arendt n’est-elle pas conduite épistémologiquement à fonder ce pouvoir-consentement sur l’opinion, au risque de sacrifier l’idée même de théorie politique ? N’est-elle pas conduite à ne pouvoir proposer d’autre fondation au pouvoir qu’une civitas romaine mâtinée d’isonomie grecque, nostalgie de l’autorité d’une tradition révolue ?

    ◊ 2. Fondement et fondation du pouvoir

    — L’opinion comme fondement ? « Tout gouvernement repose sur l’opinion ». Cette affirmation de James Madison, un des rédacteurs de la Constitution américaine, revient plusieurs fois sous la plume de Arendt, dans Sur la violence (MV, p. 141) et Vérité politique (CC, p. 296, où elle est précédée de cette autre : « L’opinion, et non la vérité, est une des bases indispensables de tout pouvoir »). Comment interpréter ces affirmations ? Arendt sacrifierait-elle le discours critique sur la politique, sans lequel il n’est pas de théorie politique, au discours pratique du politique, comme on serait tenté de le faire (cf. la critique de Habermas) ? Indiquerait-elle simplement par là que le mode d’argumentation propre à la pratique politique relève bien de la rhétorique, se situant dans le droit fil de l’analyse aristotélicienne ? C’est là l’interprétation de Ricœur : « Argumenterait-on en politique si on disposait d’un savoir intellectuellement contraignant ? » (Pouvoir et violence, in : Lecture 1, Seuil, p. 34) ? Cette dernière interprétation semble bien confirmée par la démarche générale de Arendt : la seule garantie pour la correction réciproque de nos pensées tient à ce que « nous pensons pour ainsi dire en communauté avec les autres, à qui nous communiquons nos pensées comme ils nous communiquent les leurs » (Kant, cité in CC, p. 299) ; Vérité et politique affirme encore plus nettement : « la discussion constitue l’essence même de la vie politique » (CC, p. 307). Arendt dénonce constamment la tentation de Platon de transformer les Idées en instruments de mesure, l’action politique en production artisanale, l’idéalisme politique faisant ainsi bon ménage avec l’artificialisme. C’est donc à une politique du sens commun, à une élucidation du jugement politique comme « un mode de penser élargi » dérivé de la Critique du jugement de Kant (§ 40) que Arendt en appelle : discuter en commun du bien-vivre, n’est-ce pas permettre à la liberté d’avoir lieu ? Si l’opinion intervient bien dans la pratique politique, elle n’est donc pas pour autant le fondement d’une théorie du pouvoir. L’opinion ne tient pas lieu de pensée ; par contre l’expression publique de son “opinion” est la garantie la plus sûre de la liberté de penser. Et penser libère “le plus politique” de nos pouvoirs mentaux, la faculté de juger.

    — L’autorité comme fondation ? On connaît les longues et belles analyses conduites par Arendt (CC, p. 121…) pour élucider ce concept d’autorité, repris à son origine. L’autorité est une idée romaine, incarnée par la trinité religion-tradition-autorité. En découle l’idée du caractère sacré de la fondation : « Le mot auctoritas dérive du verbe augere, “augmenter”, et ce que l’autorité ou ceux qui commandent augmentent constamment, c’est la fondation » (CC, p. 160). Les Romains ont vécu une expérience politique de la fondation, mais leur expérience a été perdue. Les Grecs ont voulu légitimer philosophiquement le pouvoir, mais n’y ont pas réussi. En quoi l’idée d’autorité peut-elle apporter au pouvoir cette fondation qui lui fait défaut ? Précisément, en assurant à ce pouvoir imprévisible, fragile et fugace cette expérience durable dont il manque. C’est pourquoi toute ré-volution est obsédée par « l’énigme de la fondation » (VE, t. 2, p. 245). Identifiant hélas fondation et fabrication, Machiavel et Robespierre ont confondu pouvoir et violence. La révolution américaine, elle, n’a pas fait cette confusion. Les pères fondateurs « ont fondé sans violence et à l’aide d’une constitution un corps politique complètement nouveau » (CC, p. 183 ; cf. aussi l’Essai sur la Révolution). L’autorité augmentant ainsi le pouvoir, celui-ci peut non seulement avoir lieu mais durer.

    Ce que cherche Arendt dans la fondation du pouvoir par l’autorité n’est pas le retour nostalgique à un passé révolu : elle cherche au contraire, comme l’écrit profondément Ricœur (op. cit., p. 42), à relier « l’oublié de ce que nous sommes du seul fait d’agir ensemble — fût-ce sur le mode polémique — et l’oublié de ce que nous avons été par la force d’une fondation antérieure toujours présumée et peut-être à jamais introuvable… »

    « Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé. » Faulkner (cité par Arendt, préf. CC, p. 21)

    Contre l’homme totalitaire, Arendt affirme la capacité d’innovation accordée à tout homme du fait de sa naissance ; contre le pouvoir-domination, elle pense le pouvoir-innovation, augmentant le vivre-ensemble de la pluralité. Pour préserver la capacité d’innovation, « ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant, il faut une éducation conservatrice » (CC, p. 247) ; pour inscrire le pouvoir-innovation dans la durée, il faut le fonder sur la « tradition de l’autorité ». La pensée paradoxale de Hannah Arendt est toujours intempestive : l’espace de pensée qu’elle ouvre au cœur du temps invite chacun à commencer d’y tracer son propre sentier.

    ► Jean Bezel, in : Analyses & Réflexions sur le pouvoir, ouvrage coll., ellipses, 1994.

    Notes :

    1. in : La Condition de l’homme de moderne, Calmann-Lévy, Agora, 1958, p. 233.

    2. Dans la suite de cet cet article, on trouvera on trouvera les abréviations suivantes : CC pour La Crise de la culture ; CHM pour La Condition de l’homme moderne ; : MV pour Du mensonge à la violence ; VE pour La Vie de l’esprit.

    http://www.archiveseroe.eu/recent/9

  • Pouvoir et politique d’après Hannah Arendt

    Hannah Arendt appartient au petit nombre de penseurs politiques les plus importants du XXe siècle. Après avoir fait des études philosophiques approfondies en Allemagne auprès de Karl Jaspers et de Martin Heidegger, elle émigre en France en 1933, puis se fixe définitivement aux États-Unis à partir de 1941 où elle enseigne la sociologie dans différentes universités.

    L’originalité d’Hannah Arendt est de mêler dans ses analyses une série de remarques nées de l’observation endurante des phénomènes sociaux, culturels, politiques à une réflexion approfondie des écrits des auteurs qui, au fil des siècles, ont pensé la politique. Ce qui lui permet de fixer précisément les limites chronologiques d’une telle réflexion : « Notre tradition de pensée politique a un commencement bien déterminé dans les doctrines de Platon et d’Aristote. Je crois qu’elle a connu une fin non moins déterminée dans les théories de Karl Marx » (La Crise de la culture, p. 28). La faculté politique autorise l’activité humaine la plus noble, la plus généreuse, la plus proche de son humanité et de son essence d’homme. Apte à la parole et à la vie en commun, l’homme se distingue de l’animal, trouvant sa destination et sa valeur dans la vie publique quand il est en rapport avec d’autres hommes à qui il s’adresse librement et sur un pied d’égalité : « La double définition aristotélicienne de l’homme comme zôon politikon (vivant apte à vivre en cité) et comme zôon logikon (être doué de langage), un être accomplissant sa vocation la plus éminente dans la faculté de la parole et dans la vie de la polis, était destinée à distinguer le Grec du barbare et l’homme libre de l’esclave » (La Crise de la culture, p. 35). La véritable liberté politique ne consiste pas à faire retraite dans la sphère de la vie privée mais à participer à l’action publique, menée avec des égaux et reposant sur des choix individuels.

    ***

    La question du pouvoir se définit à partir d’une série d’oppositions.

    Dans le chapitre « Sur la violence » de Du mensonge à la violence : Essais de politique contemporaine (p. 152-156), Hannah Arendt applique la réduction phénoménologique à l’examen du pouvoir, ce qui l’amène à un travail autant méthodologique que linguistique. Il importe de distinguer le pouvoir, qui permet à l’homme d’exercer une activité efficace dans le monde, de la puissance qui ne concerne qu’une personne unique, de la force qui intéresse une énergie individuelle ou collective, de l’autorité qui investit naturellement celui qui la possède de la capacité reconnue et acceptée d’imposer telle ou telle obligation, de la violence enfin qui ne s’applique qu’à une pratique destinée à soumettre physiquement ses opposants.

    ◊ La puissance

    La puissance est le phénomène le plus évident du pouvoir. Elle dégénère souvent dans une violence qui apparaît dans les moments paroxystiques de la vie politique. Une ère politique nouvelle suppose un mouvement de table rase qui s’accompagne nécessairement de violence car « la violence est le commencement, aucun commencement ne pourrait se passer de violence ni de violation » (Essai sur la révolution, p. 23). Ainsi se comprend la terreur révolutionnaire qui, pour fonder une nouvelle façon de penser et de vivre, une nouvelle organisation de la hiérarchie sociale, n’hésite pas à user de méthodes radicales pour exterminer les réfractaires.

    Or, les révolutions, comme les guerres, correspondent à un moment de trouble et d’indécision où la vie en commun, la vie politique disparaît en tant que telle au profit de la libération de forces bestiales, animales, où les hommes sont gouvernés plus par leurs instincts que par leur raison. La violence, en effet, apparaît quand le pouvoir s’affaiblit et « dans la mesure où la violence joue un rôle dominant dans la guerre et la révolution, l’une comme l’autre agissent,stricto sensu, en dehors du domaine politique » (Essai sur la révolution, p. 12). Celui qui use de la violence dans le but d’imposer son autorité refuse sa condition d’homme comme être de langage : « La violence […] est incapable de parole» (Essai sur la révolution, p. 21).

    Ainsi apparaît la différence essentielle entre pouvoir et violence. Alors que le premier use de persuasion et de sages précautions, « le pouvoir, mais non la violence, est l’élément essentiel de toute forme de gouvernement. La violence est, par nature, instrumentale ; comme tous les instruments, elle doit toujours être dirigée et justifiée par les fins qu’elle entend servir » (Du mensonge à la violence, p. 161).

    ◊ Le pouvoir

    De fait, la marque la plus certaine d’un pouvoir authentique et sûr de lui est la non-violence : « la polis, l’État-cité, se définit de manière explicite comme le mode de vie fondé sur la persuasion exclusivement et non sur la violence » (Essai sur la révolution, p. 11). Le pouvoir est le fonds qui donne leurs assises aux pensées et aux actions humaines. Alors que la violence exhibe son caractère instrumental, le pouvoir transcende les affaires de tous les jours en leur donnant un sens et une mesure : « loin d’être un moyen en vue d’une fin, le pouvoir est en fait la condition même qui peut permettre à un groupe de personnes de penser et d’agir en termes de fins et de moyens » (Du mensonge à la violence, p. 161).

    La polis grecque est le lieu où les égaux confrontent librement leurs opinions et usent d’arguments solidement étayés et présentés à l’aide d’un art rhétorique soigneusement travaillé afin de mieux persuader l’autre. Le pouvoir suppose donc un monde commun où chacun peut recevoir par la parole de l’autre le dévoilement d’une vérité jusqu’alors cachée et peut à son tour agir pour le bien de tous : « La grammaire de l’action — l’action est la seule faculté humaine qui demande une pluralité d’homme — et la syntaxe du pouvoir — le pouvoir est le seul attribut humain qui ne s’applique qu’à l’espace matériel intermédiaire par lequel les hommes sont en rapport les uns avec les autres — se combinent dans l’acte de fondation grâce à la faculté de faire des promesses et de les tenir qui, dans le domaine de la politique, pourrait bien être la plus haute faculté humaine » (Essai sur la révolution, p. 258).

    ◊ Le pouvoir totalitaire

    Selon Hannah Arendt, le système totalitaire combine les caractères suivants :

    • Une idéologie officielle qui coiffe tous les aspects de la vie individuelle et collective, et qui explique l’humanité d’après une trajectoire qui d’un présent rejeté radicalement se dirige vers un état parfait.
    • Un parti unique de masse, dirigé par le seul dictateur.
    • Une terreur, organisée par la police politique, dirigée non seulement contre les opposants, mais contre des portions entières de la population et de la société, et aboutissant à ce que David Rousset a appelé l’univers concentrationnaire.
    • L’atomisation systématique de la société, l’isolement de l’individu. D’une part, on détruit les anciennes structures (famille, églises, corps intermédiaires). D’autre part, on mobilise la population dès l’enfance (jeunesses hitlériennes, komsomols staliniens) au sein du parti et de ses organisations satellites qui quadrillent l’ensemble de la vie sociale et professionnelle.
    • La mainmise sur tous les moyens d’information et de propagande.

    Comme le montre Hannah Arendt dans Eichmamm à Jérusalem (1966), l’homme du totalitarisme n’est pas un monstre. Il est même désespérément banal dans le mesure où il n’est qu’un fonctionnaire méticuleux et consciencieux, un subalterne discipliné. « La terreur, écrit l’auteur par ailleurs, produisit un phénomène étonnant, elle fit que le peuple allemand participa aux crimes des chefs. Ceux qui étaient asservis devinrent des complices… des hommes dont on ne l’eût jamais cru possible, des pères de famille, des citoyens qui exerçaient consciencieusement leur métier, quel qu’il fût, se mirent avec la même conscience à assassiner et à commettre, si l’ordre leur en était donné, d’autres forfaits dans les camps de concentration » (article sur La Culpabilité allemande, 1945). L’homme du totalitarisme, à l’instar d’Eichmann, considère qu’il fait son devoir, et rien de plus. Hannah Arendt maintient qu’Eichmann n’a fait qu’obéir aux ordres donnés par le pouvoir nazi, ce qui marque de suspicion le bien-fondé du procès intenté contre lui par les autorités israéliennes plus de quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

    ◊ L’autorité

    Chronologiquement, la violence précède le pouvoir. Le commencement de tout pouvoir politique s’opère, pratiquement toujours, dans le sang. C’est même par la révolution que le commencement a lieu et « les révolutions sont les seuls événements politiques qui nous placent directement, inéluctablement, devant le problème du commencement » (Essai sur la révolution, p. 25).

    Mais, de même qu’à l’origine du pouvoir on trouve la violence, avant l’instauration de l’autorité il y a la liberté : « La liberté en tant que phénomène politique date de l’essor des États-cités grecs. Depuis Hérodote, elle a été conçue en tant qu’organisation politique dans laquelle les citoyens vivaient ensemble en dehors de l’autorité, sans division entre gouvernés et gouvernant » (Essai sur la révolution, p. 39). Or, cette liberté n’a rien à voir avec l’égalité qui n’a pas, avant la Révolution française, accédé à la dignité de valeur suprême : « l’idée même l’égalité telle que nous la comprenons, au sens que toute personne est née égale à toutes les autres du fait même de sa naissance et que l’égalité est un droit de naissance, était totalement inconnue antérieurement à l’époque moderne » (Essai sur la révolution, p. 54).

    L’important, cependant, est que l’autorité transcende tout pouvoir : « la crise de l’autorité dans un gouvernement autoritaire est toujours une force extérieure et supérieure au pouvoir qui est le sien » (La Crise de la culture).Étymologiquement, auctoritas vient de augere, “augmenter”, « et ce que l’autorité ou ceux qui commandent augmentent constamment, c’est la fondation » (La crise de la culture, p. 129). L’autorité n’a donc besoin ni de violence ni de persuasion pour s’imposer: elle tire d’elle-même, c’est-à-dire du passé, sa propre justification. Quand on cesse de respecter l’autorité, c’est qu’on a perdu le lien religieux avec le passé. Un père de famille ou un professeur qui accepte de parler d’égal à égal avec son fils ou son élève renie son autorité de fait en refusant de maintenir intact le lien de supériorité entre le passé et le présent (1).

    ◊ Le primat du politique et de la vie en commun

    Le Mit-sein

    C’est dans les paragraphes 25 à 27 de Être et Temps que Heidegger développe l’analyse du Mit-sein, de l’être-ensemble. Il remarque (§ 25) qu’autrui est un a priori de la condition humaine, une donnée première au même titre que l’espace et le temps par exemple : « le Dasein n’est jamais donné sans les autres » et « les autres sont toujours « là-avec ». Ce qui lui permet d’avancer au § 26 que « l’être-avec est un existential », c’est-à-dire une structure première de l’homme compris comme Dasein, au même titre que le langage ou le souci. Ainsi, « le monde du Dasein est monde-commun (Mitwelt).L’être-au est être-avec (Mitsein) en commun avec d’autres. L’être-en-soi à l’intérieur du monde est coexistence (Mitdasein). Se trouvant d’emblée, dès qu’il est jeté dans le monde, en compagnie d’autres hommes, « le Dasein est essentiellement en lui-même être-avec ».

    Dans l’être-avec, il est offert à l’homme d’avoir un rapport authentique et libre à lui-même. Il éprouve sa propre liberté quand, avec d’autres, il travaille à une tâche qui libère chacun du poids de l’égoïsme et de l’inauthenticité : « l’être-en-compagnie de ceux qui sont employés à la même tâche ne se nourrit souvent que de méfiance. Au contraire l’engagement dans la même tâche se détermine à partir du Dasein qui se prend chaque fois proprement en main. Cette façon d’être authentiquement liés ensemble permet seule un rapport direct à la tâche entreprise, elle met l’autre face à sa liberté pour lui-même » (§ 26). C’est dire que dans l’être-avec authentique, le Dasein est libre. Il fonde son être sur la reconnaissance de la présence d’autres Dasein ; c’est-à-dire des êtres intimement concernés par le problème de l’être. Évoluant dans un monde commun, les hommes s’offrent chacun l’un à l’autre leur liberté.

    C’est sur cette liberté que se fonde l’établissement du pouvoir. Mais depuis les temps chrétiens, tels que le Moyen Âge les a vécus, la vie humaine est devenue la valeur suprême et la vie privée l’emporte sur la vie publique. Or, faire œuvre politique, c’est s’engager dans un espace et dans un temps qui transcendent l’espace et le temps humains : « pour les Grecs et pour les Romains aussi bien, malgré toutes leurs différences, la fondation d’un corps politique était engendrée par le besoin qu’avait l’homme de dépasser la mortalité de la vie humaine et la fugacité des actes humains » (La Crise de la culture, p. 94).

    Le monde est chaque fois renouvelé quand un homme agit librement dans un monde commun: « le courage libère les hommes de leur souci concernant la vie, au bénéfice de la liberté du monde. Le courage est indispensable parce qu’en politique, ce n’est pas la vie mais le monde qui est en jeu » (La Crise de la culture, p. 203). C’est pourquoi vivre en domaine politique revient à dire la vérité : parce que Lessing était un homme intégralement politique, il a soutenu que la vérité ne peut exister que là où elle est humanisée par le parler, là où chacun dit, non pas ce qui lui vient à l’esprit, mais ce qui lui « semble vérité » (Vies politiques, p. 41).

    Ainsi se définit la vérité : « Conceptuellement, nous pouvons appeler la vérité ce que l’on ne peut pas changer ; métaphoriquement, elle est le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s’étend au-dessus de nous » (La Crise de la culture, p. 336). Accepter que le pouvoir existe, agir librement pour ou contre lui, c’est donc mettre à jour la vérité.

    ► Gilles Vannier, in : Analyses & Réflexions sur le pouvoir, ouvrage coll., ellipses, 1994.

    Note en sus :

    1) « Affranchi de l’autorité des adultes, l'enfant n'a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. En tout cas, il en résulte que les enfants ont été pour ainsi dire bannis du monde des adultes. Ils sont soit livrés à eux-mêmes, soit livrés à la tyrannie de leur groupe, contre lequel, du fait de sa supériorité numérique, ils ne peuvent se révolter, avec lequel, étant enfants, ils ne peuvent discuter, et duquel ils ne peuvent s'échapper pour aucun autre monde, car le monde des adultes leur est fermé. Les enfants ont tendance à réagir à cette contrainte soit par le conformisme, soit par la délinquance juvénile, et souvent par un mélange des deux », H. Arendt, La Crise de la culture, Gal., 1972.

    http://www.archiveseroe.eu/recent/9

  • Heidegger en 10 principes

    Heidegger fixe quelques principes simples qui peuvent changer notre vie et en faire une « existence », voire une « destinée ».
    Premier principe : s’étonner du don de l’existence
    Ne pas être indifférent à ce don extraordinaire qu’est notre existence. C’est la meilleure manière de n’être ni futile, ni purement utilitaire. L’étonnement est la première condition pour prendre conscience de la beauté du monde, pour penser le monde et pas simplement l’exploiter.
    Deuxième principe : être avec ! (Mitsein)
    Etre capable d’entendre les autres. Etre capable d’entendre, de prendre conscience de ses propres origines. C’est la base d’une société où chacun a soin des autres, loin de la brutalité du monde moderne où les rapports entre les hommes sont dominés par l’utilitarisme. Le « Mitsein » fonde une communauté qui est plus qu’une société. Dans cette communauté, les hommes ne sont pas interchangeables. On peut s’engager pour une communauté, engager même sa vie, on n’engage pas sa vie lorsqu’on a des rapports purement utilitaires avec autrui.
    Troisième principe : le temps advient !
    Il faut cesser de voir le temps seulement comme quelque chose qui fuit, comme un ennemi qui nous rapproche de la mort. Le temps qui arrive sur nous, qui advient, est une ressource à bien employer. Or le temps qui advient est aussi le temps qui fuit ! Sans fuite, il n’y aurait pas d’avènement possible ! Dès lors que le temps advient, on n’a pas de raison de le fuir dans le divertissement (au sens de Pascal), on va devenir responsable de cette richesse qui advient sans cesse, jusqu’à la mort. Cela entraîne dans la vie une certaine « tenue » éthique.
    Quatrième principe : ce qui est jeté est aussi envoyé !
    On est « jeté » dans la vie. On n’a pas choisi ni le lieu ni la date de notre naissance ! Mais on peut aussi considérer qu’on est « envoyé » pour accomplir une destinée qui a du sens. C’est ce que Heidegger appelle « le souci ». Une vie sans souci ressent le vide et l’ennui. Le souci nous temporalise, nous donne conscience que le temps est une richesse limitée par la mort. La morale est un appel du souci. Chacun ressent les appels de la conscience morale, qu’il l’admette ou non !
    Cinquième principe : la responsabilité dans le temps nous rend humains.
    La vie sort de son absurdité. Le passé, le présent et l’avenir ne s’opposent plus. L’avenir détermine le présent sur la base du passé. C’est alors qu’on ressent une vocation à accomplir une œuvre. La vie animale devient une existence humaine. Elle se déroule dans l’histoire et la liberté. Accepter cette responsabilité dans le temps est une « résolution » qui ouvre les portes de l’existence authentique.
    Sixième principe : c’est la pensée poétique et non la pensée scientifique qui nous fait naître à une vie existante.
    La pensée poétique pour Heidegger n’est pas un simple jeu esthétique, comme c’est le cas dans l’acception courante du mot « poésie ». La Bible, Homère sont des poésies dans le sens fort de Heidegger. Elles font apparaître un monde qui donne du sens à la vie des hommes. La science, elle, ne « pense » pas. Ce n’est pas son rôle. Elle ne porte aucun jugement esthétique ou moral, et ne fonde donc pas notre existence.
    Les quatre autres principes sont ceux du « quadriparti », du cadre dans lequel l’homme peut « habiter » le monde en tant qu’homme véritable (ni simple animal, ni matière première préférée de l’économie).
    Septième principe : la libération de la terre 
    C’est la prise de conscience de notre origine propre qui fonde une vie enracinée dans l’authenticité. Son contraire est l’exploitation de la terre par la technique, qui conduit à l’errance (déracinement).
    Huitième principe : l’accueil du ciel. 
    L’accueil du ciel sous lequel l’homme habite est l’accueil du temps qui permet de nous responsabiliser comme être humain libre dans l’histoire. Le contraire de l’accueil du temps est la révolution qui entraîne un retour à la barbarie.
    Neuvième principe : l’attente de la Divinité
    Pour Heidegger, l’ego ne saurait être la mesure de toute chose, car ce serait tomber dans l’oubli de l’Etre. L’attente de la Divinité s’oppose à la fabrication des idoles. L’attente (qui est en fait une écoute) s’oppose à l’idolâtrie. Elle est écoute d’une inspiration créatrice. La capacité créatrice de l’homme est inscrite dans sa destinée. Elle a un côté divin que sa nature animale n’explique pas.
    Dixième principe : La conduite des mortels
    Heidegger parle de mortels car la mort donne à l’homme sa dignité propre (il est seul à savoir qu’il va mourir contrairement à l’animal). L’homme en créant est amené à combattre donc à se sacrifier pour son œuvre, laquelle manifeste sa liberté dans l’histoire. La conduite des mortels consiste à leur faire quitter leur vie purement animale et les rendre capables de sacrifices, autrement les rendre capable d’héroïsme, donc hors tout calcul utilitaire. Son opposé est la futilité. La noblesse de cette tenue de l’homme dans l’existence est justement dans cette gratuité, où l’homme offre sa démarche héroïque en réponse au don de l’existence qui lui a été donné.

    Yvan BLOT, 17/09/09

    http://archives.polemia.com/article.php?id=2374

  • Quelle philosophie politique de l'écologie?

    Les bons scores des Verts français à la suite des dernières campagnes électorales dans l'Hexagone, la per­sistance des Grünen  ouest-allemands et les sondages favorables aux listes écologistes en Belgique pour les prochaines élections (12% à Bruxelles!) obligent tous les militants politiques, de quelque horizon qu'ils soient, à développer un discours écologique cohérent. En effet, pour la décennie qui vient, pour les premières décennies du XXIième siècle, se dessine une nouvelle bipolarité entre, d'une part, les nationaux-identitaires, animés par une forte conscience historique, et, d'autre part, les Verts, soucieux de préserver le plus harmonieusement possible le cadre de vie de nos peuples. Cette bipolarisation est appelée à refouler graduellement dans la marginalité les anciennes polarisations entre partisans du laissez-faire libéral et par­tisans de l'Etat-Providence. C'est en tout cas ce qu'observe un professeur américain, Peter Drucker (1), dont la voix exprime des positions quasi officielles. Toutes les formes de libéralisme, malgré le sursaut tapageur des années Reagan, sont appelées à disparaître en ne laissant que les traces de leurs ravages mo­raux et sociaux; en effet, les impératifs de l'heure sont des impératifs globaux de préservation: préserver une conscience historique et préserver un cadre de vie concret contre les fantasmes de la «table rase» et contre le messianisme qui promet, avec un sourire vulgairement commercial, des lendemains qui chantent. Ces impératifs exigent des mobilisations collectives; dès lors, beaucoup de réflexes ne seront plus de mise, notamment l'engouement dissolvant pour l'individualisme méthodologique, propre du libéralisme, avec sa sainte horreur des obligations collectives structurantes qui, elles, parient sur le très long terme et ne veulent pas se laisser distraire par les séductions de l'instant (le «présentisme» des sociologues).

    Le libéralisme politique et économique a engendré la mentalité marchande. C'est un fait. Même si d'aucuns, dans des clubs agités par une hayekite aigüe, croient pouvoir prouver que les choses auraient pu tourner autrement. On connaît le bon mot: avec des "si", on met Paris en bouteille. L'histoire est là qui montre l'involution lente mais sûre du libéralisme théorique d'Adam Smith à la déliquescence sociale to­tale que l'on observe chez les hooligans de Manchester ou de Liverpool, chez les consommateurs de crack du Bronx ou dans la déchéance ensoleillée et sidaïque de San Francisco. Le fantasme libéral de la perfecti­bilité infinie (2), qu'on lira à l'état pur chez un Condorcet, a induit les peuples à foncer bille en tête vers les promesses les plus fumeuses, dans une quête forcenée de plaisirs éphémères, de petits paradis d'inaction et de démobilisation. La jouissance hédoniste de l'instant est ainsi devenue le telos (le but) des masses, tandis que les gagneurs, plus puritains, tablaient sur la rentabilité immédiate de leurs investis­se­ments. Jouissance et rentabilité immédiates impliquent deux victimes: l'histoire (le temps), qui est ou­bliée et refoulée, et l'environnement (l'espace), qui est négligé et saccagé, alors que ce sont deux catégories incontournables dans toute société solidement assise, deux catégories qui résistent pied à pied aux fan­tasmes du «tout est possible - tout est permis» et qu'il sera toujours impossible de faire disparaître tota­lement.

    Ce résultat navrant du libéralisme pratique, de cette vision du monde mécanique (qui a le simplisme ex­trême des mécaniques) et de ces suppléments d'âme moralisants (participant d'une morale auto-justifica­trice, d'une morale-masque qui cache l'envie intempérante de tout avoir et tout maîtriser), nous force à adopter

    1) une philosophie qui tienne compte du long terme, tout en préservant

    a) les ressources de la mémoire historique, laquelle est un réceptacle de réponses acquises et con­crètes aux défis du monde, et

    b) les potentialités de l'environnement, portion d'espace à maintenir en bon état de fonctionne­ment pour les générations futures;

    2) une pratique politique qui exclut les discours moralisants et manipulateurs, discours gratuits et a for­tiori désincarnés, blabla phatique qui distrait et endort les énergies vitales.

    Enfin, l'état du monde actuel et la bipolarisation en train de s'installer nous obligent à déployer une stra­tégie précise qui empêchera 1) les rescapés du bourgeoisisme libéral d'investir le camp des «identitaires historicisés» et 2) les rescapés de l'égalitarisme caricatural des vieilles gauches, vectrices de ressentiments, d'investir le camp des «identitaires éco-conscients». Cette stratégie peut paraître présomptueuse: com­ment, concrètement, réaliser un double travail de ce type et, surtout, comment affermir une stratégie en apparence aussi détachée des combats quotidiens, aussi régalienne parce que non partisane et non mani­chéenne, aussi réconciliatrice de contraires apparemment irréconciliables? Les traditions gramsciennes et la métapolitique nous ont enseigné une chose: ne pas craindre les théories (surtout celles qui visent la coin­cidentia oppositorum), être attentif aux mouvements d'idées, même les plus anodins, être patient et garder à l'esprit qu'une idée nouvelle peut mettre dix, vingt, trente ans ou plus pour trouver une traduction dans la vie quotidienne. Organiser une phalange inflexible d'individus hyper-conscients, c'est la seule recette pour pouvoir offrir à son peuple, pour le long terme, un corpus cohérent qui servira de base à un droit nouveau et une constitution nouvelle, débarrassée des scories d'un passé récent (250 ans), où se sont mul­tipliés fantasmes et anomalies.

    Une société de pensée a pour mission d'explorer minutieusement bibliothèques et corpus doctrinaux, œuvres des philosophes et des sociologues, enquêtes des historiens, pour forger, en bout de course, une idéologie cohérente, souple, prête à être comprise par de larges strates de la population et à s'inscrire dans la pratique politique quotidienne. Les idéologies qui nous ont dominés et nous dominent encore dérivent toutes d'une matrice idéologique mécaniciste, idéaliste, moralisante. Le libéralisme dérive des philoso­phies mécanicistes du XVIIIième siècle et de l'idéalisme moralisant et hédoniste des utilitaristes anglais. Ce bricolage idéologique libéral ne laissait aucune place à l'exploration féconde du passé: dans sa métho­dologie, aucune place n'était laissée au comparatisme historicisant, soit à la volonté de se référer à la geste passée de son peuple pour apprendre à faire face aux défis du présent, à la mémoire en tant que ciment des communautés (où, dans une synergie holiste, éléments économiques, psychologiques et historiques s'imbriquent étroitement), si bien qu'un Jacques Bude (3) a pu démontrer que le libéralisme était un obscu­rantisme, hostile à toute investigation sociologique, à toute investigation des agrégats sociaux (considérés comme des préjugés sans valeur).

    Par ailleurs, la philosophie linéaire de l'histoire que s'est annexée le libéralisme dans sa volonté de parfaire infiniment l'homme et la société, a conduit à une exploitation illimitée et irréfléchie des ressources de la planète. Pratique qui nous a conduit au seuil des catastrophes que l'on énumerera facilement: pollution de la Sibérie et de la Mer du Nord, désertification croissante des régions méditerranéennes, ravage de la forêt amazonienne, développement anarchique des grandes villes, non recyclage des déchets industriels, etc.

    Le marxisme a été un socialisme non enraciné, fondé sur les méthodes de calcul d'une école libérale, l'école anglaise des Malthus et Ricardo. Il n'a pas davantage que le libéralisme exploré les réflexes hérités des peuples ni mis des limites à l'exploitation quantitative des ressources du globe. En bout de course, c'est la faillite des pratiques mécanicistes de gauche et de droite que l'on constate aujourd'hui, avec, pour plus bel exemple, les catastrophes écologiques des pays naguère soumis à la rude férule du «socialisme réel». A ce mécanicisme global, qui n'est plus philosophiquement défendable depuis près d'un siècle, se substituera progressivement un organicisme global. Les pratiques politico-juridiques, l'idéologie domi­nante des établissements, notamment en France et en Belgique, sont demeurées ancrées solidement dans le terreau mécaniciste. L'alternative suggérée par le mouvement flamand, appuyée par les sociologues de la Politieke Akademie créée par Victor Leemans à Louvain dans les années 30 (4), a été soit éradiquée par l'épuration de 1944-51 soit récupérée et anémiée par la démocratie-chrétienne soit refoulée par une in­quisition têtue qui ne désarme toujours pas. Or cette alternative, et toute autre alternative viable, doit se déployer au départ d'une conscience solidissime de ses assises. Ces assises, quelles sont-elles? Question qu'il est légitime de poser si l'on veut prendre conscience de la généalogie de nos positions actuelles, tout comme les néo-libéraux avaient exhumé Adam Smith, Mandeville, Condorcet, Paine, Constant, etc. (5), au moment où ils se plaçaient sous les feux de la rampe, avec la complaisance béotienne de la médiacratie de droite. L'archéologie de notre pensée, qui conjugue conscience historique et conscience écologique, a ses propres chantiers:

    1) Les textes de la fin du XVIIIième siècle, où on lit pour la première fois des réticences à l'endroit de la mécanicisation/détemporalisation du monde, portée par des Etats absolutistes/modernistes, conçus comme des machines entretenues par des horlogers (6). L'idéologie révolutionnaire reprendra à son compte le mé­canicisme philosophico-politique des absolutismes. L'hystérie des massacres révolutionnaires, perçue comme résultat négatif du mécanicisme idéologique, induit les philosophes à re-temporaliser et re-vitaliser leur vision du politique et de l'Etat. Dans sa Critique de la faculté de juger (1790), Kant, auparavant expo­sant des Lumières, opère une volte-face radicale: les communautés politiques ne sont pas des systèmes d'engrenages plus ou moins complexes, mais des Naturprodukte (des produits de nature) animés et mus par une force intérieure, difficilement cernable par la raison. Le poète Schiller prendra le relais du Philosophe de Königsberg, popularisant cette nouvelle attention pour les faits de monde organiques. Dans ce Kant tardif, l'organicisme que nous défendons prend son envol. Intellectuellement, certains libéraux, cosmopolites et universalistes qui battent l'estrade du petit monde parisien depuis quelques années, se re­vendiquent d'un Kant d'avant 1790; le philosophe de Königsberg s'était pourtant bien rendu compte de l'impasse du mécanicisme désincarné... Remarquons, par ailleurs, qu'un Konrad Lorenz a puisé énormé­ment de ses intuitions dans l'œuvre de Kant; or, ne l'oublions pas, il pourfend simultanément deux maux de notre temps, a) l'égalitarisme, stérilisateur des virtualités innombrables et «différenciantes» des hommes, et b) le quantitativisme, destructeur de l'écosystème. Notre axe philosophique part de la volte-face de Kant pour aboutir aux critiques organicistes très actuelles et pionnières de Konrad Lorenz et, de­puis son décès, de l'épistémologie biologique de ses successeurs (Rupert Riedl, Franz Wuketits). De cette façon, nous formulons une double réponse aux défis de notre fin de siècle: 1) la nécessité de replonger dans l'histoire concrète et charnelle de nos peuples, pour ré-orienter les masses distraites par l'hédonisme et le narcissisme de la société de consommation, et 2) la nécessité de prendre les mesures qui s'imposent pour sauvegarder l'environnement, soit la Terre, la Matrice tellurique des romantiques et des écolos...

    2) La révolution épistémologique du romantisme constitue, pour nous, la carrière immense et féconde, où nous puisons les innombrables facettes de nos démarches, tant dans la perspective identitaire/nationale que dans la perspective éco-consciente. C'est un ancien professeur à la faculté des Lettres de Strasbourg, Georges Gusdorf (7), qui, dans son œuvre colossale, a dévoilé au public francophone les virtualités mul­tiples du romantisme scientifique. Pour lui, le romantisme, dans sa version allemande, est mobilisateur des énergies populaires, tandis que le romantisme français est démobilisateur, individuo-subjectif et nar­cissique, comme l'avaient remarqué Maurras, Lasserre et Carl Schmitt. En Allemagne, le romantisme dé­gage une vision de l'homme, où celui-ci est nécessairement incarné dans un peuple et dans une terre, vi­sion qu'il baptise, à la suite de Carus (8), anthropocosmomorphisme. Gusdorf souligne l'importance capi­tale du Totalorganizismus de Steffens, Carus, Ritter et Oken. L'homme y est imbriqué dans le cosmos et il s'agit de restaurer sa sensibilité cosmique, oblitérée par l'intellectualisme stérile du XVIIIième. Nos corps sont des membres de la Terre. Ils sont indissociables de celle-ci. Or, comme il y a priorité ontolo­gique du tout sur les parties, la Terre, en tant que socle et matrice, doit recevoir notre respect. Philosophie et biosophie (le mot est du philosophe suisse Troxler) se confondent. Le retour de la pensée à cet anthro­pocosmomorphisme, à ce nouveau plongeon dans un essentiel concret et tellurique, doit s'accompagner d'une révolution métapolitique et d'une offensive politique qui épurera le droit et les pratiques juridiques, politiques et administratives de toutes les scories stérilisantes qu'ont laissées derrière elles les idéologies schématiques du mécanicisme du XVIIIième.

    3) Dans le sillage de la révolution conservatrice, le frère d'Ernst Jünger, Friedrich Georg Jünger (1898-1977), publie Die Perfektion der Technik  (1939-1946), une sévère critique des mécanicismes de la philo­sophie occidentale depuis Descartes. En 1970, il fonde avec Max Himmelheber la revue Scheidewege qui paraîtra jusqu'en 1982. Cette œuvre constitue, elle aussi, un arsenal considérable pour critiquer le fan­tasme occidental du progrès infini et linéaire et dénoncer ses retombées concrètes, de plus en plus percep­tibles en cette fin de siècle.

    4) Enfin, dans les philosophies post-modernes, critiques à l'égard des «grands récits» de la modernité idéo­logique, le fantasme d'un monde meilleur au bout de l'histoire ou d'une perfectibilité infinie est définiti­vement rayé de l'ordre du jour (9).

    Dans la sphère métapolitique, qui n'est pas «sur orbite» mais constitue l'anti-chambre de la politique, la tâche qui attend cette phalange inflexible des militants hyper-conscients, dont je viens de parler, est d'explorer systématiquement les quatre corpus énumérés ci-dessus, afin de glâner des arguments contre toutes les positions passéistes qui risqueraient de s'infiltrer dans les deux nouveaux camps politiques en formation. Traquer les reliquats de libéralisme et les schématisations d'un intégrisme religieux stupide­ment agressif  —qui relève davantage de la psychiatrie que de la politique—  traquer les idéologèmes dé­sincarnants qui affaiblissent en ultime instance le mouvement écologique, traquer l'infiltration des réflexes dérivés de la vulgate jusqu'ici dominante: voilà les tâches à parfaire, voilà des tâches qui exigent une atten­tion et une mobilisation constantes. Mais elles ne pourront être parfaites, que si l'on a réellement intério­risé une autre vision du monde, si l'on est intellectuellement armé pour être les premiers de demain.

    Robert Steuckers, Bruxelles, 15 août 1990.  

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