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plus ou moins philo - Page 18

  • Heidegger, l’art, la technique (par Jean-François Courtine)


    Conférence de Jean-François Courtine
    Heidegger, l’art, la technique
    Résumé de la première séance
    (lundi 3 février 2014)
    Dans cette première séance, il s’est agi de montrer en quoi la pensée de Heidegger sur l'essence de la technique était redevable aux deux essais de Ernst Jünger sur la « totale Mobilmachung » (La Mobilisation totale 1930, traduit par Marc Buhot de Launay dans L'État universel, TEL, Gallimard, 1990) et sur la figure du travailleur (Le Travailleur, 1932, traduit par Julien Hervier, Christian Bourgois, 1989). Ces essais témoignent de l'acuité du regard de l'écrivain allemand sur le monde moderne dominé par la technique. Jünger – alors auteur connu pour ses célèbres récits de guerre, Les orages d'acier, Le Boqueteau 125 etc. – y met en lumière certains traits de la technique moderne qu’il analyse sous l’angle de la « mobilisation du monde par la figure du Travailleur ». Cette « figure » (all. die Gestalt) du « Travailleur » (all. der Arbeiter) est à concevoir comme un nouveau type humain propre à l'époque moderne. C’est un type universel qui ne saurait être rapporté à une classe sociale au sens où l’entendait Marx (et les courants de pensée qui s’en réclament auxquels Jünger s’opposait). La figure du « Travailleur » serait plutôt, ainsi que devait le remarquer Heidegger plus tard, « une sobre dénomination de ce que Nietzsche appelle le surhomme » [GA 90, p. 257].
    Quoi qu’il en soit, pour Jünger, le formidable bouleversement qui s’était accompli avec la Grande Guerre exigeait un nouveau regard, une nouvelle manière de voir clair dans ce qui est. Avec la guerre industrielle et totale, c’est le « caractère de puissance inhérent à la technique » qui se serait dévoilé. Jünger aborde ce phénomène de la technique moderne en en excluant « tout élément économique ou progressiste » (Le Travailleur, p. 207). Ce processus dynamique de la « mobilisation totale » sous la figure du « Travailleur » a encore pour caractéristique d’échapper à tout contrôle et pour conséquence de transformer le monde d'un côté en un « gigantesque chantier perpétuel » et de l'autre en « un musée » (ibid. p.253). Dans cette perspective, une mobilité sans limites (ni dans le temps, ni dans l’espace) et un incessant affairement organisationnel créent « un mode de vie [qui] ressemble […] à une course mortelle où il faut bander toutes ses énergies pour ne pas rester sur le carreau » (ibid. p.223).
    Dans un deuxième temps, on s’est efforcé de montrer en quoi la réflexion heideggérienne sur la technique se distinguait de celle de Jünger [1]. On a ainsi rappelé que, mu par la relecture/réinterprétation de l’œuvre de Nietzsche et par ses analyse du "nihilisme" comme trait de l'époque contemporaine, Heidegger avait articulé certains aspects de la description de Jünger à sa propre conception de l'histoire de la métaphysique entendue comme « histoire de l'être » (Seinsgeschichte). Il a alors été question plus particulièrement d’un "concept" clé de la réflexion de Heidegger, celui de la Machenschaft – un mot qu’on rend d’ordinaire par "machination", "manœuvre", "manigance", mais qui désigne dans le contexte le "règne de l'efficience", de la "faisabilité". Le mot est formé à partir du verbe allemand machen "faire". 
    La Machenschaft préfigure et annonce, dans le cheminement heideggérien, le fameux Gestell – "dispositif d'arraisonnement" ou "dispositif", autre « Grundwort » (terme fondamental) qui désigne, à partir de la fin des années 1940, « l'essence de la technique » (das Wesen der Technik). Dans cette dernière expression, il faut souligner que Wesen (essence) ne doit pas être compris de la manière abstraite et anhistorique qui est traditionnellement associée à la notion d’essence ou d’essentia. Au contraire, dans l’usage qu’en fait Heidegger, Wesen doit être entendu comme ce qui porte, de manière sous-jacente et immédiatement inapparente, le déploiement du phénomène auquel il est associé (ici la technique) et ce dans une temporalité spécifique, en l’occurrence celle de l'être, temporalité qui diffère de la conscience historique que les hommes en ont.
    Cette analyse de la Machenschaft a été esquissée en fin de séance à partir de la lecture du début du § 61 des Beiträge zur Philosophie (traduit en français récemment sous le titre: Apports à la Philosophie, cf. texte 1 de l'exemplier distribué). L'accent a été mis sur un paradoxe tout à fait surprenant : ce qui étend son règne sans partage aujourd'hui, à savoir le déferlement planétaire de la toute puissance de la technique (et les types de rapports au monde et à ce qui est qui en est induit), aurait son noyau germinatif dans une « décision » [2] de la philosophie grecque, décision qui se lit dans les œuvres de Platon et d’Aristote [3] réinterprétées en la circonstance (non sans une certaine violence herméneutique) par Heidegger. Cette « décision » aurait tenu dans le fait de penser la « nature » (en grec, la phusis, φύσις) à l'horizon de la technè (« le « savoir faire », « l’art » gr. τέχνη) comme « fabriquer », comme « faire humain ». Ce moment originaire de la Machenschaft aurait constitué le premier temps d’une Entmachtung de la phusis (comprendre « d’une "dépotentialisation" », « de l'évidement du pouvoir de la nature », de son « émasculation », pourrait-on presque dire en forçant le trait). Cette Entmachtung de la nature ne se peut comprendre que relativement à la conception de la phusis qui, selon Heidegger, prédominait chez les premiers penseurs grecs avant donc Platon et Aristote. Chez ces penseurs qualifiés significativement par Aristote de « physiologues », (oi phusiologoi = « ceux qui parlent de et à partir de la nature »), dominait la représentation d’une phusis sur-puissante (übermächtig) à ce point que toute pensée (noein, νοεῖν) et toute parole (logos, λόγος) étaient éprouvées comme appartenant au déploiement essentiel de la phusis (exemplier, texte n°3).
    En contrepoint, on peut aussi se faire une idée de la « surpuissance » de la nature en prenant la mesure de la violence et du pouvoir propres de la technè qui y répond en relisant avec les lunettes de Heidegger (et de Hölderlin – cf. GA 40, p.168, texte 5 de l'exemplier, v. aussi le cours sur « L’Ister » GA 53, été 1942) le premier Stasimon (« chant » qu’exécutait le chœur dans la Tragédie antique) de l’Antigone de Sophocle. Heidegger commente en effet « τὸ μηχανόεν τέχνας [...] ἔων » des v. 364-365 en s’appuyant sur ce terme de Machenschaft qu’il comprend en un sens « non péjoratif » comme ce « qui s’annonce à nous dans le mot grec τέχνη », lequel est un « savoir [Wissen] » qui « consiste à pouvoir “mettre-en-œuvre” l’être au titre d'un étant à chaque fois tel et tel ». À ce stade, la puissance ou le pouvoir violent de la τέχνη ne dégénère pas encore en puissance sans mesure, en violence déchainée ou en sauvagerie barbare. C’est en ce point que se noue le lien entre la réflexion sur la Machenschaft et la τέχνη d’un côté et la pensée heideggérienne de l'œuvre d'art de l’autre.Ce serait donc dans ce premier pas encore imperceptible, dans ce “premier commencement” que, de manière “destinale”, se serait amorcé ce qui ne se réalisera pleinement que bien plus tard comme accomplissement de la métaphysique : le règne de l’essence de la technique moderne. Cet empire de la Machenschaft, devenu celui du Gestell, s’atteste notamment dans le fait que, pour l'homme contemporain, il n'y a plus d'objets, autrement dit plus de choses qui lui font face (en allemand, Gegenstände). L’homme arraisonné par le Dispositif a affaire désormais à des choses qu’il a toujours déjà prises en vue comme fonds ou stock disponible (en allemand, Bestände) : « Ce qui se tient au sens du fonds disponible [Bestand] ne se tient plus en nous faisant face comme objet [Gegenstand] [GA 7, 17- Essais et conférences, « La question de la technique », p. 23]. La sur-puissance initiale de la nature, vidée de sa puissance propre (l’Entmachtung) est, au terme du processus, supplantée par la “puissance de sommation” du Gestell. Cette puissance n’est pas le fait de quelques uns (les « chefs » ou tous ceux qui croient pouvoir en contrôler le déchaînement). Le danger qui menace essentiellement l’homme est qu'il n’atteigne pas son propre (ni dans son agir, ni dans sa parole, ni dans rapport aux choses) et soit exproprié de son être.

    notes

    [1] On lit, dans le tome 90 (p.40) de la GA, intitulé Zu Jünger : « Le Travailleur d’Ernst Jünger constitue la métaphysique (élaborée à partir de la position de fond de la métaphysique nietzschéenne) du “communisme” impérial bien compris, c’est-à-dire débarrassé de toutes ses représentations “bourgeoises”».

    [2] Ici décision n’est pas à comprendre comme s’il s’agissait un acte réfléchi de la volonté éclairée par la raison. Dans la pensée de Heidegger, la “décision” dont il s’agit ici relève non de l’idiosyncrasie des philosophes, mais de ce qu’il appelle l’ouverture de la vérité de l’être, ouverture où se joue à chaque fois la différence entre l’étant et l’être et auxquels les philosophes ont à faire face.

    [3] Dans les Beiträge, Heidegger emploie l’expression de « philosophie platonico-aristotélicienne » (GA 65, p.211)

    source : Canal U :: lien

    http://www.voxnr.com/cc/dh_autres/EuuFZlAkulxsAomVvG.shtml

  • Julius Evola : Psychanalise de la "contestation"

    Un des signes de l'affaiblissement de la culture actuelle est l'attention qu'on accorde à ce qu'on appelle le mouvement contestataire en général, et, en particulier, comme ne soit pas important, au contraire : mais il ne l'est que factuellement, comme signe des temps, et c'est uniquement en ces termes qu'il devrait être envisagé.
    Le « virus » des courants en question est une réaction violente contre les aspects négatifs du monde actuel ; mais ce qui est encore plus caractéristique, c'est qu'il ne s'agit dans tout cela que de manifestations instinctives désordonnées et anarchisantes, qu'on ne justifie en aucune manière en indiquant ce au nom de quoi on nie et on conteste. Même s'il n'était pas évident qu'elle obéit à des influences marxistes ou communistes, le fond « existentiel » de cette jeunesse contestataire n'en serait pas moins suspect. Un de ses dirigeants, Cohn-Bendit, a déclaré que ce pour quoi il lutte, c'est l'avènement d'un « homme-nouveau » : mais on a oublié de dire ce qu'est cet « homme-nouveau », et, si jamais il devait avoir pour modèle l'immense majorité des contestataires actuels dans leur individualité, leur comportement et leurs choix électifs, il n'y aurait qu'à dire : non merci, on s'en passera.

    En raison de l'absence d'une vraie contrepartie et la prédominance d'un fond irrationnel, on peut dire, sans être malveillant, que le mouvement contestataire mériterait une étude existentielle et psychanalytique plus qu'une analyse culturelle. Il nous semblait que c'était là le cadre que s'était tracé M. Moreno, dans une brochure récemment publié aux Éditions RAI sous le titre de Psychodynamique de la contestation, puisque cet auteur est un spécialiste dans le domaine des recherches psychologiques modernes. Mais, à la lecture, il apparaît qu'il manque au fond à ces recherches les principes nécessaires pour parvenir à des résultats sérieux et plausibles.
    Quand, dans cette étude de Moreno, comme caractéristiques principales du mouvement contestataire contemporain, on indique l'anti-autoritarisme et, en conséquence, la défense de l'instinct contre toute forme de « répression » (particulièrement dans le domaine sexuel), puis l'anarchisme, on ne va pas au-delà de ses aspects les plus évidents et tapageurs ; on ne touche pas encore le domaine des impulsions profondes et inconscientes dont s'occupe la psychanalyse. On n'entre dans ce domaine que lorsque, après avoir défini comme « patriarcal » (en se référent à l'exercice correspondant d'une autorité) le type de système qu'on conteste, on fait intervenir le fameux complexe d'Œdipe. Pour la psychanalyse freudienne, et, comme on le sait, c'est un de ses dogmes, chacun de nous souffrirait de ce complexe, conçu comme un sombre héritage ancestral revivifié par certaines expériences infantiles présumées ; la révolte qu'il comporte contre le père va jusqu'à la volonté de le supprimer. L'explosion collective de ce complexe latent serait une des racines souterraines de la contestation actuelle.
    Tout ceci n'est guère convaincant. Il faudrait d'abord démontrer que le « système » actuel est marqué par l'idée du « père » et de son autorité. Or, tout au plus, cela pouvait être le cas en partie, pour l'Europe jusqu'à la première guerre mondiale, mais, dans le monde actuel, ce qui règne, c'est la démocratie, le socialisme, l'égalitarisme, le socialitarisme, et ainsi de suite, qui ont tous le signe contraire, car, comme quelqu'un l'a affirmé à juste titre, toutes ces formes politico-sociales ont un caractère « féminin » et « maternel ». Ce qui, en revanche, a le signe masculin et paternel, c'est cet État monarchique, aristocratique et hiérarchique dont il est actuellement difficile de trouver encore quelques traces. Mais, pour réfuter et expliquer tout à la fois la thèse œdipienne, on peut se référer avant tout à la théorie psychanalytique, car elle reconnait l'« ambivalence » du complexe d'Œdipe : celui qui en est atteint déteste le père tout en l'admirant et en l'enviant ; il veut l'éliminer seulement pour prendre sa place et jouir de ses privilèges.

    Or, ce qui est remarquable, c'est que cet aspect est absent de l'arrière-plan de la « contestation ». Le « père » n'est nullement « admiré » et « envié ».
    On ne veut pas prendre sa place. Toute forme d'autorité fait voir rouge à la nouvelle génération. C'est donc là que ressort l'autre caractéristique, celle que nous avons déjà signalée, l'aspect purement, hystériquement anarchique, auquel, au fond tout le reste sert ici de prétexte.
    Ceci témoigne, du point de vue humain général, d'un phénomène régressif. Il conviendrait d'avoir une bonne fois pour toutes les idées claires sur cette « répression » tant critiquée. Platon a dit qu'il vaut mieux que celui qui ne dispose pas en lui d'un principe souverain l'ait au moins en dehors de lui. Tout ordre normal comporte certaines limitations, qui ne visent pas tant à contraindre qu'à soutenir celui qui n'est pas capable de se donner une loi, une forme, une discipline. Naturellement, un système peut entrer en crise et se scléroser ; ces limitations peuvent alors prendre un aspect étroit, simplement « répressif », pour tenter de contenir encore, dans une certaine mesure, le désordre et la dissolution. Mais, dans ce cas, pour passer à la "contestation", il faudrait se justifier, c'est-à-dire montrer qu'il ne s'agit pas là d'une simple aversion pour toute discipline intérieure, mais bien de l'élan vers une vie plus authentique. Mais, actuellement, on est loin de pouvoir constater quelque chose de semblable.
    Il est à constater au contraire que les individus s'identifient à la partie instinctive, irrationnelle et informe de l'être humain (à son "sous-sol"), partie qui, dans tout type humain supérieur, n'est pas "refoulé" de manière étroite, mais tenue à une certaine distance et freinée. Les liens du mouvement contestataire avec la soit-disant révolution sexuelle dans ses aspects les plus troubles et hybrides, la connivence avec des "petits chefs", des drogués et d'autres individus du même genre, sont significatifs, tout comme le spectacle qu'offrent certains secteurs dans lesquels un système "répressif" est de plus en plus supplanté par le système "permissif".

    Que fait-on de ce nouvel espace, de cette nouvelle liberté ? Il y a de plus en plus de symptômes qui montrent que toute la "révolte" est conditionnée par le bas, contrairement à cette révolte, au fond aristocratique, qui pouvait encore caractériser certains individus de la génération précédente, à commencer par Nietzsche, par le meilleur Nietzsche. Ce sont justement certaines phrases de Nietzsche (auteur qui n'est jamais mentionné par les contestataires actuels, qui se sont entichés de Marcuse et compagnie, parce qu'ils sentent instinctivement que sa révolte, beaucoup plus vaste, est de nature différente, aristocratique) qu'il convient de citer ici.
    Zarathoustra dit : "Tu te dis libre ? Je veux connaître ta pensée maîtresse, mais non pas apprendre que tu as échappé à un joug. Es-tu quelqu'un qui avait le droit de s'échapper d'un joug ? Il en est qui perdent leur dernière valeur en rejetant leur sujétion. Libre de quoi ? Qu'importe à Zarathoustra ? Mais ton œil clair doit m'annoncer : libre pour quoi ?" Et Zarathoustra d'avertir que le solitaire qui n'a aucune loi au-dessus de lui, qui n'a que sa liberté informe, court à sa perte.
    Quand on veut déterminer l'origine de la force motrice et de la "psychodynamique" du mouvement contestataire, on voit donc qu'elle est bien située dans cette zone obscure de l'être humain au fond subpersonnelle et infra-intellectuelle, élémentaire, sur laquelle la psychanalyse a concentré l'attention ; ce sont des manifestations régressives et explosives de ces couches, analogues aux nombreuses fissures d'un monde en crise. Reconnaître les aspects contestables et méprisables de ce monde n'y change rien. Quand un mouvement révolutionnaire manque de valeurs authentique restauratrices et n'est pas porté par un type humain représentant une légitimité supérieure, il faut s'attendre à passer un stade encore plus critique et destructif que celui dont on est parti.
    Puisque les présente notes s'inspirent de la brochure de Moreno, nous ferons remarquer, pour finir, que ce professeur de psychiatrie, après avoir mentionné l'interprétation œdipienne purement freudienne de l'arrière-plan inconscient de la contestation, la critique et la rejette partiellement, et considère qu'on devrait plutôt faire appel à une théorie de C. G. Jung. Comme on le sait, la conception de Jung est quelque peu différente de celle de Freud. Il a repris de Platon le concept d'"archétype" et l'a transposé du plan métaphysique sur celui de l'"inconscient collectif". Dans l'inconscient collectif vivraient encore à l'état latent, dans les profondeurs de l'individu, certaines structures dynamiques, les "archétypes", qui pourraient réapparaître dans certaines conditions critiques, individuelles ou collectives, transportant les personnes. Il y aurait plusieurs archétype de ce genre, liés à certaines "figures" symboliques. L'un d'eux serait le puer aeternus, incarnation de l'aspect préconscient et originel de l'âme collective qui, comme l'enfant, est "devenir en puissance", et, par conséquent, principe de renouvellement, de revitalisation de tout ce qu'un individu ou une culture a rejeté ou refoulé.
    Or, à la lumière de la psychanalyse, selon Moreno, le mouvement contestataire témoignerait de l'irrésistible émergence de cet archétype, du puer aeternus, dans la nouvelle génération, qui ne se reconnait plus dans les symboles surannés que lui impose le "système". Somme toute, son jugement final est positif.
    Pour suivre Moreno dans cette construction tirée par les cheveux, il faudrait d'abord que nous prenions au sérieux la "mythologie" de Jung, que nous rejetons au contraire tout autant que celle de Freud, pour des raisons que nous avons eu l'occasion d'exposer ailleurs. Au fond, cette lubie du puer aeternus ne nous semble pas très différente de la fétichisation de la jeunesse, autre phénomène régressif contemporain : le jeune, voix de l'avenir, détenteur de valeurs nouvelles et authentiques, à qui on devrait tout permettre, et de qui on devrait apprendre, au lieu de l'éduquer et de le former. D'autre part, une fétichisation de l'enfant lui-même était déjà partie des anticipations anti-autoritaires de la pédagogie de Montessori et d'autres, et elle s'est poursuivie avec la découverte de l'enfant "créateur", "artiste", et ainsi de suite. Avec Jung, le puer est passé au rang d'archétype, et, comme on l'a vu par l'interprétation de Moreno, au rang d'archétype révolutionnaire positif. L'image au fond sympathique que Freud avait brossée de l'enfant, en le présentant au contraire comme un "pervers polymorphe", a donc été invertie. Pour notre part, nous sommes prêt à accepter qu'il y ait un puer aeternus en acte dans le subconscient des contestataires (selon les vues de Moreno), mais seulement en prenant l'enfant comme tel, démythifié, et, donc, en nous référant à un état de nature ou à un infantilisme fort ennuyeux. Puer aeternus ou non, il conviendrait donc de l'envoyer au lit, tout virulent et tyrannique qu'il soit, si nous ne vivions pas dans un monde défaitiste.

     

    Julius Evola – Phénoménologie de la subversion, 1984
    Troisième partie : La soit-disant contestation globale,
    Chap. II : Psychologie de la "contestation"
    Édition de l'Homme Libre, 2004, p. 129-135.

    http://frontdelacontre-subversion.hautetfort.com/archive/2013/08/09/psycanalise-de-la-contestation-julius-evola-5138344.html#more

  • Simone Weil : Le besoin de vérité

    Le besoin de vérité est plus sacré qu'aucun autre. Il n'en est pourtant jamais fait mention. On a peur de lire quand on s'est une fois rendu compte de la quantité et de l'énormité des faussetés matérielles étalées sans honte, même dans les livres des auteurs les plus réputés. On lit alors comme on boirait l'eau d'un puits douteux.
    Il y a des hommes qui travaillent huit heures par jour et font le grand effort de lire le soir pour s'instruire. Ils ne peuvent pas se livrer à des vérifications dans les grandes bibliothèques. Ils croient le livre sur parole. On n'a pas le droit de leur donner à manger du faux. Quel sens cela a-t-il d'alléguer que les auteurs sont de bonne foi? Eux ne travaillent pas physiquement huit heures par jour. La société les nourrit pour qu'ils aient le loisir et se donnent la peine d'éviter l'erreur. Un aiguilleur cause d'un déraillement serait mal accueilli en alléguant qu'il est de bonne foi.

    À plus forte raison est-il honteux de tolérer l'existence de journaux dont tout le monde sait qu'aucun collaborateur ne pourrait y demeurer s'il ne consentait parfois à altérer sciemment la vérité. 

    Le public se défie des journaux, mais sa défiance ne le protège pas. Sachant en gros qu'un journal contient des vérités et des mensonges, il répartit les nouvelles annoncées entre ces deux rubriques, mais au hasard, au gré de ses préférences. Il est ainsi livré à l'erreur.
    Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l'organisation du mensonge, il constitue un crime. Mais on croit que c'est un crime impunissable. Qu'est-ce qui peut bien empêcher de punir une activité une fois qu'elle a été reconnue comme criminelle? D'où peut bien venir cette étrange conception de crimes non punissables? C'est une des plus monstrueuses déformations de l'esprit juridique.
    Ne serait-il pas temps de proclamer que tout crime discernable est punissable, et qu'on est résolu, si on a en l'occasion, à punir tous les crimes?
    Quelques mesures faciles de salubrité publique protégeraient la population contre les atteintes à la vérité.
    La première serait l'institution, pour cette protection, de tribunaux spéciaux, hautement honorés, composés de magistrats spécialement choisis et formés. Ils seraient tenus de punir de réprobation publique toute erreur évitable, et pourraient infliger la prison et le bagne en cas de récidive fréquente, aggravée par une mauvaise foi démontrée.
    Par exemple un amant de la Grèce antique, lisant dans le dernier livre de Maritain : « les plus grands penseurs de l'antiquité n'avaient pas songé à condamner l'esclavage », traduirait Maritain devant un de ces tribunaux. Il y apporterait le seul texte important qui nous soit parvenu sur l'esclavage, celui d'Aristote. Il y ferait lire aux magistrats la phrase : « quelques-uns affirment que l'esclavage est absolument contraire à la nature et à la raison ». Il ferait observer que rien ne permet de supposer que ces quelques-uns n'aient pas été au nombre des plus grands penseurs de l'antiquité. Le tribunal blâmerait Maritain pour avoir imprimé, alors qu'il lui était si facile d'éviter l'erreur, une affirmation fausse et constituant, bien qu'involontairement, une calomnie atroce contre une civilisation tout entière. Tous les journaux quotidiens, hebdomadaires et autres, toutes les revues et la radio seraient dans l'obligation de porter à la connaissance du public le blâme du tribunal, et, le cas échéant, la réponse de Maritain. Dans ce cas précis, il pourrait difficilement y en avoir une.
    Le jour où Gringoire publia in extenso un discours attribué à un anarchiste espagnol qui avait été annoncé comme orateur dans une réunion parisienne, mais qui en fait, au dernier moment, n'avait pu quitter l'Espagne, un pareil tribunal n'aurait pas été superflu. La mauvaise foi étant dans un tel cas plus évidente que deux et deux font quatre, la prison ou le bagne n'auraient peut-être pas été trop sévères.
    Dans ce système, il serait permis à n'importe qui, ayant reconnu une erreur évitable dans un texte imprimé ou dans une émission de la radio, de porter une accusation devant ces tribunaux.
    La deuxième mesure serait d'interdire absolument toute propagande de toute espèce par la radio ou par la presse quotidienne. On ne permettrait à ces deux instruments de servir qu'à l'information non tendancieuse.
    Les tribunaux dont il vient d'être question veilleraient à ce que l'information ne soit pas tendancieuse.
    Pour les organes d'information ils pourraient avoir à juger, non seulement les affirmations erronées, mais encore les omissions volontaires et tendancieuses. Les milieux où circulent des idées et qui désirent les faire connaître auraient droit seulement à des organes hebdomadaires, bi-mensuels ou mensuels. Il n'est nullement besoin d'une fréquence plus grande si l'on veut faire penser et non abrutir. La correction des moyens de persuasion serait assurée par la surveillance des mêmes tribunaux, qui pourraient supprimer un organe en cas d'altération trop fréquente de la vérité. Mais ses rédacteurs pourraient le faire reparaître sous un autre nom.
    Dans tout cela il n'y aurait pas la moindre atteinte aux libertés publiques. Il y aurait satisfaction du besoin le plus sacré de l'âme humaine, le besoin de protection contre la suggestion et l'erreur.
    Mais qui garantit l'impartialité des juges? objectera-t-on. La seule garantie, en dehors de leur indépendance totale, c'est qu'ils soient issus de milieux sociaux très différents, qu'ils soient naturellement doués d'une intelligence étendue, claire et précise, et qu'ils soient formés dans une école où ils reçoivent une éducation non pas juridique, mais avant tout spirituelle, et intellectuelle en second lieu. Il faut qu'ils s'y accoutument à aimer la vérité.
    Il n'y a aucune possibilité de satisfaire chez un peuple le besoin de vérité si l'on ne peut trouver à cet effet des hommes qui aiment la vérité.

    Simone Weil ─ L'enracinement, 1940

    http://frontdelacontre-subversion.hautetfort.com/archive/2015/08/18/simone-weil-le-besoin-de-verite-5672150.html#more

  • La perte du sacré fait de l'homme un passant sans histoire.

    Notre entendement et notre capacité de réaction sont quotidiennement attaqués par le bruit continu des informations diffusées. Aussi, dans ce brouhaha, il devient de plus en plus difficile de distinguer les messages les plus venimeux.

    La publicité, qui se plait à mettre en scène des instants de la vie quotidienne en mimant le comportement du Français moyen, se pose dangereusement comme modèle normatif en imposant des comportements trop souvent nihilistes. La perte de la dignité humaine progresse de jour en jour dans une atonie généralisée. Ainsi dernièrement, une publicité radiophonique a clairement signifié le passage accompli de la femme objet à l’amour « bricole ».

    Une femme vient chez un concessionnaire acheter une voiture. En égrenant la liste de ses exigences concernant le moteur et les accessoires, elle mentionne : « qu’elle ne couche pas ! »

    Cette annonce, où l’acte d’amour devient consommable, un loisir parmi d’autres, loin d’être anodine nous démontre combien la désacralisation est en marche, avance par touche.

    Il y a dans la bêtise asservie comme dans le génie, une profondeur abyssale et peut-être infinie. La lobotomisation actuelle s’accompagne d’une forme « d’âmotomisation », en effet, il ne s’agit pas de retirer uniquement ses capacités de réflexion à l’homme, il est nécessaire d’ôter la source et la mer réceptrice de ces réflexions, en un mot son âme.

    Car cette âme, où s’inscrivent la dimension religieuse et l’élévation de l’être au-delà de la matière, sa transcendance, doit être assassinée, piétinée par les commerçants du mondialisme qui redoutent tout élan spirituel susceptible de nuire aux comportements mécaniques et immédiats du consommateur. Pour voir agoniser l’âme de l’homme, il suffit de ne plus la nourrir, de l’asphyxier, de désacraliser son univers.

    Est-ce la chute de la tête sacrée de Louis Capet, sacrifiée, qui résonne et rebondit sans cesse, créatrice d’un sentiment de culpabilité vengeur, qui évide ainsi nos crânes ? Nous sommes, il est vrai, passés bien rapidement de la thaumaturgie transcendantale aux crèmes antivieillissement manufacturées.

    Cette reculade dans la maturation philosophique de l’homme est bien plus vertigineuse que tous les voyages interplanétaires imaginables. L’indifférence de l’homme à cette manipulation continuelle, née de l’explosion du monde des machines me semble plus grave encore que la pollution sécrétée par ce même monde industrialisé et fou.

    Est-ce le fait de ne plus être en relation directe avec ce que l’on crée, est-ce l’omniprésence de la machine, intermédiaire avec la réalité, qui a désacralisé nos créations, notre travail et le monde qui nous entoure ?

    Dans cette perspective quelles seront les répercussions de l’envahissement du virtuel et de l’immédiateté ? L’homme deviendra t-il, s’il ne l’est pas déjà, un chapeau de Magritte suspendu dans l’espace avec ses centaines d’amis dupliqués sur la toile de Facebook ? Après l’amour, le travail, voilà une… façon efficace de désacraliser l’amitié, par le chiffre, par la juxtaposition de nombrilismes. Dans cet énorme « building » à visages multiples qu’est Facebook, dans cette multitude de messages où en s’affichant l’intimité se meurt, dans ce tumulte, se révèle la différence fondamentale entre la communication et la transmission. Il semblerait que l’abus de la première nuise à la qualité de la seconde, ce qui convient à ce monde où valeur et sens doivent être sacrifiés.

    De l’homme qui questionne le ciel à « l’homo média média » qui consomme.

    Dans cette désacralisation continuelle, l’homme se dépouille du sens ontologique, seul susceptible de le porter vers un destin transcendantal qui dépasse sa seule individualité. Le passé, le présent et l’avenir s’y tissaient en représentation du monde où l’homme trouvait son incarnation légitime. Sans cette protection fondamentale, l’homme a peur de la vérité et, même de la recherche de celle-ci qui le tétanise comme son ombre. Le plus surprenant, le plus paradoxal, est que cet homme intrépide qui a voulu percer à jour les mystères de la vie, de la nature et des cultures humaines ferme les yeux nerveusement sur les révélations apportées par ses propres avancées.

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  • Le "Cosmos" païen de Michel Onfray

    « se remettre au centre de soi pour y trouver la puissance d’exister afin de la sublimer »

    Avec le premier tome d’une trilogie intitulée « Brève encyclopédie du monde », le dernier livre de Michel Onfray « Cosmos » invite le lecteur à une célébration de l’univers particulièrement érudite et sensible.

    Débutant son texte à partir de la mort de son père, décédé en 2009 à Argentan, Michel Onfray développe une pensée, qui au fur et à mesure des pages s’élargit, afin de nous proposer une sagesse se voulant avant toute païenne, car s’étant élaborée au contact d’un père, né en 1921, et dernier archétype du paysan normand, depuis l’effondrement de la civilisation rurale qu’a connue la France.

    En observant ce père, la nature fut pour Onfrey la première culture avant même toute connaissance livresque. Une culture profondément enracinée car liée à la question obsédante du temps qu’il faut laisser à la nature pour être féconde. Ce temps des champs autrefois fêté par le poète Virgile (70-19 av J.-C) dans ses « Bucoliques » et « Géorgiques » (littéralement les travailleurs de la terre) est ainsi symétriquement le temps philosophique par excellence pour construire les « racines intellectuelles de l’être » en l’homme et l’engager dans un rapport harmonieux avec le monde.

    « Ce qu’enseigne le cosmos est un ordre du ciel qui est aussi un ordre existentiel »

    Faisant ce lien entre agriculture et culture/construction de soi, le philosophe Francis Bacon (1560-1626) écrit : « On ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant ». Pour cette raison, il convient de jardiner son âme car la culture permet de préserver la nature et à la fois de la dépasser.

    En ce sens, pour appréhender la nature et s’en faire une alliée, « la volonté de puissance » de Friedrich Nietzsche (1844-1900) décrite comme « ni bien, ni mal, juste une force en action vers la vie et l’expansion du vivant  » est nécessaire afin de combattre et dépasser le nihilisme contemporain qui cherche à sacrifier cette relation à notre nature originelle. Onfray ajoute : « Ce qu’enseigne le cosmos est un ordre du ciel  qui est aussi un ordre existentiel. Il faut vouloir ce qui nous veut, là est la seule liberté que nous puissions construire. Etre libre, c’est obéir à la nécessité que nous enseigne la roue de l’éternel retour des choses ». 

    Or ce temps vécu en lien étroit avec la nature du cosmos est menacé par la dépossession opérée par la multiplication des écrans dans nos sociétés modernes. La sensibilité à la nature qui peut élever l’homme au sublime ne cesse de se dissoudre à notre époque. Car peu à peu, elle se voile par l’omniprésence de la technique. L’homme étant réduit à un animal assujetti au social et au mécanique.

    Cette déperdition de nos cinq sens et de la sensualité de nos peuples, Onfray en trouve l’origine dans la tradition philosophique de l’idéalisme allant de Platon à Sartre, ainsi que dans les religions monothéistes. L’optique idéaliste a inventé des histoires et des récits mythologiques qui ont rendu l’homme angoissé et aveugle à l’observation du cosmos et à l’exercice de sa raison pratique. On a privilégié un récit de souffrance et douloureux pour expliquer l’univers. Cette tradition a obscurci l’esprit des hommes et surtout leurs raisons les amenant à ne plus célébrer la vie via le corps mais bel et bien la mort. La réalité du vivant n’a pas lieu par la faute d’une tradition ayant exacerbée les idées et non les forces en action dans l’univers. Voilà pourquoi la nature nous est devenue tellement étrangère en Occident que nous cherchons à la plier à l’idée que nous nous en faisons. L’esprit devenant alors autonome du corps.

    Aux travers donc de multiples expériences, de rencontres et de recherches, le livre nous apporte diverses propositions et diverses pistes afin de ressaisir le vitalisme philosophique qu’il y a urgence à cultiver pour le for intérieur de chacun. Des sujets comme le jardin, la spéléologie, les anguilles, l’art africain, les trous noirs, les peuples tziganes, l’art pariétal ou encore le land-art sont étudiés et permettent d’élargir la perspective athée, hédoniste et matérialiste de Michel Onfray.

    En espérant que cette « éducation sensorielle » se poursuive par d’autres textes, et malgré le peu de nuance exercée face à la question chrétienne, n’hésitez donc pas à lire cette encyclopédie utile à notre temps. 

    Jan Martens

    SourceNord Actu

    http://cerclenonconforme.hautetfort.com/

  • Julius Evola : « Psychanalyse de la contestation »

    Un des signes de l’affaiblissement de la culture actuelle est l’attention qu’on accorde à ce qu’on appelle le mouvement contestataire en général, et, en particulier, comme ne soit pas important, au contraire : mais il ne l’est que factuellement, comme signe des temps, et c’est uniquement en ces termes qu’il devrait être envisagé.

    Le « virus » des courants en question est une réaction violente contre les aspects négatifs du monde actuel ; mais ce qui est encore plus caractéristique, c’est qu’il ne s’agit dans tout cela que de manifestations instinctives désordonnées et anarchisantes, qu’on ne justifie en aucune manière en indiquant ce au nom de quoi on nie et on conteste. Même s’il n’était pas évident qu’elle obéit à des influences marxistes ou communistes, le fond « existentiel » de cette jeunesse contestataire n’en serait pas moins suspect.

    Un de ses dirigeants, Cohn-Bendit, a déclaré que ce pour quoi il lutte, c’est l’avènement d’un « homme-nouveau » : mais on a oublié de dire ce qu’est cet « homme-nouveau », et, si jamais il devait avoir pour modèle l’immense majorité des contestataires actuels dans leur individualité, leur comportement et leurs choix électifs, il n’y aurait qu’à dire : non merci, on s’en passera.

    En raison de l’absence d’une vraie contrepartie et la prédominance d’un fond irrationnel, on peut dire, sans être malveillant, que le mouvement contestataire mériterait une étude existentielle et psychanalytique plus qu’une analyse culturelle. Il nous semblait que c’était là le cadre que s’était tracé M. Moreno, dans une brochure récemment publié aux Éditions RAI sous le titre de Psychodynamique de la contestation, puisque cet auteur est un spécialiste dans le domaine des recherches psychologiques modernes.

    Mais, à la lecture, il apparaît qu’il manque au fond à ces recherches les principes nécessaires pour parvenir à des résultats sérieux et plausibles.

    Quand, dans cette étude de Moreno, comme caractéristiques principales du mouvement contestataire contemporain, on indique l’anti-autoritarisme et, en conséquence, la défense de l’instinct contre toute forme de « répression » (particulièrement dans le domaine sexuel), puis l’anarchisme, on ne va pas au-delà de ses aspects les plus évidents et tapageurs ; on ne touche pas encore le domaine des impulsions profondes et inconscientes dont s’occupe la psychanalyse. On n’entre dans ce domaine que lorsque, après avoir défini comme « patriarcal » (en se référent à l’exercice correspondant d’une autorité) le type de système qu’on conteste, on fait intervenir le fameux complexe d’Œdipe.

    Pour la psychanalyse freudienne, et, comme on le sait, c’est un de ses dogmes, chacun de nous souffrirait de ce complexe, conçu comme un sombre héritage ancestral revivifié par certaines expériences infantiles présumées ; la révolte qu’il comporte contre le père va jusqu’à la volonté de le supprimer. L’explosion collective de ce complexe latent serait une des racines souterraines de la contestation actuelle.

    Tout ceci n’est guère convaincant. Il faudrait d’abord démontrer que le « système » actuel est marqué par l’idée du « père » et de son autorité. Or, tout au plus, cela pouvait être le cas en partie, pour l’Europe jusqu’à la première guerre mondiale, mais, dans le monde actuel, ce qui règne, c’est la démocratie, le socialisme, l’égalitarisme, le socialitarisme, et ainsi de suite, qui ont tous le signe contraire, car, comme quelqu’un l’a affirmé à juste titre, toutes ces formes politico-sociales ont un caractère « féminin » et « maternel ». Ce qui, en revanche, a le signe masculin et paternel, c’est cet État monarchique, aristocratique et hiérarchique dont il est actuellement difficile de trouver encore quelques traces. Mais, pour réfuter et expliquer tout à la fois la thèse œdipienne, on peut se référer avant tout à la théorie psychanalytique, car elle reconnait l’« ambivalence » du complexe d’Œdipe : celui qui en est atteint déteste le père tout en l’admirant et en l’enviant ; il veut l’éliminer seulement pour prendre sa place et jouir de ses privilèges.

    Or, ce qui est remarquable, c’est que cet aspect est absent de l’arrière-plan de la « contestation ». Le « père » n’est nullement « admiré » et « envié ». On ne veut pas prendre sa place. Toute forme d’autorité fait voir rouge à la nouvelle génération. C’est donc là que ressort l’autre caractéristique, celle que nous avons déjà signalée, l’aspect purement, hystériquement anarchique, auquel, au fond tout le reste sert ici de prétexte.

    Ceci témoigne, du point de vue humain général, d’un phénomène régressif. Il conviendrait d’avoir une bonne fois pour toutes les idées claires sur cette « répression » tant critiquée. Platon a dit qu’il vaut mieux que celui qui ne dispose pas en lui d’un principe souverain l’ait au moins en dehors de lui.

    Tout ordre normal comporte certaines limitations, qui ne visent pas tant à contraindre qu’à soutenir celui qui n’est pas capable de se donner une loi, une forme, une discipline. Naturellement, un système peut entrer en crise et se scléroser ; ces limitations peuvent alors prendre un aspect étroit, simplement « répressif », pour tenter de contenir encore, dans une certaine mesure, le désordre et la dissolution.

    Mais, dans ce cas, pour passer à la « contestation », il faudrait se justifier, c’est-à-dire montrer qu’il ne s’agit pas là d’une simple aversion pour toute discipline intérieure, mais bien de l’élan vers une vie plus authentique. Mais, actuellement, on est loin de pouvoir constater quelque chose de semblable.

    Il est à constater au contraire que les individus s’identifient à la partie instinctive, irrationnelle et informe de l’être humain (à son « sous-sol »), partie qui, dans tout type humain supérieur, n’est pas « refoulé » de manière étroite, mais tenue à une certaine distance et freinée. Les liens du mouvement contestataire avec la soit-disant révolution sexuelle dans ses aspects les plus troubles et hybrides, la connivence avec des « petits chefs », des drogués et d’autres individus du même genre, sont significatifs, tout comme le spectacle qu’offrent certains secteurs dans lesquels un système « répressif » est de plus en plus supplanté par le système « permissif ».

    Que fait-on de ce nouvel espace, de cette nouvelle liberté ? Il y a de plus en plus de symptômes qui montrent que toute la « révolte » est conditionnée par le bas, contrairement à cette révolte, au fond aristocratique, qui pouvait encore caractériser certains individus de la génération précédente, à commencer par Nietzsche, par le meilleur Nietzsche. Ce sont justement certaines phrases de Nietzsche (auteur qui n’est jamais mentionné par les contestataires actuels, qui se sont entichés de Marcuse et compagnie, parce qu’ils sentent instinctivement que sa révolte, beaucoup plus vaste, est de nature différente, aristocratique) qu’il convient de citer ici.

    Zarathoustra dit : « Tu te dis libre ? Je veux connaître ta pensée maîtresse, mais non pas apprendre que tu as échappé à un joug. Es-tu quelqu’un qui avait le droit de s’échapper d’un joug ? Il en est qui perdent leur dernière valeur en rejetant leur sujétion. Libre de quoi ? Qu’importe à Zarathoustra ? Mais ton œil clair doit m’annoncer : libre pour quoi ?« 

    Et Zarathoustra d’avertir que le solitaire qui n’a aucune loi au-dessus de lui, qui n’a que sa liberté informe, court à sa perte.

    Quand on veut déterminer l’origine de la force motrice et de la « psychodynamique » du mouvement contestataire, on voit donc qu’elle est bien située dans cette zone obscure de l’être humain au fond subpersonnelle et infra-intellectuelle, élémentaire, sur laquelle la psychanalyse a concentré l’attention ; ce sont des manifestations régressives et explosives de ces couches, analogues aux nombreuses fissures d’un monde en crise. Reconnaître les aspects contestables et méprisables de ce monde n’y change rien. Quand un mouvement révolutionnaire manque de valeurs authentique restauratrices et n’est pas porté par un type humain représentant une légitimité supérieure, il faut s’attendre à passer un stade encore plus critique et destructif que celui dont on est parti.

    Puisque les présentes notes s’inspirent de la brochure de Moreno, nous ferons remarquer, pour finir, que ce professeur de psychiatrie, après avoir mentionné l’interprétation œdipienne purement freudienne de l’arrière-plan inconscient de la contestation, la critique et la rejette partiellement, et considère qu’on devrait plutôt faire appel à une théorie de C. G. Jung. Comme on le sait, la conception de Jung est quelque peu différente de celle de Freud. Il a repris de Platon le concept d' »archétype » et l’a transposé du plan métaphysique sur celui de l' »inconscient collectif ». Dans l’inconscient collectif vivraient encore à l’état latent, dans les profondeurs de l’individu, certaines structures dynamiques, les « archétypes », qui pourraient réapparaître dans certaines conditions critiques, individuelles ou collectives, transportant les personnes. Il y aurait plusieurs archétype de ce genre, liés à certaines « figures » symboliques. L’un d’eux serait le puer aeternus, incarnation de l’aspect préconscient et originel de l’âme collective qui, comme l’enfant, est« devenir en puissance », et, par conséquent, principe de renouvellement, de revitalisation de tout ce qu’un individu ou une culture a rejeté ou refoulé.

    Or, à la lumière de la psychanalyse, selon Moreno, le mouvement contestataire témoignerait de l’irrésistible émergence de cet archétype, du puer aeternus, dans la nouvelle génération, qui ne se reconnait plus dans les symboles surannés que lui impose le « système ». Somme toute, son jugement final est positif.

    Pour suivre Moreno dans cette construction tirée par les cheveux, il faudrait d’abord que nous prenions au sérieux la « mythologie » de Jung, que nous rejetons au contraire tout autant que celle de Freud, pour des raisons que nous avons eu l’occasion d’exposer ailleurs. Au fond, cette lubie du puer aeternus ne nous semble pas très différente de la fétichisation de la jeunesse, autre phénomène régressif contemporain : le jeune, voix de l’avenir, détenteur de valeurs nouvelles et authentiques, à qui on devrait tout permettre, et de qui on devrait apprendre, au lieu de l’éduquer et de le former.

    D’autre part, une fétichisation de l’enfant lui-même était déjà partie des anticipations anti-autoritaires de la pédagogie de Montessori et d’autres, et elle s’est poursuivie avec la découverte de l’enfant « créateur », « artiste », et ainsi de suite. Avec Jung, le puer est passé au rang d’archétype, et, comme on l’a vu par l’interprétation de Moreno, au rang d’archétype révolutionnaire positif.

    L’image au fond sympathique que Freud avait brossée de l’enfant, en le présentant au contraire comme un « pervers polymorphe », a donc été invertie. Pour notre part, nous sommes prêt à accepter qu’il y ait un puer aeternus en acte dans le subconscient des contestataires (selon les vues de Moreno), mais seulement en prenant l’enfant comme tel, démythifié, et, donc, en nous référant à un état de nature ou à un infantilisme fort ennuyeux.

    Puer aeternus ou non, il conviendrait donc de l’envoyer au lit, tout virulent et tyrannique qu’il soit, si nous ne vivions pas dans un monde défaitiste.

    Julius Evola

    Phénoménologie de la subversion, 1984

    Troisième partie : La soit-disant contestation globale,

    Chap. II : Psychologie de la « contestation »

    Édition de l’Homme Libre, 2004, p. 129-135.

    SourceFront de la Contre-Subversion

    http://la-dissidence.org/2015/09/02/julius-evola-psychanalyse-de-la-contestation/

  • Nihilisme, mal de vivre et crise de la modernité


    Nihilisme, mal de vivre et crise de la modernité

    Chaque fois qu’un peuple fait sa révolution industrielle et se modernise, il sombre dans un nihilisme de masse, comme en témoigne alors l’explosion des courbes statistiques du suicide et de la dépression. Pourquoi l’entrée dans la modernité s’accompagne-t-elle visiblement toujours de la généralisation du spleen et du mal-être ? En quoi les modes de vie actuels sont-ils susceptibles d’entretenir cet état de déprime ? L’individualisme et la solitude, qui sont désormais le lot quotidien de milliards d’hommes et de femmes à travers le monde, ne forment-ils pas en définitive les contours d’un nouveau mal du siècle ? 

    Plan de l'exposé :
    1/ Etat des lieux : le suicide et la dépression sont des problèmes majeurs aujourd’hui
    2/ Le mal-être se développe avec la richesse économique des nations
    3/ Les modes de vie modernes favorisent la solitude
    4/ Les pauvres souffrent plus que les riches de la modernité, au XXIe siècle
    5/ La mondialisation des menaces rend toute action individuelle ou collective impossible et nous déprime
    6/ Notre ère se caractérise par le désenchantement et la fin des idéaux
    7/ La société de consommation aggrave le processus, en valorisant le présent plutôt que l’avenir
    8/ La modernité comporte malgré tout de nombreux mérites, comme le goût pour la réalisation personnelle

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  • De Socrate à Spinoza

    Deux figures de la transmission : Socrate, figure du maître de sagesse dans la relation orale entre deux sujets. Spinoza, figure du philosophe refusant le rapport de maître à disciple, faisant circuler ses écrits dans l'anonymat : celui de l'auteur et celui des lecteurs, dans l'ouverture des interprétations.

     

    La philosophie, en Occident, se donne volontiers pour une activité autonome de la raison, libre à l’égard des autorités et ne rendant de compte qu’à elle-même. Chacun serait seul responsable de sa propre pensée, et non pas héritier d’une tradition ou d’une opinion. Le symbole en est Socrate, tel qu’on le voit dans les premiers dialogues de Platon, refusant le rapport de maître à disciple, n’enseignant pas une doctrine préétablie, et se contentant de vérifier la solidité des opinions de son interlocuteur. L’accord de deux personnes, s’il est fondé en vérité, apparaît alors comme supérieur à l’approbation d’une multitude, si elle ne s’appuie que sur le vraisemblable.

    Cette attitude de libre examen n’exclut cependant pas une certaine structure magistrale, inséparable de l’idée que la philosophie produit de la vérité. À la fin de son dialogue Phèdre, Platon raconte l’histoire de Teuth et Thamous. Le dieu égyptien Teuth (Toth, le fondateur des arts), entre autres découvertes, a inventé l’écriture ; il l’apporte au roi Thamous, en escomptant des félicitations. Le roi le félicite, en effet, pour certaines de ses inventions, le blâme pour d’autres ; mais, à propos de l’écriture, il lui reproche vertement d’avoir fait le contraire de ce qu’il s’était promis : il voulait lutter contre l’oubli, or voilà que les hommes vont perdre leur mémoire parce qu’ils feront confiance aux textes déposés dans des lettres inanimées.

    Et Socrate, qui raconte l’histoire, approuve : un texte écrit est orphelin, c’est un discours sans père que nul ne vient défendre. On ne peut lui demander d’explication supplémentaire comme à un interlocuteur ; il est d’autant plus désarmé qu’il est livré à tout un chacun : « quand une fois pour toutes il a été écrit, chaque discours s’en va rouler de droite et de gauche, indifféremment auprès de ceux qui s’y connaissent et, pareillement, auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire et il ne sait pas quels sont ceux auxquels justement il doit ou non s’adresser ».

    Du devin au chef d’école

    La fable ne tient donc que par une certaine idée de la vérité, à savoir que celle-ci, loin de valoir par elle-même, n’a de consistance que sous-tendue par la parole d’un maître. Ni Thamous, ni Socrate n’accusent le discours écrit d’être faux. Il peut être vrai, mais cette vérité est errante : il lui faut quelqu’un pour l’orienter, pour savoir à qui l’enseigner et de qui la préserver. Pour savoir, aussi, comment l’enseigner : car l’enseignement ne consiste pas seulement à la réciter, mais à la défendre et à l’expliquer face aux objections que l’écrit ne peut prévoir. L’auditeur se trouve ainsi placé dans la position du disciple ; le discours doit non seulement lui dire le vrai, mais le lui dire comme il faut, quand il faut. Il n’est donc pas de vérité sans magistère.

    Cette position livre une clef de la structure des dialogues de Platon, ceux qui suivent le Phèdre comme ceux qui le précèdent. Dans les derniers dialogues, Socrate (ou l’étranger d’Athènes qui le remplace) énonce une doctrine : il enseigne ce qu’est le bien, ce qu’il en est du plaisir, comment construire une Cité juste. Dans les premiers dialogues, Socrate, à défaut de dire le vrai, énonce les conditions de l’accord d’où le vrai sortira : c’est lorsque nous serons d’accord, dit-il, que nous admettrons une thèse comme exacte.

    Ainsi Socrate qui n’écrit pas, qui n’enseigne pas, apparaît-il comme le maître de la vérité, moins par ce qu’elle contient que par les conditions dans lesquelles elle s’obtient. Il incarne là une situation caractéristique de la pensée grecque, antérieure même au platonisme. Dès la période homérique, le poète joue un rôle d’énonciateur du vrai, comme aussi le devin et le roi : sa parole n’a pas besoin d’être démontrée ou contestée, la qualité seule de celui qui l’énonce, comme le souligne l’helléniste français Marcel Détienne, suffit à la fonder. La pensée apparaît ainsi comme liée à certains hommes, eux-mêmes liés à des fonctions sociales — l’exercice du pouvoir ou l’administration du sacré.

    Cette structure se développe ensuite sous d’autres formes lorsque la philosophie devient autonome. La nouveauté, de taille il est vrai, tient au fait que les maîtres du vrai n’ont plus d’autre fonction sociale que cette véracité. Alors le philosophe ne tire plus sa garantie d’un devin ou d’un poète ; mais souvent il la tire d’un chef d’école. Pour penser, il faudra se ranger parmi les aristotéliciens, ou les stoïciens, ou les cyniques, ou les sceptiques. Les oppositions des écoles, avec leur succession de chefs, les “scholarques”, leur perpétuelle référence au fondateur, deviennent la caractéristique de la pensée hellénistique, puis de l’héritage romain.

    Cette conception du vrai comme enseignement d’un maître confère certains traits communs à toutes les écoles, même lorsqu’elles divergent dans la doctrine : personnalisation, remémoration, orthodoxie. Le rapport d’apprentissage rejoue la relation de maître à disciple à un autre niveau : ainsi les élèves d’Épictète focalisent sur lui l’idéal du stoïcisme ; chaque maître intermédiaire vient assumer transitoirement la figure du maître fondateur ; il faut reprendre et repenser les arguments. Il faut s’imprégner de la philosophie avant de philosopher. Apprendre semble être le meilleur moyen de découvrir, et imiter une voie sûre pour apprendre.

    La parole intérieure

    On peut voir là une culture de l’épigone ; mais aussi une pensée de la tradition, et la preuve que la cohérence d’une pensée ne s’identifie pas nécessairement avec une fondation radicalement individuelle. C’est là un schéma que l’on retrouve à d’autres moments de l’histoire de la pensée occidentale : dans les commentaires scolastiques ou, plus tard, dans les écoles cartésiennes, kantiennes, hégéliennes, qui perpétuent un système et le diffusent dans les universités. Les religions du livre vont-elles renoncer à ce schéma ? Elles vont parfois le reconduire et le perpétuer ; elles vont surtout, plus fondamentalement, l’intérioriser.

    Ce que nous enseigne un maître humain, c’est la vérité, mais cette vérité ne peut pénétrer en nous, remarque saint Augustin, que si elle est déjà attendue par la vérité interne, laquelle est la présence de Dieu au fond de notre être. Le refus de l’hétéronomie mène ici à la découverte d’un autre maître, autrement savant et convaincant : « Quand par leurs paroles les maîtres ont expliqué toutes ces sciences qu’ils font profession d’enseigner, même la vertu et la sagesse, ceux qu’on appelle disciples examinent au fond d’eux mêmes si ces propos sont vrais en regardant selon leurs forces cette vérité intérieure » (Saint Augustin, De Magistro, XIV).

    C’est alors qu’ils apprennent, et les louanges qu’ils adressent à leurs maîtres extérieurs vont tout autant à ce maître qu’ils ont en eux. Ici s’instaure une autre pratique de la philosophie : celle qui prend plutôt la forme de la méditation ou de la confession. Au lieu de se tourner, dans sa réflexion, vers celui qui l’a précédé, l’homme s’approche des secrets de son âme : toute une part de la démarche philosophique consiste à écarter l’inessentiel pour cheminer vers l’«âme de l’âme» — là où se découvre la règle cachée de ses pensées et de ses actions. L’âme est le lieu où réside le Maître, qui, à ce déplacement, a gagné en puissance.

    La vérité sans attaches

    Est-il possible de penser le vrai sans se conformer aux paroles d’un maître ? ou sans se donner soi-même comme maître ? C’est ce qu’ont tenté de faire les philosophies du XVIIe siècle, comme le montre en particulier celle de Spinoza. Le soin avec lequel le philosophe hollandais efface son nom de ses œuvres est déjà révélateur. On peut y voir, certes, un souci de prudence : Spinoza, sachant que sa doctrine entre en contradiction avec celle des Églises de son temps, ne veut pas s’attirer de persécution. Le principal livre qu’il publie de son vivant, le Traité théologico-politique, ne comporte pas de nom d’auteur et ses indications de lieu et d’éditeur, pour déjouer les recherches, sont fausses.

    Mais l’intention va plus loin puisque les œuvres posthumes paraissent aussi de façon anonyme (n’y sont imprimées que ses initiales). Quant à la prudence, ce n’est pas un argument : Spinoza, sa correspondance en témoigne, n’a jamais hésité à afficher ses convictions, ni à défendre fermement ses opinions. Cet anonymat répond en fait chez lui, au-delà du circonstanciel ou du psychologique, à une conception théorique : dans la recherche de la gloire, Spinoza voit un refuge de la passion sous sa forme intellectuelle. Dans l’Éthique, il raille ceux qui écrivent des traités sur le mépris de la gloire et n’oublient jamais d’y inscrire leur nom. C’est là une citation de Cicéron. Mais ce qui chez l’orateur et philosophe romain n’était qu’un trait de prédication morale s’insère ici dans une analyse des règles de l’opacité passionnelle : aussi longtemps qu’un homme est possédé par le désir, il est mû par l’attachement à sa propre image, que toutes les autres passions viennent renforcer. Le désir étant l’essence de l’individu, la production de la pensée, chaque fois qu’on la considère dans son origine ou son occasion individuelle, ne peut que revêtir cette forme affective. Seul, pourrait-on dire, le passionnel a un nom singulier ; seul il peut donc assumer la figure du maître.

    Le modèle mathématique

    Dans ces conditions, qu’est-ce qui remplace le maître et permet de se passer de lui ? Le modèle mathématique. L’Éthique, principal ouvrage de Spinoza, indique par son sous-titre qu’elle est exposée « à la façon des géomètres » (more geometrico). Effectivement, elle se présente sous la forme d’une longue suite d’axiomes, de théorèmes et de démonstrations ; mais surtout, plus profondément, elle cherche à enraciner sa rigueur dans un repérage des propriétés des choses qui s’inspire de l’analyse géométrique.

    On pourrait objecter que ce modèle est aussi une sorte de maître. Non, car ce modèle ne contrôle pas ses effets. Il met en jeu une puissance (celle de la démonstration), mais cette puissance est offerte à qui veut s’en servir : il y a quelque chose de public dans le raisonnement mathématique, qui l’arrache à la relation duelle, personnalisée, où se tient le rapport de maître à disciple. Certes, il peut y avoir des professeurs de mathématiques. Mais l’apprentissage ne s’y fait pas sous le couvert de la distinction entre l’ésotérique et l’exotérique : seules les capacités et l’avancement de l’élève décident de ce qu’il comprendra. Les mathématiques, en ce sens, viennent occuper l’exacte position assignée à l’écrit par le Phèdre. Il peut paraître étonnant d’opposer les mathématiques à Platon, qui s’en réclamait aussi. Mais si Spinoza et Platon concordent pour reconnaître leur importance, ils divergent radicalement sur le point d’ancrage de la philosophie à leur égard. Ce qu’en retient Spinoza d’abord, c’est la puissance de décrire les causes sans chercher les fins.

    Cet anonymat fonde, lui aussi, une autre pratique de la philosophie. On le retrouve chez les libertins de l’âge classique et de l’époque des Lumières, où l’on passe souvent de la philosophie anonyme à la philosophie clandestine : textes sans auteur avoué, circulation des textes et des thèmes, collage des écrits. Les manuscrits qui se diffusent aux XVIIe et XVIIIe siècles sont eux aussi, par force, sans nom d’auteur, pour éviter censure et emprisonnement. Mais au-delà de ces raisons, c’est un nouvel éclatement du magistère qu’ils marquent : leur auteur ignore qui les lira, par quels canaux ils circuleront, qui s’en emparera pour en placer des morceaux dans un nouvel écrit, qui en orientera peut-être différemment les conclusions.

    En somme, cette littérature n’est clandestine que parce qu’elle est ouverte. La multiplicité des voies d’accès et de diffusion du vrai exclut la relation spéculaire entre deux sujets — celle de maître à disciple.

    ► Pierre-François Moreau, Le Courrier de l'UNESCO n°9/1992.

    http://www.archiveseroe.eu/recent/27

  • JÜNGER, HEIDEGGER ET LE NIHILISME Alain de Benoist

    [Texte d’une conférence prononcée à Milan]

    JÜNGER, HEIDEGGER ET LE NIHILISME

    Alain de Benoist

    Ernst Jünger et Martin Heidegger ont, comme chacun le sait, engagé à cinq ans d’intervalle un dialogue sur le nihilisme, dialogue noué au moyen de deux textes particulièrement importants, parus dans les années cinquante à l’occasion de leur 60e anniversaire respectif (1). L’étude et la comparaison de ces textes est particulièrement intéressante dans la mesure où elles permettent de mieux apprécier ce qui, sur ce sujet fondamental, sépare deux auteurs que l’on a fréquemment rapprochés l’un de l’autre et qui ont eux-mêmes entretenu une puissante relation intellectuelle durant plusieurs décennies. Nous en donnerons ici une brève présentation.

    Dans son approche, qui se veut d’allure délibérément « médicale » (elle comprend un « diagnostic » et une « thérapeutique »), Jünger affirme d’abord que porter remède au nihilisme implique d’en donner une « bonne définition ». Reprenant l’opinion de Nietzsche, qui voyait dans le nihilisme le processus par et dans lequel « les plus hautes valeurs se dévalorisent » (La volonté de puissance), il affirme que celui-ci se caractérise essentiellement par la dévaluation, puis la disparition des valeurs traditionnelles, au premier rang desquelles il place alors les valeurs chrétiennes.

    Il réagit ensuite contre l’idée que le nihilisme serait essentiellement un phénomène chaotique. « On s’est aperçu, le temps aidant, écrit-il, que le nihilisme peut concorder avec de vastes systèmes d’ordre, et que c’est même généralement le cas, lorsqu’il revêt sa forme active et déploie sa puissance. Il trouve dans l’ordre un substrat favorable ; il le remodèle à ses fins […] L’ordre non seulement se plie aux exigences du nihilisme, mais est une composante de son style » (pp. 48-52). En ce sens, le nihilisme n’est pas la décadence. Il ne va pas de pair avec le relâchement, mais « produit plutôt des hommes qui marchent droit devant eux comme des machines de fer, insensibles encore au moment où la catastrophe les fracasse » (p. 57). Pareillement, le nihilisme n’est pas une maladie. Il n’a rien de morbide. On le trouve au contraire « lié à la santé physique — là surtout où on le met vigoureusement en œuvre » (p. 54). Le nihilisme est en revanche essentiellement réducteur : sa tendance la plus constante est de « ramener le monde, avec ses antagonismes multiples et complexes, à un commun dénominateur » (p. 65). Faisant passer la société « de la communauté morale à la cohésion automatique » (p. 63), il conjugue le fanatisme, l’absence de tout sentiment moral et la « perfection » de l’organisation technique.

    Ces observations sont caractéristiques. Elles montrent que, lorsqu’il évoque le nihilisme, Jünger se réfère avant tout au modèle de l’Etat totalitaire, et plus spécialement à celui de l’Etat nazi. Le IIIe Reich correspond en effet à cet état social où les hommes sont soumis à un ordre absolu, à une organisation « automatique », tandis que la dévaluation de toute morale traditionnelle va de pair avec une incontestable exaltation de la «santé ». La question qu’on peut alors se poser est de savoir si ce que Jünger est en train de décrire est bien le nihilisme. Ne s’agit-il pas plutôt, tout simplement, du totalitarisme —de ce Léviathan totalitaire, qui a mis la technique à son service et qui engendre un monde relevant du « paysage des chantiers » ? 

    Jünger, par ailleurs, professe un certain optimisme qui transparaît déjà dans le titre de son texte : « Passage de la ligne ». Evoquant Nietzsche et Dostoïevsky, il constate que leur critique du nihilisme ne les pas a empêchés de se montrer eux-mêmes relativement optimistes, soit que le nihilisme puisse être dépassé « dans un quelconque avenir » (Nietzsche), soit qu’il constitue en quelque sorte « une phase nécessaire, à l’intérieur d’un mouvement qui tend à des fins précises » (Dostoïevski). Jünger reprend ici une idée qui lui est familière : après le pire ne peut venir que le meilleur. Ou plus exactement : une tendance poussée jusqu’à son terme s’inverse nécessairement en son contraire. Ainsi disait-il, dans les années trente, qu’il fallait «perdre la guerre pour gagner la nation ». C’est dans cet esprit qu’il cite Bernanos : « La lumière n’éclate que si les ténèbres ont tout envahi. La supériorité absolue de l’ennemi est justement ce qui se retourne contre lui » (pp. 37-38). Or, le sentiment de Jünger est que le pire est passé, que « la tête a franchi la ligne », c’est-à-dire que l’homme a commencé à sortir du nihilisme. Cette affirmation résulte, là encore, de son assimilation du nihilisme au totalitarisme. Comme l’écrit Julien Hervier, « si Jünger croit au dépassement du zéro absolu, l’écroulement de l’hitlérisme, incarnation triomphante du nihilisme moral, n’y est pas pour rien » (préface, p. 13) (2).

     

    Dans son essai, Jünger s’applique donc essentiellement à décrire l’état du monde tel qu’il l’est, afin de supputer la possibilité que l’on soit déjà passé de l’autre côté de la « ligne ». Sa conclusion peut d’ailleurs paraître modeste. Face au nihilisme, il propose de recourir aux poètes et à l’amour (« Eros »). Il en appelle à la dissidence individuelle, à l’« anarchie authentique». (En 1950, il n’a pas encore inventé la Figure de l’Anarque). « Avant tout, écrit-il, il faut trouver la sécurité dans son propre cœur. Alors, le monde changera ».

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  • Les valeurs populistes comme résistance au narcissisme

    On le pressent, une fois ce diagnostic établi, la solution proposée par Lasch n’a rien de bien « transgressif », en apparence du moins. Lasch propose simplement de retrouver le sens des limites. Sur ce point, il convient cependant de ne pas se méprendre. Que l’individu doive retrouver le sens des limites n’a jamais signifié pour Lasch l’impératif de rétablir par la force l’autorité qui châtie et punit aveuglément. C’est ici que des « conservateurs droitiers » tels qu’Alain Finkielkraut ou Pascal Bruckner cessent de de pouvoir se référer sans mauvaise foi à Lasch. La permissivité et la peur du conflit d’une part, l’autorité qui ne sait qu’interdire d’autre part, forment pour Lasch deux faces d’une même médaille. A moins que les normes éthiques, suggère-t-il dans Le Moi assiégé, ne s’enracinent dans une identification émotionnelle avec les autorités qui les font respecter, elles n’inspireront rien de plus qu’une obéissance servile. 
         En réalité, aux yeux de Lasch, un ordre humain conforme aux idéaux révolutionnaires d’égalité, de liberté et de décence ne semble possible que si les individus cultivent la modestie face à la vie, la loyauté dans leurs rapports et un esprit général de gratitude. Or, cette culture-là, Lasch pense la trouve dans le fonds de valeurs du populisme américain, dont il recompose les origines et les luttes du XIXe au XXe siècle dans Le Seul et Vrai Paradis. Alors que sous l’impulsion d’intellectuels experts en politologie tels que Dominique Reynié le « populisme » en est venu aujourd’hui à incarner une sorte de peste politique, remettant prétendument en question par son appel racoleur au peuple les fondements de la démocratie parlementaire, l’insigne mérite de l’ouvrage Le Seul et Vrai Paradis est de rendre au populisme sa vigueur critique et révolutionnaire face aux promesses du progrès capitaliste. 
         Dans une enquête de grande ampleur, qui évoque notamment le radicalisme chrétien d’Orestes Brownson (1803-1876), le transcendantalisme de Ralph Waldo Emerson (1803-1882), le mouvement de résistance non violente de Martin Luther King (1929-1968), en passant par le socialisme de guilde de George Douglas Howard Cole (1889-1959), Lasch met en évidence tout un gisement de valeurs relatives à l’humanisme civique, dont les Etats-Unis et plus largement le monde anglo-saxon ont été porteurs en résistance à l’idéologie libérale du progrès. Il retrouve, par-delà les divergences entre ces œuvres, certains constances : l’habitude de la responsabilité associée à la possession de la propriété ; l’oubli volontaire de soi dans un travail astreignant ; l’idéal de la vie bonne, enracinée dans une communauté d’appartenance, face à la promesse de l’abondance matérielle ; l’idée que le bonheur réside avant tout dans la reconnaissance que les hommes ne sont pas faits pour le bonheur. Le regard historique de Lasch, en revenant vers cette tradition, n’incite pas à la nostalgie passéiste pour un temps révolu. A la nostalgie, Lasch va ainsi opposer la mémoire. La nostalgie n’est que l’autre face de l’idéologie progressiste, vers laquelle on se tourne lorsque cette dernière n’assure plus ses promesses. La mémoire quant à elle vivifie le lien entre le passé et le présent en préparant à faire face avec courage à ce qui arrive. Au terme du parcours qu’il raconte dans Le Seul et Vrai Paradis, le lecteur garde donc en mémoire le fait historique suivant : il a existé un courant radical très fortement opposé à l’aliénation capitaliste, au délabrement des conditions de travail, ainsi qu’à l’idée selon laquelle la productivité doit augmenter à la mesure des désirs potentiellement illimités de la nature humaine, mais pourtant tout aussi méfiant à l’égard de la conception marxiste du progrès historique. Volontiers raillée par la doxa marxiste pour sa défense « petite bourgeoise » de la petite propriété, tenue pour un bastion de l’indépendance et du contrôle sur le travail et les conditions de vie, la pensée populiste visait surtout l’idole commune des libéraux et des marxistes, révélant par là même l’obsolescence du clivage droite/gauche : le progrès technique et économique, ainsi que l’optimisme historique qu’il recommande. Selon Lasch qui, dans le débat entre Marx et Proudhon, opte pour les analyses du second, l’éthique populiste des petits producteurs était « anticapitaliste, mais ni socialiste, ni social-démocrate, à la fois radicale, révolutionnaire même, et profondément conservatrice ». 
         Après avoir exposé avec le narcissisme et le populisme deux registres de valeurs et deux visions de la société humaine, Lasch en a finalement appelé à la résurgence de la critique sociale, en posant une question fondamentale : « La démocratie mérite-t-elle de survivre ? » 
    Renaud Garcia, « Christopher Lasch, le culte du narcissisme » in Radicalité, 20 penseurs vraiment critiques