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plus ou moins philo - Page 29

  • Nietzsche ou Schopenhauer ?

    Nietzsche ou Schopenhauer ? Récemment furent mis en ligne deux documents traitant de Nietzsche et Schopenhauer. Ces deux philosophes, « iconoclastes », marquent l’un et l’autre une rupture dans l’histoire de la philosophie
    Il est de bon ton en philosophie de considérer que l’homme est avant tout un être pensant. Ce jugement m’apparaît erroné. Puisque tant de Français disposent désormais d’un ordinateur muni d’un abonnement internet, il serait intéressant de répertorier la proportion de pages mémorisées (favoris, marque-pages) qui ont trait à la pensée conceptuelle parmi toutes les autres. Le résultat serait alors édifiant. Le plus souvent donc, les philosophes se fourvoient en adoptant un point de vue qu’ils posent comme clef de voûte. Avec Schopenhauer puis Nietzsche, un monde nouveau se fait jour. Les deux penseurs considèrent que l’homme, contrairement à la grande tradition philosophique, est davantage un être vivant qu’un être pensant. Par « vivant », il faut comprendre que les hommes sont mus par des pulsions vitales majeures dont le néo-cortex se fait l’instrument.
    Il est une expérience que l’on a effectuée à de multiples reprises avec certains singes. Les enfermant dans une pièce presque vide, si ce n’est quelques caisses dans un des coins et une grappe de banane au plafond, on les laisse alors à tour de rôle agir comme bon leur semble. Et à chaque fois le résultat est le même : fixant la grappe avec envie, le singe finit par aller chercher les caisses, les empiler, puis obtenir leur gain. En ce sens, il s’agit bel et bien d’un raisonnement à part entière même si bien entendu, nous avons de solides raisons pour croire que les animaux n’ont pas accès à la pensée conceptuelle.
    La majorité des hommes, ne pensent que très peu. Plus exactement, chez eux, la pensée est instrumentalisée afin de résoudre un problème donné et n’est donc pas une finalité. Si les hommes disposent de capacités leur permettant d’avoir accès à la pensée pure comme à l’éthique, elles ne sont utilisées que très peu. L’éthique, tout comme la pensée conceptuelle, sont des conquêtes, bien souvent conséquence d’un dur labeur fourni tout au long de la vie. Ce que nous apprennent aussi les éthologues qui ont beaucoup progressé depuis un demi-siècle, c’est que la distance entre l’homme et l’animal est bien moins importante que ce que l’on croyait naguère. Les psychologues savent depuis fort longtemps que la majorité des hommes agissent selon leurs intérêts où ce qu’ils croient en être. En ce sens aussi, ils ne sont pas fondamentalement différents des animaux.
    Le courant auquel appartiennent et Schopenhauer et Nietzsche a pour nom « Lebensphilosophie » que l’on traduit en langue française par « philosophie de la vie ». Il s’insurge donc contre la réduction de l’homme à son seul cerveau, considérant que ce sont nos pulsions – Wille – qui nous définissent le mieux. Ce qui fait la distinction, pour ne pas écrire opposition, entre Schopenhauer et Nietzsche, c’est que le second vante le processus vital alors que le premier le réprouve. Il n’est qu’à lire Nietzsche, volontiers aphoriste – le crépuscule des idoles par exemple – pour savoir à quel point il célèbre la Vie et fustige les métaphysiciens. Réciproquement, Schopenhauer villipendera Hegel, considéré comme le plus métaphysicien de tous les penseurs, au motif – il en est d’autres – qu’il ignore la sphère du vivant. Il y a d’ailleurs dans le cadre de ce que l’on appelle en philosophie « idéalisme », toute une tradition visant à rejeter les sens, ne laissant la place qu’à la pensée.
    Dès lors où on admet, et désormais nous n’avons plus guère le choix puisque les spécialistes du vivant sont des scientifiques, l’omniprésence du vivant chez l’homme, il faudra d’un point de vue politique, faire un choix entre Schopenhauer et Nietzsche. Faut-il libérer l’homme – Nietzsche - et en un certain sens le célébrer, ou au contraire comme le souhaite Schopenhauer, lui octroyer le statut de liberté conditionnelle, pour ne pas écrire qu’il faille le menotter ?
    Ce qui rend la société dans laquelle nous vivons particulièrement consensuelle, c’est très probablement parce qu’elle privilégie les droits aux dépens des devoirs. Que les devoirs engendrent des droits (Chateaubriand), c’est un vieux thème en philosophie. On insiste assez en classe de terminale durant l’enseignement philosophique sur le fait que la liberté engendre souvent contraintes. Dans une société de type libéral, et c’est le cas pour la nôtre, « chacun fait ce qui lui plait ». En ce sens, le libéralisme flatte nos pulsions les plus animales là où la civilisation astreint l’homme à se maîtriser. Et il va dès lors de soi que si l’homme a un mode de fonctionnement semblable à celui des animaux, il est ravi de l’aubaine – tout au moins de prime abord – que constitue le libéralisme qui lui permet d’agir comme bon lui semble.
    Les exemples ne manquent pas. Si c’est la télévision dont on se préoccupe, on sait que la majorité des Français – non sans mauvaise foi souvent - la qualifie de « nulle ». Elle fonctionne pourtant à l’audimat qui n’est autre que le suffrage universel. Si d’aventure les Français venaient à se passionner pour l’astrophysique, nous aurions droit à des émissions, aux heures de grande écoute, sur le sujet. Si en revanche, nous imaginons un instant que ce soient des lettrés et érudits, soucieux de faire monter le niveau général, qui établissaient la grille des programmes, force est de constater alors, que les Français très probablement, se désintéresseraient du petit écran. Il en va de même des marchandises non consommables qui sont proposées aux clients. S’il y a embarras du choix, c’est justement pour que chacun soit satisfait, cultivant son Moi. Il ne s’agit pas de prétendre que tous étaient habillés de la même façon voici un demi-siècle, mais il existait naguère une homogénéité qui a disparu aujourd’hui. A bien des égards aussi, le fait identitaire qui touche aussi bien blancs qu’arabes – de djellabas voici trente ans, il n’y en avait presque pas – n’est autre que celui d’un Moi collectif partiel, qui vient s’opposer au Tout national.
    Reste donc le choix à effectuer entre la célébration du Moi et sa contestation. On peut d’ailleurs considérer que mai 68 fut le point de départ historique de ce que l’on appelle postmodernité. Mai 68 fut véritablement la revendication de droits aux dépens d’une cité longtemps bâtie sur le devoir. Je ne veux nullement prétendre que Nietzsche eut souhaité être récupéré, lui l’aristocrate, par la société libérale, mais je suis bien obligé de considérer qu’il a été en ce sens annexé malgré lui…
    A suivre.

  • Platon

    Même s'il a existé les présocratiques, Platon est le premier grand philosophe de la pensée occidentale. Cela s'estime déjà dans une œuvre consistante qui est parvenue jusqu'à nous (entre 25 et 35 dialogues) et les thèmes fondamentaux de la pensée abordés. Il a eu une influence sur tous les philosophes postérieurs qui se sont en fin de compte toujours situés par rapport à lui comme les empiristes pour qui la connaissance vient de nos sensations (nihil est in intellectu quid non prius fuit in sensu) ou Nietzsche qui a fait de l'anti-platonisme.
    À travers Saint Augustin, il a participé à l'édification du christianisme. Le doute cartésien du monde perçu est un prolongement du platonisme. Quant à Husserl, il a fait le chemin inverse de revenir au monde premier : le monde perçu, puisque la physique galiléenne a voulu construire un monde intelligible à partir des mathématiques dans une démarche semblable à celle de Platon.
    Les grands thèmes platoniciens que nous allons étudier sont la connaissance ou qu'est ce que connaître ?, la dialectique, la philosophie morale et la philosophie politique qui restent les thèmes majeurs de la philosophie occidentale.
    L'œuvre de Platon est faite de dialogues en correspondance avec une époque de civilisation orale. Socrate ne savait ni lire ni écrire et il restera toujours la question sans vraiment de réponse définitive, de connaître l'influence de la pensée de son maître Socrate dans les écrits de Platon. La forme du dialogue a été peu reprise par les « philosophes » postérieurs si l'on excepte « Le neveu de Rameau » de Diderot qui a eu la reconnaissance de Hegel qui y a vu une démarche intellectuelle purement dialectique et parfois dans l'œuvre de Kierkegaard. Le philosophe danois a voulu revenir à la subjectivité en niant à l'inverse de Platon l'idée d'objectivité (« l’absoluité de ma subjectivité »).
    La philosophie occidentale n'aura été qu'un dialogue avec Platon.
    La théorie de la connaissance
    Chez les présocratiques, la différence entre l'être et le paraître n'existait pas. Avec Platon, nous allons instaurer cette fracture qui va se prolonger dans toute la philosophie occidentale jusqu'à de nouveau la contester comme par exemple dans la phénoménologie.
    Pour Platon existe le monde visible, c'est-à-dire le monde sensible et le monde intelligible.
    Les objets du monde sensible ne sont que des copies.
    On ne peut accéder au « vrai » monde ou monde intelligible que par la dialectique, terme que nous expliciterons (l'homme est un animal qui parle).
    Il y a plusieurs états de connaissance. Cette idée de progression de la « vérité » ou « connaissance » sera reprise par exemple chez Hegel dans la phénoménologie de l'esprit pour aller vers le savoir absolu.
    Pour Platon, le degré le plus bas de la connaissance est l'état de « simulation ». Les prisonniers de la caverne ne voient que les ombres des objets. Le degré suivant de la connaissance est l'état de « créance ». Les prisonniers de la caverne ne voient plus les ombres mais les objets.
    Ensuite viennent les deux étapes suivantes de la connaissance, tout d'abord l'activité discursive. Ce niveau de connaissance existe chez les mathématiciens et les raisonneurs.
    La dernière étape est celle de l’intellection, celle où on contemple l'être.
    Platon créera son fameux monde des idées qui est immuable et est le vrai monde selon lui. Il y a une essence du bien, de la justice ou du courage. Les idées sont les seules vraies réalités. Platon, en cherchant la vérité postule son existence à la différence des sophistes qui ne sont que des rhéteurs prêts à défendre n'importe quelle cause. Il existe une connaissance objective des choses.
    La dialectique
    Socrate avait ridiculisé les sophistes. Platon veut aller plus loin avec la dialectique, c'est-à-dire compléter le dialogue socratique avec un raisonnement déductif.
    Le dialogue socratique était aporétique, c'est-à-dire qu'il consistait essentiellement à des réfutations.
    La dialectique veut établir des vérités.
    Elle part du sensible pour atteindre les idées. Elle est la science des intelligibles.
    La réminiscence
    La connaissance n'est qu'un ressouvenir, une réminiscence du monde des idées. L'homme a déjà connu les réalités intelligibles, le monde des Idées, dans une vie antérieure. Ceci présuppose ou implique l'immortalité de l'âme. Chez Platon, il y a dualité entre le corps et l'âme. L'âme a existé avant d'être sur terre et existera après la mort. Elle est enfermée dans le corps « semblable à une maladie ».
    On retrouvera l'idée de la réminiscence dans l'innéisme des Descartes.
    «... Ils (ceux qui sont savants dans les choses divines) disent que l'âme de l'homme est immortelle et que tantôt elle aboutit à un terme (c'est précisément ce que l'on appelle mourir), et tantôt recommence à naître, mais que jamais elle n'est anéantie... Ainsi, en tant que l'âme est immortelle et qu'elle a plusieurs naissances, en tant qu'elle a vu toutes choses, aussi bien celles d'ici-bas que celles de chez Hadès (le dieu des Enfers), il n'est pas possible qu'il y ait quelque réalité qu'elle n'ait point apprise. Par conséquent, ce n'est pas du tout merveille que, concernant la vertu comme le reste, elle soit capable de se ressouvenir de ce dont même elle avait certes, auparavant, la connaissance. » (Ménon)
    La philosophie politique
    Le thème politique est omniprésent chez Platon. Il se trouve dans les deux livres : « La République » et « Les Lois » (œuvre tardive).
    Il décrit dans « La République » la Cité idéale. Il critique tout d'abord quatre régimes différents : la timocratie fondée sur l'honneur, l'oligarchie où ceux qui gouvernent s'enrichissent, la démocratie, régime aux mains des citoyens, et la tyrannie dirigée par un seul. La démocratie selon lui engendre la tyrannie. Après la mort de Socrate condamné par la démocratie, Platon voit dans celle-ci un régime contre l'ordre raisonnable. Elle nie la compétence.
    La Cité idéale est divisée en trois classes : ceux occupés aux tâches économiques, les producteurs, les gens d'armes chargés de la défense de la Cité (les guerriers) et au sommet les philosophes-gouvernants.
    Platon est pour l'égalité des fortunes et a prôné la communauté des biens, des femmes et des enfants.
    Le communisme est présenté comme un idéal. La base de l'organisation sociale sera une famille monogamique
contrôlée par l'État. Cet État est en fin de compte totalitaire et aristocratique, c'est-à-dire le gouvernement des meilleurs.
    Platon donnait aussi une grande importance à l'éducation.
    La philosophie morale
    Platon s'oppose au relativisme des sophistes qui ont émis l'idée que les normes morales varient d'une communauté à l'autre. Le philosophe veut donc objectiver la morale.
    Le point central de sa philosophie est l'idée du Bien qu'il relie au Vrai et au Beau. Le Bien est donc aussi beauté. L'homme n'accède à la connaissance de l’Être qu'à la lumière du Bien.
    « Ce qui communique la vérité aux objets connaissables et à l'esprit la faculté de connaître, tiens-toi pour assuré que c'est l'idée du bien... Les objets de la connaissance ne contiennent pas seulement la faculté de devenir connaissables, mais encore l'existence et l'essence du Bien qui n'est lui-même pas une chose existante mais qui dépasse celui-ci en élévation et en force. »
    Le Bien dans la République est comparé au Soleil ; il organise et fait connaître les idées.
    Après avoir séparé le corps et l'âme (dualisme), Platon décompose l'âme en trois parties : la raison qui est de l'ordre du divin, le courage (la partie noble) et les appétits (partie inférieure). Platon donne l'allégorie de l'attelage : la raison correspond au conducteur du char, le courage au cheval obéissant et les appétits au cheval rétif.
    La sagesse est la vertu de la raison. Le courage doit obéir à la raison. La vertu des appétits est la modération.
    Platon ajoute à ces trois vertus la justice. Ces quatre vertus sont appelées les vertus cardinales.
    « L'homme est animal qui parle ». Avec Platon l'homme est devenu un animal qui pense. Son enseignement au cours des siècles n'a jamais cessé. La philosophie est toujours conditionnée par le platonisme même et surtout chez ceux comme Nietzsche qui auront la hardiesse de l'attaquer. Avec mépris il appellera le monde des idées arrière-monde. Les chrétiens verront en lui un précurseur anticipant la révélation. Popper verra un précurseur du totalitarisme.
    La recherche de l'insaisissable vérité sera une constante de la philosophie occidentale.
    La dévalorisation du sensible en a fait le premier grand métaphysicien. La trilogie platonicienne peut-être mythique Bien-Vrai-Beau perdurera dans notre civilisation philosophico-scientifique.
    Patrice GROS-SUAUDEAU

  • Une société de simulation

    Koert van Mensvoort (@mensvoort) est un artiste, chercheur et philosophe hollandais. Il anime depuis plusieurs années l’excellent Next Nature (@nextnature), qui n’est pas seulement un site d’information qui interroge notre rapport au monde (dont a été tiré récemment un livre, le Next Nature Book), mais aussi un laboratoire de designers qui proposent d’étonnantes interventions pour interroger notre rapport à la technologie. C’est le cas du Nano Supermarket, une collection de prototypes censée utiliser les nanotechnologies pour nous faire réfléchir à leur impact ; et In-Vitro Meat, une passionnante réflexion sur notre rapport à la nourriture à l’heure où les technologies permettent de la produire artificiellement.

    L’un des thèmes que le site explore activement depuis de nombreuses années est ce que Koert van Mensvoort appelle la société de simulation (voir également les brèves sur ce sujet) qui s’appuie sur une réflexion de l’auteur qui date de 2009, mais qui demeure toujours aussi stimulante.

    Qu’ont en commun Tenet (vidéo), le simulateur de nourriture imaginé par les jeunes designers Renata Kuramsbina et Caroline Woortmann Lima, les magasins virtuels hors ligne que l’on trouve dans le métro coréen (des magasins physiques où l’on achète des produits à partir de leurs images, comme on le fait sur des catalogues ou sur l’internet), la ceinture de grossesse imaginée par Huggies pour que les pères puissent faire l’expérience de la grossesse, ou les fausses vitrines de commerce déployées en Irlande du Nord lors du G8 de juin 2013 pour cacher la misère bien réelle des populations, ou encore le sniffer (vidéo) du designer Lloyd Alberts, cet add-on aux Google Glass pour augmenter notre odorat, ou enfin cette étude qui montre que dans World of Warcraft, les joueurs s’identifient si fortement à leur avatar que cognitivement ils ressentent pour lui les mêmes émotions que celles qu’ils portent à leurs meilleurs amis…

    Ils témoignent du rôle et de l’importance prise par la simulation informatique et combien elle est un support à notre stimulation sociale et cognitive…

    Quand j’étais enfant, je pensais que les gens que je voyais à la télévision étaient vraiment vivant à l’intérieur du poste, se souvient Koert van Mensvoort… Le philosophe a grandi et a appris, comme chacun d’entre nous, comment la magie de la technologie fonctionnait. Depuis la photo, le cinéma et la télévision, les images ont envahi notre vie.

    La reproduction d’images par la technologie a explosé nous documentant de notre naissance à la veille de notre mort. Et les images occupent une place toujours plus importante dans notre manière de communiquer et transmettre de l’information. De plus en plus souvent, elles deviennent le facteur décisif de notre rapport au monde, explique-t-il. Tous nos objets sont devenus porteurs d’images et ces images sont toutes devenues un moyen de communication social… tant et si bien que les entreprises de chaussures de sport ne vendent pas des chaussures, ils vendent de l’image.

    En même temps, notre monde est devenu si complexe que nous cherchons en permanence l’image mentale pour nous aider à comprendre les choses. “La chose la plus extraordinaire de notre culture visuelle n’est pas le nombre d’images que nous produisons, mais notre besoin profondément ancré de visualiser tout ce qui pourrait être important. Plus une chose est visible, plus elle semble réelle, authentique. Sans images, il semble n’y avoir aucune réalité.”

    Dans le mythe de la caverne, rappelle Koert van Mensvoort, Platon nous décrit comme regardant des ombres sur les murs, des représentations d’un monde qui est au-delà de notre perception sensorielle. Aujourd’hui, les murs de nos cavernes sont pleins de projecteurs, d’écrans et de spots tant et si bien que nous ne voyons même plus les ombres sur les murs. Les simulations nous empêchent de reconnaître la réalité, comme l’explique Guy Debord dans la société du spectacle ou Jean Baudrillard dans Simulacres et simulation. Nous vivons dans un monde où les simulations et les imitations sont devenues plus réelles que la réalité elle-même, nous vivons dans le monde de l’”hyperréalité”, du faux authentique.

    En été, nous skions sur les routes et en hiver nous projetons de la neige sur les pistes. Les chirurgiens plastiques sculptent la chair pour la faire correspondre aux images retouchées des magazines… Nos outils façonnent la réalité et celle-ci est façonnée en retour. C’est d’ailleurs là tout l’enjeu de Next Nature, décrire comment notre empreinte culturelle transforme une nature définitivement perdue puisque nulle part elle n’échappe à la main de l’homme qui la façonne.

    Le schème de médias (un terme qui fait référence à la théorie des schèmes de Jean Piaget, qui explique que tout humain possède des règles ou des scénarios catégoriques qu’il utilise pour interpréter le monde : les nouvelles informations sont traitées en fonction de la façon dont elles s’intègrent dans ces règles) se définit comme la connaissance que nous possédons sur ce qu’un média est capable de faire et ce qu’on attend de lui. Cette connaissance nous permet de réagir de façon appropriée à un média : n’ayons pas peur de l’entrée du train en garde de La Ciotat, ce n’est qu’un film !

    Mais nos cerveaux ont des capacités limitées pour comprendre les médias, rappelle Koert van Mensvoort. “Bien que nous semblons avoir acquis une certaine sensibilisation aux médias au cours des années, une partie de notre impulsion originelle – en dépit de toutes nos connaissances – réagit toujours automatiquement et inconsciemment aux phénomènes que nous percevons”. Une image de nourriture à tendance à nous donner faim. Celle de l’arrivée du train à nous faire nous en écarter quand bien même nous savons que ce n’est qu’une image. Nos simulations sont autant de stimulations. Nos schèmes de médias ne sont pas innés, mais culturellement déterminés. C’est pour cela que chaque fois que la technologie nous propose quelque chose de nouveau, nous sommes dans un premier temps temporairement déconcertés… même si le plus souvent nous nous y adoptons plutôt bien.

    Nous vivons dans un espace médiatisé par la technologie. Nous nous y sommes adaptés. “Aujourd’hui, les images et les simulations sont souvent plus influentes, satisfaisantes et significatives que les choses qu’elles sont présumées représenter”. Nous consommons des illusions. Les images sont devenues partie intégrante du cycle qui détermine les significations. Elles ont une incidence sur nos jugements, nos identités, notre économie. En d’autres termes, nous vivons la simulation !

    “Alors que certains chiens ont une intelligence si limitée qu’ils pourchassent leurs propres queues ou ombres, nous les humains, aimons à penser que nous sommes plus intelligents parce que nous sommes habitués à vivre dans un monde de langues et d’abstractions symboliques complexes. Alors qu’un chien reste dupé par sa propre ombre, un être humain sait effectuer une vérification de la réalité. Nous pesons les phénomènes de notre environnement par rapport à nos actions pour former une image de ce que nous appelons la réalité. Nous le faisons non seulement individuellement, mais aussi socialement.”

    Or les notions de réalité et d’autorité sont beaucoup plus étroitement liées que nous nous en rendons compte, estime Koert van Mensvoort. Les technologies des médias ont atteint un niveau d’autorité au sein de notre société qui augmente leur réalisme et les réalités qu’elles produisent augmentent leur autorité. Faisant référence au télescope de Galilée qui a fait basculer notre vision du monde, nos outils numériques sont devenus nos nouveaux télescopes, nos moyens pour observer notre univers. Nous saluons nos amis via nos webcams, nous trouvons notre chemin grâce aux GPS, nous inspectons le toit de notre maison avec Google Earth… “Notre vision du monde est façonnée par les interfaces de nos médias”.

    L’ethnographe Sherry Turckle dans Life on the screen, ne disait pas autre chose, rappelle le philosophe et designer Stéphane Vial (@svial) dans son livre L’être et l’écran, comment le numérique change la perception. Nous sommes “de plus en plus à l’aise dans le fait de substituer des représentations de la réalité à la réalité”, c’est-à-dire avec le fait de considérer des réalités simulationnelles comme des réalités tout court. Les interfaces numériques, et notre consommation d’images qui vont avec, constituent une nouvelle matrice, une nouvelle forme où se coule notre perception.

    “S’envoyer des messages, faire des achats en ligne, échanger sur Twitter, tout cela ne résonne plus pour nous comme des pratiques relevant d’un cyberspace, mais comme des pratiques relevant du même espace que l’espace du monde”, rappelle le philosophe. La culture de la simulation nous a appris à prendre ce que nous voyons sous l’angle de l’interface, c’est-à-dire percevoir de manière nouvelle, acquérir une manière nouvelle “de se-sentir-au-monde”. Nous ne sommes plus projetés dans la rêverie du virtuel, mais nous vivons avec des interfaces numériques… Bref, “nous reconnaissons de plus en plus le phénomène informatisé dans son objectivité technique et sa matérialité bien réelle.”

    L’hypothèse du virtuel, c’est-à-dire cette opposition entre réel et virtuel que nous avons longtemps pratiqué, et que Stéphane Vial démonte dans son livre (ce qu’il faisait également d’une manière plus synthétique encore dans Place de la Toile), n’aura été qu’un premier pas pour comprendre la manifestation induite par le système technique numérique.

    Reste à comprendre ce que cette société de simulation veut de nous. Ce qu’elle nous apprend. Si ce qu’elle nous apprend peut nous servir dans le monde physique (à l’image de cet enfant suédois qui utilisa son savoir-faire acquis dans World of Warcraft pour sauver sa soeur d’une attaque d’élan), ou si elle ne cherche qu’à le subvertir, qu’à le transformer, à l’image de ces faux réels que nous ne cessons d’inventer ? Qu’est-ce que cette société de simulation tente de nous faire accepter d’autre que “transformer le réel en objet fétiche” ? Que d’être nous-mêmes l’objet de cette simulation et donc d’une stimulation incessante ?

    internet ACTU.net

    http://fortune.fdesouche.com/326429-une-societe-de-simulation

  • L'HABITUDE

    L'habitude a été le thème pour certains philosophes comme Aristote, Descartes, Leibniz, Malebranche jusqu'à Ravaisson dont le sujet a été sa thèse de philosophie. Cette réflexion n'est plus au programme de philosophie. Ce qui était pourtant le cas pendant la deuxième guerre mondiale et même après.
    « Est dû à l'habitude ce qu'on fait parce qu'on l'a fait souvent » (Aristote, Rhétorique). Pour Paul Valéry c'est « la transformation de l'événement en propriété ». L'habitude a aussi un effet psychologique de tranquilliser les âmes, de rassurer, de tuer l'angoisse quand elle devient liturgie. Au niveau d'une société, l'habitude s'appelle coutume et elle fait force de loi comme l'avait vu Montaigne.
    « C'est à la vérité une violente et traîtresse maitresse d'école que la coutume. Elle établit en nous, peu à peu, à la dérobée le pied de son autorité... Mais avec l'aide du temps elle nous découvre tantôt un furieux et tyrannique visage » (Montaigne, Essais).
    La fonction de l'habitude
    L'acquisition de l'habitude vient toujours d'un événement premier : l'habitude d'aller à l'école vient pour l'enfant de sa premier rentrée scolaire. Pour un adulte aller à son travail tous les jours est la continuité de la première journée de travail dans une société. L'habitude est « un art d'agir sans y penser et même mieux qu'en y pensant » (Alain).
    Les sportifs répètent des milliers de fois le même exercice pour arriver à l'excellence. L'habitude permet une progression
    « c'est parce qu'on ne se borne pas à reproduire qu'on apprend, qu'on progresse, qu'on s'adapte. Les gestes efficaces de la fin de l'apprentissage, avec leur économie d'effort et de mouvements inutiles, ne répètent pas les tâtonnements gauches et maladroits du début » (P. Guillaume).
    Pour Leibniz, l'habitude commence dès le premier acte à la différence d'Aristote pour qui elle naissait dans la répétition.
    Comme effet, l'habitude peut faire diminuer certaines de nos facultés comme la sensibilité, par exemple pour un médecin ou une infirmière à la vue du sang ou de la souffrance des autres. Ceci permettra d'ailleurs au médecin ou à l'infirmière de pouvoir mieux faire leur travail.
    En revanche, elle peut faire augmenter d'autres facultés comme la sensibilité musicale pour un musicien. L'habitude adapte donc un individu à son milieu ou son activité comme elle peut rendre l'homme automate. « Une âme morte est une âme complètement habituée » (Péguy).
    Curieusement, Kant dont la journée était réglée comme une horloge a écrit : « Plus l'homme a d'habitudes, moins il est libre et indépendant ».
    Une des propriétés de l'habitude est d'économiser la volonté, l'énergie, l'effort comme par exemple se lever tous les matins pour aller au travail. Elle permet un prodigieux pouvoir d'adaptation.
    L'habitude peut aussi être celle d'actes intellectuels comme la lecture, la programmation pour un informaticien, le calcul, la pensée. On peut aussi avoir des habitudes intellectuelles comme lire le journal tous les matins dont Hegel disait qu'elle était une prière du matin réaliste. L'habitude n'empêche donc pas fatalement la pensée. Elle permet même de se débarrasser de contraintes d'attention inutiles. L'habitude peut aussi devenir plaisir, ce dernier venant de la répétition comme de prendre certaines liqueurs à des moments de la journée.
    L'essence de l'habitude
    « Dans l'habitude, le corps se trouve pénétré par l'âme, il devient son instrument... se laissant pénétrer à la façon d'un fluide » (Hegel, Philosophie de l'esprit).
    Lorsque l'habitude est là, le corps n'est plus un obstacle, comme pour une danseuse à force de répétitions
    L'habitude selon Descartes est inertie à la différence d'Aristote pour qui elle est activité. Elle est un phénomène d'adaptation face à la nouveauté s'imposant.
    L'habitude est une illustration de cette citation de Leibniz « Le présent est chargé du passé et gros de l'avenir ». La principale critique de l'habitude est qu'elle peut être porteuse d'aliénation.
    « Là où il y a médiation, l'aliénation guette » (Mounier). Elle peut créer chez l'homme une certaine torpeur. L'habitude peut nous faire plus rien découvrir ce qu'a décrit Sully-Prudhomme dans un poème, le rôle de la poésie étant d'illuminer ce que nous ne voyons plus par habitude.


    « L'habitude est une étrangère
    Qui supplante en nous la raison :
    C'est une ancienne ménagère
    Qui s'installe dans la maison.
    Elle est discrète, humble, fidèle,
    Familière avec tous les coins ;
    On ne s'occupe jamais d'elle,
    Car elle a d'invisibles soins :
    Elle conduit les pieds de l'homme,
    Sait le chemin qu'il eût choisi,
    Connaît son but sans qu'il le nomme,
    Et lui dit tout bas : "Par ici."
    Travaillant pour nous en silence,
    D'un geste sûr, toujours pareil,
    Elle a l'œil de la vigilance,
    Les lèvres douces du sommeil.
    Mais imprudent qui s'abandonne
    A son joug une fois porté !
    Cette vieille au pas monotone
    Endort la jeune liberté ;
    Et tous ceux que sa force obscure
    A gagnés insensiblement
    Sont des hommes par la figure,
    Des choses par le mouvement. »


    PATRICE GROS-SUAUDEAU

  • L'ironie de Diogène à Michel Onfray

    Archives, 1997
    Robert STEUCKERS :
    Introduction au thème de l'ironie :
    L'ironie de Diogène à Michel Onfray
    Dans la philosophie grecque et européenne, toute démarche ironique trouve son point de départ dans l'ironie socratique. Celle-ci vise à aller au fond des choses, au-delà des habitudes, des conventions, des hypocrisies ou des vérités officielles. Les conventions et les vérités officielles sont bourrées de contradictions. L'ironie consiste d'abord à laisser discourir le défenseur des vérités officielles, un sourire aux lèvres. Ensuite, lui poser des questions gênantes là où il se contredit; faire voler en éclats son système de dogmes et d'idées fixes. Amener cet interlocuteur officiel à avouer la vanité et la vacuité de son discours. Telle est l'induction socratique. Son objectif: aller à l'essentiel, montrer que le sérieux affiché par les officiels est pure illusion. Nietzsche, pourtant, autre pourfendeur de conventions et d'habitudes, a raillé quelques illusions socratiques. Ce sont les suivantes: croire qu'une vertu est cachée au fond de chaque homme, ce qui conduit à la naïveté intellectuelle (a priori: nul n'est méchant); imaginer que la maïeutique et l'induction peuvent tout résoudre (=> intellectualisme); opter pour un cosmopolitisme de principe (Antisthène, qui était mi-Grec, mi-Thrace, donc non citoyen de la ville, disait, moqueur, que les seuls Athéniens pures, non mélangés, étaient les escargots et les sauterelles). Il n'empêche que ce qui est vérité ici, ne l'est pas nécessairement là-bas.
    Pour nous, le recours à l'ironie socratique n'a pas pour objet d'opposer une doctrine intellectuelle à une autre, qui serait dominante mais sclérosée, ou de faire advenir une vertu qui se généraliserait ou s'universaliserait MAIS, premièrement, de dénoncer, démonter et déconstruire un système politique et un système de références politiques qui sont sclérosés et répétitifs; deuxièmement, d'échapper collectivement à toutes les entreprises de classification et, partant, d'homologation et de sérialisation; troisièmement, d'obliger les hommes et les femmes qui composent notre société à retrouver ce qu'ils sont au fond d'eux-mêmes.
    Nietzsche critique Socrate
    Mais comme Nietzsche l'avait vu, la pensée de Socrate peut subir un processus de fixation, à cause même des éléments d'eudémonisme qu'elle recèle et à cause des risques d'intellectualisation. Après Socrate viennent justement les Cyniques, qui échappent à ces écueils. Le terme de “Cyniques” vient de kuôn (= chien). Le chien est simple, ne s'encombre d'aucune convenance, aboie contre l'hypocrisie, mord à pleines dents dans les baudruches de la superstition et du conformisme.
    Première élément intéressant dans la démarche des Cyniques : leur apologie de la frugalité. Pour eux, le luxe est un “bagage inutile”, tout comme les richesses, les honneurs, le plaisir et la science (le savoir inutile). La satisfaction, pour les Cyniques, c'est l'immédiateté et non un monde “meilleur” qui adviendra plus tard. Le Cynique refuse dès lors de “mettre sa sagesse au service des sots qui font de la politique”, car ces sots sont 1) esclaves de leurs passions, de leurs appétits; 2) esclaves des fadaises (idéologiques, morales, sociales, etc.) qui farcissent leurs âmes. Les Cyniques visent une vie authentiquement naturelle, libre, individualiste, frugale, ascétique.
    La figure de proue des Cyniques grecs à été Diogène, surnommé quelquefois “le Chien”. On retient de sa personnalité quelques anecdotes, comme sa vie dans un tonneau et sa réplique lors du passage d'Alexandre, qui lui demandait ce qu'il pouvait faire pour lui : « Ote-toi de mon soleil!». Le Maître de Diogène a été Antisthène (445-365). Antisthène rejetait la vie mondaine, c'est-à-dire les artifices conventionnels et figés qui empêchent l'homme d'exprimer ce qu'il est vraiment. Le danger pour l'intégrité intellectuelle de l'homme, du point de vue d'Antisthène, c'est de suivre aveuglément et servilement les artifices, c'est de perdre son autonomie, donc le contrôle de son action. Si l'on vit en accord avec soi-même, on contrôle mieux son action. Le modèle mythologique d'Antisthène est Héraklès, qui mène son action en se dépouillant de toutes les résistances artificielles intérieures comme extérieures. L'eucratia, c'est l'autarkhia. Donc, avec Antisthène et Diogène, on passe d'une volonté (socratique) de gouverner les hommes en les améliorant par le discours maïeutique, à l'autarcie des personnes (à être soi-même sans contrainte). L'objectif d'Antisthène et de Diogène, c'est d'exercer totalement un empire sur soi-même.
    Contre les imbéciles politisés, l'autarcie du sage
    Diogène va toutefois relativiser les enseignements d'Antisthène. Il va prôner :
    - le dénuement total;
    - l'agressivité débridée;
    - les inconvenances systématiques.
    Le Prof. Lucien Jerphagnon nous livre un regard sur les Cyniques qui nous conduit à un philosophe français contemporains, Michel Onfray.
    Première remarque : le terme “cynique” est péjoratif aujourd'hui. On ne dit pas, explique Jerphagnon : « Il a dit cyniquement qu'il consacrait le quart de ses revenus à une institution de charité » ; en revanche, on dit : « Il a dit cyniquement qu'il détournait l'argent de son patron ». Dans son ouvrage d'introduction à la philosophie, Jerphagnon nous restitue le sens réel du mot :
    - être spontané et sans ambigüité comme un chien (pour le meilleur et pour le pire).
    - voir l'objet tel qu'il est et ne pas le comparer ou le ramener à une idée (étrangère au monde).
    Soit : voir un cheval et non la cabbalité; voir un homme et non l'humanité. Quand Diogène se promène en plein jour à Athènes, une lanterne à la main et dit aux passants : « Je cherche un homme », il ne dit pas, pour “homme”, anèr (c'est-à-dire un bonhomme concret, précis), mais anthropos, c'est-à-dire l'idée d'homme dans le discours platonicien. Diogène pourfend ainsi anticipativement tous les platonismes, toutes les fausses idées sublimes sur lesquelles vaniteux, solennels imbéciles, escrocs et criminels fondent leur pouvoir. Ainsi en va-t-il de l'idéal “démocratique” proclamé par la démocratie russe actuelle, qui n'est qu'un paravent de la mafia, ou des idéaux de démocratie ou d'Etat de droit, couvertures des mafiacraties belge, française et italienne. Dans les démocraties modernes, les avatars contemporains de Diogène peuvent se promener dans les rues et dire : « Je cherche un démocrate ».
    Jerphagnon : « La leçon de bonheur que délivrait Diogène (...) : avoir un esprit sain, une raison droite, et plutôt que de se laisser aller aux mômeries des religions, plutôt que d'être confit en dévotion, mieux vaut assurément imiter les dieux, qui n'ont besoin de rien. Le Sage est autarkès, il vit en autarcie » (p. 192).
    Panorama des impertinences d'Onfray
    Cette référence au Cyniques nous conduit donc à rencontrer un philosophe irrévérencieux d'aujourd'hui, Michel Onfray. Dans Cynismes. Portrait d'un philosophe en chien (1990), celui-ci nous dévoile les bases de sa philosophie, qui repose sur :
    - un souci hédoniste (en dépit de la frugalité prônée par Antisthène, car, à ses yeux, la frugalité procure le plaisir parce qu'elle dégage des conventions, procure la liberté et l'autarcie).
    - un accès aristocratique à la jouissance;
    - un athéisme radical que nous pourrions traduire aujourd'hui par un rejet de tous les poncifs idéologiques;
    - une impiété subversive;
    - une pratique politique libertaire.
    Dans La sculpture de soi. La morale esthétique (1993), Onfray parie pour:
    - la vitalité débordante (on peut tracer un parallèle avec le vitalisme!);
    - la restauration de la “virtù” de la Renaissance contre la vertu chrétienne;
    - l'ouverture à l'individualité forte, à l'héroïsme;
    - une morale jubilatoire.
    Dans L'Art de jouir. Pour un matérialisme hédoniste (1991), Onfray s'insurge, avec humour et sans véhémence, bien sûr, contre:
    - la méfiance à l'égard du corps;
    - l'invention par l'Occident des corps purs et séraphiques, mis en forme par des machines à faire des anges (=> techniques de l'idéal ascétique). Le parallèle est aisé à tracer avec le puritanisme ou avec l'idolâtrie du sujet ou avec la volonté de créer un homme nouveau qui ne correspond plus à aucune variété de l'homme réel.
    Il démontre ensuite que ce fatras ne pourra durer en dépit de ses 2000 ans d'existence. Onfray veut dépasser la “lignée morale” qui va de Platon à nos modernes contempteurs des corps. Onfray entend également réhabiliter les traditions philosophiques refoulées: a) les Cyrénaïques; b) les frères du Libre-Esprit; c) les gnostiques licencieux; d) les libertins érudits; etc.
    Dans La raison gourmande (1995), Onfray montre l'incomplétude des idéaux platoniciens et post-platoniciens de l'homme. Cet homme des platonismes n'a ni goût ni olfaction (cf. également L'Art de jouir, op. cit.). L'homme pense, certes, mais il renifle et goûte aussi (et surtout!). Onfray entend, au-delà des platonismes, réconcilier l'ensemble des sens et la totalité de la chair.
    Conclusion : nous percevons bel et bien un filon qui part de Diogène à Onfray. Un étude voire une immersion dans ce filon nous permet à terme de détruire toutes les “corrections” imposées par des pouvoirs rigides, conventionnels ou criminels. Donc, il faut se frotter aux thématiques de ce filon pour apprendre des techniques de pensée qui permettent de dissoudre les idoles conceptuelles d'aujourd'hui. Et pour organiser un “pôle de rétivité”.
    Robert STEUCKERS. http://euro-synergies.hautetfort.com/

  • Le mariage de l'homme et de la femme : un bien pour tous

    Lu sur le blog de L'Homme Nouveau :

    "Dans une lettre adressée au cardinal Bagnasco, président de la Conférence épiscopale italienne, à l'occasion de la 47ème Semaine sociale des catholiques italiens, le Pape François a réaffirmé la nécessité de défendre la famille dans la perspective du bien commun. Il souhaite ainsi que soit mis « en évidence le lien unissant le bien commun à la promotion de la famille fondée sur le mariage, au-delà des préjugés et des idéologies ». Le Saint-Père a réaffirmé la vérité catholique sur l'institution familiale : « En tant qu'Eglise, nous proposons une conception de la famille qui est celle du Livre de la Genèse, de l'unité dans la différence entre homme et femme. Dans cette réalité, nous reconnaissons un bien pour tous, la première société naturelle, comme elle est aussi reconnue dans la Constitution de la République italienne ». De ce fait, écrit le pape la famille « ainsi conçue » reste le « premier et le principal sujet qui construit la société et une économie à mesure d'homme, et, comme telle, mérite d'être effectivement soutenue». [...]

    Le pape rappelle également dans cette lettre au cardinal Bagnasco que « les conséquences, positives ou négatives, des choix de caractère culturel et politique concernant la famille touchent à divers pans de la société ». Il évoque le problème démographique qui est « grave pour tout le continent européen et en particulier pour l'Italie », sans oublier d’autres questions celle de l’économie et du travail, de la croissance des enfants et même la « vision anthropologique à la base de notre civilisation ». Une allusion très claire au unions civiles homosexuelles. Dans ce sens, « Soutenir et défendre la famille, valoriser son rôle fondamental et central, c’est œuvrer pour un développement équitable et solidaire ». [...]"

    http://www.lesalonbeige.blogs.com/

  • Orwell éducateur (J-C. Michéa)

    michea

    Comme l’indique d’emblée Michéa, il s’agissait pour lui, avec cet ouvrage, de mettre à disposition du lecteur une « boîte à outils philosophiques » pour déconstruire les mythes modernes de la Technique et de l’Economie. Au-delà de l’entretien initial avec Aude Lancelin, donc, plongée dans une déconstruction méthodique de la théodicée progressiste.

    Orwell est repris par la propagande officielle pour ses deux romans, réduits à l’antisoviétisme. Après sa mort, la CIA a obtenu l’achat des droits d’adaptation de ses romans, s’arrangeant au passage pour en effacer les aspects anticapitalistes et anarchisants (vacuité du film 1984 de Radford avec John Hurt…) – son anticapitalisme étant vu comme obsolète. L’intérêt philosophique des écrits politiques d’Orwell est pourtant profond. Il tient notamment à sa rupture d’avec le dogmatisme et les jeux de pouvoir, et donc avec leur paradigme privilégié, la démocratie représentative contemporaine du politicard carriériste, dont la volonté de puissance fonde secrètement, pas seule mais en grande partie, l’impossibilité présente d’établir une société décente. Cet amour du pouvoir est motivé par l’immaturité, l’égotisme et, si on va au fond des choses, l’incapacité à penser correctement le rapport à l’autre ; le mal veut que les représentants de ces pathologies s’orientent naturellement vers les positions dominantes de la société. De cette analyse, bien sûr, découle le socialisme anarchisant d’Orwell, aussi éloigné des doctrines prédigérées du communisme « réel » que de la soumission au Divin Marché.

    Mais tout cela n’explique pas les raisons de l’occultation de ses écrits théoriques en France, alors qu’il est lu en Angleterre comme l’un des plus grands penseurs politiques du 20ème siècle. Dès la fin des années 30, Orwell a saisi la nature exacte de l’oppression totalitaire. Et, au grand dam de la bien-pensance, cette « nature » dépasse les avatars soviétique et nazi.

    Orwell se voit donc calomnié par la gauche, même encore aujourd’hui, qui n’hésite pas – quelle surprise – à désinformer en inventant des contre-vérités, en conformité aux « mœurs du néojournalisme européen », comme le note Michéa. Calomnies répétitives pour bien laver le cerveau de l’idiot moderne lecteur des organes de la Gauche officielle, car le crime orwellien est impardonnable : défenseur de la liberté individuelle certes, mais critique et de l’Etat, et du capitalisme, en rupture avec la philosophie des Lumières autant qu’avec le messianisme du Marché auto-régulé (« l’ordre spontané » du Marché, comme disent les libéraux). Au fond, avec Orwell, nous avons l’embryon d’une critique globale de l’économie politique apparue dans la modernité étatique, et c’est bien cela qu’on ne lui pardonne ni à « gauche », ni à « droite ».

    Socialiste, ce George Orwell. Mais pour Michéa peu importe le terme, seul importe « ce qu’il induit » ; et ce socialisme est bien loin à la fois du communisme d’Etat : c’est un socialisme ouvrier. Un socialisme nécessairement en rupture avec l’idéologie du Progrès, donc. La question que privilégie Orwell est : « ceci me rend-il plus ou moins humain ? ». Orwell cerne ce dont l’homme a besoin : « l’homme a besoin de chaleur, de vie sociale, de confort et de sécurité : il a aussi besoin de solitude, de travail créatif et de sens du merveilleux » (Michéa). Il critique d’instinct la mécanisation progressive de la vie, critique qui permit l’union, en Angleterre dans les années 1830, des tories et des premiers ouvriers chartistes (socialistes radicaux), contre le nouvel ordre industriel et marchand. Les Réactionnaires sont donc les vrais fondateurs du Socialisme, voilà ce que rappelle Orwell.

    Le Progrès est un messianisme, une religion séculière qui s’ignore, avec son fondamentaliste, l’intellectuel moderne. Il est supposé scientifiquement continu (le fameux « sens de l’histoire »…) et « d’une neutralité philosophique absolue », alors qu’il procède au contraire « d’une métaphysique et d’un imaginaire particulier, eux-mêmes tributaires d’une histoire culturelle précise. » Pour un progressiste positiviste, condamner le capitalisme sur les plans philosophique et moral le capitalisme est donc soit insensé, soit du domaine de la pose. Les progressistes de droite (les libéraux), eux, sont au fond plus cohérents : ils avouent crûment que la fin de l’histoire humaine, préfigurée dans le règne capitaliste du Machinal, est leur finalité. En somme, la Gauche comme la Droite postulent que nous devrions adapter nos manières de vivre à des réformes « mathématiquement nécessaires », mais la gauche fait semblant de vouloir humaniser ces réformes antihumaines par essence, alors que la droite, elle, assume son véritable projet.

    Le Progrès est une vision ethno et chronocentrée (bref, un suprémacisme qui s’ignore), qui nie les alternatives à la commercial society en universalisant « l’imaginaire spécifique » de l’Occident, et en postulant (« théorie des stades ») que chaque développement capitaliste mènerait à une société plus juste par le jeu des améliorations matérielles. C’est, en somme, une belle arnaque. Les choix qui président au Progrès sont faits en réalité au vu des contraintes économiques dans le cadre d’une certaine volonté politique, traduisant une certaine vision idéologique – comme par exemple les recherches technologiques pour limiter la durée de vie des appareils électroménagers à sept ans. Les choix qui président au Progrès ne recoupent donc rien qui ressemble à la poursuite d’une humanité meilleure, ou d’une société plus juste. Et parce que les choix sont faits ainsi, les résultats sont ce qu’ils sont…

    La vision du Progressiste, pour qui rien n’était mieux ni avant, traduit au fond un ensemble de mécanisme psychopathologique – la peur viscérale d’avoir une pensée réactionnaire, par exemple, est pour Orwell liée à la peur de vieillir. Le progressiste est, en fin de comptes, un grand enfant, naïf et limité psychologiquement : ainsi la Gauche – stalinienne comme sociale-démocrate, ou encore notre « gauche plurielle » – voit venir l’abondance matérielle illimitée, sans tenir compte des désirs infinis de l’homme, sans prioriser dans ses désirs, sans même s’interroger sur la question de leur justification.

    Parce que sa réflexion est bornée, l’intellectuel moderne évacue toute complexité de son esprit, se faisant à la fois critique d’une prétendue « réaction » qui s’attaquerait au combat « anticapitaliste », et en même temps apologète du « doux commerce » émancipant l’individu d’une tutelle étatique et policière – forcément… – totalitaire. Tout cela pour une fausse libération, encore plus mutilante que l’ancienne répression : la modernité reconnaît l’homme comme consommateur, mais le nie en tant qu’être humain. Message évident, au fond, mais presque impossible à faire comprendre : l’homme de gauche manque d’indépendance d’esprit, et ne s’intéressera pas à un auteur comme Orwell, en rupture avec les dogmes « humanistes de gauche ».

    Ce prétendu humanisme du Progrès est en réalité profondément mécaniste – au sens cartésien – et antihumain. Les Lumières, partant des comportements « naturellement » égoïstes de chacun, voient « l’homme machine » obéir à des mécanismes rationnels. Le progressisme issu de cette idéologie non sue est, selon Michéa, un processus sans sujet, dont la logique interne est infaillible. De fait, tout appel à une certaine moralité, une common decency (« civilité quotidienne des travailleurs et des humbles »), est raillée. Ce n’est pas, voyez-vous, assez « scientifique ».

    *

    Mais attardons-nous sur le socialisme d’Orwell, et plus généralement sur le socialisme ouvrier, davantage explicité ici que dans Orwell, anarchiste tory.

    En rupture avec les idéologies dominantes, le socialisme ouvrier et populaire est hybride, transversal, contrairement aux faux clivages créés pour défendre l’ordre établi. Il faut donc, selon Michéa, créer un langage commun pour démontrer l’universalité de la domination, et mener à une réelle unité du Peuple. Par exemple, mettre fin aux luttes « de gauche » qui ne s’adressent qu’au peuple de gauche, afin de mettre en place les conditions politiques et culturelles d’une lutte de classe nationale. Conditions et révolution culturelle parallèle pour déconstruire l’imaginaire capitaliste, notamment en dénonçant la confusion du souci de soi et de la réussite individuelle égoïste et narcissique. Pour Michéa, une société décente ou socialiste est une société « où chacun aurait les moyens de vivre librement et honnêtement d’une activité qui ait un sens humain », loin de la destruction des relations intersubjectives.

    Nous sommes ici invités à privilégier Mauss face à Marx, ce dernier oubliant (selon le premier) la « face juridique et morale du socialisme » ; l’action socialiste, pour Mauss, doit être psychique et tendre « à faire naître dans les esprits des individus et dans tout le groupe social, une nouvelle manière de voir, de penser et d’agir. » Syndicat et coopérative socialiste doivent être les bases de la société future.

    Renouer, alors, avec les travailleurs socialistes du 19ème siècle et leurs valeurs : solidarité, sentiment d’entraide, esprit du don, « colère généreuse », « sens de la morale », « intelligence libre », et au contraire refuser l’égoïsme et l’amoralité des sociétés marchandes et industrielles, rompre avec la Philosophie moderne (Helvétius, Beccaria, Bentham) et son axiomatique de l’intérêt égoïste et rationnel. Rompre, encore, avec la propagande publicitaire et l’industrie du divertissement, machines servant à faire intérioriser l’imaginaire moderne.

    Enfin, conclut Michéa, face aux évolutions récentes, la critique orwelienne du Progrès reste actuelle. Le dogme officiel préconise la croissance infinie des forces productives dans un monde écologiquement fini ; en outre, la logique de classe est gardée juridiquement invisible, ce qui permet aux privilèges de subsister, malgré la destruction de l’Ancien Régime ; la pathologie des classes dirigeantes est double : volonté de puissance et désir d’accumuler des richesses ; la logique marchande abolit la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange ; et le monde de la consommation est « devenu entre-temps culture et manière de vivre à part entière. » Désormais, comme l’expose Zizek – cité par Michéa, c’est « la consommation elle-même qui est la marchandise achetée. » Dans un tel contexte, la critique orwellienne est, plus que jamais, salvatrice.

    *

    Bref, récapitulons ce que nous enseigne la pensée orwellienne, telle qu’exposée à travers cet entretien et ses (très) nombreuses scolies :

    -          le Progrès est un mythe, une foi dont les postulats n’ont aucune base réelle mais reposent sur l’amoralité des élites les énonçant. Comme tout dogme, il est totalitaire par essence car ne souffre aucune contestation sérieuse sans aussitôt se montrer répressif ;

    -          le Progressiste est un croyant, messianiste suprémaciste et amoral, mais aussi infantile, qui a peur de devenir adulte ; il est atteint d’une pathologie du lien et d’une peur adolescente du sentiment (propos de Michéa). L’humanisme des Lumières dont il se réclame est macabre et machiniste. En ce sens, le Progressiste est inhumain ;

    -          seul un Socialisme digne de ce nom, celui des humbles, des travailleurs, de ceux qui restent ancrés dans le réel, est viable. Non parce que le travailleur est à déifier, loin de là, mais parce qu’il conserve des valeurs comme le don agoniste, l’entraide, les fondements qui permettent à toute société humaine d’exister en tant qu’entité collective ;

    -          être Socialiste c’est être réactionnaire, refuser la tabula rasa et ses arguments fallacieux. En prenant conscience de cela, et à toutes fins utiles quand nous savons que l’opposition entre les partis au pouvoir est une fausse opposition, il nous appartient de voir en quoi l’opposition entre le nationalisme et le socialisme est aussi une opposition fabriquée par le pouvoir pour faire apparaître antagonistes des tendances en réalité proches et complémentaires, qui devraient faire œuvre commune.

    Et à nous, nationalistes, Michéa nous donne quelques pistes de réflexion et de découverte complémentaires : Pierre Leroux, Philippe Buchez, Paul Goodman, Christopher Lasch, George Orwell, Pier Paolo Pasolini, Marcel Mauss, André Prudhommeaux… A la lecture !

    Citations :

    (Sur la criminalisation de toute critique du Progrès) : « Dans les sciences progressistes de l’indignation, dont les lois sont soigneusement codifiées, la rhétorique du Plus-jamais-ça autorise ainsi, à peu de frais, tous les morceaux de bravoure possibles, tout en procurant, pour un investissement intellectuel minimal, une dose de bonne conscience, pure et d’une qualité sans égale. Le tout, ce qui n’est pas négligeable, pour une absence à peu près totale de danger à encourir personnellement (on songera tout particulièrement, ici, aux merveilleuses processions de pénitents d’avril 2002). »

    « La mobilité perpétuelle des individus atomisés est l’aboutissement logique du mode de vie capitaliste, la condition anthropologique ultime sous laquelle sont censés pouvoir se réaliser l’adaptation parfaite de l’offre à la demande et « l’équilibre général » du Marché. Cette conjonction métaphysique d’une prescription religieuse (Lève-toi et marche !) et d’un impératif policier (Circulez, il n’y a rien à voir !), trouve dans l’apologie moderne du « Nomade » son habillage poétique le plus mensonger. On sait bien, en effet, que la vie réelle des tribus nomades que l’Histoire a connues, s’est toujours fondée sur des traditions profondément étrangères à cette passion moderne du déplacement compensatoire dont le tourisme (comme négation définitive du Voyage) est la forme la plus ridicule quoiqu’en même temps, la plus destructrice pour l’humanité. Bouygues et Attali auront beau s’agiter sans fin, leur pauvre univers personnel se situera donc toujours à des années-lumière de celui de Segalen ou de Stevenson. Sénèque avait, du reste, répondu par avance à tous ces agités du Marché : « C’est n’être nulle part que d’être partout. Ceux dont la vie se passe à voyager finissent par avoir des milliers d’hôtes et pas un seul ami » (Lettres à Lucilius). »

    La common decency selon André Prudhommeaux, cité par Michéa : « L’anarchisme c’est tout d’abord le contact direct entre l’homme et ses actes ; il y a des choses qu’on ne peut pas faire, quel qu’en soit le prétexte conventionnel : moucharder, dénoncer, frapper un adversaire à terre, marcher au pas de l’oie, tricher avec la parole donnée, rester oisif quand les autres travaillent, humilier un « inférieur » etc. ; il y a aussi des choses qu’on ne peut pas ne pas faire, même s’il en résulte certains risques – fatigues, dépenses, réprobation du milieu, etc. Si l’on veut une définition de base, sans sectarisme ni faux-semblants idéologiques, de l’anarchiste (ou plutôt de celui qui aspire à l’être), c’est en tenant compte de ces attitudes négatives et positives qu’on pourra l’établir, et non point en faisant réciter un credo, ou appliquer un règlement intérieur […] Les rapports entre le comportement (ou le caractère) d’une part, et de l’autre l’idéologie, sont ambivalents et contradictoires. Il y a souvent désaccord profond entre le moi et l’idéal du moi. Tel camarade se pose en adversaire enragé de l’individualisme « égocentrique », de la « propriété » et même de toute « vie privée », qui s’avère un compagnon impossible : persécuteur, calculateur et profiteur en diable : il pense moi, et il prononce nous. » (Texte rédigé en 1956).

    http://www.scriptoblog.com/index.php/notes-de-lecture/philosophie/544-orwell-educateur-j-c-michea

  • Le Prince (Nicolas Machiavel)

    Parmi les nombreux penseurs composant le corpus de la philosophie politique figurent quelques incontournables, dont fait partie Machiavel. Le penseur florentin, né en 1469, a produit un certain nombre d'œuvres, Le Prince étant sans aucun doute la plus connue. Connu pour le pragmatisme de la pensée qui y est développée, l'ouvrage s'inscrit dans un contexte bien précis, qui explique l'analyse de l'auteur. L'Italie était, en ce XVIème siècle naissant où Machiavel rédige cet essai, loin d'être unifiée ; elle était au contraire morcelée en de nombreuses Cité-États prises dans des luttes de pouvoir, tout comme la Grèce l'avait été en son temps. Florence, Venise, Naples s'opposaient, tantôt s'alliant tantôt s'attaquant, non seulement dans le but d'asseoir leur domination sur leurs territoires mais aussi afin d'étendre ces derniers. Les Cités moins importantes, telles que Forli, furent fréquemment au cœur de ces luttes, servant de trophée aux uns et aux autres. En outre, les pays voisins – France, Espagne, Allemagne, Suisse – ne se contentaient pas d'un simple rôle d'observateur, n'hésitant pas à intervenir militairement en faveur de tel ou tel camp. Cette Italie morcelée avait également en son sein une puissance non négligeable, avant tout sur le plan spirituel, à savoir l'Église. Or celle-ci, à l'époque où écrit Machiavel, vient d'élire Rodrigo Borgia à sa tête – rebaptisé Alexandre VI – dont l'une des principales visées fut d'ajouter un pouvoir temporel – en l'occurrence militaire et politique – au pouvoir spirituel déjà développé. La situation politique est donc d'une grande complexité, et d'une extrême instabilité. Les alliances peuvent se rompre du jour au lendemain, et les guerres se déclarer à tout moment.

    C'est dans ce contexte qu'écrit Machiavel. Son but, avant toute chose, est l'unification de l'Italie, et c'est à ce projet qu'il consacre Le Prince. Son pragmatisme a pu lui être reproché ; il faut savoir que Machiavel, avant d'être un écrivain, est un homme d'action. Fils de Bernard Machiavel, un homme de loi, il avait neuf ans lors de la conspiration des Pazzi – où Laurent de Médicis, dit le Magnifique, échappe de peu aux conjurés, alors que son frère succombe aux lames assassines. Il est donc confronté aux intrigues politiques dès son enfance, et sera nommé une vingtaine d'années plus tard second secrétaire de la Seigneurie. Dès lors, il va s'investir dans nombre de missions diplomatiques au service de sa ville natale, et agir de façon concrète. Il est donc, contrairement à de nombreux philosophes, un homme de terrain, qui fondera sa pensée sur ce qu'il observera au cours de sa vie de diplomate et de fonctionnaire de Florence, avant d'en être exclu. En effet, si Machiavel est durant de longues années un haut dignitaire de la ville de Florence, cumulant les charges (second secrétaire de la Seigneurie, secrétaire des Dix de Liberté et de Paix, chancelier des Neuf de la Milice...), il sera soupçonné de complot, arrêté, emprisonné et torturé en 1513 par les partisans de Jean de Médicis, avant d'être gracié et de se réfugier dans sa maison de campagne où il se mettra à écrire. De ce fait, contrairement à un Rousseau qui écrira plus tard selon ce que l'homme devrait être, et qui en verra le meilleur aspect, Machiavel se basera sur ce que l'homme est, quitte à en prendre l'aspect le plus négatif : il affirme ainsi que jamais les hommes ne manqueront l'occasion d'être méchants s'ils le peuvent.

    C'est donc cette vision qui détermine la pensée de Machiavel lorsqu'il écrit De Principatibus (Le Prince). N'hésitant pas à être dur dans ses recommandations – il dédie son essai à Laurent de Médicis, petit-fils du précédent – Machiavel n'a, une fois encore, que l'unification de l'Italie et l'affirmation de sa puissance et de sa gloire à l'esprit ; il prône donc ce qui doit être fait d'un point de vue pragmatique, pas ce qui devrait être fait d'un point de vue moral. C'est dans doute ce qui explique l'image négative qu'eut Machiavel durant un temps, après sa mort, image renforcée par le primat des questions temporelles sur l'aspect spirituel dans son œuvre. Machiavel étant, comme nous l'avons dit, un homme d'action et de terrain, ses conseils sont pragmatiques et peuvent aller à l'encontre des valeurs religieuses, reléguées en arrière-plan. Le Prince fut donc condamné dès la moitié du XVIème siècle par l'Église – le premier témoignage étant celui du Cardinal Pole vers 1538 qui qualifiera Machiavel d'auteur démoniaque ; de nombreux religieux suivirent le mouvement, parmi lesquels Gentillet, qui écrira un Discours sur les moyens de bien gouverner et maintenir en bonne paix un royaume. Contre Nicolas Machiavel Florentin. qui sera consacré à l'étude et à la critique tant du Prince que des Discours sur la première décade de Tite-Live.

    Pourtant, si le penseur florentin fut attaqué par l'Église après sa mort (toute son œuvre sera mise à l'Index fin 1559), il jouira par la suite d'une grande notoriété, et ce dans divers pays d'Europe, notamment en France, ce qui explique le caractère incontournable de son œuvre en matière de philosophie politique. Il sera par exemple repris et approuvé – ou contesté – par Montesquieu aussi bien que par le philosophe de Genève, Rousseau. Il est important de noter que Machiavel, tout en étant un homme d'action, a eu dès son enfance une culture solide : confronté à l'apprentissage de la grammaire latine dès sept ans, il pratiqua assidûment les auteurs latins, comme il l'écrit lui-même dans sa dédicace. Xénophon, Hérodote, Aristote, Polybe, Plutarque et Platon (que Machiavel rejette cependant) chez les Grecs, Tacite, Suétone, Cicéron ou encore Tite-Live chez les Latins, nombreuses sont les sources antiques permettant à Machiavel d'élaborer sa propre pensée politique. Machiavel a par ailleurs un style d'écriture lapidaire, comme il le dit lui-même dans sa dédicace à Laurent de Médicis : « Cette œuvre, je ne l'ai pas ornée et chargée de formules amples, de paroles ampoulées et magnifiques, ou de ces autres parures et ornements extrinsèques dont beaucoup ont coutume d'illustrer et broder leurs écrits ». Le Florentin dit ce qu'il pense devoir dire et ne cherche pas à enjoliver ses propos ; il va au cœur des choses et c'est ce qui le rend si intéressant.

    Le Prince, s'il se compose de vingt-six chapitres, est structuré en trois temps, que l'auteur définit lui-même. Ainsi, le premier chapitre est une courte introduction, énonçant différents types de monarchies ; cette étape est indispensable, car elle lui permettra de développer son raisonnement par la suite. Il y distingue ainsi les monarchies anciennes ou héréditaires des monarchies nouvellement acquises, que ce soit par les armes ou par la fortune. Les chapitres suivants, du II au XI, composent la première partie, consacrée au moyen de gouverner et de conserver chacune d'elles. Passés ces dix chapitres débute la deuxième partie, bien plus courte, allant des chapitres XII à XIV, dans laquelle Machiavel traite des questions militaires. La dernière partie est la plus longue, et va des chapitres XV à XXII ; elle a pour but de « voir quels doivent être les façons et gouvernement du prince avec ses sujets et avec ses amis ». Les trois chapitres restants forment quant à eux la conclusion, articulée en trois points comme nous le verrons.

    Des différentes monarchies et de leurs gouvernements respectifs

    De l'ancienneté des monarchies

    Fort de sa distinction entre les divers types de monarchies, Machiavel s'intéresse en premier lieu aux monarchies dites « héréditaires ». Il précise toutefois que, bien qu'il les ait mentionnées dans son premier chapitre, les républiques ne seront pas abordées dans son ouvrage. Celles-ci sont en effet étudiées plus longuement dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, et n'ont donc nulle raison d'être développées ici. Cette première partie du De Principatibus a en effet pour sujet d'étudier les moyens d'instaurer et de conserver une monarchie ; ceci s'explique par la situation chaotique de l'Italie, que nous avons mentionnée plus tôt : tenter d'introduire une république dans ces conditions serait un échec, et c'est pourquoi Machiavel considère que l'Italie ne peut être unifiée qu'à travers une monarchie, dont Laurent de Médicis – dédicataire de l'ouvrage – serait le Prince. Seule la force peut imposer une unification, quitte à ce que le régime politique change par la suite, comme le montrera l'exemple de Oda Nobunaga, seigneur de guerre qui unifiera le Japon à la fin du XVIème siècle en éliminant ses opposants.

    Machiavel s'intéresse donc dans le chapitre II aux monarchies dites « héréditaires », qui sont bien plus aisées à conserver, et qui se caractérisent par leur stabilité. En effet, l'auteur du Prince les qualifie d'« États héréditaires et accoutumés à la lignée de leur prince » (p. 71). (1) Les hommes aiment la routine ; un système qui dure depuis des années ou des générations les aura ainsi habitués, qu'ils aiment leur prince ou non. De ce fait, un changement radical sera mal perçu et considéré comme une source d'instabilité. Or, selon Machiavel, c'est justement cette idée de stabilité qui caractérise ces monarchies dites « héréditaires » : il y a par conséquent beaucoup moins de difficultés à les conserver que les nouveaux États, car il suffit de « ne pas altérer l'ordre établi par ses prédécesseurs » (p. 71). Conséquemment, un prince d'une habileté ordinaire, qui ne brille ni par ses connaissances militaires ni par ses capacités d'analyse, pourra toujours se maintenir dans un tel État, à moins que la fortune ne lui oppose une « force excessive », comme une invasion. Selon Machiavel, même la gravité d'une telle situation pourrait être relativisée, car dès lors qu'un peuple est habitué à son prince, le moindre revers de l'occupant est pour lui une occasion de reprendre son État, attendu par ses sujets.

    En revanche, tel n'est pas le cas dans les monarchies que Machiavel qualifie de « mixtes », auxquelles est consacré le chapitre III du Prince. La première phrase est explicite : « Mais c'est dans la monarchie nouvelle que se trouvent les difficultés. » (p. 73) ; Machiavel appelle « nouvelle » ou « mixte » toute monarchie n'étant pas héréditaire. Une monarchie mixte pourra être confrontée au même danger qu'une monarchie nouvelle, à savoir que les hommes sont facilement enclins à changer de maître en espérant trouver mieux, prenant de ce fait les armes contre lui, ce qui s'avère souvent une erreur selon le dignitaire florentin. Le changement d'un maître pour un autre est rarement synonyme d'une amélioration du quotidien, selon Machiavel ; cet état de fait découle selon lui d'une nécessité, corrélative à toute instauration d'une nouvelle monarchie, à savoir que tout nouveau prince sera contraint de léser ses nouveaux sujets. En effet, ceux-ci se voient dans un premier temps envahis par des hommes de guerre, avant de subir les inconvénients d'un nouveau régime. Toute nouvelle monarchie est donc risquée pour celui qui l'instaure, selon Machiavel : les nouveaux sujets sont lésés par l'occupation du pays, tandis que les alliés qui ont permis ce changement se considèrent rarement récompensés autant qu'ils devraient l'être. Par conséquent, le nouveau prince a pour ennemis ceux qui ont souffert de l'occupation du pays et peine à conserver l'amitié de ceux qui l'y ont fait entrer, qui lui tiennent rigueur de ne pas les avoir mieux récompensés mais contre lesquels il ne peut rien, étant leur obligé. Machiavel précise en effet que, quelle que soit la force de l'armée que l'on dirige, rien ne peut être fait sans l'appui des habitants.

    C'est alors que Machiavel a recours à ce qui rend Le Prince si particulier, par rapport à tant d'œuvres de philosophie politique : il se réfère à un exemple concret. L'ancien secrétaire florentin a en effet cette habitude – qui se remarque tout au long de l'ouvrage – d'ancrer sa pensée dans le réel, dans les faits, ce qu'explique son passé d'homme de terrain. Il va ainsi étayer chacun de ses propos par des exemples parlants, plus ou moins proches de lui dans le temps, afin d'assurer la validité de son argumentation. Il prend ici l'exemple de Louis XII qui perdit Milan aussitôt qu'il l'avait acquise, n'ayant pas été soutenu par le peuple mécontent. Machiavel s'appuie alors sur cette difficulté à garder un État nouvellement acquis pour proposer deux « remèdes » à cette difficulté, dans le cas d'un pays « différent de langue, de coutumes et d'institutions ». Le premier est d'aller habiter en personne en territoire conquis ; en effet, un prince résidant sur place est en mesure de constater les désordres naissants et donc d'y remédier avant qu'ils ne se développent trop, chose qui serait impossible à distance. Par ailleurs, les sujets ont la satisfaction d'avoir le prince à proximité, de même que la possibilité de se référer à lui. Ainsi, pour reprendre les termes de Machiavel, « ils ont plus de raisons de l'aimer, s'ils veulent être bons, et s'ils veulent être autrement, de le craindre » (p.75). L'autre moyen envisagé par Machiavel consiste à envoyer des colonies, plus efficaces que des troupes selon lui : elles causent moins de dépenses tout en provoquant moins de troubles, et aident au développement du pays colonisé (qui reste toutefois soumis au colonisateur), là où les troupes armées l'auraient détruit. Il s'agit de limiter la puissance d'autrui tout en les protégeant, tout comme le faisaient les Romains : « celui qui cause qu'un autre devienne puissant va à la ruine. » (p.80).

    Des moyens d'acquérir une monarchie

    Ces monarchies nouvelles ou mixtes peuvent être acquises de différentes façons, que Machiavel étudie dans les chapitres suivants. En premier lieu, il s'intéresse aux monarchies acquises par ses propres talents ou ses propres armes ; tel est le sujet du chapitre VI. Celles-ci sont relativement stables car acquises par soi-même, et leur conservation dépend en grande partie de l'habileté du prince qui les gouverne. Le simple fait de passer d'homme privé à prince requérant chance et fortune, nombre de difficultés sont écartées ; néanmoins, la nature des hommes étant changeante, ils sont selon Machiavel aisés à persuader mais difficiles à maintenir. Fortune et virtù doivent donc être conjuguées. Il prend pour exemples de souverains excellents favorisés par la vertu Moïse, Romulus et Thésée, chacun ayant pu être ce qu'il a été grâce à la fortune ; la situation des peuples qu'ils rallièrent chacun à leur manière était condition sine qua non de l'expression de leur grandeur. La fortune a donc permis à ces hommes d'agir, en leur en offrant l'occasion ; celle-ci se serait cependant révélée vaine si ceux-là n'avaient été de grands hommes. Le véritable danger provient de l'introduction de nouvelles institutions dans un État ; il n'y a selon Machiavel nulle chose plus difficile à entreprendre ou à réussir que celle-ci : ceux que les anciennes institutions favorisaient sont ennemis d'un changement, tandis que les autres ne le défendraient pas avec ardeur. Il importe donc d'être aimé du peuple après avoir introduit de nouvelles institutions, comme le fut Hiéron de Syracuse, dont le mérite fit qu'il prit la tête des Syracusains opprimés, et qu'il n'eut pas de difficulté à rester leur prince.

    En revanche, si une monarchie a été acquise par les armes ou le talent d'autrui, il est bien plus aisé d'en prendre la tête, l'allié étant généralement puissant, mais extrêmement difficile d'y rester, dépendant du bon vouloir de l'allié en question. Machiavel prend les exemples de François Sforza et de César Borgia pour étayer son propos. Le premier devint Duc de Milan par ses propres moyens, à l'aide de son talent, et le resta sans difficulté. A contrario, César Borgia obtint ses États par le biais de son père, le pape Alexandre VI, et perdit tout faute d'avoir bâti les fondements au préalable comme il l'aurait dû pour espérer durer. Machiavel reconnaît à César Borgia d'avoir agi de façon à assurer sa longévité, après avoir été nommé duc par son père ; c'est le moyen d'accession au pouvoir qui causa sa perte. Plutôt que de travailler lui-même à atteindre le pouvoir, il se le fit offrir par son père, ce qui ne lui accorda aucune légitimité. Par opposition à François Sforza, Borgia n'eut donc aucune difficulté à se hisser au pouvoir, mais il ne parvint pas à y rester, et tomba avec celui à qui il le devait. César Borgia tenta pourtant de se prémunir de la chute par quatre moyens, qu'expose Machiavel : en premier lieu, il s'assura d'éliminer toute la lignée des seigneurs qu'il avait remplacés, afin d'empêcher le Pape qui succéda à son père et qui lui était hostile, Jules II, de les restaurer. Ensuite, il se gagna tous les gentilshommes de Rome, afin d'avoir un moyen de pression sur le Pape, puis il se rendit le Collège des cardinaux favorable. Il n'eut cependant pas le temps d'acquérir assez de puissance pour pouvoir résister à la disparition d'Alexandre VI, souffrant lui-même d'une santé fragile.

    Un autre moyen d'atteindre le pouvoir développé par Machiavel dans le chapitre VIII est celui qui procède par « scélératesses », afin de passer d'homme privé à prince. On peut soit supprimer le gouvernement libre en place (hypothèse que Machiavel développe dans les Discours), soit profiter de la faveur de ses concitoyens (ce qui est développé dans le chapitre suivant). L'exemple donné est celui d'Agathocle de Sicile qui, de condition « infime et abjecte » (p. 99), prit le pouvoir par la force en éliminant tous les sénateurs à l'aide de l'armée. Il fit face à l'adversité avec mérite et parvint même à contourner puis repousser la menace carthaginoise, libérant Syracuse du siège qu'elle subissait. Violent et cruel, Agathocle ne peut selon Machiavel pas être qualifié de grand homme malgré son courage et son habileté. De la même manière, plus proche dans le temps, Liverotto de Fermo n'hésita pas à tuer les notables de la ville de Fermo (y compris son oncle qui l'avait recueilli) pour la diriger, avant d'éliminer le magistrat suprême. De ce fait, il put assurer sa mainmise sur la ville de Fermo, et devenir redoutable pour les villes voisines, avant d'être trompé puis tué par César Borgia. Machiavel s'appuie sur ces exemples pour envisager un bon et un mauvais usage de la cruauté, qui distingue Agathocle de Liverotto. En effet, Agathocle fut cruel et fourbe pour accéder au pouvoir, mais parvint à défendre la Cité qu'il dominait contre ses ennemis, contrairement à Liverotto qui alla jusqu'à commettre un parricide. Le « bon » usage de la cruauté désigne celles qui se font d'un seul coup pour ne plus avoir à être commises, et qui sont tournées autant que possible au profit des sujets, tandis que le mauvais usage va croissant, les cruautés se multipliant avec le temps. Ce moyen d'acquisition d'une monarchie peut être efficace mais est immoral, et n'est pas sans risque.

    Est alors développé le dernier type de monarchie, par faveur de ses concitoyens, que Machiavel appelle « monarchie civile ». Dans ce type de monarchie, Machiavel opère une nouvelle distinction : on peut accéder au pouvoir soit par faveur des plus grands, c'est-à-dire l'élite, soit par la faveur du peuple. De ces deux possibilités, la faveur des grands est plus risquée : soit ils se lient à la fortune de celui qu'ils hissent au pouvoir, devant alors être honorés s'ils ne cherchent pas à en abuser, soit ils ne le font pas, ou bien par calcul et par ambition – auquel cas ils se révèleront des ennemis dans l'adversité – ou bien par manque de courage, ce qui en fera de bons conseillers en cas de prospérité mais de piètres alliés face au moindre danger. Être fait prince par faveur populaire est plus prudent : il est en effet plus à craindre d'en mécontenter quelques uns tout en ayant le soutien du peuple que de brimer le peuple pour en satisfaire quelques uns. Le soutien du peuple est, selon Machiavel, le meilleur rempart du prince pour conserver son pouvoir.

    Du gouvernement d'une monarchie

    Voilà qui nous amène au troisième axe de la première partie du Prince : comment doivent être gouvernés les différents types de monarchies. Machiavel part d'un exemple représentatif pour développer son propos. Il s'agit de celui d'Alexandre le Grand, qui mourut peu de temps après avoir conquis l'Asie. Selon toute logique, les pays conquis auraient dû se révolter à ce moment-là ; pourtant, ils n'en firent rien, ce sur quoi s'interroge Machiavel. Selon lui, il existe deux façons de gouverner une monarchie : ou bien par un prince, tous les autres étant ses serviteurs et l'aidant à gouverner le royaume selon son bon vouloir, ou bien par un prince et des « barons », qui ont ce rang non par la faveur du prince mais par hérédité et ancienneté. Le premier exemple est le cas du Turc, sa monarchie étant divisée en provinces, chacune étant dirigée par un administrateur qu'il remplace comme bon lui semble ; ce gouvernement a comme avantage que l'État sera difficile à conquérir, mais aisé à conserver, tout dépendant du prince. Cet exemple permet de comprendre pourquoi le royaume de Darius, conquis par Alexandre le Grand, ne se révolta pas à la mort de celui-ci.

    L'autre possibilité est représentée par le Roi de France contemporain de Machiavel. Ce dernier est « placé au milieu d'une foule de seigneurs de vieille souche, reconnus de leurs sujets, et aimés d'eux » (p. 82). Contrairement au cas du Turc, le Roi ne peut alors pas élever ou déchoir tel ou tel selon son envie, sans s'attirer la colère du peuple. Le pouvoir de ces barons est tel qu'il est plus aisé de prendre le pouvoir que dans le premier cas, par la corruption de certains d'entre eux ; il est cependant bien plus difficile d'y rester, car supprimer la lignée du prince ne suffit pas, compte tenu de tous ces seigneurs qui ne peuvent être ni contentés ni exterminés, étant trop nombreux. De ce fait, la première occasion peut faire perdre le royaume gagné avec facilité. L'attitude à adopter dépend donc non du vainqueur, mais de l'objet de la victoire (l'État) et de son fonctionnement.

    Lorsque les pays acquis sont habitués à vivre selon leurs lois, le prince a trois possibilités pour assurer sa domination : les détruire, aller y vivre en personne, ou les laisser vivre selon leurs lois tout en prélevant un tribut et en s'assurant de l'amitié du gouvernement qui y est instauré. Machiavel étudie les exemples des Romains et des Spartiates. Dans le cas des Spartiates, l'instauration d'un gouvernement oligarchique à Athènes et à Thèbes leur permit de tenir ces villes sans avoir recours à la force, pour un temps déterminé, avant de les reperdre. Les Romains pour leur part détruisirent Capoue, Carthage et Numance et ne les perdirent pas ; en revanche, lorsqu'ils laissèrent à la Grèce ses lois et ses institutions, ce fut un échec, ce qui les mena à détruire un certain nombre de villes. La destruction est, des moyens mentionnés, le seul qui soit absolument sûr, selon Machiavel : « qui devient maître d'une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit pas, qu'il s'attende à être détruit par elle » (p. 85), celle-ci tentant à la moindre occasion de restaurer ses anciennes institutions.

    Deux points majeurs apparaissent au fil de cette étude des diverses formes de gouvernement que fait Machiavel. Le premier est d'être en mesure de se défendre et de résister en cas d'attaque, ou de pouvoir vaincre une armée adverse en rase-campagne, qu'il développe au chapitre X ; en d'autres termes, un État viable se doit de ne pas dépendre d'autrui, sous peine d'être sous la menace constante d'une invasion. Il prend pour exemple les villes d'Allemagne qui, si elles sous soumises à l'empereur, ne craignent nulle action de sa part car elles sont suffisamment fortifiées, armées et approvisionnées pour tenir un siège de longue durée. Le deuxième point, sans doute le plus important, est que le prince – nouveau ou non – doit en toute situation veiller à conserver l'amour et le soutien du peuple. Certaines lectures de Machiavel le présentent comme n'hésitant pas à justifier qu'un prince opprime son peuple ; il n'en est rien, car dès lors que le prince fait souffrir le peuple, il est assuré d'en perdre le soutien et donc la protection. C'est là le point commun à tout type de monarchie qui espère durer : l'amitié du peuple doit toujours être assurée, sans quoi le prince doit se préparer à sa chute imminente.

    Des questions militaires

    Des différents types d'armée

    Machiavel consacre la deuxième partie de son ouvrage aux questions militaires, et entreprend au chapitre XII de distinguer les différents types d'armée, qui sont au nombre de quatre. Le premier exemple concerne les troupes mercenaires, qui sont selon Machiavel « sans unité, ambitieuses, indisciplinées, infidèles ; vaillantes avec les amis ; avec les ennemis, lâches » (p. 117). Un prince qui se repose sur une armée mercenaire n'aura donc jamais ni stabilité ni sécurité. Les individus qui la composent n'étant liés au prince que par leur solde, ils ne sont pas prêts à mourir pour lui, et désertent donc dès que la guerre se déclare ; ils sont en outre dangereux en temps de paix, par leur attitude. C'est là la cause de la ruine de l'Italie, selon Machiavel, qu'elle s'est trop reposée sur des troupes mercenaires. Celles-ci ne peuvent en aucun cas être fiables, quand bien même leur capitaine serait un talentueux homme de guerre, car il aspirerait alors à sa propre gloire au détriment de celle de son employeur, tandis qu'un capitaine médiocre ne serait d'aucune utilité et ne le mènerait qu'à la défaite. Le prince doit lui-même aller à la guerre et diriger les opérations, et non s'en remettre à quelqu'un dont il loue la fidélité. C'est ainsi que les progrès se feront, et non par les armées mercenaires, qui sont l'un des deux types d'armée « inutile et dangereuse » selon Machiavel.

    Le deuxième type, proche des mercenaires en ce que ces troupes sont extérieures à l'État, est plus dangereux encore : il s'agit des troupes auxiliaires, dont l'utilisation excessive a elle aussi provoqué la ruine de l'Italie. Les troupes auxiliaires sont celles d'un autre potentat, appelé à l'aide en cas de besoin. A leur sujet, Machiavel écrit que « celui qui veut ne pouvoir vaincre, qu'il use de ces troupes (…). Avec elles en effet, la ruine est chose faite. » (p. 124). En effet, contrairement aux troupes mercenaires, les troupes auxiliaires sont disciplinées et prêtes à obéir, mais à un autre, de sorte que dès que l'on se place en position d'infériorité en leur demandant de l'aide, elles sont en position de prendre le pouvoir. C'est pourquoi Machiavel conclut avec ironie que le plus dangereux dans les troupes mercenaires est la lâcheté, tandis que chez les troupes auxiliaires c'est la vaillance. L'ardeur qu'elles mettent au combat peut en effet se retourner contre le prince qui demande leur aide, pour peu que celui qui les dirige décide de l'attaquer à son tour, profitant de sa faiblesse et de l'élimination des autres dangers. En cas de défaite, l'on est vaincu, et en cas de victoire, l'on est leur prisonnier. L'exemple donné est celui de l'empereur de Constantinople, qui fit appel aux Turcs et les fit venir en Grèce, après quoi ils refusèrent de partir et asservir le pays.

    C'est pourquoi tout prince faisant preuve de sagesse évitera l'un comme l'autre et cherchera toujours à avoir ses armes propres, c'est-à-dire une armée composée de ses propres sujets, qui lui soit fidèle et qui soit donc fiable. Outre la fiabilité de ces troupes « propres », la réputation du prince est elle-même en jeu : un prince qui ayant recours à des troupes mercenaires ou aux troupes d'un autre pays ne suscite que mépris, tandis qu'un prince ayant sa propre armée, issue d'un État qu'il a su rendre fort, brillera aux yeux de ses voisins, et sera même craint s'il cherche à l'être. Une fois encore, Machiavel a recours a un exemple, celui de César Borgia : celui-ci, passant des troupes auxiliaires (françaises) avec qui il prit Imola et Forli aux troupes mercenaires (les Orsini et les Vitelli) avant de les supprimer et de finalement avoir ses propres troupes, vit sa réputation s'accroître progressivement. Cet exemple est renforcé par celui de Hiéron de Syracuse qui, nommé chef des armées, élimina la milice mercenaire pour la remplacer par ses propres hommes.

    De l'importance de l'art de la guerre

    L'art de la guerre est et doit rester une priorité pour le prince : « un prince (…) ne doit avoir autre objet ni autre pensée, ni prendre autre chose pour son art, hormis la guerre et les institutions et science de la guerre ; car elle est le seul art qui convienne à qui commande. » (p. 127). Cet art doit être central dans la vie du prince ; un bon prince est en effet aussi apte aux questions politiques qu'aux questions militaires. Nous avons déjà mentionné le soin que le prince doit apporter à la gestion de sa monarchie (ce que Machiavel reprend et développe par la suite), mais à ce soin doit être ajouté un souci constant de la guerre. La maxime si vis pacem, para bellum (« si tu veux la paix, prépare la guerre ») correspond ici tout à fait : en temps de guerre, le prince doit s'occuper lui-même de son armée et de vaincre ses ennemis ; en temps de paix, il doit se préparer à la guerre, celle-ci pouvant survenir à tout instant, comme le montre l'instabilité de l'Italie du début du XVIème siècle.

    Tout prince faisant passer les plaisirs avant les armes est assuré de perdre son État : si François Sforza passa d'homme privé à duc de Milan, c'est parce qu'il prit les armes ; en outre, un prince qui n'y entend rien à l'art de la guerre ne sera pas estimé de ses soldats et ne pourra se fier à eux. En temps de paix, le prince doit même s'exercer plus qu'en temps de guerre, aussi bien en gardant ses troupes entraîner qu'en s'entraînant lui-même. Cet entraînement peut prendre deux aspects, physique et mental. Le prince doit, selon Machiavel, aller sans cesse à la chasse, afin d'habituer son corps aux conditions rigoureuses mais également d'apprendre à connaître le terrain sur son territoire. Cette connaissance lui permettra d'une part de mieux connaître son pays et donc de mieux le défendre, et d'autre part à mieux exploiter certains types de terrains : la connaissance d'un terrain montagneux ou d'un marécage se révèle utile dans tout terrain similaire ; la connaissance d'une province permet une familiarisation plus rapide avec une autre. Cet exercice mental passe également par la lecture des livres d'histoire, afin d'examiner la vie des grands hommes et de comprendre aussi bien leurs victoires que leurs défaites, afin d'imiter les premières et d'éviter les autres. Le prince ne doit donc jamais rester inactif, même en temps de paix, et en aucun cas se laisser aller aux plaisirs, sous peine de travailler à sa propre destruction.

    Des façons et gouvernement du prince avec ses sujets et ses amis

    De l'image qu'un prince doit donner

    Le troisième thème auquel est consacré le Prince englobe aussi bien les actions que les attitudes du Prince dans son rapport non à l'État de manière générale mais plutôt dans celui qu'il doit entretenir avec les individus. L'auteur du Prince est connu (à tort ou à raison) comme celui qui ne tient que peu compte de la morale dans l'attitude qu'un prince devrait avoir. C'est assez inexact, tout en ayant un fond de vérité. Disons-le une fois de plus, Machiavel préfère « se conformer à la vérité effective de la chose plutôt qu'aux imaginations qu'on s'en fait. » (p. 131). Un prince vertueux est bien évidemment préférable à un cruel ; mais celui qui cherche en toute situation à être un homme de bien ne peut manquer, selon le Florentin, d'être détruit par l'infinité d'individus qui ne sont pas bons. Machiavel voit les choses de façon pragmatique : « Aussi est-il nécessaire à un prince, s'il veut se maintenir, d'apprendre à n'être pas bon, et d'en user et n'user pas selon la nécessité. » (p. 131). Machiavel n'encourage nullement le prince à être immoral ; il lui préconise seulement de savoir l'être si sa survie et celle de son État l'exigent – rappelons que l'Italie est alors morcelée et que chaque État est susceptible d'être envahi par un État voisin, pour peu qu'il montre un signe de faiblesse. Par conséquent, sans chercher à avoir une mauvaise réputation ou à être craint, le prince ne doit pas hésiter à sacrifier sa réputation et à paraître tel si cela lui permet de sauver son État ; il est selon Machiavel préférable de paraître chargé de vices et de protéger son État que de paraître vertueux et d'entraîner sa ruine.

    Il en va de même pour la libéralité ou la parcimonie : le prince doit adapter son attitude à la situation, et ne jamais risquer la ruine de son potentat ; tel doit rester son objectif principal. Le prince, quelle que soit son attitude, est avant tout le garant de sa monarchie et de ses sujets, selon Machiavel. La meilleure solution, sur ce point, est selon lui d'être ladre au début du règne, pour ensuite devenir de plus en plus libéral tout en restant modéré, afin de contenter les sujets petit à petit, sans pour autant vider les caisses de l'État. De la même manière, le prince ne doit pas craindre d'être tenu pour cruel, si cela lui permet d'unifier son peuple, car il jouira alors d'une certaine renommée, alors qu'un excès de pitié le ferait passer pour faible et serait une incitation à l'attaque. Machiavel cite l'Enéide de Virgile pour justifier ce fait : « Les circonstances difficiles et la nouveauté de mon règne me contraignent à procéder ainsi, et à faire garder toutes les frontières. » Pour faire simple, s'il faut faire un choix, il est plus sûr d'être craint que d'être simplement aimé, du fait de l'instabilité des hommes. En effet, comme le dit Machiavel, « les hommes aiment à leur gré et craignent au gré du prince. » Et Machiavel de donner l'exemple de Hannibal, qui était craint et qui permit à sa gigantesque armée de rester unie.

    Des actions et entreprises du prince

    Le prince a selon Machiavel deux moyens de se battre : soit par le biais des lois, soit par le biais des armes. Pourtant, plutôt que de chercher à favoriser l'une par rapport à l'autre, l'auteur affirme que le prince doit savoir user des deux, qu'il doit être à la fois renard et lion, c'est-à-dire qu'il doit savoir ruser aussi bien qu'utiliser la force. Il importe toutefois de cacher ces talents car, en politique, il est dangereux de montrer l'étendue de ses forces. C'est là que la confusion a pu s'opérer, sur les propos de Machiavel, car il écrit que « celui qui trompe trouvera toujours qui se laissera tromper » (p. 142), avant de donner l'exemple d'Alexandre VI (Rodrigo Borgia), maître en manipulation. De la même manière, le plus important n'est pas, pour le prince, d'avoir toutes les qualités qui lui attireront le respect de tous mais de sembler les avoir ; le paraître prend ici une importance majeure. Un prince se définissant par certaines valeurs ne pourra aller à leur encontre ; en revanche, s'il paraît seulement les avoir, et sait agir de façon utile en toute circonstance, il sera à même de faire face à toute situation. Nous retrouvons ici une idée déjà exposée par Machiavel, qui a son rôle dans la mauvaise image de l'ancien dignitaire : « le prince ne doit pas s'écarter du bien s'il le peut, mais doit savoir entrer dans le mal s'il le faut. » (p. 143). On voit en quoi Machiavel et Rousseau, pour ne citer que lui, diffèrent : le philosophe de Genève prônerait pour sa part d'agir toujours selon le bien, quelle que soit la situation.

    Il est donc important de travailler son image : il est primordial d'éviter d'être haï et méprisé. C'est là l'intérêt d'être ladre au début de son règne et de plus en plus généreux, plutôt que l'inverse, car il paraîtrait alors rapace et usurpateur, s'appropriant les biens de ses sujets. Une telle attitude aurait pour conséquence de le faire haïr tant de ses sujets que de ses voisins, et s'unir contre lui. Le prince doit également paraître assuré et ferme, plutôt que changeant et irrésolu, car il serait alors méprisé et considéré comme faible. L'un comme l'autre auraient des effets irrévocables, et conduiraient à la chute du prince. Ces conseils sont explicables par les deux craintes que doit avoir le prince, à savoir l'intérieur (ses sujets) et l'extérieur (les puissances étrangères). Par conséquent, la pensée de Machiavel peut être résumée ainsi : le peuple doit être satisfait de son prince, car il est son meilleur soutien – Machiavel écrit au chapitre XX que la meilleure forteresse qui soit est de ne pas être haï du peuple – et pourra le sauver dans l'adversité, tout en se souciant des grands et en cherchant à les contenter.

    De l'entourage du prince

    Un prince doit veiller à agir comme il se doit, mais également à bien s'entourer ; un bon prince entouré de ministres vils ou inefficaces sera destiné à la ruine tout autant qu'un mauvais prince. Il doit d'une part, nous l'avons vu, se faire un renom de grand homme et de grand esprit. Comment y parvenir ? Non seulement en développant et renforçant son État, tout en satisfaisant le peuple, mais également en étant à la fois « bon ami et bon ennemi ». L'idée selon laquelle le prince se doit d'être ferme prend ici une nouvelle dimension : en cas de guerre, il importe de s'engager et de se prononcer pour un camp ou pour l'autre, la neutralité n'apportant que l'inimitié du vaincu et le mépris du vainqueur, qui pourra alors attaquer. Ne pas se déclarer reviendrait à se désigner, pour reprendre les termes de Tite-Live cité par Machiavel, comme « prix du vainqueur ». En revanche, en cas d'aide au vaincu, celui-ci offrira toujours refuge et secours, dans ses moyens ; en cas d'aide au vainqueur, la position de domination est assurée par ce choix. Il s'agit toutefois de choisir avec attention : Machiavel déconseille vivement de s'allier à plus fort que soi, car cet allié pourra par la suite abuser de sa puissance et vouloir augmenter sa conquête. La guerre ne doit cependant pas être le seul souci du prince (tout en restant le principal) : celui-ci doit également développer son pays en tous points, aussi bien dans les arts qu'en matière de commerce.

    D'autre part, le prince doit sélectionner avec soin son entourage direct. Machiavel définit trois types de cerveaux (ceux qui comprennent par eux-mêmes, ceux qui discernent ce qu'autrui comprend, et ceux qui ne comprennent ni soi ni autrui) ; seuls les deux premiers sont intéressants, et c'est ce sur quoi le prince doit se baser pour choisir ses ministres. Un bon ministre pense à l'État et à son prince avant de penser à lui-même, et ce dernier doit le récompenser et l'honorer comme il se doit, de sorte qu'un lien de confiance les unisse. Sans ce lien, le fonctionnement de l'État sera nécessairement affecté. Les flatteurs sont également à éviter, et surtout ne pas être écoutés. Le prince peut certes écouter l'avis d'autrui mais doit avoir le sien propre et s'y fier, sous peine d'être inconstant et donc faible. Les flatteurs ne pensant qu'à leur intérêt et non à celui du prince, ils représentent pour lui un danger, n'hésitant pas à le conseiller selon leur propre intérêt ou même à le trahir si cela les avantage. Un bon prince doit donc selon Machiavel se conduire de manière à sauvegarder son État mais également s'entourer comme il convient pour ce faire.

    Conclusion : vers l'unification de l'Italie

    Les trois derniers chapitres du Prince (de XIV à XVI) forment une conclusion en trois points. Le premier de ces points concerne les princes d'Italie qui ont perdu leurs États, ce que Machiavel va expliquer par le non-respect de ce qu'il vient d'écrire. Un nouveau prince étant plus observé qu'un prince plus ancien, il doit faire ses preuves par ses actes, et ce dès le début de son règne, aussi bien en fortifiant son État qu'en nouant et entretenant des amitiés solides et utiles. C'est généralement par défaut d'armes ou par paresse que les princes d'Italie ont, à en croire Machiavel, perdu leurs États, donc par leurs propres erreurs et non par coup du sort.

    Fortune et virtù sont certes liées, mais l'une ne peut pas remplacer l'autre, sauf en cas extrême. Machiavel compare la fortune à un fleuve : en cas de crue, quand il se déchaîne, l'homme ne peut rien faire, tandis qu'il peut apprendre à le maîtriser et à en tirer profit en temps calme. C'est pourquoi celui qui apprend à s'adapter au moment s'en sortira toujours mieux ; ces deux notions de fortune et de virtù sont centrales dans Le Prince, et sont d'ailleurs sans doute l'aspect le plus connu. La virtù n'est pas seulement la vertu, mais désigne les capacités du prince, ses actions, son attitude en général. Les deux doivent être conciliées, et c'est seulement alors qu'un prince pourra réellement être bon.

    Machiavel achève son ouvrage par un appel à Laurent de Médicis – son dédicataire, rappelons-le – en lui demandant de s'engager et d'unifier l'Italie. Tel est le but ultime de Machiavel, il ne faut pas l'oublier ; c'est ce projet qui le guide tout au long de sa rédaction du Prince. Souffrant des guerres et des oppositions entre les différentes Cités, l'Italie a eu au fil des années à subir la présence des Français, des Espagnols, ou encore des Suisses, ce que Machiavel n'approuve pas ; c'est pourquoi il enjoint Laurent de Médicis non seulement à unifier l'Italie, mais également à la débarrasser de toutes les troupes étrangères qui n'y ont aucune légitimité.

    http://www.scriptoblog.com/index.php/notes-de-lecture/philosophie/1100-le-prince-nicolas-machiavel

    Note

    (1) Edition Flammarion, Paris, 1992

  • RACE ET PHILOSOPHIE ANALYTIQUE

    Il y a actuellement deux grands courants de la philosophie moderne ; la phénoménologie qui appartient à ce que l'on appelle la philosophie continentale ou allemande et la philosophie analytique qui est maintenant essentiellement anglo-saxonne, même si les deux premiers pionniers importants ont été l'un allemand, Frege, l'autre autrichien Wittgenstein. Cette dernière consiste en une analyse quasiment sans limite de la logique et du langage à la différence des autres courants de pensée qui traitent des « grandes questions » métaphysiques.
    On peut donc analyser à l'infinie comme le fait par exemple le logicien anglais Russel une phrase du genre : « Le roi de France est chauve ». Que veut-elle dire ? À-t-elle un sens ? Est-elle vraie ou fausse ? Cette forme de philosophie peut à la longue sembler monotone et ennuyeuse mais elle forme l'esprit et nous allons nous en servir.
    On peut donc de la même façon analyser la phrase que Claude Allègre a énoncée dans le journal « Le FIGARO » ; « Les races n'existent pas ». Déjà lorsque l'on dit par exemple : « Les licornes n'existent pas » on donne déjà une certaine existence aux Licornes. De plus sans avoir défini le terme race on lui donne une propriété qui la définit sans doute : celle de ne pas exister. Cette phrase éculée dont la seule force de persuasion est d'être répétée à l'infinie n'a donc pas de sens.
    Le philosophe du langage Austin a étudié ce que l'on appelle les actes du discours. Une phrase n'est pas seulement dite pour décrire une chose ou une situation mais pour agir, par exemple lorsque quelqu'un ordonne : « ouvre la porte » ou un prêtre déclare : « je vous déclare unis par les liens du mariage ». L'énoncé « Les races n'existent pas » est donc dit dans un but politique et idéologique : combattre le racisme, condamner le nazisme et prôner l'égalité entre les hommes. C'est aussi une façon de vouloir faire accepter une immigration non contrôlée par la négation du fait racial. Mais ceci n'a rien à voir avec une phrase de type scientifique, formation dont se targue Claude Allègre. On peut aussi avancer que le Ministre de l'Éducation Nationale utilise implicitement un argument d'autorité « Je suis Ministre, Professeur d'Université, Géologue renommé, ce que je dis ne peut-être que d'une grande valeur » (même si cela n'est pas très original). L'argument d'autorité dans un débat d'idées est, quoi qu'on dise, toujours en cours dans nos sociétés dites démocratiques. Dans un article : Race et phénoménologie nous avions donné une définition intuitive de la race, les hommes possédant ce que l'on appelle une intuition de l'essence de ce concept : « Une chose est la somme de ses apparitions ou phénomènes ». Un dénominateur commun perçu pouvant s'appeler race ou autre chose. On peut, bien sûr, au delà du phénomène visuel étudier une autre construction intellectuelle qui est celle de la biologie, les gènes étant d'autres phénomènes non immédiatement apparents.
     On constate des différences raciales sur certains gènes bien que le génome humain soit loin  d'être connu totalement, ce qui devrait rendre encore plus dubitatifs les négationnistes de la race. On a mis à jour des marqueurs raciaux, c'est-à-dire des gènes inégalement distribués entre les groupes raciaux. On a même trouvé des marqueurs spécifiques qui n'apparaissent que dans une seule race, par exemple pour le groupe sanguin Diego, l'allèle A est propre à la race jaune ou mongoloïde ; pour le groupe sanguin Duffy, l'allèle 0 n'existe que chez les noirs.
    On peut donc de tout ceci conclure que lorsqu'un géologue renommé intervient dans un domaine qui n'est pas le sien : biologie-philosophie avec peut-être la prétention sous-jacente d'être un  penseur total et déclare avec autorité : « Les races n'existent pas comme la terre est ronde » ( et deux et deux font quatre), il faut savoir qu'il énonce une phrase qui, une fois analysée, n'a aucun sens sur le plan philosophique et logique, et est fausse sur le plan biologique.
    par Patrice GROS - SUAUDEAU Le Glaive 1998