Pour avoir assimilé Dieu à la Nature, et douté de l'immortalité de l'âme, le jeune homme est exclu, à 23 ans, de la communauté juive d'Amsterdam.
Il y a foule, ce 27 juillet 1656, dans la grande synagogue d'Amsterdam, située sur le quai du Houtgracht. Les visages sont graves. Depuis des jours et des jours, dans la communauté juive, on commente l'événement. Spinoza, le jeune, le fils, celui qui a repris les affaires de son père Michaël, l'honorable marchand, décédé il y a deux ans, va être solennellement exclu de la communauté. Dans un instant, devant l'Arche, tous entendront le texte rapporté de Venise par Rabbi Mortera. Le jeune homme a seulement 23 ans. Pour en arriver là, il s'est montré singulièrement obstiné. Les juifs d'Amsterdam ne sont pas particulièrement rigides ni sévères. Il y a une cinquantaine d'années qu'ils se sont installés dans la ville, venant pour la plupart du Portugal, comme les Spinoza, où les familles s'étaient réfugiées quand la reine Isabelle avait décidé, en 1492, de les expulser d'Espagne. Ils ne sont pas encore officiellement citoyens hollandais, mais, à titre de "groupe étranger", ils bénéficient de la tolérance religieuse de l'Union d'Utrecht. De fait, la communauté et ses écoles ont prospéré. Et de nombreux courants d'idées traversent ces groupes de négociants, médecins et banquiers. Pour se faire exclure solennellement, il faut y avoir mis du sien.
Ce n'est évidemment pas mortel, comme de se faire brûler, si c'était une affaire d'hérésie catholique à Rome. Sans doute est-ce aussi moins terrible que d'être embastillé ou torturé. Malgré tout, le herem, qui existe depuis le début de l'ère commune, est un châtiment grave. Le terme désigne une chose dont on ne doit pas faire usage, ou une personne avec laquelle on ne doit avoir aucun contact. Par extension, le mot s'emploie pour le texte rédigé pour écarter un membre de la communauté en raison de son inconduite. Celui qui est ainsi frappé ne peut ni vendre ni acheter, ni enseigner ni recevoir un enseignement. Nul ne peut lui adresser la parole, et il n'est plus admis à participer à aucun des rites. Heureusement, cette mort symbolique est généralement temporaire. Dans le cas de Baruch Spinoza, aucune des mesures ne sera jamais rapportée. Et les paroles prononcées sont d'une dureté particulière. Voici que l'on commence à lire quelques mots de préambule : "Les Messieurs du Maamad vous font savoir qu'ayant eu connaissance depuis quelque temps des mauvaises opinions et de la conduite de Baruch de Spinoza, ils s'efforcèrent par différents moyens et promesses de le détourner de sa mauvaise voie."
On dit que pour tenter de convaincre le jeune Spinoza d'abandonner ses convictions, les rabbins ont discuté pied à pied avec lui. Ses anciens maîtres, ceux de l'école Talmud Torah où il avait été un si brillant élève, qui connaissait toujours les textes et comprenait aussitôt tous les commentaires, sont venus pour tenter de le fléchir, voire de l'intimider. En vain. Ils tentèrent d'obtenir au moins son adhésion de façade : qu'il vienne normalement à la synagogue, et l'on ferait comme si rien n'était. A bout d'arguments, l'un d'eux aurait proposé à Spinoza 1 000 florins pour qu'il se fasse voir de temps en temps. Sa réplique : même avec dix fois plus il ne viendrait pas, car il ne cherche que la vérité, non l'apparence.
Il faut donc employer les grands moyens. "Ne pouvant porter remède à cela, recevant par contre chaque jour de plus amples informations sur les horribles hérésies qu'il pratiquait et enseignait et sur les actes monstrueux qu'il commettait et ayant de cela de nombreux témoins dignes de foi qui déposèrent surtout en présence dudit Spinoza qui a été reconnu coupable ; tout cela ayant été examiné en présence de Messieurs les rabbins, les Messieurs du Maamad décidèrent que ledit Spinoza serait exclu et écarté de la nation d'Israël à la suite du herem que nous prononçons maintenant en ces termes :
"A l'aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté en présence de nos saints livres et des six cent treize commandements qui y sont enfermés. (...) Qu'il soit maudit le jour, qu'il soit maudit la nuit ; qu'il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu'il veille. Qu'il soit maudit à son entrée et qu'il soit maudit à sa sortie. Veuille l'Eternel ne jamais lui pardonner. Veuille l'Eternel allumer contre cet homme toute sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Loi ; que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu'il plaise à Dieu de le séparer de toutes les tribus d'Israël l'affligeant de toutes les malédictions que contient la Loi." La fin du document parachève la rupture : "Sachez que vous ne devez avoir avec Spinoza aucune relation ni écrite ni verbale. Qu'il ne lui soit rendu aucun service et que personne ne l'approche à moins de quatre coudées. Que personne ne demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise aucun de ses écrits."
ON dit qu'un excité aurait tenté de poignarder ce fier jeune homme. Il n'aurait été blessé que superficiellement, mais aurait conservé de longues années son manteau troué par le poignard pour se souvenir des méfaits du fanatisme. Qu'a-t-il donc fait pour susciter tant de colère ? Avec ses grands yeux noirs, son visage long, sa peau mate, son air si doux, personne ne pourrait l'imaginer dangereux. Il passe d'ailleurs pour très calme, ne se met jamais en colère, ne rit jamais de manière bruyante ou inconsidérée. Tout le monde sait qu'il est d'une intelligence remarquable, comprend tout très vite et retient l'essentiel avec la plus grande exactitude. Qu'a-t-il dit pour être si rudement traité ? Quelles idées lui valent de se retrouver seul contre tous ? Le jeune Spinoza a-t-il été exclu de la communauté pour avoir explicitement soutenu que l'immortalité de l'âme est un mythe ? Ou bien que Dieu et la nature sont deux noms pour une seule et même réalité ? Ou encore que notre volonté n'est pas libre ? C'est probable, mais il n'y a pas moyen de le savoir avec certitude. Faute de documents, nous ne savons pas ce que disait, pensait Baruch Spinoza au moment de son exclusion de la communauté juive d'Amsterdam. Il est possible de le conjecturer à partir de ce qu'il écrira plus tard et des milieux qu'il fréquente à l'époque, mais une marge d'incertitude demeure. On le voit dans une série de cercles connus pour leur critique de la religion, comme l'école de Franciscus Van Enden, où il découvre en apprenant le latin les penseurs de l'Antiquité. Le jeune Spinoza est également en relation, à cette époque, avec des marchands érudits et des médecins formés aux sciences nouvelles, lecteurs de Descartes et amateurs de philosophie. Il baigne évidemment dans le climat d'effervescence intellectuelle et de liberté spirituelle qui caractérise Amsterdam dans le milieu du XVIIe siècle.
Seule certitude : il se retrouve seul contre tous, non pour une affaire de mœurs ou une malversation, mais à cause de ses convictions philosophiques. C'est en philosophe qu'il refuse de les abandonner, et assume les conséquences de son exclusion. Pierre Bayle lui attribue même une Apologie, aujourd'hui perdue, pour justifier sa sortie de la synagogue. Selon des témoignages de contemporains, le jeune homme aurait dit, en parlant du sort qui lui était réservé : "On ne me force à rien que je n'eusse fait de moi-même si je n'avais craint le scandale." Il aurait même ajouté, ce qui ne manque pas d'ironie provocatrice : "J'entre avec joie dans le chemin qui m'est ouvert, avec cette consolation que ma sortie sera plus innocente que ne fut celle des premiers Hébreux hors d'Egypte." Spinoza n'est pourtant pas parti. Selon toute vraisemblance, il est resté dans la ville d'Amsterdam, bien que les historiens perdent sa trace quelque temps. Ses amis ont dû subvenir à ses besoins, devenus extrêmement modestes. Il a songé à gagner sa vie comme peintre. Ses capacités en dessin sont connues, bien qu'aucune preuve tangible ne nous soit conservée. Finalement, le philosophe s'est tourné vers l'artisanat scientifique : la fabrication de lentilles pour lunettes et microscopes. Il y acquiert une notoriété importante et peut en vivre durant la majeure partie de son existence.
Cinq ans après le herem, en 1661, on le retrouve établi à Rijnsburg, petite bourgade célèbre aujourd'hui pour sa culture des tulipes, qui est à l'époque un fief de la libre-pensée. On visite encore sa maison : à l'étage, la chambre ; au rez-de-chaussée, deux petites pièces. Dans l'une, Spinoza lit et écrit ; dans l'autre, se tient son atelier de polissage des lentilles, activité solitaire et précise. L'artisan-philosophe migre bientôt pour Voorburg. Le mathématicien et astronome Huygens écrit à son frère, en 1667 : "Les lentilles que le Juif de Voorburg avait dans ses microscopes avaient un poli admirable." Dirk Kerkrinck, médecin renommé, écrit pour sa part : "Je possède un microscope de toute première qualité fabriqué par ce Benedictus Spinoza, ce noble mathématicien et philosophe." Le solitaire, entouré malgré tout d'un cercle d'amis, ne s'occupe pas seulement de verres. Il taille aussi, et polit, et ajuste des concepts. Habitant de simples chambres meublées, mangeant peu, fumant de temps à autre une pipe avec ses hôtes, il renonce à la succession de son père, refuse l'argent de ses disciples et décline en 1673 l'offre d'une chaire de philosophie à Heidelberg. Car cet obscur devient vite célèbre. Ses entretiens avec quelques élèves aboutissent, en 1661, au Court traité, son premier ouvrage oublié. Il rédige le Traité de la réforme de l'entendement et travaille, dès cette époque, à l'Ethique, dont rien ne sera publié de son vivant. Nombreux et solidaires, les concepts sortant de son atelier philosophique découragent un exposé hâtif. On pourrait malgré tout considérer qu'il y a, dans sa pensée, trois formules liées qui disent l'essentiel.
Deus sive Natura, Dieu, c'est-à-dire la Nature. Cette formule constitue le socle, en quelque sorte, de toutes les analyses spinozistes. Le bouleversement dans la conception de Dieu est radical : Dieu n'est plus une personne ni une Providence. Il n'est plus pur esprit ni séparé du monde. Pis, ou mieux, comme on voudra : Dieu-la-Nature n'a ni libre arbitre ni volonté. Substance infinie, sans commencement ni fin, sans extérieur, il englobe tout, et en lui tout a lieu en raison de la nécessité. Il n'y a donc pas d'exception humaine au règne des lois naturelles et du déterminisme. D'où la deuxième formule-clé : "L'homme est une partie de la nature." Là encore, pas d'effet sans cause, de liberté souveraine, de choix arbitraire. Nos désirs comme nos décisions sont déterminés par des causes qui pourront être biologiques, sociologiques, psychiques. Si nous nous croyons libres, c'est que nous ignorons ces causes qui nous déterminent. "L'enfant croit désirer librement le lait." Les passions des hommes et les effets de leurs désirs ne doivent donc plus faire l'objet de condamnation ou d'éloge mais d'analyse et d'étude rationnelle. Cessons de juger, tentons de comprendre comment ça marche. Si l'on rapproche pour finir la première formule, "Dieu, c'est-à-dire la Nature", et "L'homme est une partie de la Nature", on en déduit aisément que l'homme est une partie de Dieu. C'est pourquoi Spinoza peut écrire : "Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels" et déboucher sur une forme de sagesse où se conjoignent rationalité et mystique.
On ne saurait oublier la dimension politique de son œuvre, qui le porte à chercher le type de régime où la pensée n'est pas soumise à obéissance. Le Traité théologico-politique est le second texte publié avant sa mort, sous un anonymat vite démasqué. Sa question centrale : pourquoi les hommes se battent-ils pour leur servitude comme s'il s'agissait de leur liberté ? Quand il meurt, le 21 février 1677, de phtisie sans doute, Spinoza est suivi, le 25, par six carrosses jusqu'à la fosse commune. Quelques mois plus tard, un don anonyme permet l'impression, sans nom d'auteur ni d'éditeur, de ses Opera posthuma, qui regroupent l'Ethique, un Traité politique (sa dernière œuvre, restée inachevée), le Traité de la réforme de l'entendement, ses lettres, et un Traité de grammaire hébraïque. Assez pour devenir l'un des penseurs les plus importants de l'histoire de l'humanité sans cesser pour autant d'être, à sa manière, seul contre tous. Mais il pense que c'est le lot de ceux qui s'attachent à la vérité, puisque, comme il l'écrit lui-même : "Une chose ne cesse pas d'être vraie parce qu'elle n'est pas acceptée par beaucoup d'hommes."
En savoir plus
Colerus, Lucas, Vies de Spinoza. Deux des plus importants témoignages de l'époque sur la personnalité du philosophe, dans une réédition contemporaine et accessible (Editions Allia).
Spinoza et le spinozisme, de Pierre-François Moreau. La meilleure introduction actuelle, par un spécialiste incontestable (PUF, "Que sais-je ?", n° 1422).
Spinoza, de Steven Nadler. Etude biographique la plus récente et la plus détaillée (Bayard, "Biographie", traduit de l'anglais par Jean-François Sené).
Parmi les traductions françaises de l'Ethique, celle de Bernard Pautrat (Seuil) est une des plus recommandables.Source : Le Monde : | 23.07.03 | 12h57
plus ou moins philo - Page 26
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Spinoza le maudit
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La culture, ou qu'est ce qu'être cultivé ?
L'idéal de l'honnête homme du XVIIeme siècle (qui a remplacé celui du guerrier) a perduré au cours des siècles, même si maintenant, la télévision et internet ont considérablement réduit cette exigence en dépit d'un enseignement qui se veut pour tous. Le bourgeois cultivé du XIXeme siècle et du début du XXeme siècle qui citait en latin n'existe plus. L'école ne fait qu'empiler les années sans qu'il y ait une grande transmission des connaissances, à part quelques exceptions. D'ailleurs, de nos jours, à quoi sert-il d'être cultivé dans notre société libérale dite aussi celle du capitalisme financier ? Le seul critère est devenu la réussite financière. La culture, en dehors de son utilité ou non, fait-elle mieux comprendre les autres ? La culture réunit-elle les hommes ou au contraire les divise-t-elle puisqu'elle les différencie ? Il y aurait d'un côté les « cultivés » et les autres (les incultes) ...
On oppose à la culture générale le savoir spécialisé ou technique qu'impose une société à un individu pour exister, avoir une profession, gagner sa vie. La société veut enfermer les individus dans un savoir spécifique alors que la culture générale est celle qui épanouit. Nietzsche écrivait qu'il faut faire de sa vie une œuvre d'art. La culture générale construit son « moi » et peut faire de l'individu une œuvre d'art en dépit de ce qu'exige la division du travail organisée par le système économique.
À la culture générale, on oppose aussi l'érudition, c'est-à-dire connaître un nombre incalculable de choses sans que cela fasse de quelqu'un un être cultivé, mais plutôt un singe savant.
« La culture, c'est ce qui reste lorsqu'on a tout oublié ». Cette formule qui se veut brillante est celle d'Edouard Herriot, agrégé de lettres, ancien Président du Conseil dans les années vingt. Elle est en fin de compte très dépréciative puisqu'elle traduit un non choix.
Ce qu'il reste vient du savoir de l'école qui n'a jamais été choisi. L'oubli n'est que le résultat d'une paresse intellectuelle et des circonstances de la vie. La culture ne serait que le résidu de deux non-choix.
Au XVIIeme et XVIIIeme siècles, on avait encore la prétention de pouvoir arriver à tout connaître. Ceci est exclu de nos jours, mais il existe des spécialistes des idées générales. On peut connaître les grandes idées de la Relativité, de la mécanique quantique, de l'économie, de la sociologie, sans être un spécialiste de ces domaines.
Dans le combat pour survivre et la reconnaissance qu'est la vie, être cultivé peut paraître un luxe. Est-ce pour séduire, plaire, dominer ou toute autre raison non avouable ? De façon plus élevée, la culture nous aide à nous approprier le monde et à le ressentir plus intensément.
Goethe écrivait : « Bien savoir et bien faire une seule chose procure un plus haut développement que d'en faire à demi une centaine ».
Être un spécialiste, c'est savoir de plus en plus de choses sur de moins en moins de choses. C'est peut-être desséchant mais la reconnaissance sociale s'obtient ainsi, c'est-à-dire aussi par une perte de son épanouissement personnel.
L'individu est écartelé entre un désir d'être très performant dans un domaine pour vivre, être reconnu, et une curiosité sur les domaines les plus divers.
La phrase de Goethe s'oppose frontalement à celle de Pascal : « Il vaut mieux connaître une chose sur tout que tout sur une chose ». Pascal, par cette citation, montre qu'il est plus attaché à l'intériorité de l'homme, son épanouissement qu'à son utilité et reconnaissance sociales.
La culture est aussi une démarche individualiste et égoïste qui ne se soucie guère de l'opinion des autres. Il y a une posture aristocratique dans le fait d'être cultivé, d'appartenir à un cercle restreint. Platon disait que pour penser, il faut avoir les mains libres et le ventre plein.
Les tâches les plus ingrates sont confiées à l'esclave. L'homme libre peut donc s'adonner aux activités de l'esprit. On est loin de la dialectique du maître et de l'esclave. Aristote méprisait au plus haut point le travail manuel. Il n'y avait de noble que l'activité intellectuelle.
Heidegger verra dans la technique une perte d'être.
La création artistique, comme le soulignera Nietzsche, s'est opérée grâce à de nombreux rentiers qui n'avaient rien d'autre à faire que créer.
Patrice GROS-SUAUDEAU -
Notre société est-elle sur la voie de l'utopie nazie ?
Dans son ouvrage Crime et Utopie, l'universitaire Frédéric Rouvillois relit le nazisme à travers le prisme de l'utopie de l'homme nouveau. Cela lui permet d'établir d'inquiétantes similitudes avec notre politique contemporaine, qu'il détaille dans un long entretien à Famille chrétienne. Quelques passages :
- En quoi le nazisme était-il une utopie ?
"Le projet utopique, tel que les nazis le conçoivent, est d’établir une société idéale dans laquelle tout le monde sera heureux en réécrivant l’histoire et en enclenchant un mécanisme de progrès, mais surtout de refaire la nature humaine en bâtissant ce que l’on appelle « l’homme nouveau » dans la rhétorique totalitaire.
Pour construire cet homme nouveau, les nazis vont employer non seulement les méthodes classiques de l’éducation, de la rééducation et du formatage intellectuel, mais aussi celles de l’eugénisme et du darwinisme mis à la mode à partir de la fin du XIXe siècle."
- Les Lebensborn, l'affaiblissement du mariage et les mères porteuses
"Himmler, [le concepteur des pouponnières dédies à la race aryenne], expliquait par exemple que le mariage chrétien était une des causes du déclin de la civilisation et qu’il fallait donc le remplacer par une polygamie organisée par l’État. Il règne par ailleurs dans ces Lebensborn un égalitarisme totalitaire qui met sur un même niveau toutes les femmes, celles qui sont mariées et celles qui ne le sont pas. Tout le monde s’appelait madame…
Dans le cas allemand, seules les mères génétiquement pures peuvent accoucher et leur enfant est confié à des familles SS qui vont l’élever. C’est la même chose avec les mères porteuses [aujourd'hui], à la différence non négligeable que, dans le cas du nazisme, il s’agit d’une organisation étatique."
- S'ils avaient pu, les nazis auraient pratiqué la sélection des embryons
"Non seulement les eugénistes nazis de l’époque ne s’en seraient pas privés, mais ils ont regretté de ne pas avoir la capacité de le faire. À défaut, ils ont éliminé les enfants malformés ou handicapés en les euthanasiant."
- Quel parallèle établir entre le nazisme et notre société ?
"Dans chacun d’eux, il y a une espèce de rationalisation, une "amoralisation", une volonté de rupture avec le passé, avec la tradition et les valeurs chrétiennes. Il y a dans le nazisme de nombreux éléments que l’on retrouve avec effroi dans la politique contemporaine, dans la façon de concevoir les rapports humains, de concevoir le développement. C’est frappant."
- Est-ce l'Etat français qui organise une société utopique ?
"Une dimension utopique est présente dans la politique contemporaine. On constate une volonté d’arriver à un monde parfaitement égalitaire, où il n’y aurait plus de différences, où tout le monde serait heureux. La démarche utopique autorise ainsi toutes les violences, physiques, mais surtout symboliques. À ce titre, le mariage homosexuel est une violence symbolique faite à la tradition, à la famille, à la société, au nom de l’égalité et de la liberté. De la même façon, la manière dont les programmes scolaires sont conçus constitue aussi une violence faite à la liberté de choix des parents. Cela rejoint l’idée utopique qui considère que l’éducation des générations futures est une chose trop importante pour être laissée aux parents et à la famille.
Toucher à la famille ou à la procréation peut ainsi être considéré comme une entreprise de type utopique, dont la finalité n’a pas de limite dans le temps. D’ailleurs, ce rapport au temps, cette idée qu’un projet s’inscrit dans un temps très long sans retour possible, procède d’une démarche utopique. On avance vers un progrès sur lequel il ne serait pas possible de revenir. Il en va ainsi de la réflexion sur la possibilité ou non de revenir sur la loi Taubira. Le gouvernement et une partie de la droite ont pris acte que la loi était votée, et qu’il n’était plus possible de faire marche arrière en l’abrogeant."
- Le danger ultime de l'utopie
"Les totalitarismes sont toujours des utopies, et toute utopie, si elle a les moyens de sa réalisation, finit par verser dans le totalitarisme."
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Cukierman: la lutte contre l'antisémitisme et l'antisionisme doit être une "cause nationale"
Antisémitisme à l'extrême droite, antisionisme à l'extrême gauche: le président du Crif Roger Cukierman a appelé mardi soir François Hollande à mobiliser la France contre ces deux fléaux en en faisant "une cause nationale".
"Il faut attaquer très tôt la propagation de la haine", a expliqué Roger Cukierman lors du dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France."On ne naît pas antisémite, on le devient, par bêtise, par ignorance, ou par préjugé"
"Faites-en une cause nationale !", a-t-il imploré François Hollande, en appelant à un rassemblement, le 19 mars à Paris, -
Les Présocratiques
Si la philosophie n'a sans doute pas commencé avec les grecs, les traces qui nous restent sont celles des présocratiques. Le berceau de la philosophie occidentale s'est trouvé en Asie mineure (Ionie) pour ensuite s'établir en Italie du sud.
Toutes les questions essentielles sont abordées comme l'origine du monde, la vérité, l'être, la morale ou l'éthique.... La philosophie grecque n'est donc pas née à Athènes avec Socrate, mais elle y convergera. La philosophie première a donc parlé grec bien avant que Heidegger ne dise qu'elle parle allemand.
Les philosophes comme Hegel, Nietzsche (avec Heraclite) et Heidegger (avec Parménide) se réfèreront aux présocratiques. Si les présocratiques ne se coupent pas complètement des mythes, il y a chez eux une recherche d'explication du monde qui veut sortir de la mythologie. Le discours se veut de plus en plus rationnel. S'il ne reste parfois que des fragments de textes, ils seront source d'inspiration pour les futures philosophes d'Athènes et même de tout l'Occident.
Les philosophes d'Ionie
Les philosophes d'Ionie sont les premiers à avoir pratiqué la philosophie naturelle, c'est-à-dire ce qu'on appelle maintenant la physique. Auparavant, les seuls qui donnaient sens étaient les poètes et les théologiens. Pour les philosophes milésiens (c'est-à-dire de Milet), il y a un principe originaire commun (arche) parmi la diversité des choses.
Thalès de Milet
Il est considéré comme le premier philosophe (Vlème siècle avant J.C.). Il fut de ceux qui étudièrent la nature en dehors du mystère des mythes. Thalès a donc un regard de physicien qu'on dirait de nos jours qualitatif.
L'arche (le principe originaire) est l'eau.
« Et l'eau est le principe de la nature humide, qui comprend en soi toutes les choses » (Simplicius).
Si Thalès a eu une explication rationnelle des choses, il reste croyant aux dieux.
« Thalès a pensé que toutes choses étaient remplies de dieux » (Aristote)
Le savoir n'étant pas divisé comme de nos jours, Thalès était aussi mathématicien et astronome (il avait prévu l'éclipsé de 585 avant J.C.).
Anaximandre
Il fut le disciple de Thalès. Ce présocratique a défini le principe originaire comme étant l'infini, l'illimité (a-peiron : le non limite).
« Illimité est le principe des choses qui sont. Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l'effet de la corruption, selon la nécessité ».
Le monde chez Anaximandre est organisé de façon harmonieuse. Il est le résultat de forces contraires.
Anaximène
L'arche pour ce philosophe est l'air. Il pénètre tout élément.
« Notre âme, parce qu'elle est de l'air, est en chacun de nous un principe d'union ; de même le souffle ou l'air contient le monde dans son ensemble ».
L'air est un principe infini. Anaximène reprend en cela Anaximandre.
Les Pythagoriciens
L'école a été fondée par Pythagore. Les membres vivent à Crotone en Italie du sud. L'essence de la réalité est contenue dans les nombres. « Tout est nombre ».
« Or, à cet égard, il apparaît que les pythagoriciens estiment que le nombre est principe, à la fois comme matière des êtres, et comme constituant leurs modifications et leurs états » (Aristote, La Métaphysique).
On a donc chez les pythagoriciens une interprétation mathématique du réel avant Galilée et Descartes.
Le pythagorisme a eu des ressemblances sur d'autres points avec l'orphisme. La mort délivre l'homme de l'état de prisonnier de son corps. La vie est faite pour expier nos fautes. Le corps est une déchéance de l'âme.
Les pythagoriciens seront aussi des stoïciens avant l'heure puisqu'ils prônent une vie ascétique et la maîtrise de soi.
Heraclite
Le philosophe inspira Hegel et Nietzsche. C'est le penseur du devenir et de l'écoulement ininterrompu du temps.
« Car on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve » « Tout passe et rien ne demeure »
« Les choses froides se réchauffent, le chaud se refroidit, l'humide s'assèche et le desséché se mouille »
Tout a son contraire. Le conflit (la guerre) est père de toutes choses. Une réconciliation serait la fin du monde. Heraclite fut le premier dialecticien. D'une façon que reprendra Platon, Heraclite distingue entre ce qui est évident pour les sens et ce qui est accessible à la pensée.
« Nature aime à se cacher. La plupart n'ont pas conscience de ce que sont les choses qu'ils rencontrent. Ils ne comprennent pas, quand ils apprennent mais ils se figurent »
Les Eléates
Xénophane est considéré comme le premier penseur de l’École des Eléates, fondée à Elée (Italie du sud). Il a une attitude critique vis-à-vis des religions et superstitions. Il combat aussi la contradiction dans le raisonnement.
Xénophane est très sceptique sur la faculté de connaissance de l'homme. On ne connaît que ce qu'on est capable de percevoir, c'est-à-dire pas grand-chose.
« La connaissance claire, aucun homme ne l'a eue et il n'y aura personne qui la possédera au sujet des dieux et pour toutes choses dont je parle » (Xénophane).
Le philosophe dénonce l'anthropomorphisme que l'on trouve par exemple chez Homère et Hésiode qui attribuent aux dieux les caractères des hommes.
« Les bœufs et chevaux peindraient semblables à des bœufs et à des chevaux les figures des dieux et leur façonneraient des corps semblables à l'apparence que chaque espèce a pour soi... les Ethiopiens, Leurs dieux ont le nez camus et la peau noire »
Parménide (VI, Vème siècle avant J.C.)
Sa philosophie est contenue dans cette phrase :
« L'être est, le non-être n'est pas ». L'être est donc immobile. Les sens nous trompent qui nous donnent l'apparence du changement.
Parménide s'oppose radicalement à Heraclite le philosophe du changement. Il pose le principe de non-contradiction. On ne peut pas être et ne pas être. Parménide énoncera aussi : « C'est la même chose que penser et être ». Cette phrase peut être interprétée de différentes façons. Une chose n'existerait que s'il y a conscience pour la penser. On pourrait aussi ne penser que ce qui est est. Une autre interprétation serait de donner de l'être qu'à l'être pensant.
Le disciple de Parménide, Zenon d'Elée va inventer des paradoxes pour nier le mouvement (Paradoxes d'Achille et de la flèche). Le changement et le mouvement ne sont que des illusions.
Empédocle
Le philosophe veut faire une synthèse avec tous ses prédécesseurs. Le mouvement est régi par deux principes : la haine et l'amitié. Il existe quatre éléments qui constituent les choses : le feu, l'eau, la terre et l'air.
« Car c'est des éléments que sortent toutes choses, tout ce qui a été, qui est et qui sera... Ils sont les seuls à avoir l'être, et dans leur course, par échanges mutuels, ils deviennent ceci ou cela ». Comme les pythagoriciens, Empédocle pense que les hommes sont sur terre en exil, expier une faute commise au royaume des dieux. La vie est un purgatoire.
Anaxagore
Le principe du mouvement est une intelligence séparée, un « intellect » (nous). L'être, pour Empédocle était quadruple. Pour Anaxagore, il y a un nombre infini d'éléments premiers. Les choses sont déterminées par une combinaison de ces éléments. Ce ne sont pas des atomes, que nous verrons ensuite car les semences d'Anaxagore sont divisibles à l'infini à la différence des atomes insécables. Les matières sont mues par le nous (esprit) qui les ordonne.
Les Abdéritains (Vème siècle avant J.C.)
Leucippe est le fondateur de la théorie atomiste. Atome en grec veut dire insécable (a-tomos). Les atomes se déplacent par pression et choc mutuels. Cette explication mécanique du monde exclut Dieu.
« Nulle chose ne se produit fortuitement, mais toutes choses procèdent de la raison et de la nécessité ».
Démocrite, l'élève de Leucippe peut être considéré comme le fondateur du matérialisme. Il exclut tout élément mythique. L'atome est inengendré et éternel. Le vide est nécessaire pour le mouvement. « Les principes de tous les corps sont les atomes et le vide, et tout le reste n'est que croyance... Tout se produit par nécessité : le tourbillon est la cause de la genèse de tous les corps » (Laërce, doxographe)
Les Sophistes
Ils ont été les maîtres du discours et du relativisme, ce qui a séduit Nietzsche qui ne croyait guère à l'idée de Vérité. Les sophistes pouvaient soutenir n'importe quelle thèse. Pour les philosophes comme Socrate, Platon, Aristote à la recherche de la Vérité ceci était un véritable dévergondage de la pensée. De plus, les sophistes se faisaient payer ce qui ne pouvait que révulser les philosophes, esthètes de la pensée. Leur relativisme se trouve dans tous les domaines. Les valeurs morales ne sont que des conventions selon les époques et les lieux. La religion est une invention de l'homme. Pour Prodicos par exemple, les dieux ne sont que l'expression des sentiments humains.
Pour Protagoras : « Il y a sur tout sujet deux discours mutuellement opposés ». « L'homme est la mesure de toutes choses, pour celles qui sont, de leur existence, pour celles qui ne sont pas de leur non-existence ».
On a donc l'homo-mesura.
Gorgias prône un doute que l'on retrouvera chez Descartes, mais ce dernier s'en écartera pour fonder la certitude. Rien n'existe ; si quelque chose existe, on ne peut le connaître ; si on peut le connaître, on ne peut l'exprimer. L'homme est enfermé dans les opinions.
Platon trouvera les sophistes dangereux.
Les présocratiques présentent une très grande diversité. Mais au-delà de leur pluralisme d'écoles, il reste un discours qui se veut de plus en plus lié à la raison. Chez les philosophes de l'école de Milet comme pour les Abdéritains il y a la formation d'un discours scientifique qui se prolongera jusqu'à nos jours. Les pythagoriciens ont introduit les mathématiques comme outil de connaissance pour étudier la nature. Les grands thèmes métaphysiques furent abordés. S'il ne reste que des fragments écrits, cette pensée nous est parvenue grâce aux doxographes et aux philosophes postérieurs qui les ont commentés. Socrate et Platon ne partirent pas de rien pour constituer une nouvelle somme philosophique.
Patrice GROS-SUAUDEAU -
Un aéroport à la fois coûteux et inutile : le caprice de M. Ayrault...
La manifestation de samedi à Nantes pour protester contre la construction d’un aéroport international sur le site de Notre-Dame-des-Landes suffira-t-elle pour empêcher le début des travaux, annoncés comme imminents par les partisans de ce projet déjà fort ancien, pensé du temps où Concorde faisait rêver la France ?
Rien n’est sûr, et il faut craindre, sans doute, une tentative prochaine du gouvernement pour imposer ce qui ressemble de plus en plus à un caprice de notables nantais : M. Ayrault, dans cette affaire comme dans celle du redécoupage régional évoqué en janvier par M. Hollande, raisonne petitement, non en homme d’Etat et de hauteur, mais en féodal départemental.
Cela est d’autant plus regrettable que la nécessité économique de cet aéroport est de plus en plus contestée, à l’heure où le TGV relie Nantes à Paris en un peu plus de 2 heures, mais avec la perspective d’une réduction de ce temps de déplacement de plus d’une demi-heure dans les prochaines années grâce à de nouveaux aménagements ferroviaires. Contestée et contestable aussi, car ce projet s’appuie sur une conception de l’économie désormais de plus en plus remise en cause par les limites mêmes de la mondialisation et de la métropolisation qui, pour s’étendre encore, suscitent néanmoins également des réserves vives d’un nombre croissant de citoyens. Le modèle économique dans lequel s’inscrit le projet aéroportuaire de Notre-Dame-des-Landes n’est plus adapté aux temps qui viennent, ceux de la nécessaire sobriété et de la transition énergétique, et il faut aussi penser la fluidité et les communications en termes d’aménagement du territoire à la fois local et national (sans oublier, si possible, l’international), et non seulement sous la forme d’égoïsmes départementaux centrés sur eux-mêmes et persuadés que leur « développement » (véritable utopie contemporaine des milieux urbains…) va résoudre tous les problèmes locaux. [...]
Jean-Philippe Chauvin - La suite sur Nouvelle Chouannerie
Lire également sur Boulevard Voltaire, un entretien sur le sujet avec Nicolas Dupont-Aignan : "L’aéroport Notre-Dame-des-Landes est un non-sens économique"
http://www.actionfrancaise.net/craf/?Un-aeroport-a-la-fois-couteux-et
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La réflexion philosophique, pour quoi faire ? partie 2
Il n'est pas d'histoire qui ne sélectionne les événements qu'elle restitue à notre mémoire, parce que, s'il en était autrement, il faudrait autant de temps pour raconter l'histoire qu'il en avait fallu pour qu'elle se déroulât ; de plus, le métier de l'historien établit les faits non à la manière des résultats du loto, mais en ce que les événements qui font la trame de l'histoire sont supposés être reliés entre eux par des relations de causalité : l'histoire, ce n'est pas seulement connaître les faits, c'est tenter de les comprendre, c'est ainsi exhiber les faits chargés de la plus forte causalité, faire de l'histoire consiste à choisir et à éliminer. On se trouve là devant un cercle logique : il faut avoir compris ce qui s'est passé pour savoir quels sont les faits méritant d'être retenus, dans le moment où c'est dans l'histoire que se trouvent les faits dont la connaissance permet, elle seule, d'accéder à leur compréhension. Il est ainsi impossible d'accéder à une connaissance historique sans présupposer, à l'histoire, un sens (une direction, une finalité) expressive d'un sens entendu comme intelligibilité. Si l'on ajoute que l'historien est lui-même intérieur à cet élément (la vie des hommes) qu'il est supposé étudier mais que sa position l'empêche de se l'objectiver, si l'on s'aperçoit de surcroît que la conscience historique inhérente au métier d'historien n'est pas sans constituer elle-même un événement historique, on se rend compte aisément qu'il n'est pas de labeur d'historien sans que ce dernier ne présuppose, de manière implicite, une philosophie de l'histoire. Et c'est pour cette raison qu'il est impossible de fonder l'engagement politique sur la pure tradition, comme si la tradition (d'un peuple, d'une culture) pouvait servir de norme et de fondement suffisants aux produits de la raison : outre le fait que la tradition relève de l'histoire, la sacralisation de la tradition relève quant à elle de la foi ; or dans les deux cas (conscience historique et religion) la raison philosophique est convoquée, comme on l'a vu.
La littérature produit de l'émotion ; si sublime soit-elle, l'émotion en tant que telle est la délectation de la vie subjective. Faire de l'esthétique le fondement de l'engagement politique, c'est suspendre la moralité et les visions du monde à une délectation, à cette jouissance de la subjectivité charmée par ses propres résonances. Si la recherche de cette espèce de bien qu'est l'émotion esthétique se déconnecte de l'échelle objective des biens, elle en vient à absolutiser la subjectivité, ce qui, comme modalité romantique du subjectivisme, appartient de fait et en droit à l'héritage de la pensée de gauche. Le véritable homme de goût est à droite, mais le goût ne suffit pas à définir la droite, et la droite réduite à son bon goût est déjà de gauche sans le savoir.
IV. La philosophie de l’antiphilosophisme
L'antiphilosophisme par lequel se définit la droite est lui-même une philosophie, et une très mauvaise philosophie, parce que c'est le postulat de toute pensée de gauche : rien ne saurait transcender en dernier ressort les pulsations immanentes de la subjectivité individuelle. Et c'est parce qu'il est une mauvaise philosophie que l'activisme de droite est stérile.
On dira qu'il y a là un procès d'intention aussi ridicule qu'il est injuste, que la droite sous toutes ses formes a toujours condamné le subjectivisme. Voyons-y de plus près pourtant.
L'esprit de l'homme de gauche est fébrile et inquiet, tourmenté, en activité permanente, parce qu'il est insurgé contre lui-même : il refuse l'existence de la vérité objective qui lui enjoindrait de plier le genou, de relativiser son moi, de le subordonner, mais il est insupportable à lui-même chaque fois qu'il se réduit à sa subjectivité pure dont le destin est d'être happée par l'animalité dès qu'elle se prétend souveraine, mais par là de s'éclipser : Ce qui fait la différence entre la droite et la gauche, c'est au fond le choix entre Dieu et l'homme : Exsurge domine, ut non praevaleat homo (Ps 9). Non qu'il ne faille pas aimer l'homme, mais précisément, l'homme n'est homme qu'en s'ordonnant à Dieu puisqu'il est fait à Son image. En se refusant à Dieu au point de se mettre à la place de Dieu, l'homme se refuse à lui-même et se déshumanise, et n'est plus aimable ; corruptio optimi pessima. En aspirant à aimer l'homme, à lui vouloir du bien au point de l'accepter jusque dans ses déficiences et ses révoltes, on en vient à dénaturer l'homme, à le rendre haïssable et à lui faire du mal ; aimer l'homme c'est lui vouloir du bien, et vouloir pour lui le plus grand bien, lequel est de se conformer à l'image de Dieu qui est inscrite en lui tel un idéal à réaliser. Si le pessimisme désabusé est de droite (l'homme est bien la pire crapule que la terre ait jamais portée), il n'est tel qu'à proportion de son aptitude à se doubler d'un optimisme héroïque (corruptio optimi pessima) conjurant les tentations toujours renaissantes du quiétisme du désespoir. Le pessimisme absolu de Schopenhauer l'Athée, misogyne, antidémocrate, antisémite et réactionnaire, laisse voir les limites de ses mérites lorsque, dans Le Fondement de la morale, il se met à dire ses amours pour le culte rousseauiste (qui l'eût cru ?) de la pitié. L'aversion - de bonne venue - du réactionnaire pour les « pensées toujours en recherche », pour ces esprits compliqués s'ingéniant à chercher pour ne pas trouver, à ne quêter la vérité que pour s'en détourner parce qu'ils aspirent irrationnelle-ment à faire la vérité, à la produire afin de n'être pas mesurés par elle, est elle-même vouée à basculer, en reniant tout esprit de recherche intellectuelle au nom de ses convictions qu'il croit inébranlables, dans un travers qui apparente le réactionnaire à cette pensée de gauche qu'il abhorre et à laquelle il rend les armes en croyant lui claquer la porte au nez. Expliquons-nous.
L'homme de gauche, qui est toujours, objectivement, sur la pente de l'athéisme en tant qu'il est de gauche, a pour envers cet homme de droite qui, objectivement, est toujours sur le chemin de l'affirmation de Dieu, d'un Dieu transcendant et personnel, car seule une subjectivité souveraine peut arrêter, prévenir l'intumescence mortifère d'une autre subjectivité. On ne saurait pour autant s'en tenir là en fait de différence entre la droite et la gauche, parce qu'il existe une perversion de la pensée de droite qui la fait s'atrophier sans cesser de lui donner l'illusion d'être de droite. En effet, la pensée de droite est, normalement, celle des certitudes, du repos dans les certitudes, de l'objectivisme en toute chose. Mais précisément, ce repos n'est pas, ne doit pas avoir raison de fin dernière pour la pensée, il est gravide d'une activité vitale plus riche que celle de la pensée qui cherche sans avoir encore trouvé. On n'en a jamais fini avec la vérité, non du tout parce qu'elle serait inaccessible, non parce qu'elle serait à construire, ou en devenir, mais parce qu'on la trouve et qu'elle est inépuisable. Loin d'exténuer le désir de connaître, elle l'avive à mesure qu'elle le comble, et c'est en cela qu'elle revitalise l'esprit de recherche dans et par l'acte de l'aboucher à la certitude. De sorte que la tentation de l'homme de droite est d'aimer la vérité non pour elle-même, qui maintient tendue la quête de la vérité, mais pour le repos qu'elle procure (telle est la conviction - donnée subjective - dans sa différence d'avec la certitude) et qui se vit désormais tel un collapsus de la pensée ; la vérité veut être aimée pour elle-même, trop souvent elle est aimée tel l'instrument du plaisir d'avoir raison, tel encore le moyen de renoncer à chercher. La pensée méditante ne possède jamais à proprement parler la vérité, elle ne se repose en elle que parce qu'elle est possédée par elle, ainsi non pour s'endormir mais pour se relancer ; la pensée ne possède la vérité qu'au sens où la vérité consent à se donner à l'esprit qu'elle se subordonne pour s'y célébrer. Le subjectivisme, matrice de la pensée de gauche, est par définition incapable de se faire dogmatique ; même le marxisme, incontestablement dogmatique dans sa forme, s'achève sur la promesse d'un avenir mythique supposé dépasser toute forme de dogmatisme, de fixisme et de prévisibilité. La pensée de gauche est donc inquiète, hantée par le doute, au rebours de la pensée de droite qui, par une forme inavouée mais non moins attestée de subjectivisme consenti, se repose sur ses lauriers. Les hommes de droite contemporains se comportent un peu comme ces gens vieillissants qui conservent toujours une dilection nostalgique pour le souvenir de la première femme qu'ils ont aimée, non parce qu'elle était la plus aimable, mais parce qu'ils ont découvert en elle la volupté d'être amoureux : ils se sont aimés en elle plus qu'ils ne l'ont aimée, ils aiment leur amour dans ce souvenir plus qu'ils ne l'aiment elle-même, mais ils s'accrochent à elle pour nourrir leur poussif amour d'aimer. Il en est trop souvent de même pour les affinités doctrinales : on a découvert le plaisir de penser dans tel auteur, on était jeune et frais, on s'accroche à cette pensée non d'abord parce qu'elle est plus vraie que les autres, mais parce qu'elle est celle en laquelle s'est éveillé notre plaisir d'avoir raison. D'où la pluralité, qui fait sa faiblesse, des doctrines de la pensée de droite. Chacun revendique son champion, jette l'anathème sur les autres (les complotistes contre les anticomplotistes, les sédévacantistes contre les antisédévacantistes, les monarchistes contre les fascistes, les nationalistes cocardiers contre les européistes, les partisans du libéralisme économique contre les dirigistes, etc.), excluant que chaque courant puisse être porteur d'une vérité partielle en attente de son intégration dans un tout qui seul lui donnerait sens et consistance, et qui attend toujours d'être mis en évidence. Plutôt que de se demander si la cause de ses échecs ne serait pas dans l'incomplétude des éléments doctrinaux auxquels il souscrit, il préfère l'imputer, se réfugiant dans un pessimisme anthropologique confortable qui le dispense d'agir et de progresser spéculativement, à une supposée méchanceté indépassable de l'homme en tant qu'homme, comme si Dieu n'avait pas vaincu le monde et le règne du péché. Et ainsi la droite est sempiternellement divisée sur le plan doctrinal ; ses divisions dans l'ordre de l'action n'en sont que la conséquence. La vérité, tout comme le bien commun politique au niveau de l'intellect pratique, est le meilleur bien de l'intellect spéculatif ; mais précisément, ce sont des biens pour celui qui les appète non en tant qu'ils lui sont rapportés, mais en tant qu'il se rapporte à eux. Et de même que la subordination au moi du bien commun le fait dégénérer en intérêt général vidé de toute substance (il en est réduit à la condition de possibilité des biens privés que leur déconnection d'avec le vrai bien commun rend inflationnistes et par là conflictuels), de même la subordination au moi de la vérité la fait dégénérer en cette conviction subjectiviste qui ne peut subsister qu'en tronquant la vérité.
V. Métaphysique et histoire.
Si ce qui précède est doué d'un minimum de pertinence, il est permis d'en appliquer les résultats au traitement de querelles internes à la pensée de droite, aussi artificielles et stériles qu'elles sont ravageuses.
Procédons pour ce faire à un rappel préalable. Dans l'Antiquité et pendant la période médiévale, on appelait "physique" l'étude des réalités sensibles, assujetties au devenir, à la génération et à la corruption, à la contingence. Cette physique traitait des principes de la réalité mobile, elle n'était pas expérimentale comme l'est la physique actuelle, laquelle, à toute distance du souci d'expliquer le réel, se contente d'élaborer des modèles théoriques susceptibles de prévoir la succession des phénomènes et de dominer la Nature, de telle sorte que ces modèles ne tiennent pas leur validité de leur pouvoir de vérité (les "entités" dont la physique moderne peuple le réel sont à jamais invérifiables), mais de leur efficacité pratique. L'ancienne physique aspirait à saisir des principes expliquant la réalité mobile. Mais ce qui est mobile est imparfait : ou bien il s'achemine vers sa perfection, ou bien il tend vers sa corruption, ainsi quitte son état de perfection. Et l'imparfait suppose le parfait : toute privation est relative à ce qu'elle conteste, et elle fait l'aveu, par son existence même, de celle du parfait dont elle dérive nécessairement. Puis donc que le muable est l'imparfait, le parfait est immuable, éternel, incorruptible, et immatériel. Telles étaient les principes moteurs des astres pour les Anciens, parce que les astres étaient censés échapper à la contingence du monde dit "sublunaire". Tel était aussi, et d'abord, Dieu (Premier Moteur non mû et Pensée de Pensée), ou le divin (tel le monde des Idées pour Platon). Aussi les Anciens se représentaient-ils l'univers comme un monde hiérarchisé, dont l'inférieur était pour le supérieur. Si la physique traitait du monde imparfait, c'est à la métaphysique qu'il appartenait d'étudier le monde parfait, et cette dernière jouissait d'un tel prestige qu'elle en venait à s'identifier, à bon droit, à la philosophie même. L'existence même d'un point de vue métaphysique était suspendue à l'existence des réalités métaphysiques, l'ordre du connaître étant mesuré par celui de l'être. Cela dit, parce que les Anciens n'avaient pas été contaminés par ce scepticisme moderne dissociant les catégories et lois de la pensée de celles de la réalité, il n'était pas inopportun d'en venir à appliquer, aux réalités du monde sublunaire, le mode de penser ou point de vue propre à l'étude du monde supralunaire : ce qui est premier dans un genre est cause de tout ce qui appartient à ce genre ; le feu, disaient-ils selon une connaissance expérimentale dépassée mais métaphysique-ment intemporelle et de ce fait toujours valable, est ce qui réalise l'essence de la chaleur, et ainsi il est cause de la chaleur qui subsiste dans toutes les choses chaudes ; aussi l'imparfait fait-il mémoire du parfait qu'il imite et auquel il renvoie, mais par là il appelle de lui-même d'être étudié selon le point de vue de sa cause : il existait un savoir métaphysique de la réalité physique. Ce qui est en devenir n'est pas pleinement être puisque tantôt il s'achemine vers le néant, tantôt il tend, à partir du néant (relatif ou absolu) vers l'être ; ce qui est hors du devenir est être au sens plein, et ainsi la métaphysique est-elle science de l'être en tant qu'être ; dire qu'il existe un savoir métaphysique de la réalité physique, c'est dire que seule la métaphysique est en mesure d'étudier l'être contingent en tant qu'il est être ; elle est seule à pouvoir dire, en rigueur, ce qu'il est.
Si ce point de vue métaphysique a quelques raisons de revendiquer un droit à ne pas être oublié, il a aussi droit à n'être pas confondu avec le point de vue historique, qui s'en tient à la succession des événements, à la manière, mutatis mutandis, dont la physique contemporaine s'en tient aux phénomènes en laissant de côté, parce qu'elle est méthodologiquement impuissante à l'atteindre, tout ce qui a trait à l'essence ou nature des choses. Une réalité contingente (et l'histoire n'est faite que de réalités contingentes) est rarement adéquate à son concept, elle peut même le trahir longtemps sans cesser de posséder sa nature contre laquelle elle s'insurge, et cela ne laisse pas le point de vue métaphysique d'être le plus réaliste des points de vue, c'est-à-dire le plus vrai, puisqu'il est le seul à saisir l'essence du réel. Réduire une réalité à son histoire, à la série des événements qui ponctuent son devenir, c'est adopter un postulat existentialiste, ou marxiste (l'être se réduit à la série des apparitions qui le manifestent), que nul n'est obligé d'embrasser, et que l'on a même de bonnes raisons de refuser (mais tel n'est pas l'objet du présent article).
Aujourd'hui, la droite française, en ses dissensions internes, est comme piégée par des sophismes qui ne charment ou n'inquiètent que les nigauds, les ignorants et les gens de mauvaise foi, et qui reposent presque tous sur ce refus de, ou sur cette incapacité à distinguer entre point de vue historique et point de vue métaphysique. Il nous suffit pour l'illustrer d'évoquer les figures d'Alain de Benoist, d'Alain Soral et de Franck Abed, pour s'en tenir à quelques-uns des ténors les plus récents animant les débats internes à la droite.
Ces trois protagonistes s'entre-déchirent, et croisent le fer avec la droite nationaliste plus traditionnelle qu'ils ont prétention à réformer, mais ils communient pourtant tous trois dans une erreur commune : passer du droit au fait et en venir à sacraliser le fait ; ou encore : passer du plan métaphysique au plan historique substitué au premier, et ensuite conférer une valeur métaphysique, ainsi paradigmatique, à l'histoire. "On" dit, dans cette perspective, que l'idée de nation serait de gauche parce qu'elle a été thématisée en 89, que la colonisation serait de gauche parce qu'elle a été lancée par les libéraux maçons et au nom de l'universalisme républicain. En fait, ces notions étaient métaphysiquement de droite et par accident de gauche, et c'est la gauche qui les a confisquées au nom des valeurs de la République, et qui prétend qu'on ne peut les revendiquer sans être républicain (on fait de même à propos de la centralisation de Louis XIV, en annonçant que 1789 aurait été dans les flancs de la monarchie) ; la droite pusillanime, ou celle qui confond elle aussi les deux plans (telle la Nouvelle Droite), rejette ces notions parce qu'elles ont été revendiquées par la gauche au nom de l'histoire ; mais, parce que ce sont des thèmes qui métaphysiquement sont de droite, cette droite historiciste ne sait pas qu'elle roule pour la gauche en se désolidarisant de ces notions. Autre exemple : les nations et trônes européens n'ont cessé, historiquement parlant, de se faire la guerre, avec pour enjeu l'hégémonie sur l'Europe et la chrétienté. On en déduit, quand on se veut de gauche, que l'Europe n'aurait jamais existé, et que la seule communauté valable serait celle de la nation jacobine (Soral), et que cette dernière aurait plus d'affinités avec ses anciens colonisés (Nègres, Berbères, Annamites) qu'avec les Allemands, les Italiens ou les Espagnols ; ce faisant, on accélère l'invasion de la France, on mine son identité réelle, on plébiscite des principes objectivement antinationaux (la République française s'est voulue mondialiste dès son origine, et elle l'est dans son essence). Ou bien, quand on ne se reconnaît pas dans l'universalisme abstrait, libéral, matérialiste et individualiste de la gauche, on en déduit que l'idée de nation serait de gauche et que seule l'idée d'Europe serait à retenir ; tel est le point de vue de la Nouvelle Droite : sous les auspices de Pierre Leroux et de Proudhon, on se laisse séduire par l'idée d'un fédéralisme régionaliste européen (qui objectivement fait le jeu du mondialisme). Ou bien, partant du même postulat, mais se voulant opposé à la gauche, on plaide en faveur du retour à la monarchie légitimiste (antinationale), au nom de la fidélité à une dynastie ; ce faisant, on se contente, en se donnant l'air d'un sage transcendant les partis, de plaider en faveur d'une réinstauration des contradictions de l'Ancien Régime, par là de réenclencher des processus de dépérissement politique historiquement consommés dans le péché de 89 ; dans la livraison de janvier-février 2012 de la NRH, il est pourtant opportunément rappelé que Christine de Pizan, laquelle fut le plus grand penseur politique de son temps, donnant Charles V en exemple, parle, dans le « Livre des fais », de couronnement et non de sacre, exclut le légendaire de la monarchie, se dispense d'évoquer la « Sainte Ampoule », les écrouelles et saint Rémi, se réjouit du caractère national de la monarchie française, en appelle aux principes politiques de l'Antiquité classique et non aux principes théocratiques de l'augustinisme politique, qui sont ceux-là mêmes - au rebours du thomisme - de l'école légitimiste. Dans tous ces cas de figure, on ne veut pas comprendre que, métaphysiquement, la nation et l'Europe sont complémentaires, tout comme la nation et la monarchie, même si par accident elles sont conflictuelles et se sont historiquement révélées telles. Les peuples européens qui se sont entre-tués au point d'en venir à se suicider pendant la Grande Guerre n'en étaient pas moins - et n'en demeurent pas moins, quelque décadents et affaiblis qu'ils soient devenus -, métaphysiquement, solidaires les uns des autres dans une identité objective d'origine et de destin. On dit aussi que la différence de la droite et de la gauche serait de gauche parce qu'elle est historiquement née dans un contexte républicain ou pré-républicain (la Constituante), c'est-à-dire de gauche, et ainsi, pour n'être pas de gauche, il faudrait n'être pas de droite... Ou alors on en déduit que, pour n'être pas de droite libérale et/ou parlementaire, il faudrait être de gauche. Loin de nous l'idée que la droite libérale serait de droite, non seulement parce qu'elle est historiquement le rejeton des crapules thermidoriennes, mais surtout parce que, philosophiquement, elle contrevient à la définition métaphysique — ainsi vraie (la métaphysique étant le cœur et l'essence de la philosophie) - de la pensée de droite : est de droite, comme nous l'avons dit, toute doctrine qui admet l'existence d'un ordre des choses dont l'homme n'est pas l'auteur, et auquel la subjectivité a vocation à se conformer ; est de gauche tout point de vue qui fait de la subjectivité - et de l'histoire qui en rassemble les décisions - le principe des valeurs auxquelles l'humanité devrait souscrire. Sous ce rapport, Alain Soral et Alain de Benoist sont assurément de gauche : l'un est marxiste, l'autre est nietzschéen, et tous deux communient dans une aversion de principe à l'égard de la métaphysique. Il est probable que Franck Abed n'est pas de gauche ; ce qui est en revanche certain, c'est que ce dernier n'est pas métaphysicien. Et aucun des trois n'est fasciste, dans l'exacte mesure où ils ne sont pas métaphysiciens. De fait, l'Idée fasciste, prise au sens large (et pour cette raison incluant sa variante national-socialiste), et quelque inadéquate-ment à son propre concept qu'elle ait historiquement pu, elle-même, s'incarner, est la seule à avoir réconcilié la nation et la monarchie (en sa formule inchoative de dictature mono-archiste), mais aussi la nation et l'empire (selon cette forme autarcique d'Europe autocentrée que la victoire hitlérienne eût rendue possible, et dont l'Europe de Bruxelles est à la fois la négation pré-mondialiste et la réminiscence adultérée).
Au passage, ceux que la vision métaphysique du monde n'offense pas condamneront l'Idée fasciste au nom des contenus à prétention philosophique des travaux de Rauschning (« Hitler m'a dit ») et de Bormann (« Le Testament d'Adolf Hitler »). C'est oublier les mises au point historiques rapportées par Joseph Mérel dans son « Fascisme et monarchie » (§§ 20. 5. 3 à 20. 5. 15) : « Peut-être est-il bon, pour se libérer d'une désinformation contemporaine systématique visant pour certains (dont les monarchistes antifascistes, même catholiques traditionalistes) à faire d'Hitler un anticatholique frénétique afin de mieux dégager l’Église catholique de ce qu'il faut bien appeler un engagement hitlérien au moins implicite, pour d'autres à laisser entendre que l’Église d'avant Vatican II, en raison d'un engagement aussi épouvantable à leurs yeux, n'était pas vraiment chrétienne, de connaître les informations suivantes : Le trop fameux "Hitler m'a dit " de Hermann Rauschning (dans lequel Hitler est présenté comme une espèce de révolutionnariste héraclitéen, de nihiliste schizophrène et mégalomane) a été reconnu comme un faux (cf. l'hebdomadaire Die Zeit de juillet 1985 ; Karl-Heinz Janssen, directeur historique de ce journal, affirme que Rauschning a « induit en erreur une génération entière d'observateurs contemporains, en même temps qu'un nombre considérable d'historiens »). On ne voit pas ce qu'Hitler aurait pu lui confier, puisqu'il ne le croisa que dix fois, et jamais seul. Exclu de la NSDAP en 1935, il s'était mis à dénoncer l'hitlérisme dans son « Hitler m'a dit, confidences du Führer sur son plan de conquête du monde ». Mais le jeune universitaire helvétique Wolfgang Hänel a identifié les sources effectives du livre de Rauschning : des passages entiers de Mein Kampf, des discours du Führer et des dignitaires de la NSDAP (le tout passablement modifié), et même des auteurs étrangers (telle version, telle édition, de tel ou tel pays, ne se correspondent pas) ; Hänel a montré que dès l'origine au moins trois rédacteurs (dont le plus important est le Juif hongrois Imre Révécz, alias Emery Reves) avaient assisté Rauschning : cette collaboration avait été rendue nécessaire par le bref délai accordé à la réalisation de l'ouvrage. Paul Ravoux, traducteur de « Die Révolution des Nihilismus » (son premier ouvrage), aurait composé le tiers de « Hitler m'a dit ». Il n'en reste pas moins certain que des passages entiers du livre serviront de pièce à conviction au procès de Nuremberg. « Hitler m'a dit » est une baudruche gonflée en 1939 par Willi Münzenberg, chef de l'agence du Komintern à Paris, éditée par Imre Révécz et signée par Hermann Rauschning.
Lisons encore Skorzeny (« La Guerre Inconnue », pages 257 et 258) évoquant le « thé de minuit » de Hitler : « C'était là que beaucoup faisaient carrière, grâce à la flagornerie et à l'intrigue, pour peu qu'ils entrassent dans les vues du Reichsleiter Martin Bormann, toujours présent. Les "Libres propos" publiés après la guerre, prétendent reproduire les conversations tenues au cours de certains de ces "thés de minuit". À l'insu de Hitler, deux collaborateurs de Bormann, les Drs Pickert et Heinrich Heim, avaient été chargés de se remémorer les paroles du Führer. Le Dr Heim a spécifié qu'il les dictait de mémoire, n'ayant parfois que quelques mots clés qu'il griffonnait sur une feuille posée sur ses genoux. Bormann modifiait la version qui lui était soumise - toujours à l'insu du Führer- et d'autre part les éditeurs ont tripatouillé le texte des "Libres propos", qui n'étaient naturellement pas destinés à la publication. Ces documents doivent être considérés avec la plus grande circonspection par les historiens. Le Reichsleiter, farouchement anticlérical, y transforme Hitler en athée, et qui plus est, en militant anticatholique, alors que jamais le Führer, élevé dans le catholicisme, n'a abjuré cette religion. Bien au contraire. Il pensait et disait que les deux principaux piliers de la civilisation occidentale étaient l’Église romaine et l'empire britannique. »
Si la substitution du point de vue du pur historien à celui du métaphysicien revient à faire avaliser n'importe quoi en fait de but politique à atteindre, en retour la substitution du point de vue du métaphysicien à l'exactitude des résultats de l'historien se résout elle aussi dans le même arbitraire. Le "métaphysicien" ne dépasse la contingence des faits physiques qu'en commençant par se faire physicien ; on ne va au-delà que de ce qu'on assume. En termes hégéliens, l'« histoire philosophique » n'est telle que comme sublimation ("Aufhebung") de l'« histoire originale » et de l'« histoire réfléchissante » (celle des historiens au sens étroit du terme) ; substituer l'histoire à la métaphysique revient à conférer une valeur métaphysique à l'histoire réfléchissante (entreprise marxiste), à sombrer dans le psittacisme du réductionnisme idéologique ; substituer la métaphysique de l'histoire à l'histoire revient à régresser dans les mythes de l'histoire originale (entreprise opérée par les hallucinés du « merveilleux chrétien ») ; on dénature alors aussi bien le sérieux de l'historien que le sublime du métaphysicien ; ce qui est une autre façon, complice de la précédente dont elle est l'inversion, de se perdre dans l'idéologie (introduire dans la réalité le sens que la subjectivité passionnelle entend y trouver).
La distinction entre droite et gauche est fondamentalement de droite parce que, quoique née dans un contexte qui était déjà de gauche, elle se contentait de signifier inadéquatement une césure intemporelle et métaphysique : avec ou contre Dieu, pour ou contre un ordre naturel des choses.
L'idée nationale est fondamentalement de droite parce qu'elle exprime elle aussi une nécessité métaphysique : pour que le bien commun, cause finale du politique, soit entendu tel ce vrai bien commun qui, bien du tout pris comme tout, est aussi immanent au bien particulier dont il constitue la racine et le meilleur bien, il est nécessaire que la vraie cause efficiente de la vie sociale ne se réduise pas au chef de la cité, mais bien plutôt consiste dans la nature politique de l'homme immanente à tout homme ; par là il est requis que chaque membre de la communauté politique, par-delà son allégeance à une dynastie contingente, se sente vitalement intéressé par la prospérité et le salut de la communauté politique, par ce bien commun qui est principe d'unité et dont chaque élément du peuple doit se sentir à sa mesure responsable, ce qui suppose que « l'unité du bien commun, s'anticipant dans la responsabilité de chacun, exige en cette anticipation même que le peuple soit déjà uni » : il faut, en deux mots comme en cent, qu'il ait conscience d'avoir vocation à incarner une manière paradigmatique et communautaire d'être homme, ce qui n'est autre que l'identité nationale. Fût-il historiquement fondateur de cité, le chef ou roi n'est pas, ontologiquement ou encore métaphysiquement, la cause première de la cité ; il est la conscience de soi ou la personnification - qui la rend efficace et volontaire - d'une nature politique intérieure à tous et antérieure au chef.
L'idée coloniale, quoique historiquement lancée contre le vœu des royalistes, et dans un contexte affairiste et maçonnique, est en soi elle aussi, métaphysiquement, une idée de droite, parce que l'universalité des valeurs vraies (que certes n'étaient pas les valeurs de la République) appelle d'elle-même de se communiquer au-delà du lieu qui les a vues naître ou être dévoilées (« bonum diffusivum sui »), afin que ces valeurs, qui transcendent toute particularité nationale en tant même qu'elles sont universelles, soient réassumées et intrinsèquement appropriées aux génies naturels nationaux des peuples colonisés.
Il est en dernier ressort de bon ton de condamner la métaphysique au nom du "réalisme". Prenons pour l'illustrer un exemple trivial. Nos professionnels en réalisme enseignent d'un air docte qu'il conviendrait, à propos de l'immigration, de ne pas exiger l'impossible : on ne saurait, pensent-ils, expulser les quinze millions d'immigres qui occupent notre pays, parce que cela est matériellement impossible ; se complaire dans les solutions radicales relèverait de l'utopie, ainsi de la tentation métaphysique, et dispenserait de se salir les mains dans l'action. À ce genre de rappel à l'ordre supposé réaliste, répondons par une analogie :
Tout homme, selon le dogme catholique, est expressément appelé à la sainteté ; est-ce à dire que tous les catholiques seront des saints ? Bien sûr que non (« beaucoup d'appelés, peu d'élus »). Faut-il en déduire que, par réalisme, il conviendrait d'adapter l'austérité de la morale catholique à la médiocrité des tièdes ? Cela est encore moins vrai. Ce qui est certain en revanche, c'est que le salut du petit nombre sera obtenu par le rappel sans cesse martelé de l'exigence de sainteté, et c'est là le vrai réalisme. La réalité temporelle n'est jamais pleinement adéquate à son propre concept, à son essence ou nature, et cela n'empêche pas que la réalité mondaine tienne de cette nature même son existence, ainsi sa réalité : en s'écartant de son idéal métaphysique, la réalité se déréalise. Dût-on à jamais douter de l'aptitude des Français à régler adéquatement le problème de l'immigration extra-européenne, il faut, par réalisme bien compris, ne cesser de rappeler que l'alternative réelle n'est pas entre une solution "réaliste" et une solution "utopique", mais qu'elle s'exprime dans les termes suivants : ou bien l'immigration extra-européenne sera envoyée au-delà des mers, ou bien la France mourra. En d'autres termes, le pseudo-réalisme hostile à la métaphysique est trop souvent la caution, sous des dehors virils, d'une certaine complaisance pour la lâcheté et le conformisme. On peut faire bien des reproches à l'extrême droite traditionnelle ; on peut l'accuser de n'avoir pas de doctrine (mais seulement des programmes) et de s'en tenir à un élan confus réactif et doctrinalement contradictoire à l'égard de la subversion de gauche ; on peut l'accuser d'être incapable de réconcilier la nation, la monarchie et l'empire : les maurrassiens réconcilient la nation et la monarchie mais excluent l'empire ; les légitimistes réconcilient la monarchie et l'empire mais excluent la nation ; les colonialistes réconcilient la nation et l'empire mais excluent la monarchie. Mais il nous paraît profondément malhonnête de prétendre à dépasser les carences de l'extrême droite classique en se désolidarisant, au prétexte d'en surmonter les contradictions, de ce qui, en elle, la rend dangereuse pour le système mondialiste : le refus radical de l'esprit démocratique, l'anti-subjectivisme, le dogmatisme philosophique et religieux (catholique), l'antisémitisme et le racisme. Or il est significatif de constater que la Nouvelle Droite, les légitimistes actuels et les nationalistes républicains ne se veulent ni antidémocrates ni racistes ni antisémites ni catholiques ; et que les légitimistes contemporains sont religieusement des modernistes. Qu'il puisse y avoir des manières grotesques d'être antisémite, raciste, dogmatique, cela n'implique pas que ces positions seraient en soi irrecevables et ridicules.
On l'aura compris : il faut être philosophe pour savoir distinguer entre point de vue métaphysique et point de vue historique. Il faut donc être philosophe pour s'éviter d'être un nigaud, ou un ignorant, ou un salaud. Il faut être philosophe pour empêcher la droite de se faire piéger, de se faire "plomber" par des contradictions aussi conceptuellement infondées qu'elles sont pratiquement, en leur teneur rhétorique, plus efficacement diviseuses.
Conclusion
La dichotomie entre la droite et la gauche est née en 1789 qui, certes, n'est pas né ex nihilo, mais qui fut la grande Rupture faisant s'actualiser dans l'histoire réelle des tendances qui, avant elle, n'étaient que des tentations ; si nos aïeux avaient su procéder à cette synthèse, à ce dépassement intégrateur dont il fut question plus haut (§ IV), jamais la Révolution ne se fût produite, à tout le moins n'aurait-elle pas eu le même contenu : les critiques gauchisantes de l'Ancien Régime se fussent exercées dans son propre élément et, loin de le renverser, elles eussent été le moteur à raison duquel l'Ancien Régime eût trouvé l'occasion de résoudre ses contradictions intestines ; mais les détenteurs droitiers du pouvoir politique de l'époque, négligeant la philosophie, n'eurent rien à opposer aux Lumières, aux "Philosophes". La droite, institutionnellement née (tout comme la gauche) en 89, crève de n'avoir jamais su élaborer une doctrine totalitaire, ainsi systématique, capable de dépasser les doctrines nées des circonstances dans lesquelles elle fut forcée - elle qui est depuis toujours indécise sur son propre contenu, incapable de se définir et de se penser elle-même - de penser pour réagir aux agressions de la pensée de gauche ; la droite n'a jamais été que réactive, foncièrement dépendante de ce qui la contestait, par là suspendue - toujours avec un temps de retard - à ce par rapport à quoi elle se définit. Et c'est la vraie raison de ses échecs. C'est pourquoi on peut se demander si le recours à la philosophie, à ses distinctions austères, à ses invitations à l'effort d'abstraction, à son vocabulaire et à ses tournures spécifiques, n'est pas, aujourd’hui, ce qu’il y a de plus urgent.
Encore faut-il, pour que ce recours soit possible, que les consommateurs de pensée droitière consentent à faire l'effort de méditer sur ce qui les ennuie, et de se confronter avec ce qui indispose leurs habitudes, leurs tics et leurs nostalgies.
Faire de l'histoire, relire ses classiques, consulter les informations journalistiques, c'est très bien. Mais lire et relire l'histoire pour se réfugier dans le passé (« combien il eût été plaisant que Charrette n'eût pas été trahi en 1795 par le comte d'Artois à l'Ile dYeu », « comme il eût été souhaitable qu'Hitler eût attaqué en 1940 ces foutus Anglais à Dunkerque au lieu de les laisser filer », etc.) ; consulter ses gourous (ses curés pour les uns, les professionnels de l'anti-dés-information pour les autres : Philippe Ploncart d'Assac, Etienne Couvert, Soral, etc.) pour se gargariser d'informations croustillantes afin de se donner le sentiment de connaître le dessous des cartes ; apprendre par cœur à l'endroit et à l'envers la Somme théologique, Vu de droite d'Alain de Benoist, Mein Kampf, et Mes Idées politiques de Maurras, dans le but exclusif de faire revivre l'émotion de la première lecture, c'est stérile. C'est stérile aussi longtemps que ce n'est pas sous-tendu par un désir philosophique de vérité totale, capable de réduire les objections des uns et des autres (qu'elles soient celles d'une chapelle de droite contre une autre chapelle de droite, ou celles de la gauche contre la droite) à autant de moments dialectiques de l'affirmation de soi de la vérité, c'est-à-dire de la vérité se faisant affirmer par l’autosuppression de ce qui la conteste. Se contenter de chercher des convictions, même vraies, c'est aimer la vérité non pour elle-même mais pour le plaisir qu'elle procure ; et revendiquer le droit de se faire entendre au nom de ses seules convictions, c'est au fond revendiquer le droit à la liberté des opinions ; c'est être pratiquement démocrate. Et c'est bien ce qui se passe « chez nous ».
Abel Bonnard, homme de droite s'il en est, et de la meilleure espèce, enseignait avec autant de profondeur que de talent : « appartient à l'élite tout homme, de quelque milieu qu'il soit, qui est capable d'admirer ce qui est au-dessus de lui » ; l'homme de droite est celui qui met son honneur à servir ce qui le dépasse, et sous ce rapport il est d'emblée un membre de l'élite. On ne dira jamais assez qu'il est héroïque d'être de droite, surtout aujourd'hui. Mais tout autant, comme on l'a vu, la droite de la droite, c'est-à-dire la droite (comme le disait Maurice Druon, il existe en France « deux partis de gauche dont l'un, par convention, s'appelle la droite »), celle qui se veut antidémocrate, a tous les attributs d'une pétaudière démocratique. Comment s'étonner alors qu'elle se réduise tantôt à un club de déclassés aigris incapables de s'emparer du pouvoir, tantôt à un ensemble hétéroclite de personnalités remarquables s'épuisant à se faire la guerre ? L'homme de droite est celui qui affirme le primat de la vérité sur la liberté ; pour que la vérité soit coercitive, il faut qu'elle soit une, autrement chacun aurait sa vérité, celle qui convient à sa liberté. Et il est bien vrai que la vérité est une, pour cette simple raison qu'il n'y a qu'une réalité. Mais alors d'où vient qu'il y ait presque autant de vérités qu'il y a d'hommes de droite ? C'est tout simplement, peut-être, parce que l'homme de droite, préférant la conviction à la certitude, se contente d'une vérité partielle (ainsi faussée par son incomplétude) qui le dispense d'aller plus loin. Pour l'homme de droite, le peuple n'est pas un oracle, et c'est le moins que l'on puisse dire. C'est seulement si le peuple n'est pas livré à lui-même qu'il peut lui arriver, parfois, de donner le meilleur de lui-même. Mais enfin, si le peuple était gangrené jusqu'à la moelle, aucun espoir politique ne serait possible ; si l'homme n'est jamais aussi bon que sa vanité et son orgueil voudraient le lui faire croire, il n'est jamais aussi mauvais que ce que son pessimisme lui susurre, parce que la radicalisation du pessimisme est encore un produit de son subjectivisme, c'est-à-dire de son orgueil : blessée, la nature humaine n'est pas radicalement corrompue, et en réduisant sa nature à son péché, la conscience en s'objectivant son péché radical entend secrètement se soustraire à sa nature et s'introniser maîtresse de sa nature, s'illimiter, se déifier. Si le peuple ne sait pas se gouverner lui-même, il sait, au moins sporadiquement, reconnaître a posteriori, dans ceux qui le gouvernent, la compétence et la légitimité. Le désaveu du peuple à l'égard de la vraie droite n'est pas à tous égards infondé.
C'est peut-être en commençant par s'interroger sur les vraies raisons de ce désaveu que la droite de conviction, se faisant droite de certitude, pourrait se donner les moyens d'accéder au pouvoir.
Stépinac Écrits de Paris février 2012 -
La réflexion philosophique, pour quoi faire ? partie 1
Introduction.
Il est de bon ton, dans les milieux réactionnaires et nationalistes qui se veulent libres et non conformistes, de dénoncer à l'envi le matérialisme sordide constituant comme le point commun des pensées libérale et socialiste. La pensée libérale, sous couvert d'humanisme et de plaidoyer pour la liberté, favorise les déviances les plus ignobles ; et le socialisme, sous couvert de revendications morales pour la justice, est le creuset d'un égalitarisme qui, lui, n'est que le cache-sexe du même consumérisme : on veut l'égalité quand on est pauvre ; comme le professait Céline dans Les Beaux Draps, le communisme est le meilleur moyen « d'accéder bourgeois illico ». Dès lors, ces mêmes milieux de droite non-conformiste sont logiquement enclins à prôner l'excellence de l'esprit de sacrifice, d'héroïsme, de dépassement de soi, mais aussi le culte des délectations spirituelles trouvant, dans la spéculation désintéressée par excellence - la philosophie - leur forme la plus achevée.
Nous voudrions ici nous interroger sur le bien-fondé de cette analyse, dont on verra qu'elle est plus l'expression d'un vœu pieux que la description d'une réalité. Examinant cet état de fait dans ses causes profondes, par-delà l'idée convenue selon laquelle un réactionnaire est toujours peu ou prou contaminé par son temps, nous voudrions aussi suggérer que ce constat désenchanté pourrait bien se révéler telle la cause première des échecs de la droite. À la droite de la droite (c'est-à-dire à droite, la droite libérale se réduisant en vérité à une modalité de l'esprit de gauche), on aime la télévision, on lit assez peu, on médite très peu, on ronronne et on se plaint. On apprécie les romans et les revues, on cultive l'étude de l'histoire (surtout événementielle), on se gargarise de slogans, on critique beaucoup plus ceux qui se différencient de soi par un détail ou une nuance que ceux qui sont à l'opposé de soi. À gauche, on pense mal mais on pense ; on déploie des trésors d'énergie pour soustraire la pensée aux évidences embarrassantes, mais on ne peut parler d'éclipsé de la recherche ou de collapsus de la pensée. En revanche, on est bardé de convictions à droite, tellement pénétré par leur bien-fondé qu'on peut encore se demander si la pensée cherche encore quelque chose. La pensée peut-elle vivre si elle ne cherche pas ? Si elle cherche sans trouver, elle s'épuise et se court-circuite, puisqu'on ne cherche jamais que pour trouver. Cela dit, comme le faisait observer, à sa manière, Pascal après saint Bernard (« Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé »), il faut, selon la leçon de Platon, connaître ce qu'on cherche pour le chercher : toute connaissance est reconnaissance, en sorte que le souci de chercher est lui-même enraciné dans l'objet duquel la pensée se met en quête. Si la recherche est suscitée par l'objet de la recherche, comment pourrait-elle s'exténuer dans l'acte où l'objet se dévoile ? La pensée méditante peut-elle se reposer dans la conviction (ce plaisir de se soustraire à l'effort de chercher) - ainsi exténuer la recherche - sans s'éclipser ? Si c'est de la vérité à connaître que la recherche tire sa vitalité, on voit mal que la possession de la vérité puisse se résoudre dans un collapsus de la recherche. C'est pourtant ce qui se produit à droite, où l'on confond trop souvent conviction et certitude (on parle au reste de « droite de conviction »).
I. La philosophie, maladie des sous-hommes, des gens mal nés et mal élevés.
Se demander ce que c'est que la philosophie, c'est déjà faire de la philosophie. La question de l'essence des mathématiques n'est pas une question mathématique. On en peut dire autant de l'essence du droit qui n'est pas une question juridique. On en peut dire autant, au fond, de toutes les disciplines, sauf précisément de la philosophie, laquelle est définitionnelle d'elle-même et se targue de l'être. En tant que connaissance de toutes choses par les causes les plus élevées, à la seule lumière de la simple raison, la philosophie s'enquiert d'emblée de ce dont dépend toute chose. Mais « toute chose », c'est aussi bien la connaissance de l'être que l'être connu, de sorte que la cause première ne rend raison de l'être et du connaître qu'en exposant les conditions de leur congruence. Accepter l'idée qu'il existe un savoir philosophique, c'est se rendre à l'idée qu'un tel savoir est nécessairement savoir de lui-même autant que de son objet, mais par là c'est convenir que cette espèce de savoir qu'est la philosophie n'est véritablement savoir qu'en philosophant sur la philosophie : la philosophie commence et finit par l'acte de se définir. Ce qui, au passage, signifie que la philosophie ne se déploie en droit, idéalement, que dans la forme d'un système.
De ce premier résultat, l'homme de droite est spontanément enclin à tirer la conclusion suivante : « S'il faut philosopher pour se demander ce qu'est la philosophie, c'est que la philosophie ne concerne que les philosophes, ceux qui sont déjà convaincus par l'opportunité de philosopher ; on ne va pas demander à quelqu'un de se convertir à l'islam pour savoir s'il est opportun de le faire, car il faudrait avoir déjà choisi pour se mettre en situation de choisir, ce qui est contradictoire ; s'il faut philosopher pour s'interroger sur l'opportunité de philosopher, il faut être converti à la philosophie pour s'habiliter à statuer sur le bien-fondé de la démarche philosophique. Autant dire qu'il faut avoir choisi avant de choisir. On est là dans ce que les logiciens appellent une pétition de principe, et dans ce que les gens de bons sens nomment soit un acte de mauvaise foi, soit le délire d'un esprit tordu. Sous ce rapport, il suffit de déclarer que la philosophie ne nous concerne pas pour nous livrer à des occupations moins pénibles et plus fécondes sur le plan pratique. À quoi bon philosopher ? Les philosophes, ces oiseaux déplumés au radotage amphigourique, ces esprits morbides aussi prétentieusement donneurs de leçons que plus éloignés du réel et confits dans leurs syllogismes farouches, qui plus est nourris sans vergogne par les gens qui travaillent et produisent, ne sont jamais parvenus à se mettre d'accord depuis trois mille ans. Ils ont en plus l'outrecuidance de nous déclarer qu'ils sont seuls à pouvoir parler de manière autorisée de la valeur de la philosophie. S'ils sont incapables de nous la rendre accessible, qu'ils remballent leur marchandise avariée, qu'ils nous laissent tranquilles et aillent vendre leurs boniments ailleurs.
Monseigneur Ducaud-Bourget, d'heureuse mémoire, se plaisait à dire, jadis, que la philosophie est l'art de dire de manière obscure des choses simples et évidentes. La philosophie est l'occupation des esprits stériles et tordus, des âmes compliquées. Lucien Rebatet, rivarolien de grande classe, achevait l'Avant-propos de son magnifique et immortel pamphlet « Les Décombres » par un cri du cœur exaspéré : « Mais que vienne donc enfin le temps de l'action !» ; ce n'est pas pour rien. On lit aujourd'hui, après une journée de dur labeur, quand on a le temps de le faire, à la fois pour se divertir, se reposer et s'informer. S'il faut s'arracher les cheveux et consulter cinq dictionnaires pour prendre connaissance du contenu d'un texte, on ne risque pas de s'instruire : on s'endort, ou bien on s'énerve parce que l'on a le sentiment bien compréhensible de perdre son temps et de gaspiller son argent au profit de jean-foutre. Au reste, écrire de manière obscure quand on s'adresse à des gens honnêtes est une faute de goût, une grossièreté, un manque de charité ; cela exaspère le lecteur pourtant bien disposé à l'égard d'un auteur qu'il honore en consentant à se pencher sur son travail ; le premier devoir d'un auteur est de plaire, d'intéresser son lecteur, de l'accrocher, de répondre à ses besoins, et non de lui imposer ce qu'il doit consommer.
Nous n'avons besoin de personne pour savoir ce que nous avons envie de penser, nous sommes assez grands pour cela. Donnez-nous, Messieurs les écrivailleurs, de la nourriture pour alimenter nos cœurs et nos pensées qui ne vous ont pas attendus pour fonctionner et pour se déterminer. Nous voulons des témoignages, des exposés historiques, des renseignements sur les complots judéo-maçonniques en particulier (voilà qui est utile, le dévoilement de ce qui est caché, la dénonciation des attaques secrètes), des munitions contre la désinformation, ou bien de la distraction, du rêve, du sentiment, quelque chose qui nous touche, qui nous émeut, qui nous fait agir, qui réveille notre espérance et notre esprit combatif ; nous sommes lassés par les analyses conceptuelles alambiquées, les distinctions à n'en plus finir, les jargons de cuistres, les nuances et raisonnements interminables, les mots qui ne produisent que des mouvements d'humeur en retour gravides d'autres mots. Il y a des choses plus urgentes à faire que de penser dans l'universel de manière désintéressée : nos peuples sont en train de crever, nous subissons une invasion épouvantable et sans précédent, on spolie les classes moyennes, on prépare un complot mondialiste, il faut agir et non réfléchir. On crève de trop de doctrine, les "Intellectuels" ont fait l'aveu de ce qu'ils sont dans leur substance cérébrale avariée, en se réfugiant derrière le drapeau des dreyfusards ; il faut faire taire les spéculations au profit d'un programme d'action simple et rassembleur ; les byzantinismes sont castrateurs et nous ont faire perdre assez de temps et d'argent comme cela. Il y a l'instinct de survie, la race, la nation, les leçons de l'histoire, la force (le poids des armes), la religion, les mythes fondateurs : mon sang, mes amis, ma fidélité à mes mythes, et foin de toute entreprise rationnelle de justification ; les preuves fatiguent la vérité, elles sont les mouches du coche de l'évidence et du bon sens, ou bien la béquille des volontés faibles en peine d'être fondées par des raisons. Et puis, qu'est-ce que la vérité objective, dès qu'on prétend s'élever au-dessus du domaine des faits tangibles et des données de la science, pour aborder les régions incertaines des valeurs ? Elle se réduit dans son fond à une interprétation érigée en valeur universelle, à une décision subjective qui a réussi en faisant taire les autres, pour cette bonne et simple raison qu'elle était la plus forte et la plus séduisante. Ce que nous aimons et pensons n'est que l'expression de ce que nous sommes, et nous n'avons pas à nous justifier sur ce que nous sommes ; nous le sommes, c'est notre essence, c'est ainsi, et nous ne voulons pas mourir ; il a déjà commencé à mourir celui qui s'interroge sur le bien-fondé de son existence, précisément parce qu'il a commencé à la remettre en question, se plaçant du côté de ses assassins. Il n'y a que les gens malades qui se sentent exister, ils vivent à côté d'eux-mêmes, déjà subvertis par le ressentiment.
La philosophie, au mieux, produit de l'idéal, elle ne sert qu'à cela. Quand elle ne se réduit pas à des pavés indigestes qui retardent l'action au lieu de la susciter, elle confère une forme communicable et une justification rhétorique à des engagements primitifs fondés en dernier ressort sur le vouloir-vivre ou l'inclination esthétique. Elle n'est utile, si elle l'est, qu'à ce titre. Elle ne saurait donner sens au vouloir-vivre, à la volonté, elle les présuppose, elle en vit, elle est à leur service ; elle est, avec la raison en général, un instrument du vouloir qui n'a pas besoin de raisons pour avoir raison : il lui suffit d'être ce qu'il est, du vouloir, de la volonté de puissance, et avoir raison consiste à être le plus fort. Un point c'est tout. Fonder la volonté, donner sens à la force, c'est la manière dont les faibles ont toujours essayé d'endormir la force pour se l'approprier après l'avoir retournée contre les forts, les volontaires. La raison ne peut être justifiée que par la raison, ce qui est une pétition de principe, une faute contre la logique, un défaut de raison, aussi la raison est-elle par elle-même injustifiable, elle n'a jamais raison parce qu'elle ne rend raison de rien du tout, elle requiert d'être fondée par la volonté, laquelle se suffit à elle-même pour se fonder : il lui suffit de s'affirmer. La philosophie ne nous invite à faire des efforts laborieux au nom d'une "sagesse" bavarde que pour nous détourner de l'effort de changer le monde à notre profit.
Et quand, parmi nous qui ne sommes pas tous nietzschéens, quelqu'un a la foi, c'est la foi qui lui tient lieu de pensée, et c'est très bien ainsi : absorbée par la religion, la philosophie n'a rien à nous dire que nous ne sachions déjà par la foi ; et puis que voulez-vous, il y a quelque chose de vrai dans la rage antirationaliste de Luther ; il a peut-être exagéré la gravité des effets du péché originel, mais enfin, sans être devenue la putain du diable, la raison à prétentions métaphysiques est toujours suspecte chez nous, elle pue la maladie du dialogue, le libre examen, l'esprit démocratique, les contorsions dialectiques de l'esprit judaïque. La foi du charbonnier, quelques préjugés bien choisis qui tiennent chaud, tout cela nous suffit amplement à nourrir notre combat ».
II. L’antiphilosophiisme de la pensée droitière.
Il y a la droite et la gauche. Est de droite celui qui considère qu'il existe un ordre des choses auquel la subjectivité doit se conformer ; est de gauche celui qui pense que le moi est l'absolu. Est de droite celui qui subordonne la volonté à l'intelligence, la liberté à la vérité ; est de gauche celui qui déclare que la liberté fait la vérité. Il y a aussi ceux qui prétendent être ailleurs, et qui en vérité sont au centre, ou bien à la droite de la droite. Et considérer les choses de ce dernier point de vue réduit ceux du centre à ce qu'ils sont en vérité : des hommes de gauche. Il y a aussi ceux qui se disent de gauche parce qu'ils sont excédés par les bassesses de la droite qui n'est qu'au centre, mais il s'agit là d'une illusion d'optique vite dissipée chez les hommes de bonne foi. Même Nietzsche, pour qui la force fonde le droit, est encore à sa manière un homme de droite qui, nonobstant sa prétention subjectiviste à se faire créateur de valeurs, reconnaît encore que la Vie est ce qui donne valeur aux valeurs, et doit à ce titre est reconnu telle la valeur suprême, mesure sans mesure des pouvoirs de tout chose, y compris de la subjectivité supposée principe des valeurs. L'homme de gauche est au fond le salaud sartrien (et sous ce rapport Sartre ne faisait que parler de lui-même, dans une inversion accusatoire définitionnelle de la mauvaise foi, en fustigéant l'homme de droite qu'il définissait tel l'archétype du salaud), qui absolutise sa subjectivité en lui faisant produire les valeurs qui l'arrangent mais qui, une fois érigées en normes, doivent donner l'illusion, avec la complicité de la subjectivité, d'être principe normatif des subjectivités elles-mêmes : telle est l'explication du regain de la philosophie des droits de l'homme, qu'explicitent aujourd'hui les philosophies de « la transcendance dans l'immanence » (autant d'avatars de l'esprit maçonnique).
À l'intérieur de la droite (celle qui se sait telle, ainsi la droite de la droite), il y a une extraordinaire variété de points de vue. Il y a les légitimistes, les orléanistes, les nationalistes, les gaullistes, les fascistes, les catholiques, les païens, les pétainistes, les déistes, les athées, les gnostiques, les libéraux, les dirigistes ou planistes, les industrialistes et les anti-industrialistes, les racistes et les antiracistes, les corporatistes, les franquistes, les européistes et les anti-européistes, les républicains et les monarchistes, les théocrates et les anti-théocrates, les germanophiles et les germanophobes, les américanophiles et les américanophobes, les révisionnistes et les exterminationnistes, les nostalgiques de l'Algérie française et du colonialisme et les anticolonialistes, etc. Ce qui les réunit est au fond très vague et très déterminé.
Très déterminé : Ils ont tous en commun de refuser le principe typiquement gauchisant du thème révolutionnaire « du passé faisons table rase » ; tous ont conscience d'être les héritiers de quelque chose qui était meilleur que ce qui est aujourd'hui, et qui mérite de revivre ; tous communient dans un petit nombre de principes pratiques qui ont suffi à rendre possible ce grand rassemblement aujourd'hui passablement mis à mal que fut le Front national, lequel se dispensa de philosophie et d'intellectuels, preuve - selon beaucoup d'entre eux - que la philosophie n'est pas à l'ordre du jour et relève dans son essence de la mentalité doctrinaire, dogmatique, idéologique (tous ces termes disent pour beaucoup la même chose) de l'homme de gauche ; tous sont contre le mondialisme, contre l'égalitarisme, contre l'immigrationnisme, contre la judéo-maçonnerie, contre le communisme, contre l'individualisme matérialiste, contre la subordination du politique à l'économique quand ce dernier prend la forme d'une dictature des banques, contre la fiscalité abusive, contre le laxisme en matière de criminalité.
Très vague : Ils sont tous « contre quelque chose », et « ce pour quoi ils sont » se limite à un héritage hautement revendiqué dans les formes les plus déprécatoires, qui n'est jamais tout à fait le même de l'un à l'autre, voire qui est exclusif de celui de l'autre. Et il serait bien difficile de les faire tenir ensemble si l'on s'avisait de les forcer à se définir positivement par-delà leurs différences. C'est peut-être cette référence à un héritage, aussi vive existentiellement et passionnellement qu'elle est conceptuellement vague et polymorphe, voire franchement équivoque, qui explique cette incapacité presque invincible, à droite, à faire accepter l'idée qu'une doctrine politique synthétique pourrait se révéler utile afin d'être victorieux des forces de gauche, de la subversion et de la décadence. On considère qu'être de droite est être réaliste, que la gauche est utopiste, et qu'elle est utopiste parce qu'elle est constructiviste, et que tout ce qui prétendrait dire au réel ce qu'il a à être relève en son fond du constructivisme : le réel n'a pas à être justifié, il est principe de justification ; l'idéalisme est de gauche parce que l'idée n'est qu'une copie du réel, une reconstruction de la réalité, une insurrection de la pensée contre l'être ; c'est pourquoi d'une certaine façon l'esprit de système, la mentalité intellectualiste, la fascination du concept, en deux mots l'esprit philosophique sont pour eux de gauche ; la droite est réaliste au sens où elle est empiriste, voire pragmatiste. C'est aussi ce qui explique que l'on préfère toujours au fond en appeler à l'histoire (aux héritages) plutôt qu'aux concepts désincarnés ; on veut bien qu'il soit fait appel à un héritage doctrinal, mais en tant qu'il s'agit, encore, d'un héritage et non en tant qu'il s'agit d'une doctrine, et c'est pourquoi on se réfère à des doctrines (elles ne manquent vraiment pas, de Joseph de Maistre à saint Thomas d'Aquin, de Julius Evola à Pareto, de Salazar à Guenon, etc.) qu'on sait au fond irréductibles les unes aux autres, à jamais plurielles, à la mesure de la pluralité des subjectivités qui s'y complaisent. A droite, on aime les doctrines comme on aime les styles littéraires, la philosophie n'y est pas prise avec plus de sérieux qu'une œuvre romanesque ou un poème, et c'est pourquoi la littérature y sera toujours préférée à la philosophie ; la philosophie n'y sera tolérée que si elle est littéraire.
III. Timide plaidoyer en faveur d’un soupçon de philosophie dans les colonnes de la droite de conviction.
Il est bien certain que la philosophie est définitionnelle d'elle-même, en ce sens qu'elle est seule capable de s'évaluer avec pertinence. Mais il est permis de tirer de cette donnée un résultat tout opposé à celui qui fut évoqué dans la première partie de cet article. Choisir de ne pas philosopher, c'est subrepticement avoir philosophé pour juger qu'il ne fallait pas le faire, et décidé d'oublier qu'on l'avait fait pour rejeter la philosophie. C'est un acte de mauvaise foi. Dire que l'acte de définir la philosophie est un acte philosophique, c'est faire l'aveu que la philosophie est incontournable, qu'elle s'impose à l'homme avec autant de nécessité que celle de manger ou de boire. Quand on se promène dans la rue et qu'on tombe sur l'affiche d'un programme théâtral, on s'enquiert de son contenu pour se donner les moyens de décider d'assister ou non à la représentation : choisir suppose qu'on juge, et juger suppose que l'on connaisse. Quand on entend parler de philosophie, on se préoccupe de ce qu'elle est pour s'habiliter à décider de philosopher ou de fuir la philosophie, mais précisément, on philosophe déjà par le seul fait de se demander ce qu'elle est ; on est déjà entré dans le théâtre, on a déjà pris son billet, alors que l'on croyait n'en avoir pas encore franchi le seuil. La philosophie n'est pas une option intellectuelle parmi d'autres, elle s'impose sans demander son avis à personne. Tout le monde, par le simple fait qu'il est un homme et non une brute, s'est un jour interrogé sur ce qu'il fait sur terre, sur ce qu'il doit faire de lui-même, etc.
Il n'est pas vain ici de rappeler que ni la science ni la foi ni la littérature (ou toute sensibilité esthétique) ne sauraient se substituer à la philosophie, et que la connaissance de l'histoire ne saurait tenir lieu de philosophie.
La science (et l'on entend par là aujourd'hui la science expérimentale) dit au mieux ce qui est, elle ne dit rien de ce qui doit être. La science dégage au mieux les lois qui régissent les phénomènes, elle ne nous informe aucunement sur les causes dont ces phénomènes sont autant de manifestations. La science ne considère du réel, méthodologiquement, que ce qui est mesurable, réitérable, objet d'une appréhension sensible (elle étudie ce qui est matériel) ; elle ignore ce qui dépasse le plan des phénomènes observables (tels l'âme, l'esprit, l'essence des choses, les finalités à l'œuvre dans le réel, les valeurs, Dieu), à la manière dont un portefaix ne retient, du tableau qu'il transporte, que son poids et sa taille, en mettant entre parenthèses sa qualité esthétique ; et de même que le portefaix grossier en viendra à nier l'existence de la valeur esthétique de la toile sous le prétexte qu'elle ne pèse rien sur son épaule, de même le scientifique scientiste en viendra, insolemment et niaisement, à nier l'existence de l'esprit sous le prétexte qu'il échappe aux investigations de son microscope ou de son scalpel. La science moderne élabore des modèles à la manière dont un primitif ingénieux n'ayant jamais vu de montre, tombant sur elle au milieu de la savane, ignorant tout de son fonctionnement et de sa finalité, élabore, à partir des mécanismes naturels qu'il connaît déjà empiriquement, une théorie destinée à rendre raison du comportement des aiguilles de cette montre dont il ignore qu'elle est capable de s'ouvrir. La théorie physique est une invention, fruit de l'imagination technicienne, tout comme les concepts de la physique, qui ne sont nullement tirés de la réalité. Le primitif trace sur le sable des roues et des poulies, il les agence astucieusement de telle sorte qu'elles puissent expliquer un comportement analogue à celui des aiguilles, puis, passant à l'expérimentation, il "vérifie" le bien-fondé de sa construction théorique : selon ses hypothèses, la grande aiguille doit être à tel endroit quand le soleil est au zénith. Supposé que la réitération de ses expériences lui donne le sentiment de corroborer la pertinence de son invention, il en déduira que l'intérieur de la montre est un mécanisme identique à son hypothèse. Cela dit, il n'a pas d'autre moyen de vérifier, à proprement parler, la vérité de son hypothèse, que d'ouvrir le boîtier, car plusieurs théories peuvent expliquer les mêmes phénomènes. Mais le scientifique a pour objet d'étude non pas une montre susceptible de s'ouvrir, mais la réalité même qui ne "s'ouvre" pas : dilacérer les entrailles des choses par des procédés physiques, c'est encore en rester au niveau des phénomènes, ce n'est nullement accéder à la nature ou essence dont ils sont l'extériorisation sensible ; ce serait comme fendre le crâne d'une femme qui pleure afin d'y surprendre la tristesse : on ne saisirait que de la cervelle écrasée. De sorte qu'une théorie physique est au mieux une hypothèse fonctionnelle, à jamais invérifiable, et seulement "falsifiable". « La science apparaît comme la récompense d'un renoncement, le renoncement à comprendre l'être... Nous prenons le mot comprendre au sens de comprendre par le dedans (intus légère/ L'analyse de la matière aboutit à dissiper et comme à exorciser cette idée d'un dedans jusqu'aux particules de la dernière finesse... La science ne nous donne que des renseignements de l'ordre suivant : tel train passe à telle heure à telle gare. Il s'agit de savoir si nous voulons prendre ce train » (Jules Monnerot, Sociologie du communisme}.
La religion, c'est l'affirmation d'un donné révélé par Dieu, c'est l'ordre de la foi, qui relève de la croyance ; croire consiste à adhérer, parce que l'on fait confiance à celui qui le révèle, à un contenu dont on ne rend pas raison et que l'on ne voit pas. Mais, pour que la foi soit possible, encore faut-il disposer de raisons de croire, et la première d'entre elles consiste dans la certitude, obtenue par la simple raison, de l'existence et de la véracité de celui qui se révèle : comment faire confiance à celui dont l'existence est douteuse ? On dira que c'est dans un même acte de foi que sont donnés et l'existence et le message de Celui qui se révèle, en tant que ce dernier nous dit qu'il existe et que nous croyons ce qu'il dit ; mais le problème n'est que reculé : pour croire en l'existence de Celui qui nous dit qu'il existe, encore faut-il savoir, par la raison, l'existence de celui qui le dit. Pour croire, il faut savoir que l'on croit, savoir ce que l'on croit, et savoir pourquoi l'on croit. La foi présuppose le savoir sans que celui-ci prétende se substituer à celle-là, et, parce qu'un tel savoir dépasse par définition le plan des phénomènes, ce dernier ne peut être que philosophique. En droit sinon en fait (tout homme n'étant pas philosophe de métier), la foi enveloppe la certitude, accessible par la simple raison, de l'existence de Celui qui se révèle, de sorte qu'il est de foi de croire que la raison peut, sans la foi, prouver l'existence de Dieu ; et c'est bien ce qu'enseigne le catholicisme, qui par là professe la nécessité de la philosophie.À suivre
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La philosophie médiévale
À l'école de la République, l'enseignement de la philosophie passe directement d'Aristote à Descartes comme s'il n'y avait rien entre les deux. Les hommes ne se sont pourtant pas arrêtés de penser, mais la pensée occidentale a pris une orientation religieuse, et même chrétienne.
Religion et philosophie, ou plutôt foi et savoir, se sont imbriqués. Pour certains philosophes comme l'anglais Russel, la philosophie devant se séparer de la religion et de la foi, cela constitue une incompatibilité.
De plus, pendant le moyen-âge, l'Occident n'était pas dominant, la Chine et le monde musulman étant plus développés. Le moyen-âge n'est donc pas perçu comme une grande période pour les Occidentaux. La philosophie médiévale étant la rencontre du christianisme et de la philosophie, se trouve aussi être une construction du premier. La foi pourtant s'oppose à la philosophie. On obtient le salut par une ignorance et non par la sagesse ou la connaissance. Globalement, la philosophie médiévale sera la confrontation des Saintes Ecritures avec les textes des Pères de l'Eglise qui incorporeront la philosophie grecque (Platon, Aristote, Stoïciens,...)
Benoit XVI à l'université de Ratisbonne avait souligné l'alliance entre la foi et la raison dans le christianisme à la différence de l'islam où la foi est première et exclusive. Le christianisme est aussi lié à son Histoire après la révélation contrairement à l'islam où l'interprétation consiste à sans cesse revenir au Coran.
La Patristique
La doctrine chrétienne fut élaborée par les Pères de l’Église à l'aide de la philosophie de l'Antiquité.
Le plus important fut Saint Augustin qui fut essentiellement influencé par le néoplatonisme. Les Pères de l’Église ont possédé autant d'autorité que la Bible. Pour Clément d'Alexandrie (IIème siècle) l'usage de la philosophie est salutaire. Cette position s'oppose par exemple à celle de Tertullien pour qui « Jérusalem et Athènes n'ont rien à faire ensemble ». Mais la conception qui s'imposa fut « Fides quaerens intellectum » (la foi cherchant la compréhension). Mais la philosophie peut être aussi une réflexion sur la révélation.Saint Augustin (Vème siècle)
Son œuvre majeure fut « Les Confessions ». Il raconte sa vie avant sa conversion. Il y développe des réflexions sur le temps qui deviendront célèbres et serviront dans les analyses de Descartes et Husserl sur le même thème. Pour connaître, l'homme doit croire, et réciproquement. « Crede ut intelligas, intellege ut credas » (Crois pour connaître, connais pour croire). Saint Augustin avait anticipé Descartes. Si je doute ou me trompe, j'existe : « Si enim fallor, sum » (Si en effet je me trompe, je suis). Dieu est en nous. Saint Augustin parle de notre intériorité. « Noli foras ire, in te ipsum redi, in interiore homine habitat véritas » (Rentre en toi-même, ne t'en vas pas au dehors, c'est au cœur de l'homme qu'habite la vérité).
Saint Augustin fut aussi le théologien du péché originel et de la grâce. L'homme ne peut être sauvé que par la grâce. « C'est par la grâce, en effet que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi ; vous n'y êtes pour rien, c'est le don de Dieu. » (Saint Paul)
On a aussi chez Saint Augustin une philosophie de l'Histoire. Il y a lutte entre le royaume de Dieu et le royaume terrestre : « Deux amours ont donc bâti deux cités, l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité de Dieu. L'une se glorifie en soi et l'autre dans le Seigneur. » (La Cité de Dieu).
La première scolastique
Plusieurs théologiens, en général appartenant à la prêtrise, ont émergé. Nous allons étudier les plus importants.
Pour Jean Scot Erigène (IXeme siècle), la raison doit expliquer la révélation. Il ne doit pas y avoir de contradiction entre foi et raison. On doit faire confiance à l'autorité des Pères de l’Église.
Saint Anselme de Canterbury est connu pour sa fameuse preuve ontologique. Dieu existe de par son essence. L'existence appartient à son essence. Cette preuve ontologique de l'existence de Dieu sera critiquée par Kant.
Ce théologien, père de la Scolastique, distinguera trois niveaux de vérité : les vérités éternelles en Dieu, la vérité concordance avec la vérité divine et la vérité de l'énoncé en concordance avec les choses.
Au-delà de la théologie a eu lieu à cette époque la querelle des Universaux qui est un prolongement des idées de Platon.
Les Universaux sont des concepts universels opposés aux choses singulières. Les nominalistes refusaient l'existence réelle aux universaux. Pour les réalistes, les universaux ont une existence réelle comme les idées de Platon. Pour Jean Roscelin (XIeme siècle), les universaux ne sont que des mots.
La philosophie arabe
Sur cette question, il existe une controverse avec des arrière-pensées idéologiques. Pour certains historiens, l'Europe devait ses savoirs à l'islam qui avait récupéré l'héritage grec. De plus, on mélange tous les termes « arabes », « musulmans », « musulmans non arabes ». L'historien Sylvain Gouguenheim a écrit un livre « Aristote au Mont Saint Michel, les racines grecques de l'Europe Chrétienne » où il contredit cette thèse. Pour lui, les liens avec Byzance subsistaient. La culture chrétienne n'avait pas coupé avec les grecs. Les Évangiles furent rédigés en grec. Les Pères de l’Église connaissaient Platon. Dans l'islam, la raison a toujours été seconde par rapport à la révélation. Ce livre en tout cas s'oppose à la phrase de Jacques Chirac qui avait voulu briller en répétant ce que lui avait dit un « intellectuel » : « Les racines de l'Europe sont musulmanes ». Sylvain Gouguenheim rappelle l'existence de Jacques de Venise (XIIeme siècle) qui traduisit au Mont Saint Michel les œuvres d'Aristote en latin.
Citons les philosophes de l'islam comme Al Fârâbî qui fit une synthèse entre Aristote et le néoplatonisme. Avicenne fut aussi un néoplatonicien, proche de Plotin. Averroès a été le commentateur d'Aristote. Il a voulu réunir la philosophie et la religion islamique.
La haute scolastique
L'apogée de la scolastique se fera avec Saint Thomas d'Aquin, mais de nombreux philosophes ou théologiens comme Roger Bacon, Saint Bonaventure, Raymond Lulle (XIIIeme siècle) ont donné leur point de vue.
Roger Bacon veut convertir la terre entière au catholicisme. Il a voulu remédier aux quatre causes fondamentales de l'ignorance : l'autorité, la coutume, le préjugé et la présomption. Le savoir est fondé sur l'expérience.
Saint Bonaventure se tournera vers Saint Augustin et le néoplatonisme. Quant à Raymond Lulle, il fut un propagandiste de la catholicité. Son « Ars magna » auquel se réfère Descartes est apologétique. C'est un art de découvrir la vérité. C'est la première machine à penser de l'Histoire.
Saint Thomas d'Aquin
Il a été plusieurs années l'élève d'Albert le Grand. Il a relié l'aristotélisme à la pensée chrétienne héritée de Saint Augustin. Foi et raison ne peuvent se contredire, émanant de Dieu.
La philosophie part des choses pour atteindre Dieu, alors que la théologie part de Dieu.
Saint Thomas reprend la distinction entre acte et puissance. Il donne cinq preuves (quinque viae) de l'existence de Dieu :
1. Du mouvement dans les choses, il faut remonter à une cause première du mouvement : Dieu.
2. Tout effet a une cause. Mais comme rien ne peut être la cause de soi-même, il doit y avoir une cause première incausée : Dieu.
3. Nous trouvons des choses qui pourraient être ou ne pas être. Elles ne sont pas nécessaires. Il y a un être nécessaire d'où elles tirent leur existence.
4. Il y a en toutes choses un plus et un moins. Cela ne peut se dire que s'il y a un étalon de mesure qui possède la détermination de la perfection : Dieu.
5. Les corps naturels tendent vers une fin. Cela n'est possible que pour un être intelligent à l'origine de la finalité dans les choses : Dieu
Saint Thomas a voulu faire une somme qui rend compatibles les Écritures Saintes, les écrits d'Aristote et ceux des Pères de l'Eglise.
Maître Eckhart (XIIIème-XIVème siècles)
C'est le représentant de l'association de la mystique avec la théologie. D'inspiration néoplatonicienne, il écrivit des traités théologiques en latin, des sermons en allemand. On trouve Dieu dans le Rien. On a une véritable spiritualité du vide et du rien : « Les nonnes mystiques, les recluses, les solitaires, tous ceux qui avaient soif d'anéantissement devant le divin ne pouvaient manquer de trouver leur joie dans un tel détachement. Ils rejoignaient Dieu dans le dépouillement extrême qui était à leurs yeux et selon la logique la plus stricte la vérité suprême de l'absolu ». (Alain Michel)
Le pauvre renonce à lui-même en s'abandonnant à Dieu.
La scolastique tardive
Guillaume d'Ockham (XIIIème-XIVème siècles) fut un initiateur de la pensée moderne.
On trouve deux principes dans sa pensée :
Le principe d'omnipotence. Dieu aurait pu créer les choses autrement. Le monde créé apparaît pour l'homme comme un enchainement de faits. Mais aucun être n'implique l'existence nécessaire d'un autre.
Le principe d'économie (le rasoir d'Ockham) n'est pas un principe religieux : « On ne doit jamais multiplier les êtres sans nécessité » (pluritas numquam est ponenda sine necessitate).
Tous les principes qui ne sont pas nécessaires à l'explication d'une chose sont superflus et doivent être rejetés.
Dans la querelle des universaux, Ockham est nominaliste.
La pensée médiévale et sa perpétuelle réflexion sur la confrontation entre foi et savoir a abouti pendant la scolastique tardive à la mise en place de la pensée moderne. Pour Guillaume d'Ockham la science de Dieu et la science de la nature n'ont aucun rapport. Pour lui, sur le plan politique, le pouvoir temporel n'a rien en commun avec le pouvoir spirituel. Commence à se dessiner une pensée scientifique avec le principe du rasoir d'Ockham. Newton en fut le prolongement.
« Non sunt multiplicanda entia praeter necessitatem ».
La philosophie médiévale a aussi transmis la philosophie grecque jusqu'à nous, qui portait en elle l'explication du monde en dehors des mythes et de la religion.
Patrice GROS-SUAUDEAU -
La philosophie anglo-saxonne
On distingue habituellement la philosophie continentale (essentiellement allemande ou française) et la philosophie anglo-saxonne. Cette dernière aborde quelques thèmes récurrents : la connaissance, thème certes traditionnel mais vue sous l'angle de l'empirisme et non celui du rationalisme ou de l'idéalisme. La philosophie morale et politique est essentiellement celle de l'utilitarisme (le bonheur du plus grand nombre).
Ces thèmes furent ceux des philosophes anglais du XVIIIème siècle mais la philosophie politique anglo-saxonne s'est prolongée avec des contemporains comme Charles Peirce, John Rawls, Nozick,...
La philosophie analytique qui est une étude du langage et de la logique, même si elle fut à ses débuts initiée dans le cadre de la culture allemande (Frege, Wittgenstein, ...), devint anglo-saxonne. Les autres thèmes de cette dernière furent le pragmatisme, la philosophie des sciences et la philosophie de l'esprit.
Si la « continentale » est plus métaphysique ou ontologique, avec une tendance totalitaire pour certains, ces deux courants ont établi des passerelles et l'opposition devient moins tranchée. Le langage est aussi un thème d'étude dans la philosophie continentale. Si au sens le plus large la philosophie consiste à penser, clarifier ses idées selon Wittgenstein, la philosophie anglo-saxonne est une bonne propédeutique.
L'empirisme anglais
L'empirisme consiste à fonder la connaissance sur l'expérience. Les trois philosophes anglais qui illustrent ce courant sont Locke, Berkeley et Hume. Hobbes est encore imprégné du cartésianisme, c'est-à-dire de rationalisme.
John Locke
Sa philosophie politique en fait un représentant des Lumières puisque ce courant fut européen, même si la France en fut le centre. Mais il fut aussi un philosophe de la connaissance. Les idées proviennent de l'expérience. Il n'y a donc pas d'innéisme comme chez Descartes. On a donc une « white paper» (tabula rasa). L'expérience a deux voies distinctes : la sensation et la réflexion. « D'où l'âme tire-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ? A cela je réponds en un mot, de l'Expérience : c'est le fondement de toutes nos connaissances, et c'est de là qu'elles tirent leur première origine. »
La connaissance première se trouverait donc en dehors de toute métaphysique.
Berkeley
L'évêque irlandais, féru de philosophie, a fondé sa doctrine qui est à la fois un idéalisme, un immatérialisme et basée sur la certitude sensible, ce qui l'oppose frontalement à Platon. Le philosophe défend aussi le nominalisme.
La thèse fondamentale est quand même celle de relier l'être à la perception : « esse est percipi aut percipere » (Être, c'est être perçu). Le monde est la pensée de Dieu selon l'évêque.
« Tout ce que nous voyons, sentons, entendons ... demeure aussi assuré que jamais et aussi réel que jamais. Il y a une rerum natura. »
« Il y a folie des hommes à mépriser les sens. Sans eux, l'esprit ne pourrait ne connaître, ni penser. »
Berkeley démystifie l'utilisation des mathématiques prônée par Galilée. Elles ne sont qu'outil commode et n'expliquant pas le monde. En tout cas, nos sens nous permettent de retrouver le Livre de Dieu.
Hume
Le philosophe écossais est aussi un empiriste. La connaissance vient donc de l'expérience par les perceptions qui se divisent en deux catégories : les « impressions » et les « idées ».
« Les impressions sont toutes nos plus vives perceptions quand nous entendons, voyons, touchons, aimons, haïssons, désirons ou voulons ». Les idées sont des « copies » d'impression.
Hume contestera le fameux principe de causalité qui sous-tend la Science. Il n'y verra qu'une habitude de pensée.
« L'expérience est un principe qui m'instruit sur les diverses conjonctions des objets dans le passé. L'habitude est un autre principe qui me détermine à attendre le même dans l'avenir ; les deux s'unissent pour agir sur l'imagination et ils me font former certaines idées d'une manière plus intense et plus vive que d'autres ».
La philosophie politique
La philosophie politique anglo-saxonne se différencie de la continentale, surtout allemande, par la méfiance envers la métaphysique et la spéculation théorique. Mais il ne faut pas trop simplifier car il y a toujours des soubassements métaphysiques à toute pensée. De plus, si la philosophie politique anglo-saxonne est surtout empirique et utilitariste, il existe des penseurs comme Hobbes chez qui subsiste un certain rationalisme. Certains comme Hume et Burke valorisent la tradition et l'Histoire, ce qui rappelle bien sûr la philosophie de l'Histoire allemande.
Mais la philosophie politique de ce courant la plus influente est la philosophie contemporaine avec des auteurs comme John Rawls et Ronald Dworkin qui composeront en partie de ce qu'on appellera le politiquement correct et fonderont un néolibéralisme social.
Thomas Hobbes
Comme nous l'avons dit, Hobbes est proche du rationalisme sur le plan de la théorie de la connaissance.
« La philosophie est la connaissance acquise par un raisonnement correct (per rectam ratiocinationem) des effets ou phénomènes d'après les causes ou les générations que l'on conçoit et, inversement de leurs générations possibles d'après les effets connus ».
Sur le plan politique, Hobbes a une conception pessimiste de la nature humaine « Homo, homini lupus » (l'homme est un loup pour l'homme). L'état de nature est un état de guerre.
On est loin de Rousseau. En revanche, on retrouve chez le philosophe l'idée de contrat fondé sur la volonté de préservation. L'homme quittant la nature devient le citoyen d'un état. Le droit de nature est confié à un souverain. L'État est donc une construction. Hobbes s'oppose donc à Aristote. L'homme n'est pas un animal social par nature.
John Locke
Le philosophe anglais peut être considéré comme appartenant aux Lumières. À la différence de Hobbes, les hommes dans leur état naturel sont libres, égaux et indépendants. Les passions peuvent créer un état de conflit. Les hommes doivent donc quitter l'état de nature pour vivre en société.
Toutes les idées de Locke influenceront les régimes politiques anglais, américains, et français, entre autres la séparation du pouvoir législatif et l'exécutif.
« C'est pourquoi la plus grande et la principale fin que se proposent les hommes lorsqu'ils s'unissent en communauté et se soumettent à un gouvernement, c'est de conserver leurs propriétés, pour la conservation desquelles bien des choses manquent dans l'état de nature »
Les propriétés chez Locke sont la préservation des vies, libertés et biens.
Hume
Le philosophe écossais, pur empiriste, sera sur le plan politique opposé à Locke. Il récuse la notion de contrat primitif. Sa critique du principe de causalité est devenue célèbre. Il fut aussi très critique vis-à-vis de la religion. L'origine de la religion réside selon lui dans la crainte et l'espoir.
L'homme voit dans la nature des puissances supérieures et les divinise. C'est le fondement du polythéisme. On retrouve dans toutes ses critiques Feuerbach, certes postérieur. Le passage au monothéisme s'explique par la valorisation d'une divinité particulière. Le monothéisme s'accompagne d'intolérance.
Hume se démarque des Lumières puisqu'il refuse l'universalisme synonyme d'abstraction et d'irréalisme. Chaque peuple a sa physionomie. Cette vision le rattache à la philosophie allemande. Chaque nation a un caractère propre.
Burke
La philosophie anglaise a sa diversité puisque Edmond Burke peut se rattacher aux Anti-Lumières. Il critique l'idée du contrat social de Rousseau. Il défend de façon très allemande l'idée de communauté : « (le contrat) forme une association non seulement entre les vivants, mais entre les vivants et les morts et tous ceux qui vont naître ».
Le contrat social moderne n'est qu'une construction mécanique privée d'âme.
Burke s'attaquera au rationalisme de la révolution française en défendant la tradition, la hiérarchie, l'Histoire, l'idée du peuple... Il critiquera bien sûr les droits de l'homme qui ne sont que la construction d'un homme abstrait, sans historicité, sans lien charnel. Les droits de l'homme ne sont que la consécration de l'individu-atome. Burke verra dans la révolution française la pire catastrophe de son époque puisqu'elle détruit l'Ancien Régime établi par l'Histoire. De plus, la révolution s'attaquant à la hiérarchie et à la religion, cela ne pouvait que révulser ce grand conservateur.
L'utilitarisme
L'idée d'utilité est un concept économique que l'on retrouvera dans la théorie néoclassique de façon même très mathématisée. Mais cela a été avant tout un critère de la vie morale et sociale. Bentham définira la doctrine de l'utilitarisme comme celle qui permet « le plus grand bonheur au plus grand nombre ».
Le principe d'utilité consiste à calculer ce qui procure le plus grand plaisir.
« La nature a placé l'homme sous le gouvernement de deux souverains maîtres, le plaisir et la douleur. Le principe d'utilité reconnaît cette sujétion et la suppose comme fondement du système qui a pour objet d'ériger, avec le secours de la raison et de la loi, l'édifice de la félicité ».
Bentham critiquera donc sévèrement les doctrines ascétiques, qu'elles viennent des philosophies stoïciennes ou des religions.
La philosophie politique américaine contemporaine
Il y a eu un foisonnement de la philosophie politique anglo-saxonne mais certains penseurs ont eu une influence très importante comme John Rawls qui a introduit la notion de justice dans le libéralisme qui se souciait surtout de la liberté.
Le philosophe américain est pour un libéralisme redistributif, ce qui l'oppose par exemple à Nozick, défenseur d'un libéralisme « dur ».
Rawls se préoccupe des plus désavantagés. Il peut être considéré comme le fondateur d'un libéralisme de gauche qui veut concilier justice et liberté. Il est un des maîtres-penseurs de ce qu'on appellera parfois avec mépris le politiquement correct. Une de ses idées est le « voile d'ignorance ». Le législateur doit établir des règles les moins défavorables aux plus désavantagés en faisant fi lui-même de sa position sociale. Le philosophe défendra l'égalité des chances. L'égalité des chances est nécessaire à une société juste. De plus, les inégalités sont justifiées si elles permettent d'améliorer la situation des plus désavantagés. On peut dire de Rawls qu'il a voulu construire un libéralisme humaniste. Philosophiquement il se distingue de l'utilitarisme « brut » et de la main invisible d'Adam Smith. La mondialisation et son cynisme effroyable ne s'inspirent guère de ses idées.
Conclusion
Nous n'avons pas pu passer en revue tous les thèmes abordés par la philosophie anglo-saxonne comme le pragmatisme dont William James disait : « Un nouveau nom pour d'anciennes manières de penser », la philosophie de l'esprit ou l'intelligence artificielle. La philosophie anglo-saxonne aborde des thèmes plus précis à la différence de l'allemande plus grandiose avec son idée de système. Elle est donc plus modeste, ayant une méfiance pour la métaphysique et la théorisation, mais sa philosophie politique influe sur la conception de la démocratie actuelle. En France existent des spécialistes de cette philosophie qui dépasse largement le monde anglophone.
Patrice GROS-SUAUDEAU